Du
conseil de classe ou la violence de l’institution scolaire,
Nous approchons de la fin du premier trimestre, et à
nouveau je me demande dans quelles conditions je vais pouvoir traverser l’épreuve
des conseils de classe. La chose est pourtant banale. Cela fait dix ans que je
participe (comme professeur de philosophie), à la fin de cette période, à ces
événements de la vie scolaire, en éprouvant un profond malaise, une désagréable
sensation de jouer un rôle exigé par une institution qui ne livre jamais le
scénario noir sur blanc. C’est en effet une évidence de le dire et de le faire
remarquer : l’institution précède l’individu, elle préexiste et
conditionne les comportements et les attitudes en fonction des modèles
traditionnels dont elle s’inspire, pour être fondée et maintenue en l’état. Le
sujet humain découvre sa fonction configurée par des normes qui s’imposent à
lui, et qui restent celles de cette étrange entité transcendante que représente
le lycée. Pénétrer dans l’enceinte d’un établissement oblige chacun à
abandonner les habits du quotidien pour des vêtements dont la charge symbolique
les transforme en tuniques professorales. C’est qu’il faut désormais se penser
professeur et adopter les codes, les signes et les attitudes propres à la
fonction. Cette transition symbolique passe encore car sa gestion reste
relativement souple et permet, au moins dans le cadre des cours, de se mouvoir
avec plus ou moins d’aisance selon les psychologies et les singularités.
« Le conseil de classe : un mécanisme de
soumission »
Mais entrer dans la salle d’un conseil de classe est une
autre affaire. C’est le seul et unique moment de la vie scolaire ordinaire (je
ne parle pas des conseils de discipline et autres organes de décisions) où se
concentrent en principe, les différents représentants et acteurs de
l’institution. On y trouve évidemment les professeurs, les représentants de la
direction (directeurs d’études), professeur titulaire ou principal, les représentants
des parents et les élèves concernés.
Dans mon établissement (lycée privé sous contrat), la
question se pose à chaque conseil de classe, de savoir si les professeurs
souhaitent la présence des délégués. La loi d’orientation de Juillet 1989 qui fixe
et définit les modalités d’application de la représentation des élèves n’est
décidément pas entrée dans les murs bien gardés de certaines structures
privées. Je ne cesse d’en appeler à la loi et à la nécessité de la fonction
« délégué » (rôle citoyen de représentation à construire) pour éviter
les règlements de compte et les mises en accusation. Ce n’est pas aussi simple
ici, et la transgression des lois ne
gêne finalement que peu d’éducateurs (!). De la même façon, le professeur
principal demande si on souhaite convoquer certains élèves au conseil. Je me
permets alors de faire remarquer que la présence directe des élèves ne sert
pour ainsi dire jamais leur intérêt, et que ces démarches qui s’imposent aux
éléments concernés (il faut tout de même rappeler que la plupart sont majeurs
en terminale et que cette procédure est pour eux obligatoire sous peine
d’heures de colle !) transforme le conseil de classe en processus
d’auto-justification, pouvant produire les psychodrames les plus effarants
(crise de larmes, humiliation publique pour le Bien de la personne concernée et
j’en passe). Pourtant ces dérives ne sont pas nouvelles et isolées ; dans
mon précédent établissement d’exercice, toute la classe était conviée par
« tranches » successives et ordonnées comme il se doit, des
« meilleurs » aux plus « mauvais » (j’entends encore un
professeur principal annonçant ouvertement et devant le groupe d’élèves qui
s’installent, l’arrivée des « nuls » !). J’ai assisté à
des tribunaux invraisemblables où chacun tente de « sauver sa peau »
et justifier le sens de son activité, y compris certains collègues mis en cause
publiquement par le groupe d’élèves présents. C’est qu’il s’agit en plus de
faire durer le « plaisir » : 4 heures (!) de
« conseils » particuliers, interminables et désastreux, dont
seuls la direction et ses représentants peuvent véritablement jouir. De la
division qu’ils installent et du climat de suspicion qu’ils entretiennent, ils
sortent évidemment renforcés. Certains de ces « conseils » rejoignent
les mécanismes de soumission analysés à partir de la très fameuse expérience de
Milgram (La soumission à l’autorité). La force « morale » et symbolique de l’institution rend
possible des comportements où le jugement critique s’affaiblit et autorise
des formes agressives et régressives sous le couvert de la fonction. Chacun de
ces rituels a son lot de larmes et de sacrifiés ; les cibles sont
éternellement les mêmes, qu’ils soient élèves ou professeurs…La violence et le
sacré ne sont-ils pas les deux bras du même pouvoir (R. Girard) ?
