Assemblée Générale de l’OCCE de l’Oise

Nogent-sur-Oise : 22 novembre 1995

Conférence de Bernard Defrance

notes ajoutées pour la transcription de l’enregistrement

(les références d’articles sans nom d’auteur sont de B.D.).

 

 

 

 

La construction de la citoyenneté à l’École

 

 

Je vais aborder les questions du droit et de l’éducation à la citoyenneté par le biais de la violence. Par mon expérience d’enseignement en École Normale d’instituteurs j’ai des références sur l’école primaire où j’ai travaillé dans des classes Freinet, dans des classes de pédagogie coopérative et institutionnelle, ce qui est très utile pour l’analyse de ce qui se passe dans l’école et la conscience de ce qu’il est possible de faire aujourd’hui dans l’école. Et, enseignant maintenant dans des classes terminales de séries technologiques et professionnelles, la question de la violence est à mon programme de philosophie, comme d’ailleurs au “ programme ” de la réflexion de l’humanité depuis l’aube des temps !

 

En effet, la différence fondamentale entre les mammifères et nous, qui sommes des mammifères, c’est que les animaux ne s’entre-tuent pas à l’intérieur de la même espèce. Et nous avons, nous, perdu cette inhibition biologique.

Cette inhibition biologique est décrite par les éthologues. Peut-être payons-nous notre liberté de la perte de cette inhibition. Et donc, depuis l’aube des temps, la question qui nous est posée est : comment ne pas nous entre-tuer trop, de sorte que ça pourrait mettre éventuellement en péril la survie du groupe, de la famille, de la tribu, etc. de l’espèce elle-même ?

Il se trouve que précisément l’enjeu du XXIe siècle sera sans doute la survie de l’espèce : c’est-à-dire que les enfants que nous avons dans les classes aujourd’hui auront à décider, en tant que citoyens, si l’aventure de l’espèce humaine qui a commencé il y a 3,5 millions d’années à peu près, doit continuer ou non.

 

C’est cette décision là qu’ils auront à prendre. Donc la question de l’éducation à la citoyenneté est : est-ce que, à l’école, nous les armons suffisamment pour pouvoir affronter ces défis majeurs et universels ? Défis majeurs qui sont posés par la triple croissance industrielle, démographique et urbaine. Le tiers monde est dans nos classes, dans nos cours de récréation.

Et les conflits de cultures, de religions, d’ethnies posent la question de la citoyenneté en ce sens qu’il s’agit de savoir si l’école peut permettre ou non aux enfants d’accéder à l’universel. Ça, c’est l’enjeu.

 

Alors quand on regarde un petit peu ce qui se passe dans l’école ou dans les classes, de ce point de vue-là, du point de vue de l’histoire humaine, eh bien, on peut se dire : nous avons encore quelques progrès à faire dans le fonctionnement de nos institutions, le fonctionnement le plus quotidien, le plus à ras-de-terre de ce qui se passe dans une classe avec un groupe d’enfants ou d’adolescents, ou de jeunes adultes. Mes élèves ont en moyenne 18/20 ans. Et pour un certain nombre d’entre eux, ils sont déjà majeurs. Ils sont donc déjà citoyens.

 

La question de la violence ne date pas d’aujourd’hui, même si, d’une manière un peu médiatique, on la met en exergue aujourd’hui, vous savez que c’est un peu une question à la mode. Plusieurs ouvrages sont parus récemment à nouveau sur la question, il y a un rapport de l’Inspection Générale qui vient d’être publié [1], cette question devient de plus en plus publique, mais en réalité, c’est une question qui ne date pas d’aujourd’hui.

Deux exemples historiques, qui peuvent nous permettre de relativiser.

Une première histoire, qui est un peu anecdotique : il s’agissait d’un jeune homme qui voulait traverser l’Elbe, il voyageait en Allemagne, il avait loué une barque conduite par deux ou trois mariniers et au cours de la traversée, les mariniers, voyant ce jeune homme étranger apparemment riche, décident de le “ dépouiller ” et de le jeter par-dessus bord. Malheureusement pour eux, ce jeune homme comprenait leur langue, saisit donc le complot, tire l’épée et sous la menace les oblige à remplir leur contrat et d’ailleurs, arrivé sur l’autre rive, il les paie selon le tarif convenu. Ce jeune homme s’appelait Descartes, c’était en 1621 et le Discours de la Méthode date de 1637. C’est dire que si Descartes n’avait pas su manier l’épée, et n’avait pas appris l’allemand, nous n’aurions jamais eu le Discours de la Méthode et autres œuvres… La “ bourse ou la vie ”, ça ne date pas d’aujourd’hui !

Autre exemple, un fonctionnaire local relève, en 1815 dans le bas Quercy, à l’occasion des foires hebdomadaires, que les rixes qui mettent aux prises les jeunes gens célibataires de différents villages, en l’espace de huit mois, font cinq morts…[2] Aujourd’hui, quand des bagarres entre bandes de “ zoulous ”, comme celles qui, il y a quelques années, sur le parvis de la Défense, ont fait un mort, ça fait d’immenses titres dans la presse, les sociologues se penchent sur la question, on consulte tout le monde et il y a des émissions de télévision. Eh bien, dans le bas Quercy, en 1815, les cinq morts passent complètement inaperçus. Et quand on associe la violence à la ville, à la banlieue, il faut savoir que nos campagnes n’étaient pas non plus des lieux de paisibilité complète ! On peut relire La guerre des boutons et, notamment, j’attire votre attention sur le traitement infligé au “ traître ”, Bacaillé, à la fin du roman de Louis Pergaud [3]. La description est assez terrifiante. Ce n’est pas repris par le film un peu édulcoré d’Yves Robert.

 

La guerre des boutons, elle se passe aujourd’hui dans les caves de nos HLM, elle se passe dans nos cités. Je travaille depuis plus de vingt ans maintenant dans des associations de quartiers et notamment, je tiens une permanence de renseignements juridiques à la cité des Bosquets à Montfermeil, dont vous avez entendu parler, et on peut, effectivement raconter par le menu, comment des ghettos de ce type-là ont été délibérément fabriqués par un certain nombre de gens identifiables, et identifiés d’ailleurs, qui se sont mis pendant trente ans un certain nombre de millions dans la poche et maintenant, c’est le contribuable qui répare les dégâts par le biais des subventions à la réhabilitation.

C’est une expérience intéressante parce que on s’aperçoit, dans la vie associative de quartier, de tout ce que les habitants sont susceptibles d’apprendre, sont susceptibles de prendre comme initiatives et l’obstacle principal à vaincre, c’est celui de la passivité, celui de l’individualisme [4]; or, il me semble que ce “ chacun pour soi ” est, pour une part, le résultat du fonctionnement institutionnel de l’école.

 

La construction de la citoyenneté dans ces lieux est évidemment, aujourd’hui, rendue un peu difficile… Je prends ce simple exemple : un jeune de dix-huit ans qui habite aujourd’hui la cité des Bosquets, qui y est né et qui voit, depuis sa naissance, sa mère grimper les huit étages sans ascenseur avec les paniers de courses à la main quatre fois par jour, alors que, sur la quittance de loyer, il y a tous les mois 60 ou 120 francs de charges d’ascenseur, n’a pas, à 18 ans, le même rapport à la loi dans la tête qu’un enfant élevé dans des conditions plus “ normales ”. Et un certain nombre de bonnes âmes s’étonne des résultats que cela peut produire…[5]

En ce qui me concerne, à connaître et à réfléchir un peu sur les conditions de vie réelles d’un certain nombre de familles aujourd’hui, où, par exemple, l’enfant est le seul à se lever le matin pour aller travailler, ce n’est pas tellement la violence qui m’étonne, c’est plutôt l’absence de violence : quatre mille cinq cents jeunes de moins de vingt ans dans la cité des Bosquets à Montfermeil, il y en a peut-être une dizaine qui, de temps en temps, font parler d’eux…

 

Comment donc peut se construire la citoyenneté à l’école ? ça va être l’essentiel de notre réflexion. Ces quelques propos liminaires, c’était uniquement pour mieux situer le débat. Mais la question de la citoyenneté remplit les bibliothèques. On ne va pas la résoudre en une ou deux heures : il s’agit plutôt d’ouvrir des chantiers de travail, de réflexion et d’action.

 

Au fond, quelle est la finalité du travail que nous faisons à l’école ? Il y a une triple mission, je crois, aujourd’hui, à l’école, qui est :

– l’instruction : former des savants, des gens aussi cultivés que possible,

– la formation : acquérir les qualités nécessaires à l’insertion professionnelle,

– et l’éducation : former des citoyens. [6]

Aujourd’hui, d’une certaine manière, c’est la deuxième fonction qui est en train, (alors que c’est la première qui longtemps était dominante, celle de l’instruction), à cause de la crise économique et des angoisses liées à l’augmentation du chômage, de prendre le pas sur les deux autres et on a, aujourd’hui, des élèves de 6ème qui s’inquiètent de l’éventualité de se retrouver au chômage. Surtout quand, dans leur famille, dans les quartiers difficiles, comme on dit, les grands frères ou les parents sont au chômage : nous avons affaire aujourd’hui à des adolescents qui arrivent à l’âge de dix huit ans sans avoir jamais vu un adulte travailler. Petite parenthèse : si ! Ils ont vu deux catégories d’adultes travailler, les enseignants (mais les enseignants “ travaillent-ils ” ? Ils font travailler… ce qui est un tout petit peu problématique parce que ça permet d’intérioriser le principe hiérarchique selon lequel le chef ne fait rien, il fait faire à ses subordonnés, c’est naturellement une image fausse mais c’est celle-là qui s’intériorise), et puis une deuxième catégorie, c’est celle, par exemple, des femmes de ménage qui passent la serpillière dans les couloirs. [7]

Quand, arrivé à l’âge de dix-huit ans, on n’a vu que ces deux catégories d’adultes travailler et que l’on vous demande en plus de choisir un projet professionnel, cela pose déjà quelques difficultés. Un de mes élèves, l’an dernier, écrit : « Les profs nous demandent de dire en quinze jours ce que l’on veut faire pour les quarante prochaines années de notre vie [8] » et évidemment, ça pose quelques problèmes.

Alors la deuxième fonction, celle de formation, parasite un peu les deux autres. Et, paradoxalement, on s’aperçoit que, à s’obnubiler sur la formation professionnelle, on manque, précisément, ce qui pourrait constituer les fondements d’une véritable formation professionnelle efficace. Alors, pour ce qui est de la question de la socialisation, de la formation à la citoyenneté, je crois que la question qui se pose est celle-ci : le citoyen n’est pas seulement celui qui obéit à la loi, c’est aussi celui qui la fait, avec les autres. Et toute la question est de savoir comment, à l’école, nous pouvons apprendre, pas seulement à obéir à la loi, mais à la faire avec les autres. Alors, ce n’est pas à des militants de l’OCCE que je vais apprendre comment on construit une classe coopérative ! Dans ces classes, en effet, les enfants apprennent progressivement à gérer le temps, l’espace et les activités, et leur budget et régler les conflits par la parole et non pas par des coups, et ce n’est pas à vous qui faites cela quotidiennement, que je vais apprendre cela. Mais il reste que toutes les classes et l’ensemble de l’Éducation Nationale, surtout dans les collèges et les lycées, sont loin d’avoir un fonctionnement coopératif !

 

Alors, la définition du citoyen, c’est ça : c’est celui qui apprend à faire la loi et pas seulement à y obéir. Et ça aussi, c’est une longue histoire.

