Parler des violences à l’école ?

 

… S’en aller droit debout dans la parole et rien d’autre…

des histoires dont il n’y avait pas à se faire complice, rien, pas d’admiration, se faire non jugeant,

mais retourner cette parole objective vers le monde au dehors, qui d’ordinaire se refuse à l’entendre :

parler pour ceux qui ne veulent pas entendre.

François Bon, Prison. [1]

 

Q

ue savons-nous des situations de violence, qu’ils les subissent ou en soient les auteurs, dans lesquelles nos élèves sont pris en dehors de l’école ? Pas grand chose, finalement… Et il est très difficile d’échapper aux tentations psychologisantes – quand on a, parfois, quelques échos de ce qui se passe dans les familles – ou sociologisantes – quand on a, parfois, quelques informations sur ce qui se passe dans les quartiers. Une chose est sûre : ces violences-là, nous n’y pouvons rien ! Et donc, quel peut être le rôle de l’école quant à la réflexion que l’on peut essayer d’y mener sur ces violences sociales, économiques, urbaines, familiales, etc. ? Comment parler des violences que rencontrent nos élèves dans leurs existences quotidiennes ? Je n’ai pas de réponses à cette question. Je sais seulement que je ne supporte pas d’entendre raconter par un de mes élèves une situation quelconque de violence ou d’injustice, sans que monte en moi une espèce de désir d’intervention réparatrice, justicière voire policière ! Je me contente de signaler dans la plupart des cas les solutions éventuelles, légales, qui sont à leur portée. Mais il n’y en a pas toujours, et neuf fois sur dix, bien entendu, il est trop tard pour que quoi que ce soit puisse être entrepris pour le rétablissement du droit et je ne peux alors qu’offrir la (maigre) consolation de l’écriture et de la publication : « Écris-nous cette histoire… – Mais qui ça va intéresser ? – Moi. » Quelquefois, je n’ai pas besoin de solliciter cette écriture, dès lors que certains comprennent qu’il n’y a aucun risque d’être noté ou jugé…

Une fois de plus – et c’est le sentiment qui m’habite depuis que l’occasion de diverses publications ou interventions m’a été donnée – ce n’est pas moi qui écrit ici même, ce sont mes élèves, dont j’essaie de faire entendre la voix. Ainsi, une fois de plus, je leur laisse la parole, une parole écrite en cours de philosophie. Dernière précision : pour la deuxième fois [2] depuis que je publie des textes, j’ai été obligé de préserver moi-même l’anonymat des auteurs de certains de ces textes, à cause de la nature des événements qu’ils rapportent. Évidemment, sauf quelques termes dont le sens est clair, ces textes sont corrigés, avec l’accord de leurs auteurs.

 

 

Stains, le 22 janvier 1998.

 

Cher monsieur Defrance,

 

Je vous écris pour vous expliquer pourquoi j’ai démissionné du lycée. Mes camarades ont dû vous en informer : je vais m’engager dans l’armée et j’espère que cela sera pour moi l’occasion d’un nouveau départ.

Depuis l’âge de douze ans, j’ai commencé à découvrir “ la vie de la cité ”, l’argent facile, le rap, l’envie de ne plus aller à l’école, la cigarette, la drogue et l’alcool. Vers quatorze ans, j’ai commencé à sortir le soir et j’ai découvert les plaisirs de la nuit, et je me suis mis à fumer du teuchi et à boire. J’ai commencé par voler des sacs à main, des postes de voiture, dans les magasins aussi… Puis j’ai voulu viser plus haut en voyant les grands de ma cité se faire beaucoup d’argent. Je me suis associé avec une bande de copains et on a commencé à vendre du teuchi. Peu de temps après, chacun s’est mis à son compte.

J’agissais sans réfléchir et je ne me rendais pas compte de la réalité. J’allais encore à l’école car mes parents à cette époque étaient très autoritaires et m’obligeaient à y aller. Mais j’étais déjà entraîné dans le cercle vicieux de “ la rue ”, dans la “ galère ”. Il a fallu que je commence par me faire respecter, ce qui m’a amené un jour, vers quinze ans, à planter un mec de deux coups de couteau... Mais à cette époque la justice était encore clémente et je n’ai eu que des dommages et intérêts à payer.

