Des professeurs contre la République :

à propos de certaines réactions suscitées par les jugements

des tribunaux administratifs ordonnant la réintégration à l’école

de jeunes filles exclues pour port du voile “ islamique ” *

 

 

 

Il est un principe du droit parfaitement clair et indiscutable : que nul ne peut être mis en cause et, à plus forte raison, puni, pour un acte dont il n’est pas l’auteur ou le complice. Le célèbre « si ce n’est toi, c’est donc ton frère » est définitivement aboli par les Lumières : il s’agit d’un des principes fondateurs de l’individualisme démocratique et de la laïcité. Si je devais être puni à cause de mon appartenance à une “ communauté ”, et parce que certains membres de cette communauté auraient commis des actes délictueux ou criminels, nous serions encore dans le “ religieux ”, au sens anthropologique du terme, et non dans une société laïque. De là découle évidemment avec encore plus de force qu’un enfant, un mineur au regard de la loi, ne saurait être puni, directement et personnellement, du fait du comportement de ses parents.

Bien que le voile soit un signe d’appartenance religieuse évidemment ostentatoire, marque de sujétion des femmes aux hommes autour du bassin méditerranéen, et dans les trois monothéismes (voir Saint-Paul, Épître aux Corinthiens, ch. 11), les lois de la République ne considèrent pas encore que son port constitue une contravention, un délit ou un crime. Qu’une mineure musulmane porte le voile en obéissance à ses parents ou aux règles de sa communauté n’est pas encore répertorié dans le Code pénal, et, en démocratie, tout ce qui n’est pas interdit est autorisé.

Or, l’exclusion de l’école est une punition : elle frappe des mineures, qui ne peuvent pas être tenues pour responsables personnellement du comportement que leur imposent leurs pères, leurs frères ou leur communauté, sauf à contredire le principe fondateur du droit rappelé ci-dessus. Si le législateur décidait que le port du voile est une atteinte punissable à la dignité de la femme, de même, par exemple, qu’il a décidé que le port d’insignes nazis était interdit pour apologie de racisme, alors ce serait les responsables majeurs de l’enfant qui seraient déférés en justice et non le mineur lui-même, qui devrait, comme dans les autres cas de maltraitance, faire l’objet de mesures de protection, et ne serait donc surtout pas privé d’école ! Il serait parfaitement insoutenable qu’un enfant soit puni du fait du comportement abusif à son égard de ses propres parents. Or, les décisions d’exclusion de filles portant le voile sont très exactement de cette nature : celle qui, mineure, n’est pas responsable mais victime, est renvoyée à ceux qui “ abusent ” d’elle !

Et puis il est d’autres “ signes ” ou marques d’origine religieuse qui, pour n’être pas ostentatoires, visibles, n’en sont pas moins mutilants, beaucoup plus gravement, de la personne. Vais-je devoir vérifier que mes élèves filles n’ont pas été excisées ou mes élèves garçons circoncis ? Et au cas où ils ou elles l’auraient été, les refuser dans mes cours, en faisant jouer “ la clause de conscience ” ? Il me semble pourtant qu’il s’agit là de “ signes ” autrement plus graves que le voile… dont l’un, le plus invisible et le plus mutilant, est effectivement répertorié dans le Code pénal ! Mais priver d’école n’est pas prévu dans l’échelle des peines et nul n’a jamais encore songé à empêcher le pire des criminels de passer son bac ou de préparer une thèse. Il y a, dans nos prisons, des professeurs qui y exercent leur métier : je n’approuve pas le proxénétisme en enseignant à des “ élèves ” convaincus de ce crime. De même je n’approuve évidemment pas l’esclavage des femmes en acceptant dans ma classe des filles voilées. Et d’ailleurs, où pourraient-elles entendre la véritable signification du voile, sinon à l’école ? Et comment l’école pourrait-elle être encore l’école si elle exigeait que l’on sache déjà ce qu’on vient y apprendre ?

Ce sont donc bien ici les juges administratifs, dans leurs décisions d’annulation des exclusions prononcées par les conseils de discipline, qui préservent heureusement les principes fondateurs de la laïcité, qui obligent l’École républicaine à respecter sa propre finalité contre certains professeurs qui font de cette même laïcité un principe religieux, en réintroduisant la notion de culpabilité collective, laquelle n’est pas autre chose qu’un des nombreux avatars du mythe du “ péché originel ” : la République a mis fin à l’idée que je puisse être coupable d’un acte dont je n’ai pas la responsabilité. Vouloir défendre la République en contredisant un de ses principes juridiques fondateurs n’a évidemment aucun sens possible.

Bernard Defrance,

professeur de philosophie.



*  Paru dans le Journal du Droit des Jeunes, n° 153, mars 1996.