C’est-à-dire que, pendant des millénaires, ce qu’il faut faire ou ne pas faire, ce qu’il est interdit de faire est fixé par les “ transcendances ”, qu’elles viennent du ciel ou du sol ; elles fixent les règles de comportements sociaux, jusque dans les moindres détails. Pour régler cette vieille question de la violence, comment ne pas s’entre-tuer, eh bien, il faut obéir. Il faut obéir soit à la nature, dans les systèmes religieux au sens anthropologique du terme [9], soit obéir à Dieu ou aux rois, aux représentants de l’autorité divine. Or, depuis Socrate, il n’y a plus, ou il n’y a pas de la même manière, cette transcendance des normes, des références. Alors on entend dire aujourd’hui : « Les jeunes n’ont plus de repères, les gens sont désemparés, il n’y a plus de “ grands récits ” unificateurs… », et les gens qui disent ça le déplorent la plupart du temps. Mais il n’y a pas à le déplorer ! Il n’y a pas à le déplorer parce que nous sommes là confrontés à cet enjeu fondamental qui est celui d’assumer notre liberté collective. Si nous sommes désemparés aujourd’hui par l’effondrement d’un certain nombre d’idéologies qui ont pu un temps se substituer aux systèmes transcendants religieux antérieurs, il faut savoir que d’être “ désemparé ”, c’est le contraire d’être " emparé " et que, si je suis " dés/emparé ", c’est aussi que je suis libre. C’est le contraire d’être “ emparé ” par des systèmes sociaux qui ont réponse à tout et du coup, je suis renvoyé à ma propre liberté. Alors, ça ne va pas sans désarroi, ça ne va pas sans incertitudes, lesquelles provoquent des réactions identitaires, nationalistes, ça ne va pas sans réactions idéologiques ou “ retour du religieux ” et on voit bien, aujourd’hui, la difficulté que cette question pose par exemple à la construction de l’Europe.

 

Être citoyen, c’est effectivement pouvoir commencer à considérer l’autre comme un autre soi-même. Et si je prends l’exemple du racisme, on s’aperçoit que le racisme n’est pas tant un refus de la différence de l’autre qu’un refus de considérer que l’autre puisse être un autre soi-même. C’est la similitude que l’on refuse dans le racisme et non pas la différence. C’est parce que les juifs ne sont pas des hommes, parce qu’ils sont des untermenschen, que ce sont des “ sous-hommes ”, que les nazis peuvent alors se livrer au génocide. Si le juif est un homme comme moi, alors il ne peut plus y avoir de racisme. Marcel Conche, un philosophe contemporain, dit : « Un nazi qui aurait écouté un juif n’aurait plus été nazi » [10]. C’est ça l’enjeu de la citoyenneté aujourd’hui.

Comment puis-je parler, travailler, m’affronter, coopérer avec l’autre, en tant qu’il est un autre moi-même et comment les différences qui sont les nôtres peuvent servir à nous enrichir mutuellement, à nous féconder mutuellement plutôt qu’à nous séparer ?

Je ne sais pas si cette définition provisoire peut suffire, mais le citoyen est bien celui qui, en effet, ne se réfère plus à des idéologies toutes montées, à des transcendances préétablies et qui doit construire avec les autres citoyens le sens qu’il entend donner à l’existence collective. Alors, question : est-ce que les classes coopératives le permettent ? Bien sûr ! À condition de bien distinguer les rôles respectifs de l’école et de la famille.

 

On entend très souvent, dans les stages, des récriminations de la part des enseignants à l’égard des familles. Grosso modo, pour caricaturer, au gamin qui se comporte de manière que nous estimons non conforme, nous lui disons : « Est-ce que tu ferais ça chez toi ? » C’est à peu près ça : « Qu’est-ce qu’on t’apprend chez toi ? »

Se pose en effet la question de la socialisation dans l’école et la question de la socialisation dans la famille. Il y a souvent des confusions, qui malheureusement ne nous aident pas beaucoup à résoudre le problème. “ Démission des parents ”, dit-on souvent. C’est un discours, un leitmotiv que nous connaissons bien. Alors, c’est un discours qui, moi, m’agace un tout petit peu… Je vous citais à l’instant le cas de ces enfants qui sont les seuls à se lever le matin pour aller travailler, pour aller à l’école ; dans certaines familles, le rapport économique lui-même est complètement renversé puisqu’ils sont également les seuls à rapporter de l’argent, des familles entières ne vivant qu’avec les allocations familiales, le RMI et quelquefois le produit des trafics divers auxquels se livrent les fils aînés. Certains responsables d’HLM auxquels on paie le loyer en liquide, savent très bien d’où vient ce liquide. Et les allocations familiales, c’est très intéressant parce que ça permet au mouflet, dès la 6ème, 5ème, de dire à ses parents : « Écoutez, m’emmerdez pas, parce que sinon je sèche l’école et on vous sucre les allocs ! » Il y a parfois une espèce de renversement, de déstructuration du lien familial, dans ses fondements économiques mêmes, et on en mesure bien aujourd’hui les ravages.

Je crois que l’école est faite pour apprendre un certain nombre de choses, notamment l’accès à la citoyenneté, que ni la famille, ni la vie sociale extérieure ne peuvent apporter.

Je vais prendre, si vous voulez, le biais d’une anecdote pour faire comprendre cet enjeu. C’est un collègue d’histoire et de géographie du collège Romain Rolland de Clichy-sous-Bois, ça se passe il y a une dizaine d’années, qui me dit un jour : « Qu’est-ce tu veux que je fasse dans cette classe ? Il me faut au moins dix à vingt minutes pour rétablir l’ordre, disons que sur une heure, il y a à peu près dix minutes de cours que l’on pourrait considérer, éventuellement, pour un certain nombre d’entre eux, comme à peu près rentables. » Il a notamment deux élèves qui, lorsqu’ils entrent dans la classe, immédiatement, dès qu’ils se voient, c’est une réaction quasiment éthologique, se tapent dessus. ça commence par des injures, ils se tapent dessus et quand les poings ne suffisent plus, les couteaux commencent à sortir. Alors, il se trouve que le collègue est assez baraqué et qu’il n’est pas spécialement timoré et donc il sépare les combattants alors que le reste de la classe faisait cercle autour. Vous connaissez bien cette scène classique, quand il y a une bagarre dans la cour de récréation ou ailleurs, il y a les spectateurs qui font cercle en criant : « Du sang ! Du sang ! » et au besoin certains tiennent le blouson ou le sac des belligérants et les encouragent : « Tu vas pas te laisser dire ça ! Vas-y, tue-le ! », etc.. Donc, ces deux garçons se battent dès qu’ils entrent dans la classe. Alors, je demande à ce collègue : « Ils habitent où tes lascars ?  – Il y en a un, rue Utrillo et l’autre, avenue Paul Cézanne » en regardant ses fiches. Je lui dis alors : « Ne cherche pas plus loin, ceux de la rue Utrillo ne mettent pas les pieds sur les trottoirs de l’avenue Paul Cézanne et ceux de l’avenue Paul Cézanne... (c’était à une époque, il y a une dizaine d’année, où les bandes étaient beaucoup plus structurées par rues ou bâtiments qu’aujourd’hui [11]) ...ne mettent pas les pieds sur les trottoirs de la rue Utrillo. L’école est le seul lieu où ils sont obligés de se rencontrer. Et qu’ils se battent entre eux, c’est déjà un progrès par rapport à l’extérieur ! Peut-être que l’école est d’abord faite pour ça. Pourquoi ? Eh bien, parce que tu vas les obliger à se séparer, tu les sépares et tu vas donc les obliger à se parler. »

 

Et effectivement, l’école est faite pour faire “ sortir ”, éduquer, ça veut dire “ faire sortir de… ” [12]. Faire sortir de quoi ? Du milieu familial, de l’identitaire, de l’ethnique, du communautaire, de l’identification à une bande de quartier, etc.. Ils sont obligés de se parler parce que les procédures, les règles existent qui enrayent, qui répriment la violence, et donc, à partir de là, peut-être auront-ils une chance de se découvrir mutuellement en tant que, comme je le disais tout à l’heure, autre soi-même, d’accéder à l’universel. Alors, ne pas trop s’inquiéter de ces “ bagarres ”, c’est un problème du moment, il sera dépassé, réglé et puis on passera au moment suivant. Peut-être faut-il, dans un certain nombre d’endroits, en passer par là ?

 

Mais toute la question est de savoir comment ces règles peuvent se vivre à l’école. Lorsque dans la classe nous instituons la discipline, nous essayons de faire en sorte que les élèves découvrent que : si nous séparons les “ combattants ”, si je fais taire les bavards, c’est pour qu’ils puissent parler. C’est ça le paradoxe de la pédagogie et de la discipline : je fais taire le bavard pour qu’il puisse parler. Alors, j’ai travaillé dans des classes où en effet, les enfants découvrent ça, que toute interdiction n’a de sens qu’à être simultanément une autorisation.

Seulement, les deux ou trois cents élèves que j’ai chaque année en classe terminale de lycée technique n’ont pas du tout encore construit cela et j’ai beaucoup plus de difficultés dans ces classes de terminale avec des élèves de dix-huit ans, que je n’en aurais dans un cours préparatoire ou dans un CE1 ou dans un CE2. C’est-à-dire qu’il y a là un certain nombre de choses qui ont été détruites. Et qui ont été détruites non pas par démission des parents, par “ perte des repères ”, par l’influence des médias : bien sûr, ce qui se passe dans le quartier, dans la famille, dans les médias, ce qui se passe dans la société en général a de l’influence, et une influence extrêmement nocive souvent, mais le fonctionnement institutionnel lui-même de l’école a aussi une influence tout aussi importante sur cette construction, ou absence de construction, de la citoyenneté. Il n’est pas besoin encore de passer des diplômes pour procréer, faire des enfants (même si certains y ont songé !), alors qu’en effet, en tant qu’enseignants, en tant qu’instituteurs, professeurs, nous sommes des professionnels de l’éducation et on ne peut pas mettre sur le même plan les erreurs éducatives commises par des professionnels de l’éducation et celle commises par les parents. Il y a donc là à marquer fortement le rôle de l’école qui est précisément de reconnaître les attaches identitaires, affectives, familiales, ethniques, religieuses, culturelles des enfants, pour qu’ils puissent en sortir, devenir élèves, leur permettre donc, tout en faisant en sorte que leur propre identité soit reconnue, de travailler cette identité pour qu’elle puisse s’articuler avec celle des autres. C’est ça l’enjeu fondamental et la complexité tout à fait considérable de ce qui se passe, encore une fois, tout à fait ordinairement, dans une classe d’école primaire, de collège ou de lycée. Et il nous faut alors entrer dans la description de cette logique institutionnelle de l’école et essayer d’esquisser un certain nombre de pistes qui permettraient de répondre à cet enjeu.

 

Je vais directement au plus profond.