« L’institution ou la haine du singulier »
C’est là qu’il faut interroger la violence invisible de
l’institution et son véritable projet. A-t-on oublié que l’autorité
traditionnelle d’une institution puise son énergie dans des fondements
religieux qui cherchent la reproduction à l’identique des modèles
archaïques ? L’école ne supporte pas la singularité et la créativité. Elle est
holiste dans sa structure et résiste à la nouveauté comme devant une maladie
infectieuse, sans s’apercevoir que ses propres mécanismes de défense sont
eux-mêmes pathologiques, car incapables d’adaptation et de transformation.
L’école hait l’insolite et le créatif, tout ce qui échappe à son contrôle. Elle
se complait dans l’administration des subjectivités, autrement dit, dans la
lente digestion des possibles. C’est pourquoi, les attitudes inhabituelles ou
les absences chroniques d’élèves sont perçues comme l’affirmation d’une
puissance subjective et privée, menaçante pour ceux qui ont la charge de
contribuer à la persistance des valeurs collectives. La semaine dernière, une
élève de terminale technologique particulièrement docile, a été collée parce
qu’elle a placé un piercing sur son front ; elle a été contrainte de
l’enlever ; il est remarquable que certaines collègues qui usent de cette
pratique ne subissent pas le même sort ! La classe s’est plainte du
traitement réservé à l’élève (pendant le conseil de classe) d’autant que le
« piercing » est autorisé dans les classes d’arts appliqués. On leur
a signifié que « des futurs
commerciaux ont le devoir de respecter une tenue appropriée à leur fonction future» ; il va de soi qu’un élève
d’arts appliqués « piercé » est une œuvre vivante qui valorise
l’image de sa section, quand un « futur » commercial
« piercé » est à lui seul une faute de goût !) Outre le fait de
considérer l’élève comme le produit totalement déterminé par le profil
(supposé) de sa section (qui implique en l’occurrence qu’il ne puisse être
artiste ici ou plus tard), se pose évidemment la question de la cohérence des
règles et par extension, de la signification de tout rapport à la loi. Comment faire valoir le sens de la loi
auprès des jeunes générations quand les adultes qui ont pour fonction de
l’initier et de la protéger, sont les premiers à en transgresser les
principes ?
« Contrôle social et répression »
L’école joue son rôle de contrôle social et le joue même
avec professionnalisme. Rien n’est laissé au hasard. Cette abjection pour
l’aléatoire se résume dans ce gigantesque panoptique généralisé qui consiste à
sur-veiller en permanence le temps et l’espace de la vie scolaire. Tous les
mouvements, toutes les actions (même les plus intimes), doivent être
justifiables. L’angoisse de la délinquance est partout, la crainte d’être
« débordés » (selon les mots récents d’une collègue) envahit les
discours. La lutte contre la violence potentielle (et fantasmatique) réactive
les réflexes les plus crispés. A l’emploi du temps pléthorique et à la
répression des corps qui en découle s’ajoute le formatage d’une domesticité,
malléable et vouée au relativisme le plus alarmant. Le conseil de classe en appelle à la fonction et à l’ordre, au sens
des responsabilités et à la concrétisation des projets. Son rituel est celui
d’une prise en charge imaginaire, pour ne pas dire magique, des « difficultés scolaires » et de la
souffrance à expurger (qu’il s’agit en réalité de circonscrire) sous une forme
acceptable pour la collectivité. Et pour cela, des stratégies hautes en
couleurs sont employées. Il est assez aisé de constater par exemple, des dérives « psychologisantes »
pour rendre compte des comportements à risque (absentéisme, inattention en
classe, etc) des élèves. La démarche n’est évidemment pas systémique et
n’interroge pas le lieu d’apparition ou d’expression des symptômes. Ces
derniers sont des signes dont les causes sont nécessairement à trouver
ailleurs, en dehors de l’espace scolaire, comme pour justifier savamment une
approche qui n’engage à aucun moment les acteurs du système. L’interprétation
psychologique procède de la réalité individuelle et tente de saisir les causes
d’un malaise apparent au coeur de ses relations affectives et non dans son
rapport à l’institution, comme si ce dernier allait de soi. Et en effet, selon
cette logique, le symptôme renvoie toujours à autre chose, à la structuration
familiale, aux repères, aux rôles joués par les amis ou la petite copine, aux
conflits latents non dépassés, à l’histoire du sujet, voire à la situation
économique des parents. Et on trouve toujours, à force de gratter et de creuser
les strates de la subjectivité, des conflits ou des raisons pour justifier un
tel point de vue. A combien de « conseils » ai-je assisté pendant
lesquels, certaines collègues ont littéralement déballé la vie privée de telle
élève sans le moindre souci déontologique (notamment dans les classes sciences
médico-sociales où on se prend à jouer l’assistante sociale). Existe-t-il une déontologie ou une charte
de la fonction enseignante dans laquelle on s’engage à respecter certains
principes éthiques élémentaires ? Toujours est-il que cette approche
« psychologique » de bazar permet ainsi de préserver l’école de tout
questionnement critique sur elle-même.