Malgré les nombreuses embrouilles avec mes parents, je continuais sur ma lancée. Je voulais gagner de l’argent sans me fatiguer et mener la belle vie. J’ai continué à vendre du teuchi, je suis passé de la barrette à la save, je vendais en gros. L’argent me servait à acheter des armes, à financer mes vacances, mes soirées, à acheter mes cigarettes… Jusqu’au jour où des lascars m’ont carotté… J’ai décidé de me venger, avec l’aide de mecs de ma cité. On avait tout ce qu’il fallait, des armes. Mais il nous manquait une voiture. Alors un soir on en a volé une et on a décidé d’aller leur tirer dessus. On est parti, on a tiré, on est reparti. On était cinq. Moi, je devais aller voir ma meuf, et donc je leur ai laissé mon arme et ils m’ont déposé chez ma meuf. Mais sur le trajet ensuite ils se sont faits serrer. Ils ont fait leur 48 heures de garde à vue et ont été placés sous mandat de dépôt. Ils ont été interrogés plusieurs fois, mais aucun ne m’a balancé.

Mais, deux jours plus tard, vers six heures, j’étais en train de dormir, la porte en bois de l’appartement a sauté, je me suis réveillé et j’ai vu une vingtaine de keufs braquer ma sœur, mes frères, mon père et ma mère, qui se sont mis à pleurer. Puis ils m’ont balayé, ma chienne a voulu croquer un keuf, mon frère l’a arrêtée, j’étais immobilisé par terre, ils m’ont mis les menottes devant mes parents. Mon père avait les larmes aux yeux, ma mère criait et pleurait. Une fois au poste, ils m’ont dit qu’ils avaient retrouvé mes empreintes dans la voiture et qu’il y avait une arme en trop et ils ont dit que c’était moi, mais l’arme ne portait pas d’empreintes. Ensuite j’ai été mis en examen pour vol de voiture et complicité de tentative de meurtre. Mon avocat a réussi à obtenir ma remise en liberté. Les autres mecs ont été placés en détention préventive jusqu’au jugement qui a eu lieu il n’y a pas longtemps.

Mais au jour du jugement, pour moi, c’était devenu une ancienne histoire, surtout que j’avais continué à faire des conneries après… Un soir en rentrant du lycée, ma sœur me tend une lettre en me disant que c’était chaud et que mon avocat avait déjà téléphoné cinq fois... J’ai lu la lettre et puis j’ai téléphoné à l’avocat. C’était la convocation pour le tribunal. Le jour du jugement est arrivé et je m’en suis sorti avec un an de prison avec sursis, cinq ans d’interdiction de permis de conduire, une amende dix mille francs, l’interdiction de quitter le territoire français sans l’autorisation du juge et je dois tous les mercredis signer la feuille au commissariat. Je m’en sors bien.

Mais, à l’audience, j’ai revu le mec sur qui on avait tiré : il est paralysé à vie et ça, je ne pourrai pas l’oublier de toute ma vie, même si je ne sais pas si ce sont mes balles qui l’ont touché… [3]

Pour ce qui est de ma scolarité, j’avais décidé de continuer malgré tout, au collège je me suis fait renvoyer plusieurs fois mais j’ai quand même obtenu mon brevet. Le passage au lycée m’a tué. J’ai commencé à arriver en cours foncedé au teuchi puis à l’alcool, j’ai foutu ma merde avec d’autres, et plus les mois passaient et moins j’allais en cours. Après plusieurs renvois et convocations de mes parents, rien n’a changé. J’ai fini par me faire virer pour avoir menacé verbalement un prof et pour trafic de drogue à l’intérieur du lycée.

Je me suis donc retrouvé à Utrillo, et j’ai continué mes conneries, en moins grave quand même… Et maintenant, avant la fin de cette année de terminale, après avoir réfléchi longuement, j’ai décidé de m’engager dans l’armée de terre. Je pense que c’est un bon choix : je pars loin de ma cité et je vais commencer une nouvelle vie.

Si je peux me permettre de donner un conseil à toute la soi-disant caillera, c’est d’arrêter de foutre la merde, d’arrêter de rendre fous leurs parents et de travailler à l’école, de profiter de la vie. Avec toutes mes conneries, j’ai failli perdre mes parents, mon père me calculait presque plus, ma mère prenait des cachets pour dormir, j’ai failli perdre ma meuf plusieurs fois… On va bientôt se fiancer. Je ne regrette pas tout bien sûr, parce que j’ai quand même passé quelques bons moments, mais si je reste dans ma cité, je vais devenir fou. Je préfère partir et profiter de ma vie avant de me retrouver derrière des barreaux.

