CLARIS. Le Bulletin

Numéro 3, novembre 2002

 

“ Justice des mineurs ”

 

 

Sommaire

Page 2

Introduction : la justice des mineurs à l’épreuve du pénal

Michel Kokoreff

 

Page 6

Le devoir d’histoire ?

Françoise Tétard

 

Page 12

“ Apaches ”, “ blousons noirs ”, “ sauvageons ” et autres “ racailles ”...

Laurent Mucchielli

 

Page 15

Où va la justice pénale des mineurs ?

Entretien avec Michel Huyette

 

Page 27

 “Vous avez le droit de garder le silence...”.

Soins, éducation, répression, quelle cohérence ?

Marie Bastianelli

 

Page 34

Enquête dans les quartiers pour mineurs des prisons françaises

Laurent Mucchielli

 

Page 40

L’école : du rapport d’incident au délit

Maryse Esterle-Hedibel

 

Page 44

Le délit d’“ outrage à enseignant ” :

illusion d’action politique et doxa sécuritaire

Marwan Mohammed

 

Page 46

Une mesure applicable ? Le point de vue d’une chef d’établissement

Entretien avec Martine Rozet

 

 

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La justice des mineurs à l’épreuve du pénal

 

La loi d’orientation et de programmation pour la justice a été votée par les députés, le 3 août 2002, au beau milieu des vacances. Ce rappel n’est pas qu’anecdotique : difficile d’y voir autre chose qu’une habilité politicienne à contourner le débat de fond sur les questions de justice après que l’annonce du projet de loi dans la presse ait suscité des polémiques à la veille de l’été. La rapidité avec laquelle la loi Perben a été votée traduit sa dimension fondamentalement politique dans un contexte où les questions de sécurité et de délinquance juvénile ont envahi le langage et les esprits, et où “ rassurer ” l’opinion publique est devenue un leitmotiv. Plusieurs organisations professionnelles et associations ont dénoncé cette précipitation et le manque de concertation, tout en se prononçant sur le fond, sans toujours se faire beaucoup entendre, tant le débat semble confisqué. C’est pourquoi, il nous paraît important d’en clarifier les enjeux et d’en comprendre le sens ; cela en s’efforçant de resituer plus largement cet épisode dans un processus de transformation de la justice pénale partout à l’œuvre dans nos démocraties.

Quels sont les enjeux d’un tel débat - souvent piégé par sa technicité et les malentendus que suscitent les mineurs délinquants ? Un des aspects centraux de la loi Perben est la remise en cause du droit des mineurs, s’inscrivant en cela dans la perspective du rapport du Sénat remis en juin 2002 (Délinquance des mineurs. La République en quête de respect). En effet, plusieurs principes fondamentaux sont visés par les nouvelles dispositions : création de sanctions dès l’âge de 10 ans, possibilité d’une détention provisoire pour les 13-16 ans en cas de violation du contrôle judiciaire, mis en place de “ centres éducatifs fermés ” et de “ centres de détention pour mineurs ”, application de la comparution immédiate à l'égard des mineurs multirécidivistes, institution de juges de proximité concernant les petits délits, sanctions à l’égard des familles des mineurs délinquants, nouvelle qualification pénale des injures proférées à l’encontre des enseignants… Par là, cette loi semble bien traduire – sans parler des autres dispositions, et conjointement au projet de loi de “ sécurité intérieure ” - une pénalisation du champ politique et social. Ces dispositions prennent sens en regard du constat – discutable – selon lequel la délinquance des mineurs serait toujours plus précoce et violente, concernant un “ noyau dur ” d’adolescents dont les exactions auraient pour cause et effet la démission parentale. Sans doute ce processus et les constats qui le sous-tendent sont antérieurs au retour de la droite au gouvernement : ils prolongent notamment l’orientation dessinée par la gauche depuis 1997, depuis la création des centres fermés jusqu’aux dispositions de la loi anti-terroriste sur les halls et la fraude dans les transports. Néanmoins, force est de constater l’accentuation d’une gestion pénale des problèmes sociaux.

L’interview réalisée avec Michel Huyette permet de rappeler les grandes lignes de la justice des mineurs instaurée à travers l’ordonnance de 1945. On se contentera de rappeler que cette dernière était basée sur un triple principe : la justice ne peut traiter un enfant comme un adulte, elle proclame le primat de l’éducatif, et dans le même temps, la nécessité d’un juge spécialisé apparaît. En retenant la notion “ d’éducabilité du mineur coupable ”, le législateur entérinait une conception de la responsabilité collective de la société à l’égard des jeunes, considérés comme le maillon le plus faible du lien social. En dépit de multiples adaptations, cette philosophie a été maintenue. Pour autant, cette ordonnance n’excluait pas des mesures répressives, y compris des peines d’emprisonnement, tout en considérant le mineur délinquant comme un être en devenir, et non pas irresponsable. Ainsi, lors de ces dernières années, le nombre de mineurs condamnés pour délits a été multiplié par trois, passant de 9404 condamnations en 1995 à 36 787 en 1999 ; en 2000, près de 4000 mineurs ont été incarcérés, soit près de deux fois plus qu’en 1990. L’accusation rituelle d’une justice laxiste est, là comme ailleurs, non fondée. Par contre, les rares enquêtes de terrain témoignent de l’illégitimité des conditions d’enfermement des mineurs (voir le compte rendu de l’ouvrage de E. Zombeaux) – comme des majeurs.

Avec la loi Perben, tout se passe comme si c’était cette logique qui s’inversait, la sanction pénale l’emportant sur les mesures éducatives. Plus précisément, à une dialectique fine entre l’éducatif et du judiciaire vient se substituer une nouvelle logique socio-pénale. Ainsi le terme même de “ sanctions éducatives ” n’est pas sans évoquer le sursis avec mise à l’épreuve dans la mesure où la sanction éducative devient un élément de la sanction pénale. De même, la procédure de jugement à délai rapproché permettant de juger les mineurs à partir de 13 ans s’apparente à la comparution immédiate des majeurs : elle s’inscrit dans un traitement en temps réel qui est contraire à la réponse éducative nécessitant au contraire que l’on puisse prendre le temps d’examiner soigneusement la situation globale d’un jeune et de rechercher la sanction la plus adaptée. Plus fondamentalement peut-être, c’est le regard porté sur l’adolescent qui est peut-être en train de basculer dès lors que nous y voyons un sujet de droit autonome et responsable, ne nécessitant plus une protection spécifique. A moins que cette ambiguïté ait toujours été présente depuis le siècle dernier à l’égard de l’enfance, à la fois déniée et protégée, comme le souligne Françoise Tétard.

La question essentielle de la justice des mineurs est celle des moyens. Ceux-ci font largement défaut en matière de prévention, d’accompagnement social et d’action éducative. Certes la loi prévoit la création de 1250 postes pour la PJJ, après une longue période (de 1983 à 1997) où aucun poste n’a été crée. Mais en réalité, ils seront probablement absorbés par les centres fermés, les personnels éducatifs dans les établissements pénitentiaires pour mineurs au détriment des postes en milieu ouvert et en hébergement. Les moyens sont trop limités et ne permettent pas d’intervenir au bon moment et avec efficacité ; les magistrats ne sont pas assez nombreux, le nombre d’éducateurs est insuffisant, leur recrutement difficile. En outre, le constat de ruptures de suivi est banal.

S’il est devenu tout aussi banal de critiquer les politiques de prévention (“ ça ne marche pas ”, dit-on), encore faudrait-il ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain et prendre en compte les acquis aussi bien que les limites des actions engagées depuis trente ans, en particulier dans les quartiers de la politique de la ville, et procéder à des évaluations qui ne soient pas un mode de légitimation des décisions prises par les élus. Par ailleurs, ceux qui prononcent de tels réquisitoires contre la prévention sont-ils vraiment compétents ? Savent-ils de quoi ils parlent ? On peut souvent en douter.

Le fait est que l’on assiste, ici comme ailleurs, à un déplacement des enjeux des politiques publiques. Aux Etats-Unis et en Angleterre, au Canada, en France ou en Belgique, partout les logiques répressives tendent à l’emporter sur toute autre considération (éducative, préventive, sociale...). Parallèlement, on observe un déplacement du centre de gravité politique vers la droite (ou l’extrême droite). À travers l’envahissement de l’espace public par les questions de sécurité, un double mouvement est à l’œuvre : d’une part, la mise à l’agenda politique du pénal  dans de multiples domaines (en matière de sécurité et d’ordre public, de famille, d’enseignement scolaire, etc.) ; d’autre part, une pénalisation du champ social, considéré comme secteur d’intervention professionnelle et lieu d’expression des problèmes sociaux.