Je crois que l’enfant fait l’expérience, dans l’immense majorité des cas, dans la classe, d’un pouvoir qui est encore un pouvoir d’essence religieuse. C’est-à-dire d’un pouvoir où les différentes fonctions ne sont pas distinctes et articulées. [13]

 

Par exemple, principe élémentaire du droit : nul ne peut être juge et partie. Ce n’est pas le magistrat qui a été cambriolé qui peut juger son propre cambrioleur. Sinon, le jugement n’aurait aucune validité et serait cassé. Nul ne peut être juge et partie, sauf dans la classe, précisément, où, comme enseignant, je peux être à la fois celui qui a été atteint par des injures, par le désordre, par l’agressivité des élèves et celui qui va les sanctionner. À partir de là, même si la punition que je donne à l’élève est objectivement juste, si elle est adaptée, équilibrée, si je n’enfreins pas l’arrêté de 1887 qui interdit les châtiments corporels ou humiliants, si j’utilise donc les moyens qui sont à ma disposition pour maintenir l’ordre de manière rationnelle, correcte, eh bien, même dans ce cas-là, la confusion des pouvoirs entre juge et partie fait que l’enfant ne peut percevoir la punition que comme la vengeance de celui dont l’autorité a été momentanément bafouée. Il s’agit pour moi de rétablir mon autorité, et la perversion induite par la confusion des pouvoirs à l’intérieur de la classe aboutit à ce que l’enfant apprend à se soumettre à une personne, au lieu que l’élève apprenne à obéir à la loi.

 

Or, le citoyen n’obéit pas aux autres personnes mais à la loi. Quand je donne un ordre, ce n’est pas moi qui donne un ordre, je ne fais qu’exprimer une règle à un moment donné nécessaire pour que nous puissions travailler ensemble. Si les enfants apprennent à se soumettre à quelqu’un au lieu d’apprendre à obéir à la règle ou à la loi [14], effectivement, ils apprennent la soumission. Et la soumission c’est le contraire de l’obéissance. Montesquieu définissait la démocratie de cette manière, comme le lieu où l’on peut obéir et commander à ses égaux. C’est là aussi, le principe démocratique : celui des hiérarchies fonctionnelles, des fonctions articulées. Et donc, si je punis dans cet état de confusion des pouvoirs, il y a perversion pour l’enfant et perversion pour moi-même aussi. Chacun d’entre nous qui a été à même de mettre une punition a toujours ressenti, éprouvé un sentiment d’échec personnel. Si je suis obligé de punir les enfants, c’est que mon autorité, cette image mythique de l’autorité “ naturelle ” dans la classe, a été mise en cause, que je n’ai pas été capable de maintenir l’ordre. Donc, vous voyez la double conséquence sur l’enfant et sur moi-même de cette confusion des pouvoirs, du point de vue du maintien de l’ordre dans la classe.

 

Et cette confusion des pouvoirs a aussi des effets sur l’apprentissage des savoirs. En effet, c’est moi qui enseigne et c’est moi qui juge les résultats de cet enseignement. D’où, bien entendu, double perversion encore une fois dans la construction des savoirs pour l’élève et pour moi-même, parce que je me juge moi-même à travers les résultats de mes élèves. Et le narcissisme de l’enseignant ou du professeur se trouve entretenu par cette image que lui renvoient les bons élèves et son agressivité éventuelle ou son dépit se trouve entretenu par les échecs des élèves dont il va être tenté de les rendre responsables. Quelque part en nous, nous nous posons toujours ces questions : mais enfin, s’ils bavardent, c’est que je ne les intéresse pas ! Je suis un mauvais acteur ou je suis un mauvais pédagogue… avec la culpabilisation liée à ce genre de situation. Et là, il y a des choses extrêmement graves, il y a des classes qui “ fonctionnent ” aujourd’hui comme si l’enseignant n’était pas là, du coup certains enseignants fonctionnent comme si les élèves n’étaient pas là, comme dans ma discipline, la philosophie, surtout dans les séries techniques, où il y a d’excellents collègues qui sont très savants, très compétents et qui parlent pour les deux ou trois du premier rang pendant que le reste de la classe tape le carton, lit des revues diverses ou fait ses maths pour l’heure de cours suivante… [15]

 

Il n’y a même pas d’agressivité dans le comportement des élèves, seulement une sorte d’indifférence plus ou moins polie, et quand on les rappelle à l’ordre, ils vous répondent : « Mais, Monsieur, on vous en prie, continuez (à faire votre cours), vous ne nous dérangez pas… », pendant qu’ils se livrent à leurs propres occupations [16]; ils fonctionnent un peu devant l’enseignant comme devant l’écran de télévision et, quand vous regardez une émission de télévision vous pouvez toujours vous lever, discuter avec le voisin… Alors certes, en classe, on ne peut pas zapper ! Mais c’est souvent ce comportement qu’ont les enfants et les jeunes devant leurs enseignants. Et l’enseignant, fatigué des rappels à l’ordre, se résigne et se met à fonctionner en effet comme si les élèves n’étaient pas là… Et qu’importe les résultats, pourvu que j’ai enseigné, pourvu qu’on ait fait le programme ! Le programme : bon moyen de boucher l’angoisse, boucher les inquiétudes, pas le temps de discuter, nous avons le programme…

 

Alors, cette situation de confusion des pouvoirs, à savoir que c’est le même qui enseigne et qui juge des résultats de son enseignement, a pour conséquence inévitable, chez les élèves, du côté de l’apprentissage des savoirs, que la recherche de la vérité se trouve transformée en recherche de la conformité.

Si je suis un élève relativement intelligent, si dans ma famille, j’ai appris par osmose ce qu’il faut faire ou ne pas faire en classe pour pouvoir à peu près réussir, ou au moins ne pas avoir d’ennuis, eh bien je vais deviner assez rapidement ce que je crois que l’enseignant attend de moi. Et dans les dissertations de philosophie, c’est : « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir mettre sur cette copie qui va “ faire bien ”… » Alors, quand, à la quarantième copie, je lis la même citation, le même exemple… ! Sur un sujet de bac de l’an dernier, il  avait dû se produire une perturbation dans l’audition du cours parce que, dans certaines copies, c’était « une langueur plus romantique » et dans d’autres, c’était « une langueur plus érotique » ! À propos de la côte supplémentaire peinte par Ingres à son odalisque… C’était un sujet sur l’art [17]… Alors, vous vous dites inévitablement : bon c’est ça, l’apprentissage des savoirs, l’apprentissage de la réflexion ? C’est la récitation, la régurgitation d’un cours ? L’apprentissage, la recherche de la vérité et des méthodes pour atteindre la vérité, dans les sciences notamment et pas seulement dans les sciences, se trouvent remplacés par la recherche de la conformité. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir mettre sur cette copie pour avoir une bonne note ?

D’où d’ailleurs la “ pompe ” généralisée à tous les niveaux de notre enseignement. J’étais, en juin dernier, dans un collège en Seine-&-Marne pour une journée d’études à laquelle participaient les délégués de 3ème et de 4ème, les professeurs, les agents, les délégués parents dans les conseils de classe, et évidemment, le principal, le principal adjoint, les conseillers d’éducation, les surveillants et pendant toute la journée, c’était vraiment le grand brainstorming ! Et le matin, les élèves racontaient des choses extrêmement simples. Par exemple, tel professeur donne le même sujet de contrôle à deux classes de même niveau. Alors les élèves rendent le devoir, on procède au corrigé et quand les élèves de la première classe sortent avec le corrigé, ils le communiquent aux autres qui recopient le corrigé et dans la deuxième classe, bien entendu, les résultats sont meilleurs que dans la première… Ils ont aussi parlé de bien d’autres problèmes, mais c’était ça le plus fort : « Quand on voit certains qui copient qui ont de meilleures notes que celui qui travaille tout seul… ». Mon fils était en seconde, l’an dernier, et il m’expliquait que dans les interrogations, des élèves arrivaient avec deux copies : il y a une copie blanche sur laquelle on va écrire son nom, la date..., on va écrire un certain nombre de choses et à la fin de l’heure, ce n’est pas cette copie qu’on rend, c’est celle qui a été écrite chez soi, paisiblement au chaud, avant, puisque l’on connaissait déjà le sujet de l’interrogation. J’ai un ancien élève qui a échoué dans une école d’ingénieur que je ne citerais pas : pour des raisons de santé, il arrive quinze jours en retard. Alors, il a échappé au bizutage, il avait déjà donné dans son lycée professionnel où il était interne, il était plutôt content, mais il avait également raté la “ bourse ”. La bourse, c’est le moment où les élèves de deuxième année vendent aux élèves de première année les sujets des partiels et les corrigés. Et comme bien entendu, il y a la moitié des élèves qui ne passent pas en deuxième année, la concurrence est rude ! Et l’ami Gilles est obligé de se débrouiller par ses propres moyens et il ne passe pas en seconde année. C’est intéressant de voir la manière dont on forme les ingénieurs, tout au moins dans certains lieux en France…

Alors, il y a tout un tas d’autres problèmes de ce genre, je ne veux pas prolonger trop le propos mais vous voyez que tout se ramène à cette question fondamentale qui est que, malgré les habiletés psychologiques, malgré notre compétence pédagogique, dans la mesure où nous fonctionnons dans ce système de confusion des pouvoirs, ce sont les acquisitions des savoirs elles-mêmes qui sont en jeu. Ce sont les règles institutionnelles actuelles qui contreviennent aux principes élémentaires du droit : nul ne peut être juge et partie, la loi est la même pour tous, on pourrait reprendre tous les principes fondateurs du droit. Dans cette situation de confusion des pouvoirs, en effet, ce n’est pas seulement l’accès à la citoyenneté qui se trouve, sinon rendu impossible, tout au moins très difficile, c’est également la construction des savoirs, ce qui est la mission principale de l’école.

 

Alors, on peut essayer de compenser, à l’extérieur des tâches centrales d’apprentissage. Et en effet, une tendance consiste à développer les clubs, les activités périscolaires, les journaux lycéens, les associations... et ce sont des lieux, en effet, où les jeunes peuvent prendre des initiatives, des responsabilités et qui du point de vue de leur propre formation peuvent leur être extrêmement utiles. Mais il est vrai aussi que, lorsque les élèves prennent des responsabilités, le conseiller d’éducation voit arriver les responsables des journaux ou autres clubs aux alentours de février-mars en disant : « Mes parents disent que le bac approche, que je ferais peut-être mieux de réviser plutôt que de m’occuper du journal ou du club théâtre ou de ceci ou de cela… ». Encore une fois, ces initiatives qui sont prises à la périphérie, ou à la marge du système scolaire, peuvent être très utiles pour un certain nombre d’élèves qui ne se laissent pas détruire et se découvrent des capacités grâce à tout ce qu’ils peuvent rencontrer comme occasion de vie associative à l’extérieur de l’école ou dans l’école. Mais cela ne se passe pas dans le cadre des cours, dans la fonction centrale de l’école, et c’est très utile pour eux mais ce n’est pas validé dans le cursus, ça n’a aucune espèce d’importance, ça n’est pas mentionné sur le livret scolaire. D’une part, ça n’est pas validé dans le cursus, et d’autre part ces capacités d’initiatives se trouvent souvent développées en contradiction avec la logique de fonctionnement institutionnel de la classe.

 

Et c’est bien dans la classe, dans le rapport de l’enseignant à ses élèves, que se pose la question centrale que je viens d’essayer de résumer. Alors on va entrer dans quelques minutes dans quelques perspectives de solution, mais, encore une fois, nos efforts psychologiques, nos habiletés, nos compétences pédagogiques, dans la mesure où ils s’inscrivent dans ce fonctionnement institutionnel de confusion des pouvoirs, ne font que renforcer sa pseudo-évidence. Il y a un danger majeur qui consisterait à “ enrober la pilule ” par rapport aux exigences que comportent en eux-mêmes les apprentissages des savoirs.