Monsieur Defrance, je vous remercie. Si vous voulez lire cette lettre à la classe, il n’y a pas de problèmes. Il faut seulement que Brahim Z. soit là, pour qu’il comprenne qu’il doit arrêter ses conneries. Si vous voulez publier, changez juste le nom. Je vous enverrai mes nouvelles coordonnées. Le jour de mes fiançailles, normalement le 21 juin prochain, je vous inviterai ainsi que toute la classe sans exception. Sur ce, bonne fin d’année !

 

Farid S.

 

J’ai effectivement lu cette lettre à la classe. Et donc quelques élèves ont répondu à Farid.

 

Le 26 janvier 1998.

 

Mon cher Farid,

 

Je t’écris avec Anissa, Nadia et Fanny : tous réunis, nous te soutenons et te passons le bonjour. Je pense aussi parler au nom de toute la classe pour saluer ton courage pour avoir ainsi dévoilé devant toute la classe, composée en majeure partie d’inconnus pour toi et pour lesquels tu étais aussi un inconnu, les méfaits de ta vie, dont tu as du mal à t’arracher, ce que l’on comprend, car, une fois dans la merde, on ne peut plus s’en sortir ou s’en sortir intact.

Je pense que tu as bien fait d’écrire cette lettre et d’avoir demandé au prof de nous la lire, en insistant pour que Brahim Z. soit présent. Cela aura permis à une partie de la classe, dont je suis, de pouvoir se faire une autre image de toi : de dépasser l’image de celui qui ne foutait rien en classe, de celui qui jouait les terreurs, malgré un soupçon de bonne humeur et de gentillesse qui te trahissait et que tu laissais entrevoir parfois.

Bref, grâce à cette lettre, je crois que tu as su redresser cette image ancienne, que tu as su imposer une autre image qui t’honore. Quand le prof a lu ta lettre devant la classe, il y a eu un silence de mort, un “ big respect ” en souvenir de toi, et je pouvais entrevoir de la tristesse et de la peine chez tous.

Je trouve touchant que tu aies insisté pour que Brahim Z. soit là lors de la lecture et je te demande de lui pardonner s’il ne répond pas à ton avertissement, à ta lettre, car, comprends-le, il est très difficile pour lui d’exprimer ses sentiments, lui qui se sent dur et intouchable… Mais sûrement, dans sa tête, il a longuement réfléchi et compati à ce que tu as écrit, mais j’ai peur que cela ne change rien à son comportement, tant qu’il n’aura pas lui aussi vécu des déboires avec la justice, comparables ou pires que les tiens, ce qui est dommage. Mais c’est peut-être dans la nature de l’homme, et tu n’auras pas à te reprocher de ne pas l’avoir prévenu si cela tourne mal pour lui. Mais si Dieu le veut, et lui-même, il pourra s’en sortir.

Je vais te laisser en te souhaitant à toi aussi une bonne fin d’année, et un bon mariage avec ta fiancée, dont tu nous avais montré la photo. Félicitations : elle est très belle, et je te souhaite plein d’enfants et beaucoup de bonheur. Et enfin, je te donne mon soutien : ta décision de t’engager dans l’armée te permettra peut-être de remettre de l’ordre dans ta tête et de repartir à zéro. J’en suis sûr. J’espère que cet engagement, et aussi ta future femme, te permettront de revenir dans le droit chemin…

Amicalement,

Djamel K.

 

 

 

 

 

Le 26 janvier 1998.

 

Salut mon cher Farid !

 

C’est Méloudia, qui t’écrit en direct du cours de philo où Monsieur Defrance vient juste de nous lire ta lettre, qui m’a profondément touchée, et pas seulement moi d’ailleurs parce que toute la classe l’était aussi.

Tu as eu raison d’écrire cette lettre, et j’espère que tout ce qui t’arrive en ce moment te servira de leçon pour ta future vie, et surtout ton mariage.

Alors je n’ai qu’une seule chose à te dire : ne refais pas les mêmes erreurs… Ok ? Vis ta vie et ne fais attention à personne qui voudrait à nouveau t’entraîner. J’espère pour toi que tu tiendras courage et dis-toi que tu t’en sortiras un jour.