On peut être perplexe à l’égard de mesures législatives qui sont susceptibles d’engendrer exactement l’effet inverse de celui recherché. : stigmatiser un peu plus les jeunes “ délinquants ”, les enfermer dans une image de dangerosité sociale, confirmer la prison comme lieu de socialisation déviante. On peut s’attendre à ce que ce soit les “ jeunes des banlieues ”, autrement dit la jeunesse issue de milieux populaires et de l’immigration, qui soit la première victime de cette loi - comme du traitement policier des désordres urbains. Mais précisément le coup de force réside dans l’absence de réponse sociale à la délinquance juvénile, et en même temps, dans la réduction de la “ délinquance ” aux “ jeunes ”. Les véritables causes des difficultés de ces jeunes et de leur famille que sont le chômage, la précarité, la désaffiliation tant sociale et urbaine qu’institutionnelle, l’attrait des économies souterraines, la pression des pairs, l’absence de représentation, d’écoute et de médiation, etc., ne sont jamais abordées. Or ce sont ces questions qu’il faut remettre au centre du débat face aux idéologies et pratiques sécuritaires qui tendent à évacuer la complexité des phénomènes en jeu, et notamment l’échec scolaire et l’insertion professionnelle. Bref, le problème , c’est le social.

Afin de rendre plus intelligible la mutation en cours des modèles de la justice des mineurs, nous avons choisi de confronter les regards et d’articuler les territoires : ceux des historiens qui rappellent la récurrence du mythe des centres fermés (Françoise Tétard), ou à l’inverse notre amnésie collective à l’égard des diverses figures de la délinquance juvénile (Laurent Mucchielli) ; ceux des juristes et praticiens qui définissent le cadre dans lequel l’acte délinquant des mineurs est pris en compte et celui dans lequel se situent les plus récentes interventions de la justice des mineurs (Michel Huyette) ; ceux des cliniciens pointant sous le “ délinquant ” la souffrance psychique et la nécessité d’une articulation entre les niveaux d’intervention institutionnelle faisant trop souvent défaut (Marie Bastianelli) ; ceux des sociologues aussi qui mettent à jour la pénalisation de l’école et les limites qu’elle rencontre sur le terrain (Maryse Esterle-Hedibel, Marwan Mohammed) ; ceux des journalistes d’investigation qui livrent une “ photographie ” des quartiers pour mineurs des prisons françaises qui devrait faire réfléchir les partisans de l’enfermement déconnectée de toute mesure éducative (Edouard Zambeaux).

Michel Kokoreff, sociologue

 

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Le devoir d'histoire ?

 

 

Créer des centres fermés pour les jeunes délinquants... Cette idée a commencé à parcourir les milieux philanthropiques, pénitentiaires, hygiénistes lors de l'instauration du Code pénal de 1810. Les premières entreprises d'éducation dite "corrective" ou "correctionnelle" sont apparues dans les années 1820-1830, promues et ratifiées par un gouvernement déjà très demandeur. Et dès le milieu du XIXème siècle, les premiers dysfonctionnements commençaient à se faire sentir et une impression récurrente d'échec s'installait.

 

Séparer les mineurs et les majeurs

 

Ce nouveau secteur d'intervention se justifiait par un raisonnement somme toute défendable : la promiscuité des majeurs et des mineurs dans les prisons a des effets de contamination et, au contact des multirécidivistes, l'enfant encore pur pourrait rapidement s'abîmer. La réflexion sur les prisons battait alors son plein et passionnait les foules ; depuis le journal à grand tirage jusqu'aux sociétés savantes (telle la Société générale des Prisons), en passant par les congrès pénitentiaires internationaux, tous les milieux sociaux cherchaient la prison idéale et rêvaient d'un emprisonnement rééducatif où le détenu sortirait meilleur que quand il y était entré. Pour les mineurs, le premier modèle qui s'imposa fut ce qu'on appela "les quartiers distincts", permettant d'accueillir des mineurs à part des majeurs ; mais ces bâtiments, situés au sein même de l'enceinte de la prison, dans des annexes souvent désaffectées, étaient d'un usage peu adapté à l'objectif initial : il faut dire que l'administration pénitentiaire connaissait déjà à cette époque le débordement et l'engorgement.

 

On glissa vers une autre solution : construire une prison spéciale, tout exprès pour les enfants : ce fut la Petite-Roquette. On sollicita un architecte de renom, qui dessina les plans d'un pénitencier panoptique rayonnant, on prépara une ligne budgétaire et on put ainsi "détenir" quelques 500 pupilles. Mais on avait agi dans la précipitation et très rapidement, la Petite-Roquette fut l'objet de vives critiques. La perfection disciplinaire de cette prison modèle impressionna à tel point les contemporains qu'elle devint insupportable à ceux-là mêmes qui avaient été les initiateurs du projet ! Il faut dire que la vie rééducative de ce lieu exemplaire atteignait des sommets : silence de tous les instants, isolement de jour comme de nuit, marche au pas et rassemblement trois fois par jour, perte du nom et du prénom (les mineurs étaient en effet appelés uniquement par leur numéro matricule). La Petite-Roquette, inaugurée en grande pompe quelques années auparavant, fut abandonnée au bout de vingt-cinq ans, les pupilles étant progressivement recasés ; le bâtiment fut utilisé ensuite pour les prévenus (majeurs et mineurs), avant que d'être transformé en prison pour femmes (il fut démoli en 1974).

 

Des maisons de correction pour rééduquer les mineurs

    

La troisième solution fut - si l'on peut dire - la bonne, au sens où ce fut celle qui perdura. On institua des "colonies pénitentiaires agricoles", disséminées sur tout le territoire. Ces colonies étaient des établissements particuliers (c'est à dire réservés uniquement aux mineurs), de préférence privés (2/3 des placements dans des internats privés habilités, recevant des prix de journées pour accomplir leur mission de rééducation), et le plus souvent à la campagne. Les enfants des villes défrichèrent les champs, la campagne ayant des vertus naturellement moralisatrices, sans doute si évidentes qu'il n'était plus besoin de les démontrer. Les mineurs qui y étaient placés (dans les statistiques, on les nomme "jeunes détenus") venaient indistinctement de toute la France, la distribution étant réalisée par l'administration pénitentiaire, à partir du remplissage des lits disponibles. C'est la loi du 5 août 1850 qui organisa le champ de la rééducation de l'enfant de Justice et le décret du 10 avril 1869 qui fixa "le règlement général définitif", venant s'appliquer à l'ensemble des colonies pénitentiaires, qu'elles soient publiques ou privées. La maison de correction était née !

 

Il faut ici faire un point juridique. Les enfants qui furent placés dans les maisons de correction n'étaient pas forcément et uniquement ceux qui étaient jugés comme coupables et qui y accomplissaient leur peine, loin de là. Tout au long du XIXème siècle en effet, les mineurs qui en constituent la population essentielle (aux 9/10èmes !) sont des "acquittés". Ils ont commis des délits de faible gravité et se trouvent "acquittés comme ayant agi sans discernement" en vertu de l'article 66 du Code pénal, le "mauvais milieu" dont ils sont issus leur donnant des circonstances atténuantes. Ces enfants viennent de familles pauvres, et leurs parents ne sont pas jugés dignes de les éduquer correctement. Par un effet de ce qu'on pourrait appeler "une double mesure", ces enfants se trouvent donc acquittés, mais placés. Qui plus est, ces mineurs pénaux deviennent des mineurs civils, puisqu'ils sont alors placés dans "une institution appropriée" non pas jusqu'à 16 ans (c'était l'âge de la majorité pénale jusqu'en 1906, ensuite cet âge passera de 16 à 18 ans), mais jusqu'à 21 ans (l'âge de la majorité civile) ! 

 

Cette déviation pour le moins étonnante va encore s'accentuer quand sont votées les deux lois instituant le nouveau champ de la protection de l'enfance. La loi du 24 juillet 1889 porte sur "les enfants maltraités et moralement abandonnés" et la loi du 19 avril 1898 concerne "la répression des violences et voies de fait commises envers les enfants". Elles visent clairement des mineurs considérés comme victimes, qui n'ont pas commis de délit, mais qui sont en danger : "ce sont des enfants délaissés, souvent au péril de leur santé, toujours au détriment de leur moralité et de leur avenir". Ce souci de venir en aide à l'enfance malheureuse honorait le législateur, si ce n'est que, là aussi, l'objectif initial fut contrarié. Ces enfants n'étaient pas orphelins, mais leurs parents étaient jugés indignes, ils furent donc retirés de leur famille. Mais aucune mesure spécifique ne fut budgétairement programmée à leur égard. Un projet de "maisons de préservation" fut vaguement esquissé, mais ne vit jamais le jour. Et, faute d'alternatives, les enfants en protection, après être passés devant le tribunal, rejoignirent les rangs des pupilles des maisons de correction, seule réalité institutionnelle à l'œuvre. Ils se trouvèrent punis d'être victimes, ce qui était plus paradoxal encore.

 

Une résistance institutionnelle à toute épreuve

 

La maison de correction (dite aussi maison de redressement) n'a jamais eu bonne réputation. Elle fut battue en brèche à plusieurs reprises, elle démontra ses aberrations, elle fut l'objet de scandales, elle fut contestée, critiquée, bafouée. Les journalistes menèrent campagne pour dénoncer les "bagnes d'enfants" dans les années 1930 ; les parlementaires imaginèrent à chaque législature des moyens pour les réformer ; les bonnes consciences évoquèrent une "humanisation progressive nécessaire" ; les cinéastes, les romanciers les intégrèrent dans leurs scénarios. Rien ne bougea jusqu'à la Libération. Telles des forteresses, les colonies continuaient à exister, en dehors du monde et à l'intérieur de leurs murs.