 

On pourrait citer un tas d’exemples d’ordre pédagogique. Il y a également du point de vue de la discipline, du régime des sanctions du comportement, toute une tendance qui consiste à tolérer un certain nombre de choses jusqu’au moment où cela devient totalement intolérable, et où, effectivement, on est obligé d’avoir recours à des sanctions beaucoup plus fortes. C’est très fréquent, dans les établissements, qu’il n’y ait pas de continuité, de gradation entre le simple avertissement ou à la rigueur l’heure de colle, et l’exclusion. Toute une série de comportements sont inaperçus dans le fonctionnement ordinaire de l’école et ne sont pas pris en compte.

Deux exemples. Un de mes élèves me racontait, il y a trois semaines, ceci : quand il était au collège, il avait craché dans la cour de récréation, il ne savait pas que c’était interdit de cracher par terre (on pourrait mettre des écriteaux, comme jadis : “ Interdit de cracher par terre et de parler au machiniste ” !) ; un pion le voit : deux heures de colle. Trois jours après, il se fait casser la figure par des caïds de troisième et, malgré sa plainte, il ne se passe rien. Il ne peut pas y avoir de construction cohérente de la citoyenneté ou de la loi dans une situation où lorsque, alors que j’ai été victime de violences tout à fait condamnables, il ne se passe rien, et où, parce que j’ai craché par terre ou refusé d’enlever ma casquette, je me retrouve avec deux heures de colle. Toutes ces incohérences tissent le quotidien de l’école et ont évidemment beaucoup plus de poids que nos discours moralisant.

Deuxième exemple, une bagarre dans une cour de récréation, c’est banal ça ! Saïd, élève de troisième, voit de loin son petit frère qui est en sixième se faire agresser. Alors, son sang ne fait qu’un tour, il se précipite sur l’agresseur : dix-sept points de suture et huit jours d’hospitalisation pour l’agresseur du petit frère. Alors, comme Saïd s’était déjà signalé par son comportement auparavant, le massacre le conduit devant le conseil de discipline, qui devient inévitable, et il ira terminer sa troisième dans un autre collège. Quand, dans un stage de formation de chefs d’établissement, la principale raconte cette histoire, nous aurons tous les renseignements nécessaires qui nous permettront de comprendre d’où vient la violence de Saïd : le père maghrébin, extrêmement violent à son égard, le petit frère préféré de sa mère [18], qui réussit à l’école, dont il est extrêmement jaloux, et on peut s’apercevoir en effet que l’agresseur qui agresse le petit frère est en train de faire ce que lui rêve de faire au petit frère ! Et donc pour compenser la culpabilité due au sentiment de jalousie qu’il éprouve à l’égard de son petit frère, eh bien, il va le défendre, et donc il se retrouve, de son point de vue, exclu parce qu’il a défendu son petit frère ! On aura toutes les explications psychologiques nécessaires, mais, dans ce stage, j’ai invité à revenir à la question sous l’angle juridique : est-ce que quelqu’un, dans ce conseil de discipline, ou même avant, a dit à Saïd que, dans un premier temps, il avait eu raison de faire ce qu’il avait fait ? Or, n’importe quel citoyen, témoin de l’agression de quelqu’un d’autre, a non seulement le droit mais le devoir d’intervenir, dans la mesure de ses moyens, pour faire cesser l’acte délictueux ou l’agression. Et dans les journaux on peut souvent lire les récits de gens qui ont été agressés, dans le métro par exemple, et qui vous disent : « Il y avait là trois cents personnes qui n’ont pas bougé… ». Telle élève se fait agresser à cinq heures, à la sortie du lycée à un moment où il y a deux ou trois cents élèves qui attendent les cars qui les emmèneront dans tous les bleds de Seine-&-Marne. J’enseigne dans un lycée à Meaux. Et cette élève, dans son récit, écrit : « Tout le monde attendait les cars, personne n’a bougé » [19]. La passivité est synonyme de complicité. Alors, à propos de cette bagarre de cour de récréation, est-ce que quelqu’un a dit à Saïd qu’il avait eu raison dans un premier temps et qu’il ne pouvait être puni que parce que sa violence avait été au-delà de la violence de neutralisation, violence policière au sens légitime du terme, pour basculer dans, ce qui arrive malheureusement aussi à des policiers, la bavure ? La sanction ne peut porter que sur ce basculement, sur le fait qu’il s’est laissé emporter par sa propre violence.

D’autre part, l’agresseur : alors évidemment, il est à l’hôpital, on peut estimer que c’est une sanction suffisante, mais peut-être qu’il y a, même symboliquement, à lui indiquer, ainsi qu’à Saïd, qu’il est à l’origine du conflit, que “ c’est lui qui a commencé ” ! Quant au cercle des “ bons élèves ” qui entourent, que le pion a été obligé de fendre pour séparer les combattants et faire cesser le massacre, ces “ bons élèves ” qui entourent et qui encouragent, qui crient : « Du sang ! Du sang ! », qui les mettra en cause ? Leur responsabilité est plus importante que celle de Saïd qui lui, au moins, essaye de faire quelque chose. Et donc, si on exclut Saïd, que faut-il faire des autres dont la responsabilité est, juridiquement, plus importante ? Alors, effectivement, le chef d’établissement me regardait avec des yeux ronds en disant : « Cela rend les choses un peu plus compliquées… ». La construction de la loi, c’est en effet tout à fait compliqué… [20]

 

Si on revient un petit peu à ce que je disais tout à l’heure sur les marges et le centre, les élèves en effet, aujourd’hui, ont des pouvoirs, des droits, et ils ne les utilisent pas. Il y a toute une rafale de textes qui, suite au mouvement des lycéens en 1990, ont été pris par le Ministère sur les droits et devoirs des lycéens, sur les droits d’expression, d’association... et on s’aperçoit qu’il est probable qu’il y a moins de 3% des lycéens qui se servent de ces droits qui leur sont accordés. Et c’est peut-être parce que ces droits et ces pouvoirs portent, finalement sur l’accessoire.

Encore une fois, je ne méprise pas du tout cet accessoire, c’est un moyen de compensation et d’apprentissage des responsabilités civiques. En ce qui me concerne, c’est effectivement dans la vie associative, dans un mouvement de jeunesse, dès la classe de 3ème, et plus tard dans un mouvement d’éducation populaire, que j’ai appris un certain nombre de choses que ni l’école ni la formation d’enseignants ne m’ont appris. Donc, je ne méprise pas du tout ce périscolaire, tout ce qui est lieux où les enfants et les adolescents peuvent apprendre à prendre des responsabilités. Mais ça ne porte pas sur ce qui fait l’essentiel de la fonction de l’école, c’est-à-dire l’enseignement ; et là je prends souvent l’exemple des notes, pour montrer que, sur cette fonction centrale, les élèves n’ont aucune espèce de pouvoir ; Mickaël, en terminale E, écrit ceci : « J’étais en première, nous avions un compte rendu de travaux pratiques à rendre en physique. Un copain à moi avait oublié de le faire. Je lui ai donc – admirez le “ donc ” passé le mien. Il l’a recopié texto, nous avons donc rendu le même devoir au professeur. Le professeur les a corrigés. Résultats des courses : moi, Mickaël 2/20 et Fabien 16/20. Je ne comprends pas ! ». Alors quand Mickaël me raconte ça, je lui dis (c’est ce qu’on appelle, en droit, l’obligation de la preuve) : « Tu me fais des photocopies des deux devoirs corrigés », photocopies que j’ai, bien entendu, obtenues. Alors quand je dis que les élèves n’ont aucun pouvoir, ça tient en ceci : qu’il n’existe aucune espèce de procédure qui puisse permettre à Mickaël de poser la question à son professeur et de faire rectifier la note. Bien sûr je lui ai posé la question : « Tu as été voir le professeur, tu as essayé de discuter avec lui ? –- J’ai demandé des explications au professeur qui m’a dit que mon compte rendu était incomplet et m’a demandé de le refaire pour la semaine suivante. Et je ne l’ai pas refait, je n’avais rien à ajouter à ce compte rendu ». Et je lui dis : « Donc tu as gardé ton 2 ? – Ben oui, on n’y peut rien, c’est comme ça » [21]. L’intériorisation du “ on n’y peut rien, de toute façon ce n’est pas la peine de discuter, les professeurs ont toujours raison... ” est massive chez les élèves. C’est, très précisément, ce que l’on peut appeler – Mickaël a dix huit ans, il est déjà citoyen – une résignation. Il n’existe dans le fonctionnement institutionnel aucune procédure qui pourrait permettre de traiter ce conflit, qui est un litige au sens juridique du terme, un litige d’ordre “ civil ”. Il n’y a aucune instance devant laquelle Mickaël pourrait porter le problème. Et j’insiste : « Tu as dit au professeur qu’il y avait une copie identique à la tienne qui avait 16/20 ? – Eh bien non, je ne suis pas fou quand même : Fabien se serait retrouvé avec un zéro puisqu’il avait copié sur moi ! ». Et je lui dis : « Et probablement toi aussi en tant que complice… Mais tu aurais pu t’adresser au professeur en disant : “ Bon voilà, on a copié, Fabien a copié sur moi, on a zéro tous les deux, cette question étant réglée, expliquez-nous comment vous notez. ” » Et peut-être – parce que ces histoires-là, ça m’arrive aussi ! –, comme professeur, j’aurais pu expliquer : « Eh bien écoutez, je ne sais pas, il devait être trois heures du matin, il fallait rendre les copies le lendemain, j’étais un peu fatigué, j’étais distrait, on va refaire ça, je re-note, et voilà… » Et je dis donc à Mickaël : « Tu ne peux faire reconnaître ton droit que si tu reconnais tes propres erreurs et tes propres fautes ».

La question des procédures c’est très important : à quoi sert un règlement si je n’ai pas la méthode pour le faire appliquer ? Nous avons des règlements intérieurs d’établissements, nous n’avons pas le code de procédure qui va avec. Il y a dans la société un code pénal et un code de procédure pénale, il y a un code civil, il y a un code de procédure civile. Il n’y a pas avec le règlement intérieur, un code de procédure qui permettrait de savoir comment, effectivement, on peut réaliser par exemple les nobles objectifs du préambule ou bien, concrètement, en effet, comment sont fixées les punitions et par qui.

 

Et cette absence de code de procédure provoque parfois des violences tout à fait précises. Une élève écrit un texte où elle explique qu’il y a deux ans, elle avait vu un professeur se faire insulter et frapper par deux élèves qui avaient eu une mauvaise note [22]. C’était à la fin du cours… C’est toujours dans les interstices, au moment où les autres classes attendent, que les élèves viennent demander des explications. C’est là qu’ils l’ont alpagué… C’est toujours au moment où on n’a évidemment pas le temps que les élèves viennent vous voir en disant : « Monsieur on n’a pas compris tel truc », il faudrait presque ré-expliquer le cours dans le cadre de l’interclasse ! À la fin du cours, ces deux élèves étaient allés voir le professeur et il leur avait répondu que le cours n’avait pas été appris. « Tu n’as pas appris ta leçon ! » Les élèves ont répondu, ont commencé à traiter le professeur de tous les noms. Celui-ci a répliqué, bien entendu. Ils en sont venus aux mains. Comme ils étaient deux, le professeur a terminé à l’infirmerie.