Ça fait un vide sans toi dans la classe. On n’entend plus ton rire dans le fond. Tous les profs regrettent ton départ ainsi que toute la classe. Tes blagues manquent à Mme C., elle nous a dit : « Le mardi, il me disait toujours “ bonne année ! ” » Tu lui manques.

Le couscous s’est divisé totalement. Tout le monde demande après toi, même ceux qui ne te connaissaient pas vraiment. Dis-toi que je te soutiens, si tu as besoin de quelque chose, je suis là, n’hésite pas. Merci de nous avoir invités à tes fiançailles, c’est très gentil de ta part.

Alors, le “ schor ” à ta maman n’a toujours pas marché à ce que je vois.

Bon, sur ce, je te laisse, reste en bonne santé, et surtout garde le moral.

Réponds-moi vite.

Salut,

Méloudia, qui pense à toi.

 

Le 26 janvier 1998.

 

Mon cher Farid,

 

Je viens d’entendre ta lettre, que Monsieur Defrance nous a lue. Et j’ai envie, plutôt que de te répondre directement, de te raconter ma vie, comme tu viens de le faire, avec cette confiance… Je ne te connaissais pas jusqu’à ce que j’entende ta lettre et toi non plus tu ne me connaissais pas. Tu es le premier auquel je raconte toute mon histoire.

Je m’appelle (…). Je ne connais pas l’identité de mon père, je suis considéré comme un bâtard. Je suis né le 14 décembre 1980 à Saint-Denis, à 8 heures 45 du matin. Dès ma naissance, j’étais recouvert de sang et mon visage avait un teint verdâtre. Ma mère ne voulait pas de moi ce jour-là ! Et puis, une semaine après, elle a fini par m’accepter, car ma grand-mère lui avait “ pris la tête ”… Je tiens à préciser que je suis le fruit d’un sacré métissage, puisque, d’après ce que ma mère a dit à ma tante, mon père devait être un yougoslave, que ma grand-mère est vietnamienne et mon grand-père, qui est décédé, était indien. Ma mère, indo-vietnamienne donc, m’a eu très jeune, à 21 ans, et c’était très mal vu dans ma famille qu’une femme puisse avoir un enfant sans être mariée !

J’ai donc été élevé par ma grand-mère jusqu’à l’âge de trois ans et ma mère s’est alors mariée avec un certain “ S. ”, yougoslave lui aussi (mais ce n’est pas mon père, j’en suis sûr !). Le terrible cauchemar pour moi a commencé le 21 février 1986, le jour où est né mon demi-frère. Bien sûr, à cet âge-là, il est normal qu’une mère porte toute son attention au plus jeune de ses enfants, mais je me suis retrouvé complètement mis à l’écart. À ce moment, mon beau-père était vitrier-miroitier dans un chantier à la Défense : il était en train de mener une opération délicate avec ses collègues quand, soudain, il est tombé du troisième étage. Il s’est brisé la jambe droite et est devenu invalide, contraint de rester chez lui.

Et donc, avant que mon demi-frère soit en âge d’aller à la maternelle, c’est mon beau-père qui le gardait. Mes ennuis ont commencé : dès qu’il pleurait, pour je ne sais quelle raison, son père me rouait de coups, et c’était tous les jours la même chose ! Soit il me soulevait par les oreilles et me jetait contre le mur, soit il me donnait des coups dans les côtes, dans l’estomac, etc., que des endroits où ça fait mal ! Ma mère était au courant de ces mauvais traitements, mais mon beau-père lui disait toujours que je ne faisais que des “ conneries ”. Jusqu’au jour où ma mère s’est quand même rendue compte de la vérité : mon beau-père était sorti fumer dans le jardin et mon demi-frère, encore tout gosse à l’époque, a cru qu’il allait l’abandonner et s’est mis à pleurer. Son père lui a demandé ce qui se passait et mon demi-frère m’a accusé de lui avoir tapé dessus. C’était totalement faux, puisque j’étais dans la cuisine en train d’aider ma mère ! Mon beau-père a surgi dans la cuisine, m’a attrapé par le cou, m’a traîné dans le couloir et a commencé à m’étrangler ! Puis il a ouvert la porte et m’a jeté dans la neige. Il m’a fait bouffer de la neige ! C’est alors que ma mère s’est mise à pleurer et à me réconforter. Elle a cherché elle-même du réconfort auprès de sa famille en racontant ce qu’elle avait vu. Mais, rien à faire, sa famille trouvait des excuses à mon beau-père et expliquait que c’était parce qu’il était nerveux à cause de son invalidité…

Tous les jours, je me faisais tabasser et, à force, j’arrivais à “ exorciser ” la douleur en faisant semblant de chialer. Dès que je pleurais il arrêtait ses coups. Il a essayé d’innover avec de nouvelles techniques : il utilisait un martinet avec des lanières de cuir, il me frappait dans le dos, j’avais des traces et des égratignures et il m’a cassé des côtes. Je pense que c’est un miracle que ça n’ait pas été plus grave.