 

A la sortie de la deuxième guerre, la volonté de "s'en débarrasser" fut assez fortement exprimée. A la faveur du Gouvernement provisoire, un texte fut ressorti des tiroirs, dont l'essentiel avait été rédigé en 1937. Ce texte "relatif à l'enfance délinquante" passa sous forme d'ordonnance (donc sans débat parlementaire) le 2 février 1945. Situé au pénal, il rappelait avec force et détermination la primauté de l'éducatif et visait à accompagner la très nécessaire réforme des méthodes tant décriées d'éducation corrective. Il fut assorti de plusieurs mesures prises dans le même contexte : la création d'une nouvelle direction ministérielle au sein au ministère de la Justice (la direction de l'Education Surveillée - devenue aujourd'hui la PJJ - désormais distincte de l'Administration Pénitentiaire, le recrutement de rééducateurs (nommés quelques temps plus tard éducateurs spécialisés) et la reconnaissance de la fonction spécialisée de juge des enfants, au sein du corps des magistrats.

 

Tout y était, mais les moyens furent au départ très timides et les nouvelles politiques continuèrent en grande partie à s'exercer dans les murs des anciens établissements. On ne liquide pas si facilement un patrimoine correctif séculaire et il fallut beaucoup de conviction et d'énergie à ceux qui exercèrent le nouveau métier d'éducateur pour imposer dans ces lieux d'enfermement une amorce de pédagogie et pour y affirmer une perspective éducative. C'est lors de l'application du IVème Plan de développement économique et social (qui couvrait la période 1962-1966) qu'apparurent enfin de nouveaux équipements, plus diversifiés et plus intégrés à la ville : foyers de semi-liberté, foyers de post-cure, centres d'action éducative, clubs de prévention, milieu ouvert etc.. Les anciennes maisons de correction furent, très progressivement, fermées ou reconverties.

 

A partir de la décennie 1970, il sembla qu'elles étaient définitivement entrées dans l'historiographie : à travers des ouvrages, des colloques, des table rondes, etc. plusieurs études scientifiques furent produites sur ce passé correctif qui semblait désormais révolu. Le combat mené autour de la fermeture de l'établissement fermé de Juvisy vint en quelque sorte clore le débat, relayé alors par les théories du "contrôle social", diffusées dans plusieurs franges intellectuelles et professionnelles. Qui aurait cru alors que le spectre des maisons de correction pouvait encore resurgir ? C'est pourtant ce qui vient de nous arriver, il fut brandi en première ligne dans la campagne électorale et - qui plus est - à droite comme à gauche. Et cette fois, il n'était plus vécu dans une culpabilité mal assumée, mais comme une solution à réexaminer et à remettre sur l'établi. 

 

Aller dans le mur

 

L'idée d'enfermer l'enfant est-elle toujours une tentation ? L'innocence attribuée à l'enfant est-elle inversement proportionnelle à la sévérité disciplinaire projetée par l'adulte à son égard ?  Quelle est cette propension à toujours aller vers un échec prévisible pour se débarrasser d'un problème social qui paraît ingérable ? Cette façon d'aller dans le mur - c'est le cas de le dire - est fascinante, et en même temps angoissante, quant aux forces récurrentes de l'imaginaire collectif et aux faibles capacités d'inventivité de notre société dans ce domaine.

Comment expliquer cette étonnante invariance du discours et des actions ?

- la première raison tient peut-être au sentiment de honte collective généré par ces politiques d'enfermement, devenu difficilement dicibles avec le temps : le remords des professionnels qui y furent associés, le dépit de l'administration qui les a gérées, le désengagement des décideurs politiques qui les ont initiées, le silence des mineurs qui les ont vécues et subies. Pour ces derniers, le devoir de mémoire peut difficilement s'exercer, comment en effet assumer que son enfance et son adolescence aient été bercées par les gonds du mitard ou les grilles des cages à poule ?

- la seconde tient à la relation ambigüe que la société entretient avec ses enfants : vouloir sauver l'enfant encore pur, agir au plus tôt possible pour qu'il devienne un bon citoyen et pourtant le placer dans les pires conditions de détention, alors que l'on est conscient de sa fragilité et sa malléabilité. Cette perversité repose sans doute sur un écart insurmontable entre les bonnes intentions affichées du législateur et la réalité des pratiques institutionnelles. Depuis deux siècles, le décalage est profond - là comme ailleurs mais là plus qu'ailleurs - entre une législation de l'enfance à visées humanistes et une mise en rééducation proche du non-droit.

 

La discipline historique ne semble guère suffisante à ce stade pour expliciter ces mécanismes collectifs, qui relèvent plutôt de l'anthropologie ou de la psychologie sociale. Deux autres hypothèses cependant doivent être examinées, me semble-t-il :

- l'extrême confusion qui règne dans les catégories juridiques en usage, produisant des brouillages chez les différents protagonistes. Le "délinquant juvénile" en effet ne désigne pas uniquement un jeune qui aurait commis un délit, il désigne tout à la fois celui qui aurait pu en commettre un. L'adolescent dangereux et l'adolescent en danger sont inextricablement mêlés dans leurs destins institutionnels et sont même souvent assimilés, le passage à l'acte ne constituant donc pas forcément un critère distributif. Le juge des enfants se trouve héritier de cette situation, puisqu'il exerce à la fois au pénal et au civil. Il est le pivot de dispositif. Juge unique, il a toujours le choix, dans la solitude de son cabinet, entre au pénal l'ordonnance du 2 février 1945 et au civil l'ordonnance du 23 décembre 1958 (sur la protection judiciaire du mineur en danger moral).          

- l'impact du Droit des mineurs, qui reste un droit très particulier, car plus social que juridique : il a d'ailleurs parfois été qualifié de droit "mineur". Il s'est progressivement construit et développé parmi les juristes et les criminologues, notamment à partir du courant de "Défense sociale" fin XIXème siècle, puis de "Défense sociale nouvelle" après la deuxième guerre. Ses tenants prônaient un triple objectif : protéger le mineur des dangers qu'il pourrait rencontrer, protéger la société des petits délinquants qui sont, ou peuvent être, dangereux et protéger le mineur de lui-même. Etait-ce compatible ? Le risque n'était-il pas de cibler les enfants issus de milieux pauvres et de les mettre hors circuit ? Lorsque la loi républicaine de Jules Ferry en 1882 a promu l'école gratuite, laïque et obligatoire, le temps scolaire a doublé dans les maisons de correction : il est passé de une heure à deux heures par jour, le reste de la journée étant consacré aux travaux des champs et aux ateliers...

            

Le mineur multirécidiviste hante nos gouvernants, la délinquance juvénile est, et a été, un sujet très fortement médiatique et médiatisé. Voilà deux siècles que l'utopie moralisatrice est rattrapée par la pression électoraliste. L'historien, pour sa part, est conduit à la modestie : sa discipline n'est en rien agissante dans le mécanisme de la décision politique, qui reste autonome et qui agit à l'aveugle par rapport au passé encore proche, pourtant connu et ressassé.

Le devoir d'histoire, disions-nous ?

 

 

Françoise Tétard, historienne

 

Pour en savoir plus

 

Autorité, Education, Sécurité, Les Idées en mouvement, Hors série N° 5, La Ligue de l'Enseignement, avril 2002.

Délinquances des jeunes, questions politiques et problèmes de recherche, Actes des Cinquièmes Journées Internationales, mai 1985, Centre de recherche interdisciplinaire de Vaucresson, 1986.

Foucault M., Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.

Gaillac H., Les maisons de correction 1830-1945, Editions Cujas, 1970.

Perrot M., dir., L'impossible prison. Recherches sur le système pénitentiaire au XIXème siècle, Paris, Seuil, 1980.

Petit J.-G., Ces peines obscures. La prison pénale en France 1780-1875, Paris, Fayard, 1990.

Robert Ph., Traité de droit des mineurs, Editions Cujas, 1969.

Tétard F., "Les arab'boys, ces petits vagabonds qui encombrent nos rues...", dans "Soigner" la banlieue ? VEI (Ville-Ecole-Intégration) enjeux, CNDP, N° 126, septembre 2001, pp. 10-26. 

