Banlieue = violence ? *

 

La dernière nuit de la Saint-Sylvestre ne va évidemment pas contribuer à casser le stéréotype ! Depuis un certain nombre d’années, on a pris l’habitude d’associer la violence aux banlieues en déréliction, aux “ cités ” où le taux de chômage dépasse les 50%, où l’échec scolaire frappe les enfants et les jeunes et où les parents auraient “ démissionné ”… On le sait depuis longtemps : les structures élémentaires de la socialisation en passent par la construction du rapport au temps et à l’espace. Et il serait étonnant bien sûr que le cadre de la vie quotidienne, les conditions de logement, n’aient pas de conséquences sur le comportement de nos élèves. Il y a déjà longtemps aussi que Fernand Oury, parlant le premier de la violence de l’école, tenait compte de la “ hachélémisation ” des enfants dans son travail pédagogique. Les effets des concentrations verticales, des “ silos à main d’œuvre ” construits à moindre frais en “ chemins de grue ”, pour éradiquer les bidonvilles pendant les “ trente glorieuses ”, ont été abondamment dénoncés.

En revanche, ce qui n’a guère été signalé jusqu’à présent, à ma connaissance, ce sont les effets non moins destructeurs sur les élèves des “ HLM horizontaux ” : ces lotissements de pavillons préfabriqués, sans équipements sociaux, qui ont envahi les petites communes rurales proches des grandes agglomérations, vendus aux classes moyennes qui voulaient échapper à l’entassement vertical et en avaient, si peu que ce soit, la possibilité. Il y aurait lieu notamment de réfléchir aux dangers de l’éloignement, constamment en aggravation, des lieux de résidence et de travail, qui, à cause des infrastructures de transport rendues ainsi nécessaires, déstructure encore un peu plus le tissu urbain, et, à cause du temps gaspillé, fragilise encore un peu plus les liens familiaux (combien d’enfants à la clé autour du cou, dès l’école primaire ?) ; de même il importerait de réfléchir sérieusement à la défiguration des proches campagnes de toutes les agglomérations d’une quelconque importance, par les implantations de “ grandes surfaces ” et commerces divers, dans le moment où les commerces urbains de proximité et les marchés populaires disparaissent, disparition qui contribue à rendre la ville invivable pour qui ne sacrifie pas au mythe de l’automobile ou n’en a pas les moyens.

Et la violence en ces lieux, si elle prend des formes moins visibles que dans les concentrations verticales, n’en est pas moins destructrice : j’ai enseigné pendant neuf ans dans un lycée qui accueillait un tiers de ses élèves environ de ces “ lotissements ”, et, si j’en crois leurs témoignages, la drogue, par exemple, y était au moins aussi présente que dans les “ cités ” (un autre tiers des élèves en provenaient). Et sans doute faudrait-il aller plus loin encore dans l’analyse : dans l’habitat vertical, il suffit de descendre en bas de chez soi pour retrouver les copains et s’insérer éventuellement dans certaines activités adultes, alors que celui qui ne dispose pas d’un moyen de locomotion autonome dans l’habitat horizontal éparpillé est voué à la solitude et à l’enfermement “ familial ”… Dans les cités peut se développer une certaine culture dont on voit bien les effets, y compris sous leurs formes “ récupérées ” dans la publicité et la mode. En revanche, nulle culture ne semble surgir de ces agglomérats homogènes de préfabriqués industriels qui assiègent les quelques fermes survivantes de l’agriculture et elles aussi vouées aux logiques industrielles et marchandes. Pourquoi s'étonner des conséquences sur les enfants de ces modes de vie “ rurbains ” déstructurés ? Est-il vraiment sûr que l'horizontal soit moins nocif que le vertical ?

Bernard Defrance.



* Paru dans les Cahiers Pédagogiques, n° 365, juin 1998, avec quelques coupes ; ici version complète.