Je priais toutes les nuits pour que cela cesse.

Tout cela s’est répercuté sur mes résultats scolaires. Je n’arrivais plus à dormir le soir, à cause des douleurs. Je faisais le fou à l’école, je perdais la tête ! La seule chose positive est que je me suis mis à faire du judo et que j’ai découvert bientôt que je pouvais expédier au tapis n’importe qui sans difficulté, même des adversaires beaucoup plus corpulents que moi ! Une fois, pendant une leçon de judo, je ressentais de violentes douleurs aux côtes : mon meilleur ami m’a demandé ce que j’avais. Je lui ai dit que j’étais tombé... Il savait que je mentais, alors il a tout raconté à la maîtresse, qui en a parlé avec le directeur, et le directeur m’a convoqué dans son bureau avec ma mère. Il lui a déclaré qu’il fermerait les yeux si ma mère trouvait une solution à ce problème. J’avais commencé ma scolarité à Stains, puis je suis parti ensuite à Asnières, où j’ai eu des problèmes, pour finalement revenir à Stains. À cause de ces mauvais traitements, j’avais des lacunes, mais j’ai quand même réussi à être le 6e de ma classe, en CM1, où j’étais avec mon camarade Djamel K. (on était déjà dans la même classe).

Un manque d’amour comme celui-là se répercute sur mon comportement encore aujourd’hui : je n’arrive pas à faire confiance à quelqu’un, car je me suis senti trahi. J’exorcise mes douleurs, j’arrive à les exploiter en les transformant en facultés incroyables dans les combats. Pendant les combats clandestins de Muy-Thaï (c’est de la boxe thaï, mais où tous les coups sont permis, même en-dessous de la ceinture), je trompe l’adversaire en le mettant en confiance, en le laissant d’abord me rouer de coups et, lorsqu’il est fatigué, je l’élimine. Le visage que je vois en mon adversaire est celui de mon beau-père. J’en ai déjà envoyé deux à l’hôpital et un est resté paralysé des jambes. Ces combats sont clandestins, on m’emmène dans des lieux secrets, parfois à l’étranger. Au dernier combat, j’ai gagné 60 000 francs, que j’ai confiés à mon entraîneur. Mon nom de guerre « Sho Xiu Wang »… Mais cette année, à cause du bac, j’ai arrêté ces combats clandestins.

Mon cher Farid, j’espère que tu parviendras, dans ta nouvelle vie, à dépasser ce que tu as subi et commis. Ma nouvelle vie, à moi, n’a pas encore commencé…

R.

 

Le 26 janvier 1998.

 

Salut Farid !

 

C’est Olfa qui t’écris aujourd’hui : le prof de philo nous a lu ta lettre qui m’a sincèrement touchée. C’est vrai que tu as vécu plein de malheurs et que tu as fait plein de conneries, mais ce qui est bien c’est que je crois que tu t’es rendu compte de tes conneries, peut-être un peu tard, mais comme on dit : « Mieux vaut tard que jamais. »

Franchement, Farid, je te souhaite beaucoup de courage pour ton avenir et, surtout, comme tu le dis dans ta lettre, oublie le monde de la cité, c’est le point majeur de tes problèmes.

J’espère Farid que tu es bien décidé à refaire ta vie comme tu l’as dit, à prendre de nouvelles et bonnes initiatives, surtout pour construire un avenir correct avec ta fiancée, et aussi avec ta famille.

Je te souhaite beaucoup de courage et de bonheur pour l’avenir.

Bisous et bonne fête de l’Aïd.

Olfa.

 

À Stains, le 26 janvier 1998

 

Salut Farid !

 

C’est moi, Najet, la meuf mortelle de la classe (je rigole) qui t’écris. J’espère que tu te portes bien ? Là où tu veux aller, ce sera mieux que ta vieille cité de merde qui t’a détruit, à vouloir faire comme les autres merdes de tes copains. Merci pour les quelques mots que tu nous as écrits. Tu as été courageux en écrivant ce que tu as écrit.