Où est l’erreur, ici ? Indépendamment même de l’absence de procédures de règlement des litiges ? Bien entendu, les élèves sont dans leur tort, ils vont passer en conseil de discipline. Mais l’origine du conflit est dans la simple et banale affirmation du professeur : « Tu n’as pas appris ta leçon ! ». En droit, c’est ce qu’on appelle une affirmation sans preuve. En réalité, il n’en sait rien. De même quand nous disons que tel ou tel élève “ ne travaille pas ”. Nous avons des quantités d’élèves, quand on leur demande : « Mais tu as appris ta leçon ? », qui vous répondent : « Mais oui, Monsieur, je l’ai apprise ! » C’est-à-dire qu’en effet, il a passé deux heures sur ses notes de cours, sur son bouquin et puis au bout de deux heures, il ne lui reste que de la poussière dans la cervelle. Il n’en reste rien parce qu’il ne sait pas ce que c’est qu’apprendre une leçon et d’ailleurs, on ne lui a jamais expliqué en quoi consistait apprendre une leçon, à anticiper sur les questions du professeur, trier l’essentiel de l’accessoire, se reconstruire une problématique et un certain nombre de réponses, etc..

Donc, vous voyez, il y a des choses dans le tissu le plus banal, le plus dérisoire de la classe : « Tu n’as pas appris ta leçon ! ». Je n’ai pas le droit de dire cela. Du point de vue juridique, je n’en ai pas le droit ; même si dans 95% des cas, bien sûr, mon intuition est juste, il reste les 5% et c’est bien une affirmation sans preuve. Je n’ai que le droit de dire : « Si tu as appris ta leçon, alors cet apprentissage a été inefficace, tu t’y est mal pris et je vais t’expliquer comment faire pour apprendre tes leçons ». Et puisque nous sommes dans l’interclasse, qu’ils ont un autre cours, qu’une autre classe m’attend, je peux les renvoyer au moment prévu dans l’emploi du temps pour le règlement de ces litiges et ces explications… À condition que ces moments de régulation, les instances de règlement des litiges soient effectivement prévus ! Sinon je suis réduit au face-à-face, en effet parfois violent.

Les affirmations sans preuve, les jugements moralisants portés sur la personne même de l’élève, pullulent lors des conseils de classe et, plus grave, sont portés, écrits sur les bulletins et les livrets : or, dans ces situations, les élèves peuvent entendre qu’ils sont jugés, et parfois sanctionnés, non pas à cause de ce qu’ils ont fait, ou n’ont pas fait ( ! ) mais de ce qu’ils sont. Et je n’ai pas le droit de punir quelqu’un à cause de ce qu’il est, mais seulement à cause de ce qu’il a, personnellement, commis, et pour un acte dont la preuve est apportée au cours de l’instruction. C’est d’autant plus important que je remplis en effet une fonction de magistrature lorsque j’évalue [23] ou que je sanctionne [24], et c’est donc bien le moins que je respecte la déontologie de cette fonction.

 

Si la punition et l’évaluation apparaissent comme laissées à l’arbitraire des professeurs, il est doublement impossible que se construisent la loi et les savoirs. Dans telle classe on est puni si on n’enlève pas sa casquette et dans un autre cours, c’est permis, ou le professeur ne le voit même pas… C’est ça le fonctionnement du collège : de 8 heures à 10 heures, on a intérêt à se tenir tranquille, c’est une peau de vache, de 10 à 11, c’est le chahut, on fait ce qu’on veut, etc.. Et en plus, de 8 heures à 10 heures, il faut s’intéresser à la bataille de Marignan, de 10 à 11, il faut se passionner pour la reproduction des oursins, de 11 à 12, il faut jouer au basket ou au volley, et à chaque heure être “ motivé ” ! C’est ce morcellement, cette déstructuration des savoirs et de la “ loi ” qui tissent le quotidien de l’école, et, effectivement, là dedans, construire une cohérence, construire quelque chose d’un peu solide, ça devient extraordinairement difficile et donc, on se faufile : il s’agit de “ passer entre les mailles du filet ”, de “ ne pas se faire remarquer ”, de “ faire semblant de s’intéresser ” pour ne pas avoir d’ennuis de la part des profs tout en veillant à ne pas passer pour un “ fayot ” ou un “ bouffon ” aux yeux des camarades !

Et nous prenons, à l’école, cette habitude bien française de considérer que l’application du règlement est une punition en soi : « Oh non ! M’sieur ! » vous connaissez bien cette tendance, souvent exaspérante, qu’ont les adolescents à vouloir “ négocier ” sans arrêt, et lorsque j’accède à leur demande, c’est toujours sur le mode de la concession, ou bien lorsque je me crispe sur mes exigences, il y a quelque chose qui est vécue par les élèves – et par moi ! – comme un rapport de force, comme un face-à-face sans fin… Quand on entend parler librement des élèves ou des enseignants de ce qui se passe en classe, c’est bien ce rapport de force qui caractérise essentiellement les relations, dans le fonctionnement quotidien ordinaire de la classe. Il faut “ s’imposer ” ! Au début, “ serrer la vis ! ” Après, on peut relâcher…

 

La question de l’autorité n’est vue que comme une question de dosage, de quantité : est-ce qu’il faut être plus ou moins autoritaire ou plus ou moins libéral ? Alors que la question est celle du fondement de la loi : qu’est-ce qui justifie, rationnellement ou moralement telle ou telle règle ? [25] Toute infraction mérite punition et réparation, c’est aussi un principe élémentaire du droit ! À condition bien sûr que cette punition apparaisse comme l’effet légal d’un comportement illégal et non pas comme le résultat de mon arbitraire ou de mon humeur. Tel jour, je supporterais cela et tel autre jour, je ne supporterais plus parce que je serais fatigué…

Dans un système de procédures, dans un système de règles, évolutif bien sûr, parce qu’il faut que le règlement intérieur prévoit aussi les conditions de ses propres modifications – ça aussi, c’est extrêmement important –, je me trouve protégé, je peux toujours perdre mon sang-froid quand je suis enseignant, mais les procédures de réparations existent. N’importe lequel d’entre nous ne peut pas prétendre être toujours et partout d’humeur égale et vigilante : il nous arrive, en effet, d’être fatigués et de commettre des injustices et c’est donc bien pour cela qu’existent des règles. Je peux me tromper en corrigeant des copies. Mettre 2 à cette copie et 16 à l’autre parce que, en effet, il était deux heures du matin et que je n’avais pas fini et que j’étais abruti. Nous savons, parce que nous sommes adultes et que nous sommes citoyens, nous savons réparer les éventuelles infractions que nous pouvons commettre. En tant qu’adultes, nous savons bien que nous ne sommes pas parfaits. Et nous n’allons pas nous mettre à culpabiliser parce que nous ne coïncidons pas avec cette image de l’adulte parfait, idéal, “ apte à la relation ”, à l’écoute, à la compréhension… Vous connaissez tout ce discours faussement “ psy ” : il faut se former à la relation, etc. Je ne veux pas du tout dire qu’il est inutile de se former psychologiquement bien sûr ! et à la dynamique des groupes, etc., mais étant donné le nombre d’enseignants que nous sommes, il est hors de question d’attendre que tout le monde soit parfait pour que l’institution puisse fonctionner.

 

Ce qui caractérise une institution, c’est précisément qu’elle doit pouvoir fonctionner quelles que soient les qualités et les défauts des acteurs. Avec cette différence que mes erreurs, mes infractions (une torgnole par exemple), ne peuvent pas être mises sur le même plan que celles des élèves, puisque, précisément, je suis majeur et citoyen et qu’eux ne le sont pas encore. Qu’il y ait des procédures permettant le rétablissement de la loi lorsqu’elle est transgressée : ce n’est pas très grave que telle ou telle règle soit quelquefois transgressée, s’il y a réparation, ce qui est grave, c’est quand la loi est niée. Et elle est niée quand elle est remplacée par l’arbitraire personnel et le jeu des rapports de force, de la violence quelquefois, quand je prétends, après avoir flanqué une claque, avoir eu raison de le faire…

 

Mes erreurs en tant qu’adulte ne peuvent pas être mise sur le même plan que celles des enfants puisque les enfants sont encore dans un état d’ignorance légitime. Tout le paradoxe de l’éducation à la citoyenneté réside précisément en cela, que nous avons affaire à des enfants, des adolescents, qui sont déjà sujets de droit mais qui ne sont pas encore des citoyens. Nul n’est censé ignorer la loi, oui, à partir de 18 ans !

Donc, quand on se plaint du comportement anarchique, déviant ou violent de tel élève, d’une certaine manière, on inverse le droit ! D’ailleurs qu’arrive-t-il dans les faits, et dans l’immense majorité des cas, au professeur qui flanque une claque à un élève – ça n’arrive jamais ! – et à l’élève qui frappe un professeur ? Or, ce n’est pas moi qui le dis, c’est le Code Pénal, pour un même acte délictueux ou criminel, un mineur est moins lourdement sanctionné qu’un majeur… Et l’élève vient à l’école précisément parce qu’il est encore ignorant, et des savoirs, bien sûr, et des lois : nos deux bagarreurs du collège de Clichy-sous-Bois de tout à l’heure, ils viennent à l’école pour apprendre ça : qu’on n’a pas le droit de se taper dessus pour régler un conflit. Tout le paradoxe de la pédagogie, tout le paradoxe du fonctionnement institutionnel de l’école, est là : dans la tension constitutive de l’éducation entre le “ déjà ” – les enfants sont déjà sujets de droit – et le “ pas encore ” – ils ne sont pas encore citoyens. Ne pas perdre de vue l’extraordinaire complexité que ça peut représenter. Et c’est une banalité que la sagesse populaire connaît bien : c’est en forgeant qu’on apprend à devenir forgeron, c’est en faisant qu’on apprend à faire. Kant avait déjà dit cela : « On ne peut apprendre à vivre en liberté que si on a été placé en liberté » [26]. Et l’apprentissage de la loi, c’est l’apprentissage de la liberté, de même que l’apprentissage des savoirs, c’est l’apprentissage de la raison.

 

Mais ça, c’est ce qui fait le tissu quotidien de votre travail à l’OCCE. J’insiste seulement sur cet aspect : comment introduire dans le fonctionnement institutionnel de la classe ou de l’établissement la séparation des pouvoirs, la distinction plutôt et l’articulation des pouvoirs dont parlait Montesquieu comme fondement de la démocratie ? Comment, dans les procédures de validation, dans les notes, dans les bulletins, dans les livrets scolaires, dans les décisions de passage d’une classe à la classe supérieure, comment, en effet, pourrait-on débarrasser les enseignants de la nécessité d’avoir à juger leurs propres élèves ? Des procédures existent, sont possibles, sont à inventer et ça ne coûterait probablement pas un sou de plus à l’Éducation Nationale.

 

La question est que je travaille dans un établissement, et beaucoup d’entre vous aussi sans doute, où cette distinction des pouvoirs n’existe pas. Et donc si je suis tout seul dans ma classe, je peux quand même essayer de travailler cette question avec mes élèves ; c’est d’ailleurs ce que je fais : je mets sur les bulletins scolaires des notes “ bidons ”, depuis plus de vingt ans. Tout le monde le sait, personne ne m’a jamais rien dit, y compris les inspecteurs. [27]

J’explique mes “ ruses ” aux élèves dès le début de l’année, et leur dis : « Cette question étant réglée, comme vous avez envie de ne pas perdre de points au bac à cause de la dissertation, et bien vous allez vous entraîner et je noterai comme je noterais le jour du bac. » Alors Nathalie, désespérée, vient me voir, je lui ai mis 3 : « Mais Monsieur, j’y ai passé mon dimanche entier… ». Je dois alors lui expliquer que ce qu’elle a écrit n’est pas une dissertation de philosophie. La logique de l’école, ce n’est pas celle du salariat, on n’est pas “ payé ” au temps passé à la tâche, on est payé à la qualité du produit quel que soit le temps mis à le produire, s’il s’agit d’un devoir fait à la maison. C’est la logique de l’artisanat. L’inconvénient, c’est qu’ils savent que les enseignants sont des salariés. Et que, pour celui qui se “ défonce ” pour eux ou pour celui qui s’en fout, les traitements sont les mêmes à la fin du mois. C’est une petite contradiction intéressante comme ça à pointer au passage….