Elle isole l’individu-élève, le marginalise en omettant d’interroger le
lieu d’apparition des symptômes. Conséquence non négligeable, l’absent
récurrent (y compris en classe sous la forme de l’inattention) finirait par
passer pour un inadapté, pour un déviant, pour un malade, et même parfois pour
un délinquant. Cette lecture permet par la suite de légitimer des pratiques
encore plus répressives à l’endroit des “responsables” ; l’élève d’abord par un
arsenal d’orientation, de sélection et de pression accru, et les parents
ensuite par des mesures mettant en cause leur autorité de tuteurs et leur sens
des responsabilités.
« Pas question d’avoir le souci de soi »
La soumission de
l’énergie individuelle est l’affreuse garantie d’un maintien de l’ordre.
Perpétuation de la tradition et inscription du grand Autre dans le corps dressé
(en l’occurrence courbé) et anémié, les élèves renoncent à leur absolue
originalité en ces lieux où s’agite la morne pensée. Il n’est pas question
d’avoir sur le territoire scolaire, le souci de soi : On s’en
occupe !
Lors du dernier conseil de classe auquel j’ai malheureusement
assisté, un élève convoqué pour 25 demi-journées d’absences est tenu de
justifier publiquement (il est seul et il n’y a plus de délégués) de son
inacceptable comportement scolaire. Le voilà qui tente calmement de rappeler
qu’il a été malade à plusieurs reprises et hospitalisé suite à un accident de
voiture. Le conseil est embarrassé car toutes ses absences ont en effet, été
« justifiées » en temps et en heure. (Question : un prof absent
est-il tenu de justifier ses absences devant un « conseil » ?)
Il n’y a donc pas « d’irrégularités » massives. Pourtant, une
collègue fait remarquer que « ses
absences sont une réelle injustice pour tous les élèves qui ont joué le
« jeu » des évaluations et qui se sont confrontés aux épreuves ».
« Dans ce cas, s’indigne-t-elle,
il suffit d’être absent pour être
dispensé d’efforts ! ». C’est sans doute honteux d’être
malade ; quant aux exercices
proposés à ceux qui ont la chance d’être en bonne santé et de se former,
n’auraient-ils qu’une fonction punitive ? L’incroyable logique qui sous-tend pareil discours affirme le
caractère essentiellement répressif de la fonction préparatoire au bac, des
évaluations (ce qui est catastrophique), et dissimule à peine une rhétorique
saisissante du ressentiment et de la culpabilité. Il suffit de rappeler que la
maladie ne peut être criminalisée, et qu’en aucun cas, elle ne saurait servir
de prétexte pour se retourner contre l’élève et constater une levée spontanée
de boucliers pour se défendre de pareilles interprétations. « Ce n’est pas ce qu’on a dit », s’insurge un autre collègue. « Nous sommes inquiets pour sa scolarité et si
nous le faisons venir, c’est pour son Bien ». Oui, la formule est bien
connue : « Je veux ton bien… et
je l’aurai ! » C’est tout
le problème. Ce n’est jamais ce qu’on a dit et pourtant on le signifie avec une
insistance lourde et sans échappatoire pour sa « victime ». L’art de
jouer sur les bons sentiments, permet, outre le fait de cultiver sa bonne
conscience professionnelle, de maintenir l’autre dans un état de minorité, sous
la houlette de ses tuteurs bienveillants. Cela ne serait-il pas « un
peu » pervers ?
Participer à un conseil de classe, c’est abandonner une
partie de son humanité au “profit” de ce “jeu” de rôles qui transforment chaque
sujet en “moi persécuteur” et parfois en
moi régressif ou « sauveur ». Lorsque toute la troupe est en
place, le scénario s’accomplit et l’arène devient le théâtre dramatique où
chacun joue son texte, avec le plus de conviction et de sérieux possibles. Le « mauvais » élève doit
emprunter le rôle d’ « enfant soumis » et ne pas verser dans
quelques attitudes « rebelles », sans quoi il serait rapidement
châtié, pour ne pas dire châtré. Car c’est bien de cela dont il s’agit,
c’est-à-dire de la castration de son désir et de toute velléité d’indépendance.