 

 

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“ Apaches ”, “ blousons noirs ”, “ sauvageons ” et autres “ racailles ” :

la longue histoire de la peur des jeunes délinquants

 

 

“ L’insécurité est à la mode, c’est un fait ”. On croirait cette phrase prononcée hier matin sur France-Inter ou TF1. Détrompez-vous, elle a près d’un siècle. Elle fut écrite en 1907 à la une du journal La Petite République. La première décennie du vingtième siècle fut en effet très agitée par un débat sur la sécurité, qui comporta aussi un débat sur la peine de mort. Et dès cette époque, la représentation du danger principal dans la presse est déjà celle du jeune délinquant de quartier ouvrier, qui prend notamment à l’époque le nom d’“ Apaches ”. La presse relate quotidiennement les agissements de “ bandes de jeunes ” des quartiers périphériques et des faubourgs de la Capitale. On les dit très violents, voleurs mais aussi violeurs et assassins. Ils seraient par ailleurs affiliés à des territoires, portant des noms de rues ou de lieux. Bref, ce seraient des sauvages, le terme d’“ Apaches ” leur irait bien.

Le problème a provisoirement disparu avec la guerre de 14-18. Sans doute une bonne partie de ces jeunes délinquants ont-ils péri avec le reste de leur classe d’âge au fond de quelques sordides tranchées de Verdun et d’ailleurs. De fait, l’entre-deux-guerres est une période de déclin démographique pour la jeunesse. Par ailleurs, l’économie se porte bien dans les années 1920, elle est soutenue par une forte croissance industrielle (la plus élevée d’Europe à l’époque). Le salariat progresse également de façon continue. C’est un peu la répétition avant les Trente glorieuses des années 1950-1970. Survient alors la crise des années 1930 et ses conséquences sociales désastreuses. Mais l’espoir est là, incarné bientôt par le Front Populaire. Et puis c’est de nouveau la guerre et de nouveau l’hécatombe.

Dans l’euphorie de la Libération, on assiste comme la fois précédente à une forte augmentation des mariages. Et, contrairement à la fois précédente, ces mariages sont aussitôt suivis de naissances en très grand nombre. C’est le fameux “ baby boom ”. La jeunesse devient pléthorique. Et elle ne va pas tarder à de nouveau inquiéter, au fur et à mesure que les cohortes nées après la Libération arrivent à l’adolescence. De fait, c’est lors de l’été 1959 que les médias inventent la figure des “ Blousons noirs ” pour désigner ces jeunes délinquants dont on reparle de plus en plus. La presse évoque des bandes qui se caractériseraient par leur taille faramineuse (on évoque des groupes rivaux comptant près d’une centaine de jeunes), et par leur violence, qui serait à la fois fulgurante et “ irrationnelle ” voire “ gratuite ” (déjà !). Les propos les plus catastrophistes se font entendre et les explications moralisatrices sont fréquences : laxisme des familles, perte des valeurs morales, influence de la culture de masse américaine (c’est aussi la “ génération James Dean ”). Le préfet de Paris, Maurice Papon, se demande avec d’autres s’il ne faudrait pas interdire le rock n’ roll… Si les rappeurs savaient… ils ne sont pas les premiers…

Mais soyons précis si l’on veut comparer les époques. Que reprochait-on exactement aux “ blousons noirs ” ? Il est intéressant de constater que l’on incriminait fondamentalement quatre types de comportements qui sont encore aujourd’hui au cœur du débat :

1-        On reprochait d’abord aux “ Blousons noirs ” des affrontements violents entre grandes bandes, se battant notamment à coups de chaînes de vélo et de barres de métal, autour de “ territoires ”, mais faisant aussi des “ descentes ” dans les centres-villes, dans des fêtes, des concerts, et saccageant tout sur leur passage.

2-        La découverte sans doute la plus surprenante pour celui qui se plonge dans les documents de l’époque est que l’on accusait ensuite ces jeunes hommes de commettre des viols collectifs. C’est même la plus grosse partie de la criminalité sexuelle juvénile traitée par la justice dans les années 1960.

3-        On reprochait ensuite à ces jeunes des vols d’usage immédiat et ostentatoire liés aux nouveaux biens de consommation (la voiture, la mobylette). Il s’agissait notamment d’“ emprunter ” le véhicule pour une “ virée ” d’un soir, c’est-à-dire de le voler puis de l’abandonner au retour sur le bas-côté de la route. Au passage, l’alcool aidant, ces jeunes provoquaient aussi parfois des accidents de la route.

4-        On leur reprochait enfin des actes de vandalisme tournés déjà en bonne partie contre les institutions (école, bâtiments publics) et les lieux publics (il semble que certains groupes avaient pour habitude de saccager les parcs et jardins, ce qui offrait une visibilité très forte à leur action et n’est pas sans évoquer à certains égards une des dimensions des incendies de voitures d’aujourd’hui).

 

On le voit, le détour historique est instructif. Il ne signifie pas, bien sûr, que l’histoire est une longue ligne droite au cours de laquelle rien ne change jamais. L’histoire est sans doute plutôt cyclique. Par ailleurs, il y a toujours des nouveautés. Ni les “ Apaches ” ni les “ Blousons noirs ” ne connaissaient les drogues. De plus, ils avaient la peau bien blanche, ne se sentaient pas victimes d’un complot de la société ourdi contre eux et n’entraient qu’exceptionnellement dans des rapports de force collectifs et violents avec la police. Cela étant, il est clair que la plupart des actes de délinquance juvénile que l’on constate aujourd’hui et que l’on dit en augmentation (sans toujours pouvoir le prouver) ne sont nullement “ nouveaux ” dans l’histoire de la société française. Il faut donc résister ici à l’amnésie collective dans laquelle nous entraîne à la fois le sensationnalisme des médias et l’électoralisme des hommes politiques. D’autant que ce catastrophisme ambiant amène forcément tôt ou tard à remettre en question tout l’édifice du traitement de la délinquance juvénile. Le discours sur “ les jeunes ultra-violents qui font des choses qu’on a jamais vues ” s’accompagne en effet presque toujours du discours sur “ la prévention qui a échoué et le besoin de passer maintenant à autre chose ”, c’est-à-dire à la prison.

 

Laurent Mucchielli, sociologue

 

 

 

Pour en savoir plus

 

Copfermann E., La génération des blousons noirs, Paris, Maspéro, 1962 (ouvrage bientôt réédité aux éditions La Découverte).

Esterle-Hedibel M., La bande, le risque et l’accident, Paris, L’Harmattan, 1997.

Kalifa D., L’encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque, Fayard, 1995.

Mauger G., Fossé-Poliak C., 1983, Les loubards, Actes de la recherche en sciences sociales, n°50.

Mucchielli L., Violences et insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat français, Paris, La Découverte, 2002.

Robert Ph., Lascoumes P., Les bandes d’adolescents. Une théorie de la ségrégation, Paris, Éditions Ouvrières, 1974.

Perrot M., Les “ Apaches ”, premières bandes de jeunes, repris in Les ombres de l’histoire, Paris, Flammarion, 2001.

Tétard F., Le phénomène “ blouson noir ” en France, fin des années 1950-début des années 1960, in Collectif Révolte et société, Paris, Publications de La Sorbonne, 1989.

 

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Où va la justice pénale des mineurs ?

 

Entretien avec Michel Huyette.

Michel Huyette est magistrat spécialisé “ enfance ” depuis 15 ans. Après avoir été Juge des enfants, il est actuellement le Conseiller délégué à la protection de l'enfance à Bastia. Il est l’auteur d’un Guide de la protection judiciaire de l'enfance dont une nouvelle édition paraîtra début 2003.

 

 

 

CLARIS : Depuis quelques années, l’Ordonnance de février 1945 – qui fonde la justice pénale des mineurs en France – est régulièrement désignée comme le mur légal à abattre pour que la justice soit davantage répressive à l’égard des mineurs. Cette présentation n’est-elle pas quelque peu erronée ? Pouvez-nous nous rappeler pour commencer quel est l’esprit général de ce texte juridique fondateur ? 

 

Michel Huyette : Si l'ordonnance de 1945 prévoit dans son article 2 la possibilité pour les juridictions de s'orienter vers une mesure éducative lorsqu'elles sont saisies de l'acte délinquant d'un mineur, il ne faut pas se tromper sur le sens et les conséquences concrètes de ce texte. Ce texte signifie qu'on ne peut pas se contenter de prendre en compte l'acte délinquant, qu'il faut examiner la situation globale du mineur poursuivi, et qu'il faut envisager des mesures éducatives parce que l'existence même d'actes délinquants démontre qu'il existe un certain nombre de failles dans l'éducation du mineur concerné. Mais il faut replacer ce texte dans son époque. En 1945, il n'existait pas encore de véritable loi sur l'assistance éducative. Le cadre juridique actuel, mis en place en 1958 et plus encore en 1970, était inconnu. Les rédacteurs de l'ordonnance avaient déjà compris que se contenter de prendre en compte l'acte délinquant lorsque les mineurs ont un parcours désordonné est une intervention si ce n'est illusoire, du moins à l'impact très réduit. Mais ces rédacteurs ne disposant que d'un seul cadre juridique, le cadre pénal, ils étaient bien obligés d'inscrire dans le même texte d'une part les modalités de la sanction pénale, et d'autre part l'utilité d'une approche éducative. Mais il n'est pas du tout certain, c'est peu dire, que leur objectif ait été de limiter les mesures éducatives susceptibles d'être mises en œuvre à cause de ce cadre pénal, et d'interdire le recours à des interventions mieux outillées au fur et à mesure de leur apparition dans le temps.