 

Alors quelles procédures qui permettraient de distinguer enfin clairement les rôles d’entraîneur et d’arbitre ou de juge ? Si j’ai un autre collègue de la même discipline que moi qui est d’accord sur cette nécessité, alors, à intervalles réguliers, tous les mois, tous les deux mois, toutes les six semaines, toutes les semaines, enfin peu importe, nous échangeons nos copies anonymées. Les notes portées sur le bulletin, les seules rendues publiques, notamment auprès des parents seront les notes données à ces devoirs et donc, ce n’est pas moi qui jugerais mes propres élèves. On pourrait d’ailleurs étendre ce système et supprimer complètement le baccalauréat. Ce qui permettrait quelques milliards d’économies qui pourraient être investis ailleurs dans le système éducatif plus utilement. Enfin supprimer le baccalauréat en tant qu’épreuve finale qui mobilise la France entière, et la télévision nous épargnerait les académiciens commentant les sujets de philosophie et qui détruisent en quelques minutes le lent patient travail des professeurs par un certain nombre d’absurdités. Cette cérémonie rituelle, qui met la France en transes et qui n’a d’ailleurs jamais sérieusement vérifié les connaissances réelles de qui que ce soit, pourrait être avantageusement remplacée par des procédures qui préserveraient l’anonymat, juridiquement nécessaire. C’est un peu compliqué à mettre en place mais ce n’est pas impossible. Je connais des établissements où ça fonctionne déjà comme ça. ça, c’est du point de vue de l’évaluation, plus exactement de la validation régulière des acquis. [28]

 

Une procédure de distinction des pouvoirs est également nécessaire du point de vue de la discipline, du point de vue du maintien de l’ordre. Je connais des collèges, au moins trois, où existent des tentatives en ce sens, et un lycée où le proviseur essaye de persuader son conseil d’administration de mettre en place ce type de procédures en utilisant la proposition 124 du Nouveau Contrat pour l’École de Bayrou [29] ; cela revient à instituer une sorte de tribunal de police hebdomadaire où un certain nombre de gens tranchent les litiges qui leur sont soumis. Tribunal de police ou tribunal d’instance selon qu’il s’agit du pénal ou du civil. Dans un collège de Seine-&-Marne, par exemple, cette instance est composée d’un parent d’élève, d’un enseignant, d’un agent, d’un délégué-élève, et du conseiller d’éducation. Le conseiller d’éducation, c’est en quelque sorte lui qui tient la jurisprudence et assure la cohérence des décisions, dans la mesure où les autres membres sont à chaque fois différents et tirés au sort parmi les représentants au conseil d’administration et leurs suppléants. Ils se réunissent tous les quinze jours et regardent tous les litiges qui leur sont soumis aussi bien par les agents, les élèves que les professeurs... [30] 

Une difficulté dans le fonctionnement habituel des établissements est que les élèves savent qu’il y a deux catégories d’adultes : ceux qui ont le droit de les punir et ceux qui n’en ont pas le droit. Petite scène dans un collège du Val-de-Marne : je vais avec mes collègues rejoindre la salle du stage Mafpen, en dehors des heures de mouvement, et subitement une classe de 6ème ou 5ème dévale l’escalier en courant, sans doute un professeur absent ; au palier intermédiaire, une femme de ménage est en train de passer la serpillière, et, cela dure une demie seconde, un des derniers élèves se retourne et crache au pied de la femme de ménage, et hop !, aussitôt fout le camp. Pas le temps de réagir, il a déjà disparu. J’ai été le seul, avec la femme de ménage bien sûr, à voir la scène. Eh bien, il n’y a dans nos établissements aucune procédure qui permette à cette femme de ménage d’obtenir la punition de cet élève, ou alors cela ne relèverait que de la bonne volonté de l’intendant ou de l’agent-chef ou même du chef d’établissement. Le chef d’établissement peut ou non donner suite, à sa plainte éventuelle, et, en tout cas elle ne peut pas punir l’élève elle-même. Or, une institution ne peut pas seulement fonctionner à la bonne volonté de ses acteurs. Un établissement scolaire, c’est une institution. Dans les établissements où “ ça marche mal ”, on constate souvent à l’analyse du fonctionnement de l’établissement que le chef d’établissement avait des difficultés considérables, n’avait pas les “ qualités ” requises… Alors on change le chef d’établissement et, comme par miracle, parce que le nouveau responsable manifeste un dynamisme et des qualités un peu hors du commun, les problèmes se résolvent. Or, et j’insiste sur ce point, une institution ne peut pas fonctionner uniquement sur la “ qualité ” des personnes, même si ces qualités ne sont évidemment pas inutiles !

Si des procédures et des instances telles que celles de ce collège de Seine-&-Marne existaient, Mickaël pourrait, à condition qu’il reconnaisse avoir prêté son devoir à Fabien, y porter cette affaire des deux copies identiques avec deux notes différentes. Tout élève qui estimerait avoir été noté injustement, ou avoir été victime de tout autre comportement abusif de la part d’un professeur, pourrait saisir cette instance : alors on instruit l’affaire et on décide de la sanction ou du règlement du litige. Seuls peuvent décider ceux qui ne sont pas impliqués dans l’affaire.

Alors en même temps, ça permet d’établir un peu de cohérence, par la jurisprudence, si j’ose dire. On ne va pas mettre deux heures de colle pour un certain comportement alors que l’on mettrait également deux heures de colle pour un autre comportement beaucoup plus grave. Il y a une mémoire qui se constitue, une “ jurisprudence ” en effet, à laquelle on peut se référer. Dans ce collège de Seine-&-Marne, au début, cela est apparu extrêmement lourd comme système, et le chef d’établissement était souvent sur le point de renoncer à ce dispositif ; et il s’aperçoit que, maintenant, à la troisième année de fonctionnement, en utilisant toute la jurisprudence antérieure, les jugements deviennent de plus en plus rapides et pour beaucoup quasiment automatiques [31]. Autrement dit, on refroidit de plus en plus ce qu’il peut y avoir de violence, et ils en sont à se demander s’il est bien utile de se réunir tous les quinze jours, si une fois par mois ne suffirait pas…

 

L’apprentissage de la citoyenneté, c’est d’abord l’apprentissage des procédures de règlement des litiges et des infractions. Alors, si dans la classe, en effet, l’élève peut dire : « Je n’ai pas compris » ou « Vous allez trop vite », s’il existe des lieux et des moments de régulation, ce que l’on appelle dans les classes primaires qui fonctionnent de cette manière le conseil institutionnel ou le conseil de coopérative, s’il existe des lieux où l’on peut poser les problèmes sur la table, les poser à froid et non pas dans l’urgence immédiate, alors, toute une série de mécanismes peuvent se déclencher chez les enfants et les adolescents qui contribuent à la construction de la citoyenneté.

 

Mais il importe alors de distinguer les niveaux de normes, de prendre conscience clairement de ce qui est discutable et de ce qui ne l’est pas, ou pas encore. Par exemple, je peux me référer, personnellement, à des valeurs, je peux avoir une morale personnelle que je ne peux pas prétendre pour autant imposer aux autres. Et vous savez les problèmes graves posés aujourd’hui par ceux qui prétendent imposer leurs valeurs aux autres, par exemple en ce qui concerne l’interruption volontaire de grossesse, ou d’autres problèmes de société.

La différence entre morale et citoyenneté, c’est que la morale fixe un certain nombre de comportements en référence à des valeurs, alors que la citoyenneté ne se réfère pas, à proprement parler, à des valeurs. Ou, tout au moins, que ces valeurs auxquelles se réfère la citoyenneté sont des valeurs négatives.

Si on prend par exemple la devise républicaine “ Liberté, Égalité, Fraternité ” : cette devise désigne bien quelque chose qui est de l’ordre des valeurs, mais ces valeurs sont vides, elles ne font qu’indiquer ce qu’il est interdit de faire. Quand je suis en situation d’esclavage, de limitation de mes pouvoirs, de manipulation – car il y a bien des manières de contrevenir à la liberté du citoyen –, de non liberté, généralement je le sais ! Je peux contester, protester. Mais qu’est-ce que la liberté, positivement ? Eh bien, c’est à inventer, c’est à faire, ce n’est pas écrit d’avance. ça ne préexiste pas à la décision que je prends de tel ou tel acte libre et de commencer à comprendre que ma liberté, c’est également celle de l’autre. Ma liberté ne commence pas là où s’arrête celle de l’autre. Sinon, on entre dans une sorte de rapport de force, de frontière [32]. Toute la question du pouvoir et de l’autorité, notamment dans la classe, est à repenser du point de vue de cette réflexion philosophique. En ce qui concerne l’égalité : je sais ce qu’est une injustice, surtout si je la subis moi-même ! Je sais ce que sont les injustices sociales. Mais qu’est-ce que l’égalité, positivement ? De même, je sais ce que c’est que la violence, mais qu’est-ce que la fraternité ? Personne ne peut donc décider à la place de l’autre de ce qu’il entend par “ Égalité, Fraternité ou Liberté ”. Donc la différence entre la citoyenneté et la morale ou les morales, c’est que la citoyenneté, c’est un ensemble de règles qui permettent que se construisent des morales ou des valeurs qui vont devoir coexister, dans le pluralisme démocratique. [33]

 

Alors quand on fixe les règles dans un règlement intérieur ou même dans une classe, il y a plusieurs niveaux. D’abord, le niveau de l’arbitraire personnel ou de groupe. Je peux très bien demander à mes élèves : « Je ne supporte pas le spectacle d’un troupeau de ruminants, lorsque vous aurez cours avec moi, je vous demande de ne pas manger de chewing-gum. » Nous avons tous nos tics, nos manies, nos habitudes. Les élèves aussi peuvent avoir des demandes à formuler de cet ordre, et nous ajusterons, provisoirement, nos caractères singuliers. Il y a donc un premier niveau qui est l’ajustement des arbitraires, des caractères personnels dans le groupe. C'est un niveau qu’on oublie souvent d’expliciter comme tel et que l’on confond avec les autres niveaux : si j’attache une importance excessive à cette demande – qui ne peut pas être un ordre – les élèves ne peuvent pas se construire une cohérence, une hiérarchie de normes rationnelle. [34]

Il y a un deuxième niveau qui est le niveau des coutumes, de la politesse. Les règles de politesse, très variables d’une culture à l’autre, nous pouvons en expliquer les origines anthropologiques. Pourquoi se serre-t-on la main le matin pour se dire bonjour ? On tend la main ouverte à l’autre pour lui dire : « Regarde, je ne porte pas d’armes », c’est un signe de contrat social, de paix. Il y a comme cela quantité de coutumes, de règles de politesse dont l’origine remonte à la nuit des temps et qu’on peut tout à fait expliciter. On peut expliciter ce qu’il en est du “ voile ” pour les femmes autour du bassin méditerranéen, par exemple, surtout lorsque nous avons dans nos classes des jeunes filles voilées. On peut lire Saint-Paul, sa lettre aux Corinthiens notamment : les femmes doivent être voilées – ce n’est pas islamique bien entendu, ça remonte bien avant l’Islam – parce que, si l’homme est “ la gloire de Dieu ”, la femme, elle, est “ la gloire de l’homme ” ! [35] Alors, si j’ai dans ma classe des filles qui portent le voile, je peux leur lire Saint-Paul, je peux leur dire : « Voyez la publicité pour le vin de Porto, “ le pays où le noir est couleur ” : cette femme est présentée voilée… » On peut expliquer comment des rituels sociaux remontent à la nuit des temps et ont des significations qui, évidemment, se sont perdues, l’interdiction de manger du porc, etc. Il y avait des justifications et ces justifications se sont rigidifiées en traditions que l’on continue à respecter, mais qui n’ont plus guère de sens aujourd’hui. D’autres comportements, de mode ceux-là, peuvent aussi être analysés, la casquette, par exemple, qui devient une des causes de conflit habituel, et de punition. La fourchette, c’est la petite fourche, la trompette, la petite trompe, et la casquette, c’est le petit casque. Et c’est quand on va à la guerre que l’on porte un casque… Alors, de quelle guerre s’agit-il ? On peut ainsi parler avec les élèves et, oh surprise, certains enlèveront d’eux-mêmes leur casquette… [36]