Le bon élève est le « normatif-soumis », celui qui joue le scénario
attendu avec une certaine efficacité parce qu’il a compris que sa
« réussite » sans dommage immédiat est de ce côté. L’élève « enfant-libre »
est condamné à refouler sa créativité ou à rêver d’un lieu de réalisation
extra-scolaire. Pour lui, l’école reste synonyme d’ennui, donc d’échec. Penser
un conseil de classe à partir des catégories élaborées par l’analyse
transactionnelle révélerait sans doute des postures qui mériteraient d’être
questionnées.
« Lorsque l’élève entre dans la salle du conseil, il
est à son tour quelqu’un d’autre. »
Je juge la qualité et la quantité d’études de mes élèves,
je les évalue et j’attends qu’ils justifient ici-bas, leurs insuffisances et
leur manque de motivation. Je ne suis plus celui qui pense avec eux, les
accompagne dans leurs élaborations et les invite à prendre place dans cet
espace et ce temps de la classe, sous la forme d’une prise de parole partagée.
Je deviens cet Autre qui n’est plus un égal dans le respect de règles de la
pensée, mais qui occupe soudain une posture hiérarchique habilitante ou
discriminante, comme peut l’être l’institution. Qui suis-je à ces heures ? Je ne sais pas ; un fonctionnaire
zélé ? Un terroriste ? Un éducateur ? Un prêtre ? Un
accoucheur ? C’est effrayant ! Je deviens le visage provisoire de
la super-structure, sa forme tangible. J’incarne son pouvoir et ses
fantasmes ; je me sens immédiatement investi d’une mission dont l’implicite
projet consiste à vérifier le degré de soumission et de docilité des individus
en présence. Lorsque l’élève entre dans la salle du conseil, il est à son tour
quelqu’un d’autre, transfiguré par l’enjeu et par l’épreuve qu’il s’apprête à
subir. Nous ne nous reconnaissons pas et pourtant nous nous faisons face. Lui
est seul et exposé. Il émane de lui une tension palpable que le corps contient
avec peine. Parfois, il joue la fausse décontraction pour se donner une
assurance qui serait de nature à « l’innocenter ». Parfois, il
devient rouge écarlate ce qui le rendrait presque suspect. Ces moments sont
terribles et tout le monde trouve ça parfaitement normal ! L’élève
affronte cette solitude devant ses juges qui font masse, soudés par quelques
fantasmes souterrains. Nos visages sont alourdis par nos rôles respectifs, ils
annoncent à travers une transpiration discrète, les paroles à prononcer pour la
circonstance. Nous sommes l’un et l’autre dans l’excès de sens, dans la
surcharge, au centre d’une hypertrophie symbolique qu’accomplit la parodie
du spectacle. Nous nous soumettons à la puissance des signes et des forces
latentes. L’élève joue habituellement le rôle attendu et se doit de reconnaître
publiquement ses « fautes » d’ignorance. Lorsqu’un lycéen convoqué
n’a rien à se reprocher et que son trimestre indique une normalisation réussie,
il est naturellement encensé par l’équipe, qui en fait là encore, beaucoup
trop. Ainsi, Marc, qui a eu l’outrecuidance de forcer le passage contre l’avis
du conseil de première, s’est fait « descendre » avec 9,95 de moyenne
générale au premier trimestre (ce qui pourtant constitue, comme je l’ai indiqué
lors du conseil, le signe d’une adaptation plutôt correcte aux exigences de la
terminale) alors que Rémi (le suivant sur la liste des convoqués) a été
hautement félicité pour une moyenne de 10,3 (il n’en revenait pas
lui-même !). Trente-cinq centièmes de point d’intelligence scolaire, ça
compte ! Il n’y a pas de doute ! Et cela fait même toute la
différence au bac…sur les dossiers ! Moi, j’observe médusé la scène, me
demandant inquiet et même angoissé, ce que je fais ici… et pour quelles
fins ?
« Va-t-on à l’école pour
travailler ? »
L’élève ne sait pas pourquoi il échoue. D’ailleurs il ne
le sait jamais. C’est étrange, cette rengaine de la justification. L’ignorant
est censé donner aux experts les raisons de sa propre ignorance, de son
incompréhension et de son échec. Pourquoi échoue-t-il ? Comme s’il le
savait ! Nous exigeons de sa part, la réponse que nous ne pouvons lui
apporter ! Comme l’insignifiance de la situation pointe en général assez
vite (c’est-à-dire son caractère tragique), l’assemblée cherche un ancrage
objectif : le temps passé à « travailler ». De ce critère
quantitatif et mathématique, de cet impératif catégorique, surgiront la vérité
de l’échec et de la réussite, son intime signification. Mais le « bon élève », sait-il mieux pourquoi il
« réussit » ? Pourrait-il justifier à son tour son
adéquation au système ? Cela n’a pas la moindre importance, le premier est
en tort car il devrait le savoir et « travailler » davantage pour
comprendre la nature de ses « fautes » et y remédier. Le second est
flatteur et lisse, sans rugosité apparente, impeccable, son intégration a
réussi, il réussira…
D’abord, va-t-on à l’école pour « travailler » ?