Aujourd'hui, rien ne justifie de remettre en question le principe de base, à savoir la nécessité impérative d'une double approche. Que le mineur soit considéré administrativement comme un mineur en danger, où qu'un dossier pénal soit ouvert, le principe directeur de réinsertion est le même, mais on voit mal ce qui pourrait aujourd'hui interdire d'utiliser au maximum et au mieux toute la palette des outils permettant une intervention sociale et éducative performante au seul motif que le mineur devant bénéficier de ces moyens a commis un ou plusieurs actes délinquants. Le juge des enfants qui est saisi de la situation d'un mineur délinquant apparaissant par ailleurs profondément déstructuré a comme première obligation d'utiliser tous les moyens existant pour apporter la réponse la plus appropriée à la situation de cet enfant, afin d'obtenir autant que possible la resocialisation de celui-ci. Dans ce but, le cadre juridique de l'intervention, civil ou pénal, doit être un moyen, non un obstacle. C'est pour cela que, par principe, le recours aux mesures civiles d'assistance éducative pour répondre aux besoins d'un mineur qui commet des actes de délinquance ne peut pas et ne doit pas être écarté. Il reste alors la seule question du choix stratégique offert au magistrat. Les plus récentes évolutions vont dans le sens d'une intervention principalement dans le cadre pénal. Si cet objectif ne peut pas être considéré comme aberrant parce que concrètement une intervention éducative est possible dans ce cadre-là, le problème est qu'elle atteint très vite ses limites.

 

CLARIS : C’est le cœur du débat dans lequel nous sommes entrés avec la campagne électorale puis le vote de la loi Perben induisant la généralisation des “ centres fermés ”. Mais avant d’y venir en détail, quel regard portez-vous sur l’état actuel des structures d’accueil ?

 

Michel Huyette : Le premier problème est que le nombre de foyers habilités au titre de l'ordonnance de 1945 est beaucoup moins important que le nombre de foyers habilités au titre de l'assistance éducative. Et de plus en plus, c'est la protection judiciaire de la jeunesse qui est chargée d'accueillir ces mineurs. Cette administration évolue dans ce sens, et on a vu apparaître récemment des foyers spécifiques à la dénomination variable, actuellement les centres à encadrement renforcé (CER) ou les mineurs font un séjour allant de quelques semaines à quelques mois, ainsi que les centres de placement immédiat (CPI) envisagés essentiellement comme un lieu d'accueil provisoire et d'orientation. Cela a pour conséquence qu'alors qu'en assistance éducative le juge des enfants dispose d'un véritable choix au moment d'orienter le mineur vers un service d'accueil, ce choix est considérablement réduit dans un cadre pénal. D'autre part, lorsque dans un secteur géographique il existe peu d'établissements habilités à recevoir des mineurs dans un cadre pénal quand ce n'est qu'un seul, si le juge veut séparer plusieurs mineurs habitant un même quartier voire un même immeuble il se trouve dans une impasse, ou alors il doit envoyer certains mineurs dans un établissement situé beaucoup trop loin de leur lieu de vie d'origine, ce qui peut rendre la mesure plus difficile à supporter par ceux-ci et être à l'origine d'incidents, par exemple des fugues, qui auraient été évitées si les intéressés ne s'étaient pas sentis aussi exclus et abandonnés en partant aussi loin d'autant plus que le juge ne peut pas expliciter cet éloignement excessif de façon convaincante. Le nombre limité d'établissements à un autre effet négatif. Si à un moment donné, à cause du profil des mineurs accueillis ou à cause d'une défaillance de l'équipe éducative, la tension devient trop forte, les accrochages se multiplient, la violence atteint un seuil inacceptable, il est difficile voire impossible de répartir rapidement la charge de ce groupe de mineurs sur plusieurs établissements. C'est ici une des limites les plus fortes du système. Le choix d'orienter un mineur vers tel ou tel établissement devrait se faire principalement en fonction du profil du service, du parcours et de l'état de ce mineur, de la capacité de l'établissement à le recevoir sans réserves et avec confiance, alors qu'aujourd'hui dans un cadre pénal le choix est inexistant, d'où des accueils précipités plus imposés que réfléchis et choisis, et dont on se doute dès le départ qu'ils vont être source de sérieuses difficultés. Il ne faut pas s'étonner de voir ensuite des professionnels harassés ou démotivés.

 

CLARIS : Clairement, comment peut-on faire un travail éducatif dans des centres fermés qui ressemblent à des prisons ?

 

Michel Huyette : Sachant que ce qui ronge fondamentalement ces mineurs c'est un manque d'estime de soi, l'objectif majeur du travail éducatif est d'essayer de valoriser tout ce qui peut l'être en eux, afin qu'ils retrouvent d'abord un minimum de confiance en leurs capacités, et qu'ils puissent dans un deuxième temps bâtir de nouveaux projets. Chercher et valoriser leurs propres ressources, qu'ils ont tous à un degré ou un autre, suppose que leur entourage les regarde autrement que comme uniquement délinquants. Une grande part du travail éducatif va consister à tenter de les persuader qu'on les croit capables d'autres choses que des actes de délinquance, et à les aider à tourner la page de comportement déviants. Or, on ne peut pas en même temps vouloir sortir ces mineurs de la délinquance tout en mettant en place un système qui leur rappelle à chaque instant qu'à nos yeux ils sont d'abord et principalement des mineurs délinquants. C'est pourtant ce qui se passe toujours plus ou moins lorsqu'une mesure éducative est prononcée dans un cadre pénal. Même si bien sûr cela n'est pas forcément exprimé ainsi, les mineurs sentent qu'une décision a été prise parce qu'ils ont commis des actes de délinquance et qu'ils ont été envoyés dans un foyer “ pour délinquants ”.

Par ailleurs, lorsque les mineurs de ces foyers vont rencontrer un éventuel employeur pour faire un stage, celui-ci apprend vite qu'on lui présente un mineur délinquant confié par le juge à un foyer de délinquants. Les équipes éducatives des centres éducatifs renforcés ont à plusieurs reprises expliqué que lorsqu'un mineur qui leur est confié a suffisamment progressé pour que soit tenté un retour dans un cadre de vie plus ordinaire, la réintégration de ce mineur est rendue nettement plus difficile par l'étiquette qui lui est accolée à cause de son statut pénal. Par exemple, il n'est pas rare que le directeur d'un établissement scolaire se montre particulièrement réticent à un essai de réinscription du mineur dans son établissement essentiellement parce que ce mineur était auparavant dans un foyer pour délinquants et qu'il continue à traîner comme un boulet impossible à décrocher cette image particulièrement péjorative de mineur dangereux.

À l'inverse, la prise en charge en assistance éducative, tout en permettant de prendre en compte la particularité de l'acte délinquant dans le travail avec le mineur, ne met pas en avant et au premier plan cet acte délinquant. La part que doit prendre cette délinquance dans l'appréhension du cas de ce mineur et dans les réponses à lui apporter n'est plus artificiellement hypertrophiée. Une moindre stigmatisation du comportement délinquant peut parfois aussi permettre plus facilement au mineur d'exprimer l'ensemble de ces ressentiments sur toutes les facettes de sa problématique, sans avoir à chaque fois à repasser par sa délinquance. En tout cas, elle lui montre indirectement que les adultes ne sont pas obnubilés par ses passages à l'acte délinquant et sont prêts à réfléchir avec lui à tout ce qui a pu le conduire à sa situation actuelle.

 

CLARIS : Ne faut-il pas indiquer ici l’importance, en amont, du problème de l’école et de la façon dont elle marginalise complètement beaucoup de jeunes ?

 

Michel Huyette : Certainement. Les mineurs profondément déstructurés, pour la plupart d'entre eux, subissent un important retard scolaire qui suscite humiliation et révolte. L'échec scolaire, ressenti comme une violence insupportable et point de départ d'une relégation sociale qui redouble l'ampleur de la révolte, impose une intervention très spécialisée pour redonner à ces mineurs les bases leur permettant d'une part de retrouver le goût et l'envie d'apprendre, d'autre part la possibilité de croire en leurs capacités. C'est là un problème d'éducation nationale, mais certainement pas un problème de justice. Quelle que soit leur compétence qui est souvent très grande, les éducateurs travaillant pour le tribunal pour enfants ne pourront jamais rattraper des années d'échec scolaire. La gestion du quotidien d'un groupe interdit toute action en profondeur auprès de chacun des mineurs accueillis. Organiser le départ de mineurs dans des foyers ne disposant pas des moyens de combler au moins un peu les retards d'apprentissage, c'est masquer la problématique réelle et répondre à côté. L'étude du parcours de la plupart des mineurs déstructurés devrait plutôt conduire à un investissement massif auprès de ceux qui très tôt apparaissent en difficulté à l'école, par le biais d'actions beaucoup intensives et plus personnalisées qu'aujourd'hui. C'est pour cela que la mention, dans l'article de la loi de septembre 2002 consacré aux centres fermés, d'une mission qui leur est confiée de “ suivi éducatif et pédagogique renforcé ” peut apparaître surréaliste parce que l'on sait qu'il ne s'agira jamais réellement de cela.