 

Un autre principe élémentaire du droit : nul ne peut être mis en cause, en droit français, pour des comportements qui ne portent tort qu’à lui-même. Manger du chewing-gum est un comportement qui ne porte tort à personne. Il ne peut pas y avoir de sanctions pour ça. Du point de vue juridique, ça ne peut être que l’effet d’une convention locale. Il y a quand même une exception à ce principe, dans le droit français, qui est justement très problématique, c’est l’injonction thérapeutique en cas de toxicomanie. Ce qui pose d’énormes problèmes aux magistrats et aux médecins. C’est la seule exception qui est très discutée [37]. Si on applique ce principe au fonctionnement scolaire, alors à un élève qui ne remet pas le devoir demandé ou qui n’apprend pas sa leçon – il a zéro, bien entendu, puisque la note ne fait que refléter un degré de maîtrise dans un savoir ou un savoir faire –, je ne peux pas, en plus de la note, ajouter deux heures de colle.

Sébastien écrit ceci : « C’était en cinquième, j’avais l’habitude d’être un élève plutôt bon en histoire et géographie, j’avais entre 11 et 16 et, un jour, j’ai eu 5/20 en histoire. La sanction habituelle était quatre heures de colle… » Il y a une circulaire du 26 janvier 1978 qui stipule “ Aucune sanction ne peut être infligée pour insuffisance ou absence de résultat ”. Alors, malheureusement, cette circulaire n’est applicable que dans l’école primaire. Je demande qu’on l’étende aux collèges et aux lycées. « … le samedi matin. Le lendemain, la convocation est arrivée, je ne l’avais pas dit à mes parents et le samedi arrive et je décide de ne pas y aller. Le lundi, je tombe sur ma professeur qui me demande de justifier mon absence. Je la baratine avec une histoire de décès dans la famille, je me croyais tiré d’affaire, mais pas du tout, elle demande un papier de mes parents et là, ça se corse. Tous les jours, jusqu’au jeudi, elle me réclame un papier. Et le jeudi, je décide de ne pas aller en cours, de tout plaquer et donc de fuguer. On m’a retrouvé quatre jours plus tard, le dimanche, les flics, le toubib, la totale… Je regrette d’avoir fugué car il y a constamment quelqu’un, encore aujourd’hui, pour me le rappeler, mais à l’époque, je ne voyais vraiment pas comment faire autrement. » [38] Il y a d’autres raisons sans doute, qui viennent s’ajouter à la punition, que la colle à la fugue de Sébastien… Il n’en reste pas moins que le professeur peut accentuer d’éventuels problèmes personnels ou familiaux, par cette confusion où les notes sont utilisées comme punitions (zéro parce que l’on a oublié son cahier…), alors qu’elles ne devraient que mesurer objectivement un degré de compétence à un moment donné, d’où des violences parfois quand on a de mauvaises notes ou la résignation qui est tout aussi grave, et où on utilise les heures de colle non pas pour sanctionner des comportements mais des insuffisances dans le domaine des savoirs, ignorances qui, encore une fois, à l’école, sont légitimes.

Je dis à mes élèves : « À 18 ans, vous avez le droit d’être analphabète, vous n’irez pas en prison parce que vous ne savez pas lire et écrire, vous aurez d’énormes difficultés dans la vie, dans l’existence, mais vous n’irez pas, à cause de cela, en prison, ce n’est pas répertorié dans le Code pénal. En revanche, si vous traitez votre camarade de “ petit con ”, ça c’est répertorié dans le Code pénal où il y a des articles sur l’injure publique. » Il me semble donc que cette distinction entre les registres est extrêmement importante, du point de vue de la construction de la citoyenneté.

 

Alors, pour en revenir aux différents niveaux d’importance des normes, on peut savoir que les comportements sociaux varient considérablement d’une culture à l’autre. Et vous connaissez sans doute cet exemple que l’on cite souvent, de l’élève que l’on avait traité d’hypocrite et sournois : c’était un élève asiatique, et dans la culture asiatique, il est hors de question qu’un enfant regarde dans les yeux un adulte qui est en train de lui parler. Ce serait un signe d’insolence absolument intolérable. Et le professeur qui l’interpellait disait : « Mais enfin, regarde-moi quand je te parle ! » Évidemment plus le professeur lui dit cela, plus il regarde le bout de ses chaussures et, pris dans un double lien affectif et personnel intériorisé depuis longtemps, il ne peut plus supporter, avec le résultat en appréciations sur le bulletin scolaire et sur le destin scolaire de l’enfant… [39]

 

Le troisième niveau est celui des règles techniques : s’il y a qu’un robinet dans la classe pour se laver les mains après l’atelier de peinture, eh bien il y a intérêt à ce que l’on fixe une règle parce que sinon, ça risque fort de gicler dans tous les coins ! Si je veux parler [40], eh bien, je parle en suivant les règles et les techniques du langage parlé. En ce moment, je ne suis pas en train d’articuler des sons sans signification. Si nous voulons parler ensemble, alors c’est chacun son tour, on demande la parole, il y a une structure. Si je veux, alors je dois et je peux : ma liberté est dans le “ si je veux ”, elle n’est pas dans l’obéissance aux règles techniques. Si je veux aller tout à l’heure là où on m’attend, je prendrais ma voiture et j’ai intérêt à rouler à droite. Il n’est pas de ma liberté de rouler à droite ou à gauche, en revanche, il est de ma liberté d’arriver à bon port, c’est ça mon projet : je dois rouler à droite et du coup je peux aller là où je veux. Et ce “ je dois ” et ce “ je peux ” sont simultanés. Il n’y a pas de priorité de l’un par rapport à l’autre. Obéir à la règle technique, c’est ce qui m’autorise un certain nombre de libertés. La loi et les règles n’ont de sens qu’à augmenter la liberté des individus. Sinon, elle n’ont pas de sens.

 

Quatrième niveau, les règles morales. On a parlé tout à l’heure de l’interruption volontaire de grossesse. Il y a trente ans, une femme se faisant avorter était passible de la Cour d’Assises. ça n’est plus le cas aujourd’hui. Et donc les règles morales se discutent, évoluent. En 1967, Madame le Censeur, au lycée Saint-Exupéry à Mantes-la-Jolie [41], poursuivait, dans la cour et les couloirs, les garçons et les filles qui s’embrassaient un peu trop fougueusement à son goût, et évidemment, aujourd’hui, c’est un spectacle que nous ne voyons même plus dans un lycée ordinaire. Quoique… je connais un lycée, ultramoderne, où l’on a interdit le port de la minijupe et des jeans “ déchirés ”. Je serais curieux de savoir les sanctions qui sont prévues… Ça aussi, c’est une incohérence fréquente, on décide d’une échelle d’interdictions, les règlements comportent tout un tas d’interdictions, mais il n’y a pas l’échelle de sanctions qui devrait aller avec [42]. Ces quatre niveaux se discutent, c’est le travail démocratique, le travail du citoyen. [43]

 

Et il y a un cinquième niveau qui est celui des principes éthiques : c’est-à-dire ce qui ne se discute pas puisque c’est justement ce qui permet qu’il y ait une discussion.

L’interdit de la violence ne peut pas se discuter démocratiquement dans une classe. Si un groupe décide à l’unanimité de passer par la fenêtre l’emmerdeur du moment alors que nous sommes au deuxième étage, je dis non. De toute évidence ! Cela s’est produit dans une de mes classes, l’an dernier, la classe entière récriminait à propos du comportement d’un élève, c’était une classe de filles majoritairement, il y avait trois garçons sur 35 élèves et un de ces garçons avait un comportement infantile, aberrant... et les filles ne le supportait plus ! Alors j’ai expliqué qu’il allait falloir trouver une solution, mais que la seule solution qui était interdite, était l’exclusion : « On ne peut pas s’en débarrasser ! ». On a trouvé, bien sûr.

 

Voici ce qu’écrit Sébastien, en octobre 93 : « En CM2, lorsque j’étais enfant, la classe était séparée en plusieurs groupes, un élève exclu de ces groupes était assez rachitique, issu d’une famille pauvre, ses deux parents étaient au chômage, et il se retrouvait souvent seul. Il était donc notre victime favorite. Les moqueries, les blagues cuisantes l’assaillaient, la masse des élèves m’attirait, l’engrenage me “ forçait ” à réagir comme les autres. Sa scolarité devait être un enfer. Il y a deux ans, j’ai appris qu’il était décédé d’une crise d’asthme. Après cet événement, j’ai longtemps regretté d’avoir fait partie de cette majorité : “ la majorité a toujours tort ”. » [44] Très intéressant pour réfléchir à ce que l’on appelle la démocratie. Voyez qu’ici la “ majorité ” des élèves n’est pas une majorité démocratique, articulée, mais une majorité soudée dans la violence. [45]

Vous connaissez bien ce phénomène dit de “ la tête de turc ”, de la victime émissaire. Je n’ai pas rencontré de classe (ou de dortoir, parce que j’ai été maître d’internat pendant six ans lorsque j’ai fait mes études) où ce phénomène ne jouait pas d’une manière ou d’une autre, exceptées deux… C’est fondamental, ce défi majeur de la violence aujourd’hui. Alors, comment peut-on organiser la classe pour que, en effet, nos valeurs, nos manières d’être, nos morales puissent s’articuler ? Parce que nous nous serons mis au préalable d’accord et nous aurons pris cet accord librement, de consentir librement la liberté de l’autre, d’inter-dire (de dire entre nous) la violence, sous toutes ces formes, ce qui permet l’accès à l’humanité ?

L’interdit de la violence n’est pas le seul. Il y a l’interdit de l’inceste, l’interdit du cannibalisme, l’interdit du parasitisme, etc. Il y a un certain nombre d’interdits fondamentaux qui ne se discutent pas démocratiquement puisque ce sont ces interdits qui permettent la discussion démocratique.

Et c’est dans le quotidien le plus dérisoire de la classe, la manière dont je note, la manière dont je maintiens l’ordre, la manière dont je punis, etc., c’est dans ce quotidien-là que ça se joue.

 

Bien sûr, quand on pose les problèmes de la construction de la citoyenneté de cette manière, on rencontre toute sorte de résistances : les collègues nous disent mais il y a le programme, mais il y a l’inspection, mais c’est la famille, mais c’est la société, mais c’est ce qui se passe à l’extérieur qui fait qu’à l’école on ne peut pas enseigner, mais il n’y a pas les crédits nécessaires, mais l’Inspecteur ne veut pas, mais on ne peut pas lutter contre la télé, etc., etc.