Ce n’est pas si sûr. Les grecs avaient bien compris cette opposition entre
travail et étude (scholè veut dire loisir, en grec). N’est-ce pas parce
que les autres travaillent pour moi
(la société paye pour l’éducation nationale) que j’ai le loisir d’apprendre, de construire ma pensée en choisissant une
voie qui soit, si possible, celle de ma réalisation ? La projection du monde du
travail et de ses exigences sur l’école perturbe en profondeur les conditions
d’études et leur signification, soumet l’élève à l’angoisse vécue par les
parents (qui vivent ou ont vécu le chômage), sans avoir les moyens d’y
remédier. Dés lors, la connaissance se soumet à un utilitarisme forcené qui
sape la cohérence et la valeur initiatrice de la démarche. Les conséquences sont
désastreuses dans la mesure où on observe une perte massive du goût pour la
science et la culture (sur un modèle que je décris plus loin), alors qu’en même
temps, se préparent la soumission programmée au monde du travail, l’aliénation
de ses dispositions créatrices à la performance, à la rentabilité et au
chiffre. Combien d’enseignants parlent
de l’évaluation comme d’un salaire ? De la présence en cours comme
d’un devoir de type professionnel ? Si l’école prépare au monde du travail
en menaçant ses propres bases, il y a urgence à s’interroger sur le sens et la
finalité d’un parcours scolaire. La désaffection pour l’engagement politique
commence, semble-t-il, dés les premières heures de cours…
Ai-je le droit d’être ignorant ? Suis-je coupable de
ne pas comprendre ou de ne pas m’intéresser ? (C’est après avoir reconnu
en classe le droit de ne pas penser
en philosophie, qu’un élève qui dormait apparemment jusque-là, s’est mis à
poser des questions et à investir sa propre réflexion pendant l’heure ;
lui au moins n’a pas fait semblant !) La confusion récurrente entre
l’erreur et la faute, entre le plan épistémologique et le plan moral et
juridique est constante. Le rapport à la science est perverti par une
moralisation du savoir et une pénalisation de l’étude. Comment sortir de ce
triste modèle que les philosophes ont partout combattu ?
« Qu’est-ce
qu’un prof, qu’est-ce qu’un
élève ? »
C’est bien sûr en miroir que le professeur perçoit ses
propres difficultés et ses zones d’ombre. Comment dresser et redresser cet
arbuste tordu par l’ignorance et par sa volonté défaillante ? Les
professeurs seraient-ils des incapables, des incompétents inaptes à modifier la
trajectoire vacillante d’un élève ? C’est qu’il est difficile d’assumer la
liberté paradoxale de celui, qui peut renoncer à sa propre élévation dans le
contexte scolaire. Le professeur peut-il supporter sa propre incapacité dans un
moment où il peut enfin se sentir tout puissant ?
Comment ne pas jouir de ce pouvoir que me confère
soudainement l’institution et qui s’en trouve magiquement légitimé par le
groupe ? Comment ne pas me laisser
aller au jeu des interactions et à cette pente “naturelle” dans laquelle mes
collègues et moi-même sommes invités à chuter, pour justifier notre propre
fonction et la valeur de notre travail (car pour le professeur, il s’agit bien
d’un travail) ? Le conseil de classe est le lieu de toutes les confusions, de
toutes les représentations fantasmatiques qui gravitent autour de la fonction
d’élève et de celle de l’enseignant, rarement clarifiées, encore moins
définies. Et pourtant, qu’est-ce qu’un professeur et qu’est-ce qu’un élève ? Le
savons-nous ? Quel est le sens de ces rencontres décidées par le grand Autre ?
Quel en est le but réel ? Car, interroger la signification des rôles, c’est
sonder les arcanes de l’école, son territoire interdit (son sacré ?), ses
plus anciennes superstitions, ses mythologies enfouies et ses motivations
politiques et sociales. Questionner le
sens de la fonction enseignante revient à menacer la légitimité de l’école
en mettant à jour le profil et les modèles attendus par cette même institution.