 

CLARIS : La nature de la prise en charge ne change t-elle pas aussi profondément la relation du mineur avec sa famille ?

 

Michel Huyette : Oui. Dans les établissements spécialisés et notamment dans les CER, le travail s'effectue principalement auprès du mineur et, de façon souvent délibérée, les contacts avec les parents sont fortement réduits pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois. Une mise à distance de la famille peut sans doute présenter un certain intérêt éducatif. Surtout en tout début de séjour, cela favorise l'installation du mineur qui n'est plus en permanence soumis aux suggestions ou à la pression de son environnement proche. Mais le risque, lorsque une part importante de la problématique du mineur provient de l'existence d'une relation dégradée avec son environnement proche, est que les efforts importants déployés auprès de lui ne soient pas d'un grand impact par rapport à cet environnement. De plus, par définition, le passage du mineur dans l'établissement est forcément limité dans le temps. Cette limite découle soit de la durée de la procédure pénale, soit de toutes façons de l'arrivée de la majorité du mineur. Le mineur va se retrouver tôt ou tard dans son environnement d'origine. L'en séparer pendant un temps est donc en partie artificiel. L'intervention éducative ne pouvant pas avoir pour seul objectif de faire en sorte que le mineur ne passe plus à l'acte délinquant, et parce que l'objectif principal est de permettre à ce mineur de retrouver une place plus sereine dans son lieu de vie ordinaire, il sera souvent indispensable de travailler autant avec cet environnement, notamment l'environnement le plus proche. Or, si dans un cadre civil il est aisé d'organiser une intervention auprès de tous ceux qui influencent le développement de l'enfant, les interventions dans un cadre pénal sont toujours beaucoup plus réduites. Cela est de nature à en limiter les effets. Par ailleurs, le mineur ressent souvent intuitivement la réalité. Si dans la chaîne de cause à effet qu'on trouve en amont du passage à l'acte délinquant il y a une relation viciée avec l'environnement proche qui provient elle-même du comportement inapproprié des personnes composant cet environnement, notamment les parents, se focaliser sur le seul comportement du mineur et solliciter d'immenses efforts de lui seul lui apparaîtra parfois comme profondément injuste.

De leur côté, les parents, consciemment ou non, peuvent être tentés de s'appuyer sur le caractère pénal de la procédure pour se mettre à l'écart de l'intervention éducative et/ou pour minimiser leur implication dans ce qu'est devenu leur enfant. Ils peuvent être tentés de dire : “ Voilà à quoi t'ont conduit tes actes de délinquance maintenant tu te débrouilles, tu doit assumer. Tu reviendras quand tu auras changé ”. Ce sont des réflexions que l'on entend régulièrement dans les cabinets des juges des enfants.

 

Les nouvelles “ sanctions éducatives ”

 

La loi de septembre 2002 prévoit le système suivant (article 15.1 nouveau de l'ordonnance de 1945). Les mineurs de 10 à 18 ans peuvent être condamnés par le tribunal pour enfants à une ou plusieurs sanctions éducatives, par décision motivée. Celles-ci sont les suivantes :

- confiscation d'un objet ayant servi à la commission de l'infraction ou en étant le produit,

- interdiction de paraître dans certains lieux dans lesquels l'infraction a été commise, sauf lieu de résidence, pour une durée maximale d'une année,

- interdiction de rencontrer ou de recevoir les victimes de l'infraction ou d'entrer en relation avec elles, pour une durée maximale d'une année,

- interdiction de rencontrer ou de recevoir les coauteurs ou complices de l'infraction ou d'entrer en relations avec eux, pour une durée maximale d'une année,

- mesure d'aide ou de réparation de l'article 12-1 (activité d'aide ou de réparation à l'égard de la victime ou d'une collectivité),

- obligation de suivre un stage de formation civique d'une durée maximale d'un mois ayant pour objet de rappeler au mineur les obligations résultant de la loi.

La loi prévoit, en cas de “ non respect par le mineur des sanctions éducatives ”, la possibilité pour le tribunal pour enfants de “ prononcer une mesure de placement dans l'un des établissements visés à l'article 15 ”, donc hors centres fermés réservés aux situations de contrôle judiciaire et de sursis avec mise à l'épreuve.

 

 

CLARIS : La loi Perben de septembre 2002 a introduit des “ sanctions éducatives ” prononçables à partir de l’âge de 10 ans. Qu’en pensez-vous ?

 

Michel Huyette : Un tel dispositif est critiquable. D'abord, d'un point de vue terminologique, on peut se demander en quoi certaines des “ sanctions ” prévues sont "éducatives". Les quatre premières sont proches des dispositions existant en matière de contrôle judiciaire (article 138 du code de procédure pénale) et permettant au juge d'interdire au mis en examen de se rendre dans certains lieux ou de rencontrer certaines personnes. Le but est de protéger des tiers, non d'éduquer le mis en examen. D'autre part, alors qu'il s'agit de “ sanctions ” prononcées par le tribunal pour enfant, donc lors du jugement définitif de l'affaire, il est prévu une seconde possibilité de “ condamnation ” en cas de non respect de la “ sanction ”. Or on ne “ sanctionne ” pas deux fois la même personne pour les mêmes faits. Les mesures prévues sont donc plus proches d'obligations imposées dans un cadre de mise à l'épreuve que de véritables sanctions au sens pénal du terme.

Mais surtout, ce qui choque est le mécanisme de sanction choisi. Il est prévu en cas de non respect des obligations imposées au condamné, uniquement un placement du mineur concerné dans un foyer. On remarque tout de suite qu'aucune durée maximale n'est prévue. Y en a-t-il une ? Dans l'affirmative laquelle ? Peut-on imaginer qu'un mineur condamné à une “ sanction éducative ” alors qu'il est âgé de 12 ans soit “ condamné ” ensuite à rester en foyer jusqu'à sa majorité ? Sans doute pas. Dès lors la règle retenue semble l'arbitraire de la juridiction, sans critère ni limite autre, sans doute, que la majorité civile du “ condamné ”. Cela est véritablement stupéfiant.

Et puisque le mineur peut-être confié à un foyer éducatif ordinaire par une juridiction pénale comme “ sanction ” du non respect d'une précédente “ sanction ”, que se passera-t-il si avant l'expiration de la durée fixée par le tribunal pour enfants ce mineur en sort et n'y revient pas volontairement ? Aussi étonnant que cela puisse paraître, la loi ne prévoit rien. Donc, un mineur “ condamné ” par exemple à ne pas se rendre dans un lieu et qui y va quand même, ou qui interrompt en cours de route la mesure de réparation, puis qui pour cela est envoyé dans un foyer mais n'y reste pas, ne subira finalement… aucune sanction. Si l'on avait voulu trouver un moyen sûr et efficace de ridiculiser les institutions judiciaire et éducative, on ne s'y serait pas pris autrement.

Enfin, on doit se demander en quoi va consister le travail éducatif du personnel du foyer dans lequel le mineur est envoyé uniquement comme conséquence du non respect de la sanction éducative. Un accueil d'un mineur en foyer n'a de sens que s'il correspond à une nécessité et qu'il y a véritablement besoin et d'un éloignement et d'un encadrement spécifique. Or il est certain que tous les mineurs qui ne respectent pas les modalités de la “ sanction éducative ” ne seront pas dans une telle situation. Certains des jeunes condamnés seront suffisamment insérés dans leur environnement familial, social et scolaire.

Ainsi donc, il est envisagé de déplacer un mineur qui par ailleurs a un mode de vie convenable et qui suit une scolarité dans un établissement où il est adapté, qui peut avoir un bon contact avec les services de prévention de son quartier, au seul motif qu'il rencontre une ancienne victime ou un autre condamné. Mais s'il est pratiqué ainsi cela entraîne d'une part une rupture brutale de son parcours scolaire et un déracinement inutile, et d'autre part l'intervention d'une équipe éducative qui recevra un mineur sans qu'il y ait aucune raison réellement éducative à son intervention. Un tel système à ce point incohérent ne peut pas fonctionner de façon crédible.

 

 

Les centres fermés

 

La loi Perben indique ce qu'est un centre fermé (nouvel article 33 de l'ordonnance de 1945) : “ Les centres éducatifs fermés sont des établissements publics ou des établissements privés habilités dans des conditions prévues par décret en Conseil d'Etat, dans lesquels les mineurs sont placés en application d'un contrôle judiciaire ou d'un sursis avec mise à l'épreuve. Au sein de ces centres, les mineurs font l'objet des mesures de surveillance et de contrôle permettant d'assurer un suivi éducatif et pédagogique renforcé et adapté à leur personnalité. La violation des obligations auxquelles le mineur est astreint en vertu des mesures qui ont entraîné son placement dans le centre peut entraîner, selon le cas, le placement en détention provisoire ou l'emprisonnement du mineur ”.