En réalité, je crois que la plupart de ces difficultés, qui sont réelles, nous servent trop souvent d’alibis, pour faire oublier nos propres difficultés normales à nous comporter nous-mêmes en citoyens. Beaucoup d’enseignants disent : « Mais je ne suis pas éducateur spécialisé, je ne suis pas assistant social, je ne suis pas psychanalyste… » ; heureusement d’ailleurs ! que je ne cherche pas à jouer un rôle qui n’est pas le mien. Assistant social, c’est un métier, éducateur spécialisé, psychanalyste, animateur… ce sont des métiers qui exigent une compétence. Je n’ai pas ces compétences, je suis professeur de mathématiques, d’électronique, je suis professeur de géographie, etc. Et c’est précisément par ce métier que je suis utile aux élèves. Il faut continuer à tenir là-dessus fermement : c’est parce que je suis professeur de mathématiques que je peux aider les élèves dont j’ai la responsabilité et non parce que je chercherai à jouer un rôle qui n’est pas le mien.

 

Seulement, si je suis professeur de mathématiques, de philosophie, ou d’autre chose, je suis dans ma classe aussi, et même d’abord, citoyen. Et là, que je sois balayeur, professeur, chef d’établissement, inspecteur, que je sois n’importe quoi, à partir du moment où j’ai dix huit ans, je suis citoyen. Et donc, comme je ne le suis pas tout le temps, comme je me trompe et que je commets des erreurs et des fautes, il faut ces règles, il faut ces procédures, il faut cette distinction des pouvoirs, qui nous permettront de faire en sorte que nous soyons protégés contre notre propre violence et que les enfants soient protégés contre leur propre violence et celle des autres. La violence est, de toute façon, en chacun de nous. Et la construction de la citoyenneté, tâche inachevable, est bien en effet la condition aujourd’hui nécessaire à la survie de l’espèce, et cette tâche est bien en effet la tâche prioritaire de l’école aujourd’hui, sans laquelle les autres fonctions de l’école perdent leur sens.

Je vous remercie.



[1] Rapport de M. l’Inspecteur Général Fotinos, La violence à l’école : état de la situation en 1994, analyse et recommandations, Ministère de l’Éducation Nationale, 1995.

[2] François Ploux, “ Rixes intervillageoises en Quercy (1815-1850) ”, dans Ethnologie Française, 1991, n° 3.

[3] Gallimard, collection Folio, p. 256/258.

[4] “ Individualisme ” pris au mauvais sens du terme : il ne s’agit pas de remettre en cause les acquis essentiels de l’individualisme démocratique ; voir “ La passivité du consommateur moyen : fatalité ? ”, dans Cahiers Pédagogiques, n° 318, novembre 1993.

[5] Voir “ Rétablir la loi dans les cités ? ”, dans la revue Urbanisme, janvier 1996.

[6] Ces trois fonctions ne sont pas équivalentes : la réalisation des deux premières n’est pas “ nécessaire ”, au sens juridique de l’adjectif, et être analphabète ou chômeur ne relève pas du Code Pénal ; tandis que la réalisation de la troisième n’est pas “ facultative ” et, à partir de la majorité civique, nul n’est censé ignorer la loi.

[7] Voir “ Comment choisir ce que l’on ne connaît pas ? ” dans Cahiers Pédagogiques, n° 331, février 1995.

[8] Voir texte complet d’Ivan Garcia dans “ Conseils à un professeur débutant ”, Revue de Psychologie de la Motivation, n° 18, deuxième semestre 1994.

[9] Voir Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985.

[10] Voir Marcel Conche, Orientation philosophique, PUF, 1990.

[11] Aujourd’hui, il semble que les clivages soient beaucoup plus “ ethniques ”, ce qui ne constitue pas du tout un progrès…

[12] En latin : e-ducere.

[13] C’est-à-dire d’un pouvoir “ un ” ; peut-être faut-il voir dans le dogme chrétien de la trinité, le premier signe historique de cette distinction des fonctions : le “ Père ” représenterait l’instance législatrice, le “ Fils ” l’instance exécutrice et le “ Saint-Esprit ” l’instance judiciaire (en grec paraclet signifie avocat) ; hypothèse hasardeuse et qui m’est toute personnelle…

[14] Pour l’instant, pas de distinction entre “ règle ” et “ loi ” : mais les fonctions sont cependant différentes, voir plus loin ; disons provisoirement que la règle est du côté de l’espace (les règles déterminent l’usage des lieux et peuvent être différentes selon ces lieux), tandis que la loi est du côté du temps (la loi ferme un laps de temps écoulé, interdit le comportement régressif, pour ouvrir un nouveau temps, permettre l’accès à une liberté nouvelle).

[15] Ou se contente de dormir, ou rêver à autre chose en faisant semblant d’écouter…

[16] Voir “  Parler en classe ? Vraiment ? ” dans la revue Émergence, n° 27, sept-oct-nov. 1995, Bruxelles.

[17] Voir “ La treizième côte de l’odalisque ”, dans Cahiers Pédagogiques, n° 331, février 1995.

[18] Dans la culture maghrébine, avant la puberté, les garçons sont encore du côté des femmes, ils vont au hammam avec elles… Voir le film Halfaouine.

[19] Voir texte de Stéphanie Bocquet dans “ Jouer et déjouer la violence ”, revue Pratiques Corporelles, n° 102, mars 1994.

[20] Voir “ Bagarres… ”, dans Cahiers Pédagogiques, n° 335, Juin 1995.

[21] Texte complet de Mickaël Pécheux dans l’article cité en note 8.

[22] Voir texte de Nadine Nicole, dans l’article cité en note 19.

[23] Équivalent du registre “ civil ”.

[24] Équivalent du registre “ pénal ”.

[25] Voir “ Dans la classe : tenir ? ou les tenir ? ”, L’École des Parents, n° 9-10, sept-oct. 1994.

[26] « J’avoue ne pas pouvoir me faire très bien à ces formules dont usent aussi des hommes sensés : tel ou tel peuple n’est pas “ mûr pour la liberté ”, les serfs d’un propriétaire terrien ne sont pas encore “ mûrs pour la liberté ” ; de même, aussi, les hommes ne sont pas encore “ mûrs pour la liberté de conscience ”. Dans une hypothèse de ce genre, la liberté ne se produira jamais, car on ne peut mûrir pour la liberté si l’on n’a pas été mis au préalable en liberté. » Emmanuel Kant, La religion dans les limites de la simple raison, trad. Gibelin, Vrin, 1972, p. 245 ; texte très souvent donné à commenter au baccalauréat…

[27] Voir “ L’amour est aveugle, dit-on… ”, dans Cahiers Pédagogiques, n° 256, septembre 1987.

[28] Un contrôle continu, donc, mais anonyme.

[29] « Une instance de médiation, composée de personnels éducatifs et d’élèves, est créée dans chaque collège et chaque lycée. Elle a pour objet de faciliter le dialogue et la concertation. (rentrée 1994) » ; bien sûr, ma proposition va un peu plus loin : il ne s’agit pas seulement de “ médiation ”, mais bien, quand cette médiation échoue, de jugement.

[30] Avec un double classement à effectuer : la distinction entre le pénal (injures, bagarres, chahuts…) et le civil (notes estimées injustes, travail non fait…) d’une part, et la distinction entre le réglementaire (litiges et infractions à régler de façon interne à l’établissement dans le temps scolaire, ce qui n’oblige pas à en informer les parents…) et le judiciaire (ce qui oblige à un signalement au procureur de la République : violences – par exemple sexuelles en internat –, vols, recels, rackets, trafic de drogues, etc.), cette dernière distinction devant être en réalité faite par le chef d’établissement avant la réunion de la commission, étant donnée généralement l’urgence.

[31] Et surtout que les “ plaintes ” ont beaucoup diminué en nombre ! Hypothèse : peut-être que, comme professeur, si je sais que les élèves disposent du droit de saisir cette instance, je serai plus précautionneux dans les notes et que, par exemple, en cours, je manierai l’ironie verbale plus prudemment… Autre précision : dans ce collège, tout est compris dans l’emploi du temps, fixe tous les jours (8h30 / 17h30), les cours bien sûr, mais aussi les heures de CDI, les études surveillées, le monitorat, les clubs… et les temps de punition ! Les parents des élèves punis n’en sont pas informés : cette décision avait été prise après que le médecin scolaire ait alerté le principal sur le traitement subi systématiquement dans sa famille par un élève souvent puni (coups de ceinture…), et aussi suite au constat inverse que, dans la plupart des familles, on prenait fait et cause pour le petit chéri évidemment victime innocente de l’incompétence des enseignants !

[32] Si ma liberté s’arrête là où commence celle de l’autre, je n’aurais évidemment de cesse que de faire reculer à mon profit cette “ frontière ” ; en réalité ma liberté commence là où commence celle de l’autre…

[33] Ce qui explique que la démocratie n’est pas l’application mécanique de la règle de la majorité : si la majorité consent au nazisme, par exemple, elle n’a pas “ raison ” ! Comment s’assurer que majorité et vérité coïncident ? Voir le texte de Sébastien Plura ci-après, et dans “ École de la démocratie, démocratie dans l’école ”, Journal du Droit des Jeunes, n° 147, septembre 1995.

[34] Excepté lorsqu’il y a impératif de sécurité, comme en EPS par exemple, s’agissant du chewing-gum !

[35] Épître aux Corinthiens, ch. 11.

[36] Puisque l’école redevient scholè, loisir en grec, havre de paix où l’on peut être protégé, au moins six heures par jour, des “ guerres ” extérieures…

[37] On peut se demander, par exemple, pourquoi, si on ne punit plus (comme dans l’Ancien Régime) le suicide ou sa tentative, on continue à punir l’usage, et le simple usage, de drogue, qui est une atteinte à soi moins directe et grave que le suicide…

[38] Texte de Sébastien Lecomte, publié dans l’article signalé en note 8.

[39] Dans ce que j’ai appelé ici le deuxième niveau, il conviendrait de distinguer les règles de politesse, les coutumes, les habitudes, et les rituels culturels, sociaux et religieux, qui sont plus prégnants.

[40] …et être compris !

[41] Où j’étais maître d’internat.

[42] Il est évident que ces combats dérisoires à propos de la casquette ou d’autre chose sont tout autant perdus d’avance, que jadis le combat pour interdire le port du pantalon aux filles ou des cheveux longs aux garçons. Mais il s’est encore trouvé un collège (à Bergerac) pour exclure un élève qui portait des baskets en dehors des cours d’éducation physique ! Voir “ Mes baskets et mon droit ” dans Cahiers Pédagogiques, n° 329, décembre 1994.

[43] Il faudrait, là aussi, dans le quatrième niveau, distinguer les Codes, pénal, civil, etc. et les valeurs morales. Avec la distinction signalée en note 39, cela fait donc en réalité sept niveaux d’importance.

[44] Voir note 33. Je cite très souvent ce texte de Sébastien Plura, mais j’en ai obtenu un très grand nombre, y compris de victimes anciennes ou actuelles, décrivant ce phénomène de la victime émissaire ; voir René Girard, La violence et le sacré, Grasset, 1972.

[45] La métaphore de la “ soudure ” est très fréquente pour désigner la prétendue cohérence des groupes, mais ce qui est soudé est condamné à l’immobilité ! Et l’on sait de quoi peuvent devenir capables les groupes “ soudés ”, où les personnes disparaissent au profit du “ groupe ”, de la bande, de la tribu, du commando, du gang, de la secte, de la “ mafia ”, de la “ fraternité ”, de la “ patrie ”, de l’ethnie, du parti…