« Le prof, une éponge cramponnée ? »
Le visage de l’élève est d’une certaine façon le visage
du professeur, ses multiples facettes, ses choix et ses renoncements, sa
souffrance et sa réussite. L’un incarne ce que l’autre croit avoir été et (ou)
ne plus être. Si « le visage est
signification », comme le dit Lévinas, c’est qu’il suppose une
différenciation initiale et antérieure à tout contexte. Ici, le visage a la
pesanteur de son contexte ; le « toi », actualise un
« moi » historique, un ensemble de réponses structurées par
intériorisation des normes scolaires. Nul ne s’extrait du contexte ou de la
matrice. Aucune extériorité, aucun souffle nouveau pour balayer la répétition
et voir en l’autre, un autre. L’élève
n’est-il pas ce double, ce frère jumeau à ce point semblable qu’il me désigne
comme le bon élève que je suis resté dans l’école, et dans le rapport à la
hiérarchie ? Son éventuelle désobéissance ou sa résistance signe ma
soumission, livre publiquement un type de réponse dont je me sens précisément
incapable. A quoi ai-je en effet résisté ? Suis-je sorti de l’école pour
la comprendre, pour l’investir comme objet et lieu d’affrontements ? Ai-je
seulement pensé mon parcours et mes inerties d’antan ? Peut-être y
avait-il là, au creux de cet abandon, une étrange parole de liberté, le signe
passager d’un appel que personne n’a pu entendre, pas même moi. Le prof ne
souffrirait-il pas de cette insistance au même, de cette persévérance à la
contextualisation à l’identique de sa singularité ? Comment ne pas
retrouver, en écho, le constat déjà établi par Dubuffet : « Les professeurs sont des écoliers prolongés
(…) qui, au lieu d’aspirer à une activité d’adulte, c’est-à-dire créative, se
sont cramponnés à la position d’écolier c’est-à-dire passivement réceptrice en
figure d’éponge. » (Asphyxiante culture, Minuit)
Qui sommes-nous pour
nous permettre de juger un autre, nous qui sommes éternellement renvoyés au
même ? C’est que pour juger du même, l’altérité doit disparaître et avec elle,
la liberté, donc la loi. La transgression de la loi ne débute-t-elle pas avec
l’évaluation de ses propres élèves ?
« L’inertie, une souffrance anorexique »
Des processus d’introjection et de modélisation
déterminent les comportements dans une perspective qui contredit sans cesse les
principes dont l’école et les éducateurs se réclament (développement de
l’autonomie, construction de la citoyenneté, pensée critique etc.). C’est au
cœur de cette impasse que se débat le professeur de philosophie que je suis.
L’exercice de la pensée suppose une certaine universalité des règles que le
modèle juridique doit garantir et préserver (Il faudrait relire Spinoza et
Montesquieu !). Mais que vaut l’exercice de la pensée quand les principes
d’organisation de la vie scolaire transgressent continuellement ce qu’ils sont
censés protéger ? Quand un directeur des études (équivalent à proviseur
adjoint), qui est aussi professeur d’histoire (cumul des mandats oblige !)
hurle à la face de ses élèves qu’ «ils
ne sont pas là pour penser !» quel sens peut avoir l’invitation à
philosopher et à se risquer dans la prise de parole ? Non, c’est trop tard ! Pour la plupart, le mal est fait et la
réponse ne tarde pas à s’inscrire profondément dans la chair, sous la forme
d’une extraordinaire inertie. Désormais, le corps parle de lui-même à travers
ce long silence organique assourdissant. Il faut enseigner en classes sciences
(?) médico-sociales pour faire l’épreuve de la mutilation et de la
castration ! Ces jeunes femmes ont été, à n’en pas douter, stérilisées.
Elles sont l’exemple moribond de ce que l’institution scolaire peut produire de
pire : un renoncement à soi-même dans la soumission au discours de
l’Autre, une passivité momifiée devant le spectacle du monde, un saccage
planifié de la féminité et de l’intelligence par des collègues qui n’ont eu de
cesse d’abêtir leur bétail, tout en se plaignant de leur incapacité à les faire
penser (Il faut relire Kant et Qu’est-ce que les Lumières ?). Ces
lycéennes ont subi les multiples processus d’orientation et de sélection sans
avoir à se prononcer sur cette trajectoire qui est pourtant la leur. Elles sont
comme des ombres portées et déportées sans contrôle, projetées tels des ludions,
dans les antichambres du système. Dépossédées depuis toujours de leur propre
scolarité, elles la regardent du dehors, en spectatrices dociles et désabusées.
Elles semblent dire : « Ce
parcours qui est le mien vous appartient, il vous a toujours appartenu ;
le prof a toujours raison, c’est pourquoi je vous suis (être et
suivre à la fois). Quel est donc ce fou
de philosophe qui nous invite à prendre la parole, à investir le plan de la
pensée et envisager la contradiction ? « Osez savoir ! »,
s’exclame-t-il ! Mais quoi ! Ce savoir est la confirmation de notre
aliénation, le critère de notre médiocrité. Qu’il nous foute la paix !