 

 

CLARIS : La loi Perben de septembre 2002 introduit ensuite la possibilité de placer des mineurs en centres fermés à partir de l’âge de 13 ans, et de les placer en détention provisoire s’ils ne respectent pas l’obligation de séjour en centre fermé. Qu’en pensez-vous ?

 

Michel Huyette : Que de nouveaux lieu d'accueil soient créés n'est pas le problème. Ce sont essentiellement la nature particulière du nouveau lieu où doit séjourner le mineur, le centré fermé, et le cadre juridique proposé pour le contraindre à y rester, la menace de l'emprisonnement, qui font difficulté. Il s'agit là d'une rupture avec le passé sur au moins deux plans : c'est quasiment la première fois qu'il est nettement envisagé pour les mineurs de répondre par une sanction pénale sous forme d'emprisonnement à un seul acte de fugue, sans même que ceux-ci ne commettent le moindre acte de délinquance, et c'est la première fois depuis longtemps qu'il est de nouveau envisagé de mettre des mineurs de 13 ans en détention provisoire alors que jusque-là celle-ci était réservée à ceux âgés d'au moins 16 ans. L'analyse ne portera pas ici sur l'aspect politique du choix. A priori, toutes les pistes peuvent être légitimement explorées lorsqu'elle n'enfreignent pas les principes fondamentaux légaux de notre société, ce qui n'est pas encore le cas. Par contre, puisque les juridictions pour mineurs ont à leur disposition un outil nouveau, il est indispensable de s'interroger sur sa cohérence et son efficacité, dans son versant éducatif. Or l'examen de ce système montre vite qu'il présente beaucoup plus d'inconvénients que d'avantages.

 

CLARIS : Pouvez-vous nous détailler précisément ces inconvénients ?

 

Michel Huyette : J’en vois au moins huit.

1- A toute contrainte de rester dans un lieu limité correspond une envie de sortir, surtout lorsque la personne qui s'y trouve y est contre son gré. Le mineur confié à un foyer fermé saura vite que l'établissement n'est pas totalement clos, soit parce qu'il aura posé la question au magistrat, soit tout simplement parce qu'il le constatera. Ne pas fermer la porte tout en le menaçant de sanction met le mineur dans une situation difficilement gérable si ce n'est perverse. On sait par hypothèse qu'il présente des troubles du comportement, on sait qu'il n'accepte pas d'aller volontairement dans un foyer (sinon le recours au foyer fermé n'a plus de raison d'être), et on le place dans un endroit dont il peut facilement sortir tout en lui demandant de ne pas le faire. C'est un peu comme mettre devant les yeux d'un affamé un plat de nourriture en lui demandant de ne pas y toucher. On peut alors se demander s'il est moralement acceptable de mettre un mineur dans une situation biaisée qui risque de le conduire à la prison uniquement parce qu'il n'aura pas su résister à la tentation qui lui aura été offerte par les adultes eux-mêmes. Si un tel système est envisageable et a d'ailleurs fait ses preuves dans certains pays, il ne peut concerner que des adultes suffisamment équilibrés qui ont bien conscience de leur situation et sont capables de maîtriser leur envie de sortir de l'environnement  carcéral en contrepartie d'un encadrement plus souple en vue d'une préparation à la sortie. Mais la quasi totalité des mineurs n'est pas capable d'une telle maîtrise.

2- Si le mineur placé sous contrôle judiciaire ou en mise à l'épreuve sort sans autorisation du foyer dans lequel il a l'obligation de rester, la sanction prévue est son départ en prison dans le cadre de la détention provisoire. Cela signifie que la seule raison d'être de l'emprisonnement est dans ce cas le fait que le mineur ait franchi une porte sans autorisation. La question qui se pose immédiatement est alors la suivante : est-il acceptable d'envoyer un mineur en prison au seul motif qu'il ne réside pas dans le lieu qui a été choisi pour lui et cela même si depuis plusieurs semaines ou plusieurs mois il se comporte par ailleurs parfaitement normalement et ne commet plus aucun acte de délinquance. Il est difficile de concevoir une réponse positive à cette question. L'emprisonnement, que ce soit sous forme de détention provisoire ou d'exécution de peine après jugement, ne peut être envisagé dans une société démocratique que pour faire obstacle à un comportement qui porte exagérément atteinte aux intérêts du reste du groupe social. C'est en ce sens qu'ont été définis dans le code de procédure pénale les critères juridiques de détention provisoire (pression sur les témoins, disparition des preuves, risque de fuite, risque de récidive, trouble grave à l'ordre public). Or lorsqu'un mineur se contente de fuguer, on ne se trouve dans aucun de ces cas de détention provisoire.

3- L'idée est de sanctionner une fugue. Mais une fugue peut avoir bien des explications différentes. Entre le départ de la seule initiative du mineur hors de tout dialogue avec les éducateurs, et le départ conséquences de propos maladroits d'un travailleur social ou d'attitudes incohérentes entre plusieurs membres de l'équipe éducative, ils y a bien des possibilités aux contours variables. Il peut aussi y avoir des menaces dans le foyer de la part d'un autre mineur, non décelées par les éducateurs, ou des pressions de quelqu'un d'extérieur. Est-il possible d'envisager de sanctionner une fugue sans rechercher les réels motifs du départ du foyer ? Sans doute pas. Cela signifie donc que certains départs seront sanctionnés par de l'emprisonnement, d'autres non. Qui va définir les critères, comment vont-ils être présentés aux mineurs avant leur départ, va-t-on même aborder la question avec eux, ou va-t-on improviser ensuite au cas par cas ?

4- Si le juge qui a placé le mineur sous contrôle judiciaire en lui expliquant d'un ton sévère que s'il fugue de l'établissement il sera aussitôt impitoyablement sanctionné sous la forme d'une arrestation et d'une mise en détention provisoire, procède complètement autrement lorsqu'il apprend que le mineur a fugué et refuse d'envisager sa détention justement comme cela vient d'être dit parce que ce mineur se comporte finalement tout à fait normalement, c'est alors toute la crédibilité du magistrat qui explose en un instant. Le mineur aura tout de suite compris que les menaces du juge ne sont que pitreries, que le risque de sanction est inexistant, et ne manquera pas de penser et de dire à ses copains qu'il n'y a plus matière à se tracasser si le juge fait allusion à un centre fermé.

5- Quand la sanction d'une fugue est l'emprisonnement, le mineur concerné est tenté de se cacher pour ne pas être attrapé et ne pas être incarcéré s'il quitte le foyer. La menace induit une peur qui conduit alors à la fuite et à une précarisation immédiate de ce mineur, avec un risque aggravé pour sa santé et sa sécurité (nuits dans la rue, contacts avec d'autres marginaux..). Cette marginalisation est un risque majeur d'autant plus que les services de police ou de gendarmerie n'auront pas forcément pour préoccupation majeure de retrouver des mineurs qui à part la fugue ne commettent aucune infraction.

6- Pour les 13-16 ans, l'accueil sous contrôle judiciaire ne pourra se faire que dans un “ centre fermé ”. Mais si un mineur que le magistrat veut mettre sous contrôle judiciaire est déjà accueilli dans un foyer ordinaire où il évolue assez bien mis à part ses actes de délinquance, établissement dans lequel le contact est bon avec les éducateurs, où il rentre la plupart du temps volontairement, va-t-on le déplacer uniquement pour pouvoir le mettre sous contrôle judiciaire, et ainsi briser la relation de confiance qui s'est peu instaurée avec les éducateurs du premier foyer, et admettre un changement brutal d'établissement scolaire ou une rupture des séances avec un psychologue ? Ce serait absurde.

7- On ne peut que s'interroger sur les consignes à donner aux éducateurs. Dans quelle mesure ont-ils pour mission d'empêcher la fugue des mineurs ? Selon le nouveau texte ils doivent mettre en œuvre des mesure “ de surveillance et de contrôle ”, mais concrètement lesquelles ? Doivent-ils physiquement s'interposer en cas de tentative de sortie et dans l'affirmative de quelle façon ? Doivent-ils au moins agir verbalement et tout faire pour s'opposer au départ d'un mineur, mais comment et dans quelles limites ? Mettra-t-on en question la compétence de l'équipe éducative d'un centre fermé si les fugues sont trop nombreuses ?