Je sais que ce sera dur d’être loin de toutes les personnes que tu aimes, ta mère, ton père, tes frères et sœurs, ta meuf, tes amis…, mais peut-être que ce sera mieux pour toi, Inch’Allah. L’année 1998 s’annonce dure et mauvaise mais le temps change et tu changeras avec.

Il y a un truc que je veux te dire, même si je ne te connais pas assez : n’aie confiance qu’en ta famille et ta femme, car ce sont les seules personnes qui t’aideront. Je suis heureuse pour toi d’apprendre que tu vas te marier, ce sera la meilleure chose qui t’arriveras. Compte sur moi : je viendrai sans problèmes, et j’emmènerai Nabil avec moi, même si je ne suis plus avec lui, mais j’essaierai de ranger un peu ma fierté de côté, et peut-être ce sera comme avant, Inch’Allach.

À part ça, l’école c’est relou, mais je compte avoir mon bac cette fois-ci, ou sinon ma mère, que j’aime de tout mon cœur et qui est la seule personne en qui j’ai confiance car je n’ai pas de père, va m’étrangler, comme le mouton le jour de l’Aïd !

Bon, sur ce, porte-toi bien et arrête de faire des bêtises, comme je pourrais être fière de toi et tout le monde sera fier de toi.

Essaie de m’écrire, mais si tu n’écris pas, je comprendrai.

Najette,

qui t’embrasse et pense à toi.

Je te serre fortement la main de tout mon cœur.

 

Le 26 janvier 1998.

 

Hola Farid !

 

Ça va ? Je suis désolée pour toi, mais j’espère que ça va s’arranger comme tu le souhaites. Je ne sais pas trop quoi te dire, sauf que ta lettre était touchante et que si les flics te rompent les “ cojones ” (te cassent les couilles !), tu devrais t’en servir.

J’espère que tu t’es réconcilié avec tes parents, car ce sont les seuls que tu as, et que tu vas vraiment laisser tomber ton passé, car il n’y a que les connes qui pensent que les racailles sont les meilleurs mecs, mais ça ne dure jamais longtemps et au moment des fiançailles elles doivent avoir envie plutôt d’un mec qui mène sa vie bien sûrement, comme celle que tu veux commencer.

Je te laisse car t’auras sûrement beaucoup d’autres lettres à lire !

Bisous !

Céline G.

P.S. : Peut-être que dans ton entourage, tu trouveras quelqu’un à qui donner une clope, mais, moi, maintenant, à qui je vais demander une clope dans la classe ?

 

Stains, le 30 janvier 1998.

 

Louange à Dieu seul !

 

Salut Farid,

 

C’est avec un très grand plaisir que je t’écris cette lettre, qui j’espère te trouveras en excellente santé.

Comme tu peux le constater, je t’écris cette lettre d’un ordinateur, j’ai voulu essayer de m’appliquer pour cette première lettre que je t’envoie.

Le lundi après-midi, le prof de philo nous a lu la lettre que tu nous avais écrite, elle nous a tous beaucoup émus. En l’écoutant, j’ai essayé de réaliser ce que tu avais pu endurer durant toutes ces années, ça a dû être très difficile pour toi. Il faut beaucoup de courage pour faire ce que tu as fait : se rendre compte de ses erreurs. Beaucoup de personnes sont dans ton cas mais ne prennent pas conscience de leurs fautes, c’est, à mon avis, parce qu’ils n’ont pas la chance d’être aussi intelligent que toi ! (Je pense sincèrement ce que je dis).

Ce que je vais maintenant te dire va peut-être te paraître bizarre ou exagéré, mais sache que je le pense, en fait, j’admire le courage dont tu as fait preuve face à toutes ces situations très difficiles à surmonter ! Il est vrai que tout cela ne t’est pas arrivé par hasard mais, tout de même, je pense, personnellement, que ce qui t’arrive n’est pas tout à fait juste ! Tu es si jeune, avec une si longue vie devant toi !

Tu sais, Farid, nous avons tous été très tristes d’apprendre ce qui t’est arrivé, surtout que tu es parti si subitement ! Depuis la semaine dernière, ça fait un grand vide dans la classe, on s’est tous beaucoup attachés à toi et tu vas vraiment nous manquer ! Nous avons appris que tu allais t’engager dans l’armée : nous en sommes très contents et te souhaitons bonne chance pour ta “ nouvelle vie ”, comme tu le dis dans ta lettre.