Voilà ce que nous demandons ! Nous voulons copier en silence, tout et
n’importe quoi, oui… nous voulons copier ; dictez ! Nous nous plaisons en secrétaires. »
L’oubli de sa condition est à ce prix !
Cette inertie ravageuse absorbe et désintègre, tel un
puissant trou noir, l’énergie alentour et le flambeau de la connaissance ;
elle les digère et les expulse en tracés insignifiants, en hiéroglyphes
hétéronomes sur une page désespérément vierge de toute empreinte originale. Il
m’est arrivé de lire ces conduites comme une affirmation paradoxale de la
liberté, une technique maladroite mais particulièrement efficace dont la
finalité consiste à ruiner la parole du grand Autre, en refusant de lui prêter
le moindre sens. Je voulais sans doute y voir une force affirmative à l’envers,
orientée contre l’institution, une résistance solidaire et massive au discours
du maître (dominus et non magister), une contre-parole inaudible.
Je voulais croire en une signification de la démarche, ou plutôt, je voulais y
voir une démarche, une intention, une vérité en quelque sorte, qu’un travail
philosophique sur les représentations pourrait transformer en acte signifiant,
en paroles. Cela me permettait de ‘sauver’ le sens et la légitimité de ma
propre posture et de ma fonction. Cette interprétation était un peu
réconfortante et plutôt bon signe (par rapport au constat évoqué plus haut)
quoique catastrophique quant à la construction des savoirs par ces lycéennes.
Mais je n’avais pas vu combien la maladie scolaire s’était infiltrée dans ces
corps, au point de compromettre voire de détruire, leurs possibilités
d’élaboration et d’élévation. Ces conduites sont évidemment
« anomiques » ; elles signent la faillite et le caractère
pathogène de l’institution. Elles sont l’expression de ce que Freud a appelé
« la pulsion de mort »,
cette énergie régressive qui s’accompagne d’une jouissance dans la
manifestation d’une violence inconsciente auto-centrée. La symptômatologie est
celle du modèle « anorexique-boulimique ». Ces sujets ont perdu le goût pour la connaissance (agueusie). Ils
refusent de se nourrir, au sens où on peut parfois se sentir
« nourris » par une conférence ou par un livre alimentant notre
pensée. Ici, l’aliment n’a précisément aucune saveur. Lorsque le savoir est
sans saveur, il se contredit lui-même. Faut-il rappeler que les deux termes ont
la même racine (sapere, en latin,
désigne à la fois « savoir » et « goûter ») ? Comme il
n’est pas possible de demeurer à l’école et
d’obtenir un diplôme sans se soumettre à l’impératif d’ingestion d’une
quantité invraisemblable de savoirs sans saveur, nos jeunes femmes ouvriront la
bouche pour un acte de remplissage systématique et infernal. Le savoir est
l’objet qui les comble sans les contenter ; il est cet objet fascinant et
dangereux, symbole d’un pouvoir mal situé et mal construit, qui aliène la
position de Sujet dans le désir de l’Autre. C’est pourquoi, l’aliment reste
l’objet de répulsion par excellence, tout ce qui a nié depuis longtemps leur
propre désir de savoir et leur capacité d’étonnement. Le savoir de l’Autre a
déformé les corps et la psyché en menaçant l’image de soi. Refuser de penser et
de digérer l’aliment permet de ne pas modifier cette image et d’affirmer une
toute puissance régressive face à l’enjeu, et au risque décidément trop grand
de la pensée critique. Cette souffrance « anorexique » affichée
(refus de saisir donc de penser) s’accompagne de son corollaire, la boulimie,
sous la forme d’une régurgitation massive des éléments indigestes, appris sans
cohérence, ni intérêt. C’est qu’il
s’agit de vomir proprement des contenus informes et de se débarrasser au
plus vite de toute cette pesanteur et de ces encombrantes toxines ! Il
suffit d’interroger les élèves (toutes séries confondues) sur leur
apprentissage de l’Histoire, pour retrouver la force du modèle
anorexique-boulimique. Il y a de quoi questionner le sens et la place du savoir
à l’école…sans doute faudrait-il « enquêter » (cf étymologie du
terme) davantage ! Mon collègue « historien » nous rappelle la
maxime cardinale : « les élèves ne sont pas là pour penser ! »
« Le
professeur de philosophie, instrumentalisé ? »
Comment sortir de cette contradiction récurrente qui
consiste à promouvoir la liberté et à l’invalider simultanément et ce, dans les
actes les plus quotidiens et les plus ordinaires de la vie scolaire ?