Si je peux me permettre, voici le meilleur conseil que je puisse te donner : garde espoir dans la vie car même si ce n’est pas toujours facile, n’oublie jamais que DIEU est tout-puissant, qu’il peut exaucer tous les vœux et surtout ne crois pas que tout est définitif car DIEU est très clément et miséricordieux !

Encore une dernière chose, je voulais te dire que si tu as besoin de quoi que ce soit, surtout n’hésite pas à nous le demander et sois sûr que nous serons toujours là pour t’aider, INCHA-ÂLLAH ! Et n’oublie pas que tu peux passer nous voir au lycée quand tu veux, tu seras toujours le bienvenu !

Nous souhaitons tous que ça aille très bien pour toi, et pour ma part, je souhaite que tout s’arrange et que DIEU t’offre le bonheur perpétuel en compagnie de ta future fiancée et de ta famille, INCHA-ÂLLAH !

Ta camarade de classe Nadia A., qui t’aime beaucoup

et qui regrette de ne pas t’avoir mieux connu !

 

9 mars 1998.

 

Mon cher Farid,

 

Il y a déjà quelque temps que le prof de philo nous a lu ta lettre, et c’est maintenant seulement que je te réponds… pour te dire que, sans être passée par les mêmes difficultés que toi, j’ai moi aussi pris une grande décision il y a deux semaines : de m’engager aussi dans l’armée !

Je m’aperçois que c’est une chose que j’ai toujours voulu faire. Un BTS, un IUT, l’université, tout ça ne m’intéresse pas. En fait, je n’ai pas trop réfléchi car je ne voulais pas avoir de regrets. Et je suis allée à l’armée de terre retirer mon dossier.

Et là, mon père a été au courant. Je le lui ai annoncé. Il n’a pas compris pourquoi j’ai pris cette décision. Mais moi c’est ce que je veux faire, je sais que c’est dans l’armée que je trouverai mon chemin. J’ai envie de me prouver à moi-même que je suis capable de me débrouiller seule. J’en ai parlé à mon copain. Le lendemain, je l’ai revu et il m’a dit qu’il était hors de question que je parte. Mais après une longue discussion, il a  fini par comprendre que c’est ce que je voulais. Tout le monde ne comprend pas comment je peux laisser les gens que j’aime. Mais je sais que j’aurai quarante cinq jours de permission par an.

J’ai donné mon dossier. Les concours se passent au mois de mai. Si les tests sont réussis et que j’ai mon bac, je partirai au mois de septembre à Saint-Maixent, dans une école de sous-officiers et mon engagement sera de cinq ans. Si tout va bien, je sortirai donc à vingt quatre ans.

J’aimerais ensuite me marier avec mon copain et faire un enfant avec lui. Je sais que cinq ans c’est long et qu’il ne m’attendra jamais. Mais pourtant c’est lui et pas un autre, voilà ce que je veux faire de mon existence.

Bien sûr, tout ça n’est pas sûr… Si je n’y arrive pas, j’essaierai un BTS. Je ne veux pas mais je n’ai pas le choix. Voilà.

Je n’avais jamais entendu un tel silence dans la classe quand le prof a lu ta lettre… Tu as eu du courage de l’écrire. Tiens nous au courant de la suite.

Séverine K.

 

Le lundi 6 avril 1998.

 

Mon cher Farid,

 

Ce n’est que maintenant que je réponds à ta lettre... Mais il ne faut pas m’en vouloir : c’est que certaines choses sont très difficiles à dire. Moi aussi, comme toi, j’ai décidé d’arrêter mes conneries, et, peut-être parce que j’ai plus de soutiens, je reste au lycée, je vais essayer vraiment d’avoir mon bac. [4]

Pourquoi tant de jeunes dans les banlieues baissent-ils les bras et se marginalisent-ils ? Je pense qu’il faut partir de l’individu et non du groupe. En effet, un groupe n’est qu’un ensemble d’individus. Et on peut voir ce problème en analysant une seule personne : toi ou moi.

Je vais donc te parler de moi, puisque tu nous as parlé de toi.

Il y a deux ans, alors que j’étais en première L, des personnes de ma cité se sont embrouillées avec des mecs du Clos. Je me suis donc trouvé entraîné malgré moi dans ce jeu, car je fais partie de l’un des groupes. Je dis “ malgré moi ”, mais je sais bien que si je l’avais voulu, j’aurais pu esquiver tous ces problèmes, mais beaucoup de facteurs sont entrés en ligne de compte…

Tout d’abord, je m’ennuyais en classe. Je n’aurais pas dû être orienté dans cette filière, bien que mes résultats aient été convenables. Cela me poussait à ne plus trop aller en cours, et donc je passais mes journées dans la cité de 7 heures du matin à 18 heures le soir, à jouer aux cartes, puis je remontais à la maison pour dîner et je ressortais jusqu’à minuit. Le deuxième facteur ce sont les autres : on ne veut pas passer pour quelqu’un qui a peur, même si en réalité je n’avais pas peur de me taper avec les autres.

Voilà donc où j’en étais : pas d’école, la peur de l’autre, la peur de passer pour quelqu’un que je ne suis pas.

Mais il me fallait de l’argent. Je n’étais pas assez idiot pour voler. Mais j’ai été assez stupide pour vendre du “ bedo ” (haschich) et de l’herbe. Alors les embrouilles se sont arrêtées et je suis retourné à l’école, tout en continuant à vendre des produits stupéfiants. C’était beaucoup plus facile à l’école : il y a beaucoup de clients. De plus, nous étions bien organisés, moi et mon associé : nous nous occupions du bedo et d’autres s’occupaient de vêtements (501, Timberland, Air Max, etc.), de hi-fi, télés, magnétoscopes… En un mot, on maîtrisait le lycée sans même que la plupart des élèves ne le sachent.

Mais moi j’avais un avantage sur les autres : mon père. En effet, il s’inquiétait pour moi : et lorsque j’étais en bas, dehors dans la cité la nuit, il venait me chercher. Aujourd’hui je me rends compte que c’est peut-être ça qui a fait la différence.

Le plus grave, c’est lorsque les parents n’assument plus leurs responsabilités vis-à-vis de leurs enfants. Ainsi je connais des mecs qui sont en prison, d’autres qui sont devenus toxicos, d’autres qui ne font que du “ bizness ” et même d’autres qui se sont faits tuer.

Quant à moi, j’ai continué à vendre jusqu’au jour où mon père a trouvé de l’herbe que j’avais cachée. On a longuement discuté, je lui ai menti en disant que cela ne m’appartenait pas. Il m’a ordonné de rendre l’herbe à la personne, je lui ai dit oui, mais je l’ai écoulée. Puis je ne m’en suis plus procurée.

Depuis on m’a proposé beaucoup de bizness et même des armes. Mais je voulais désormais être en paix avec moi-même. Et le meilleur moyen d’être bien, c’est de ne rien faire d’illégal. Le meilleur moyen de ne pas se faire attraper par les keufs c’est de ne rien faire.

Voilà donc ce qui m’avait amené à faire de telles choses : l’ennui et l’entourage.

Voilà ce qui m’en a sorti : mon père, ma volonté et la réflexion. Car on ne peut pas être un homme si on évolue de cette manière. Aujourd’hui, je vois des mecs de trente ans qui se comportent comme s’ils en avaient seize. Ils jouent les mecs “ mortels ” parce qu’ils vendent de la came, mais pour moi ils sont de la merde. Je ne les respecte pas. Ils ne me font pas peur, ni à moi, ni à d’autres mecs de ma cité.

Je suis content que toi aussi tu t’en sois sorti, même si tu as payé lourd.

Donne-nous de tes nouvelles.

Karim M.

 

N’importe quel enseignant aujourd’hui dans certains secteurs de notre société pourrait facilement obtenir – ou recevoir sans les demander… – des textes ou lettres de cet ordre. À quelques conditions peut-être : par exemple, renoncer aux tentations de l’“ exploitation ” du texte… Et aussi sans doute : « se faire non jugeant ». C’est le plus difficile : sur quoi repose notre “ maîtrise ” en dernier ressort ?

 

Bernard Defrance.



[1] Verdier édit., 1998.

[2] Pour ce qui est de la première fois, voir Le plaisir d’enseigner, Syros, 1997, p. 41-42.

[3]  C’est Farid qui souligne.

[4] Karim a eu son bac. Dans cette classe de STT, seuls deux élèves – Farid, qui ne s’y est évidemment pas présenté, et Brahim – sur 25 n’ont pas obtenu le bac.