J’ai trop souvent cette dramatique impression d’arriver trop tard dans le
parcours de mes élèves, de constater les dégâts et de servir la bonne
conscience d’un système, qui peut cyniquement faire valoir la spécificité
française de son enseignement philosophique et son souci de former le citoyen à
la critique, après avoir méticuleusement laminé et nié en lui ses aptitudes à
l’autonomie. Ne sommes-nous pas instrumentalisés ? Le professeur de
philosophie ne sert-il pas d’alibi républicain ou de caution morale pour sauver
les apparences d’une institution qui entend accomplir idéalement la citoyenneté
et prépare en silence la docilité et la soumission des jeunes générations
aux « valeurs » impitoyables de ce « monde », obsédé par la
« réussite », la concurrence, la consommation et le marché ? L’aliénation scolaire, perçue sous la forme
d’un modèle carcéral par les élèves, ne constitue-t-elle pas, en ce sens, un
tremplin pour d’autres aliénations ? Quels recours avons-nous ?
Bernard Defrance propose dans la plupart de ses écrits, une application des
principes de la loi pour faire face à la violence institutionnelle et
l’instauration de tiers (sur le modèle juridique), c’est-à-dire de médiations,
pour réduire les conflits liés à l’exposition des professeurs et des élèves
dans leur fonction respective. Les acteurs du système sont-ils prêts à penser
les fondements et les conditions de l’autorité, à renoncer à cette toute
puissance fantasmatique qui se retourne tôt ou tard contre eux ? Rien
n’est moins sûr si on en juge par l’impact et l’orientation des réflexions
engagées sur ces sujets. Ne serait-il pas souhaitable que chaque enseignant
investisse philosophiquement les enjeux de sa propre discipline pour faire
émerger notamment la question du sens et la signification profonde de la
recherche ? Il est hallucinant de constater que les élèves de classe terminale
ignorent jusqu’au sens initial de leur spécialité (économie, physique,
mathématiques, histoire, biologie etc.) et se contentent de réciter ou
d’appliquer des recettes. Si la violence
est dans les normes, elle est aussi dans les contenus…
Lecture
proposée : remplaçons dans ce texte extrait du Prince
(chap. XV) de Machiavel le mot prince par professeur, république
et principauté par école et lycée, sujets par élèves,
et nous voici bien en peine de construire un rapport cohérent à la loi : ne
serait-ce pas la situation réelle du système scolaire comme reflet d’une
réalité anthropologique ?
“Il reste à voir maintenant de quelle
façon un professeur (Prince) doit se
comporter à l’égard de ses élèves
(sujets) ou de ses collègues (amis).
Je sais que beaucoup d’encre a été répandue sur ce point ; aussi je crains
qu’on ne me juge présomptueux si à mon tour je m’y emploie, d’autant plus que
mon opinion sur ce sujet s’éloignera des précédentes. Mais comme j’ai
l’intention de servir ceux qui m’entendront, il m’a paru nécessaire de
m’attacher à la vérité effective de la chose, plus qu’à l’imagination qu’on
peut s’en faire. Beaucoup se sont imaginés des écoles (principautés) et des lycées (républiques)
que jamais personne n’a vus ni connues réellement. Et la distance est si grande
entre la façon dont on vit et celle dont on devrait vivre, que quiconque ferme
les yeux sur ce qui est et ne veut voir que ce qui devrait être, apprend plutôt
à se perdre qu’à se conserver. Car si tu veux faire profession d’homme de bien parmi
tant d’autres qui sont le contraire, ta perte est certaine. Si donc un
professeur (prince) veut conserver
sa place, il doit apprendre à savoir
être méchant et recourir à cet art selon les nécessités...”
Il
ne fait aucun doute qu’à la lueur de ce constat, je ne peux qu’interroger le
sens de ma pratique et de ma présence dans cet univers, où dominent des formes
plus ou moins discrètes de violences. Nous en sommes tous les victimes et les
porteurs, les héritiers et les promoteurs. Je dois reconnaître que se pose pour
moi-même la question de savoir comment poursuivre mon engagement de professeur.
La possibilité de la démission revient dans ces moments obscurs. Ces périodes
de crise, liées à la pression institutionnelle, menacent le sens profond de ma
fonction. Heureusement, certains élèves parlent, alors nous parlons ensemble,
et nous nous remercions mutuellement de ce que nous avons parfois réussi à
élaborer. Dans ces moments de grande densité, je me sens jouer mon rôle, celui
d’un passeur. Les élèves passent, le professeur reste, ont-ils un peu grandi
lors de cette invitation à philosopher ? La réponse leur appartient…
Didier Karl, le 05 décembre 2003