8- Enfin, on doit s'interroger sur le contenu du travail éducatif qui peut se mettre en place dans un tel lieu de contrainte (voir l’interview du directeur du CPI de Marseille, Le Monde, 25 juillet 2002). Le nouvel article 33 mentionne dans la même phrase les mesures de surveillance et le "suivi éducatif et pédagogique renforcé" qu'elles doivent permettre. Le travail des professionnels peut-il être efficace quand le mineur n'est présent que parce qu'il y est contraint, sans un minimum d'accord de sa part ? En quoi l'action éducative va-t-elle être plus "renforcée" que dans les autres services éducatifs du fait d'une surveillance plus étroite, autrement dit quels avantages vont présenter ces établissements d'un point de vue strictement éducatif qui puissent justifier d'orienter les mineurs vers eux pour un autre motif que la sanction d'un acte délinquant ? Que va-t-il rester d'une éventuelle ébauche d'action éducative si un départ de l'établissement est sanctionné par une mise en détention ? Tout mineur confié à un centre fermé n'y restera que quelques mois puisque le séjour est lié au déroulement du dossier pénal. Il ne s'agira donc que d'une intervention ponctuelle, au milieu d'un ensemble morcelé. Quelle action pénale en profondeur va donc pouvoir se mettre en place dans un temps limité ? Si le moment de l'accueil du mineur dépend du moment de commission d'une infraction pénale, cette date sera-t-elle forcément adaptée ? Puisque les centres fermés seront peu nombreux, il y aura dans un même lieu des mineurs d'âge très différents ? L'intervention éducative pourra-t-elle en permanence être adaptée à chacun d'eux ?

Les questions sont donc très nombreuses, et d'autres apparaîtront encore, notamment celle du personnel à affecter à ces établissements. L'expérience de certains CER ou CPI avec du personnel beaucoup trop jeune et inexpérimenté fait craindre le pire si les équipes de ces centres fermés ne sont pas constituées de professionnels expérimentés et spécialement compétents. On voit bien que ce genre de structure induit de nombreux phénomènes parasites. Il est douteux qu'une intervention éducative sereine puisse se mettre en place dans un tel cadre.

 

CLARIS : Quelles sont selon vous les véritables conditions d’un travail éducatif auprès de la plupart des mineurs délinquants ?

 

Michel Huyette : Il n'est pas impossible d'engager de façon cohérente une double action, éducative et répressive. Mais d'autres critères devraient être retenus. Il faut à mon avis partir d’au moins trois principes.

1- Faire pression sur un mineur pour que son comportement évolue et notamment qu'il ne récidive pas n'impose pas par principe la mise en place d'une action éducative dans un cadre pénal. C'est le point de départ du raisonnement. Cette pression provient de l'existence de poursuites engagées par le procureur de la république et du risque de sanction pénale lors du passage devant la juridiction de jugement. L'impact de cette pression et son efficacité dépendent beaucoup plus de la façon dont sa situation est présentée au mineur que du cadre administratif choisi pour son accueil en foyer. Il est aisé de faire très nettement la différence entre une rencontre “ civile ” et une rencontre “ pénale ” au tribunal pour enfants. C'est une question de choix du moment, du ton et des mots. D'un point de vue théorique, lier la pression pénale à un travail éducatif dans le seul cadre pénal est une erreur.

2- Pour que la sanction pénale soit efficace, elle doit être réelle, progressive, et intervenir rapidement. Faire durer artificiellement une procédure pénale ou prononcer un sursis avec mise à l'épreuve pour maintenir un mineur dans un foyer pour délinquants présente plus d'inconvénients que d'avantages. Et si l'on admet la nécessité d'une sanction à délai rapproché, cela devient contradictoire avec une action éducative en profondeur qui impose une stabilité des éducateurs et une action sur le moyen ou le long terme. Dans un cadre pénal, rapidité de jugement et travail éducatif long sont incompatibles.

3- Pour qu'une action éducative efficace puisse se mettre en place, il faut nécessairement une acceptation minimale du mineur. Une telle action est en grande partie vouée à l'échec si celui-ci se sent piégé dans un lieu qu'il refuse totalement ou si sa première préoccupation concerne ce qui va lui arriver en cas de fugue. Dialoguer avec des éducateurs, aborder des questions intimes, laisser parler ses sentiments, être en mesure d'exprimer ses angoisses et ses révoltes, cela nécessite de la part du mineur un minimum de confiance et d'estime envers le professionnel qu'il rencontre. Cette estime ne peut qu'être réduite si ce professionnel est celui qui a pour mission d'empêcher le mineur de fuguer et va prévenir le juge en prélude à un emprisonnement.

 

CLARIS : Dans quel sens souhaiteriez-vous en fin de compte que l’on réforme la justice des mineurs ?

 

Michel Huyette : Je suis enclin à conclure que seule une séparation administrative et pratique entre action éducative et action répressive permet d'intervenir de façon souple, cohérente, durable et efficace. Cette différenciation évite tous les phénomènes parasites décrits et qui réduisent considérablement l'efficacité du travail des éducateurs. Elle permet au juge de manier les deux outils sans interférences, en laissant à chacun sa logique propre. Finalement, ce qui est à retenir des expériences conduites jusqu'ici, c'est que l'on a beaucoup plus besoin de services disposant de moyens éducatifs plus importants que de foyers “ fermés ”. Les mineurs gravement déstructurés ont besoin d'une forte présence en temps et en qualité. Mais pour certains il faut un projet spécifique, élaboré spécialement pour eux, et permettant des modes d'intervention variés. Ces mineurs doivent pouvoir accumuler les expériences affectives, sociales, et professionnelles offertes dans des lieux variés. Plutôt qu'un maintien contraint dans un lieu unique, c'est un soutien souple et aux formes variées qui doit être la priorité. En ce sens les premières expériences des CER sont riches d'enseignements. La présence d'un plus grand nombre d'éducateurs, la succession d'expériences dans et hors des murs, donnent des résultats en partie satisfaisant.

Mais il faut aller plus loin. La situation catastrophique de certains de ces mineurs impose de mobiliser l'ensemble des moyens existant en matière d'aide aux jeunes en très grandes difficultés. Réduire le nombre des moyens disponibles au champ pénal beaucoup moins outillé que le champ de l'assistance éducative, uniquement parce qu'ils ont commis des actes de délinquance, ne peut pas se justifier. Cela va même parfois dans le sens contraire du but recherché. Les moyens civils de l'assistance éducative doivent donc être utilisés dans toute leur ampleur. Pour ces mineurs, tout en se montrant particulièrement fermes en présence d'infractions pénales et tout en sanctionnant sévèrement ce qui doit l'être, les professionnels doivent organiser un grand mouvement de solidarité. L'exclusion sans autre but que l'enfermement n'a pas sa place. C'est ainsi que seront obtenus les meilleurs résultats, tout en sachant que l'enjeu essentiel n'est pas là mais dans les moyens utilisés en amont, dès qu'apparaissent les premiers signes de fêlure. En tous cas, en ne se focalisant pas sur le seul acte délinquant, les professionnels peuvent obtenir des résultats. Un chef de service éducatif (M. Chenut, directeur de CER à Saint Gaudens) écrivait il y a peu : “ Il est évident que tous ces jeunes, en recherche identitaire, ne s'aiment pas et sont marqués par la haine et le rejet, avec des réactions défensives à fleur de peau. La révolte gronde sans pouvoir dire son nom et se retourne souvent contre eux-mêmes, en dépit des apparences. La relation véritable avec un adulte qui les écoute, les encouragements, les félicitations, changent leurs visages. Ils redeviennent ce qu'ils ont le plus souvent cessé d'être : des enfants en quête de reconnaissance et d'amour ”. Cela me semble profondément juste.

 

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“Vous avez le droit de garder le silence...”

Soins, éducation, répression, quelle cohérence?

 

 

“Délinquant”, “fou”, “enfant de la DDASS”... Un jeune en difficulté finira-t-il nécessairement par se voir stigmatiser ? Comment l’étiquette lui sera-t-elle imposée parmi ces différentes interprétations? Quel rôle va-t-elle jouer dans son parcours à venir?

Pour les professionnels amenés à le rencontrer, il s’agit d’abord de reconnaître qu’au centre des questions se trouve un sujet, adulte en devenir, et son histoire le plus souvent chaotique. Si tant de modes d’intervention existent, si l’on cherche constamment à en inventer de nouveaux, c’est parce que l’on sait que l’on est à un moment particulièrement important, charnière dans le parcours d’un individu et de son inscription sociale.

 

Face aux conduites déviantes, on peut opter pour différentes méthodes:

- Laisser le jeune et son entourage se débrouiller seuls, avec ce qui déborde le sujet et qu’il n’a pas les moyens, ni psychiques, ni sociaux, de gérer. On imagine mal, si ces difficultés sont importantes, que les ressources individuelles puissent d’elles-mêmes canaliser un débordement qui n’ira qu’en augmentant jusqu’à être pris en compte.

- Enfermer, dans le seul but de contenir et réduire à néant ces débordements, les faire disparaître pour les nier quand ils n’existeront plus. On protège alors la société, les autres, dans le temps de l’enfermement, et uniquement dans ce temps, sans se soucier de ce qu’il adviendra après. Ou dans l’illusion que cet enfermement est définitif ? On ne protège pas le sujet lui-même de ce qui le traverse de sa souffrance.

- Accompagner dans la gestion de ce qui déborde, et dans la construction avec le sujet d’un projet de vie individualisé en fonction de ses compétences, ses intérêts, sa capacité de choix et de responsabilisation.

Ce dernier choix est un pari coûteux dans la mobilisation de moyens variés. C’est le seul tenable dans la projection d’un avenir, l’affirmation d’une capacité à faire advenir des adultes avec un maximum d’autonomie, donc nécessitant un minimum de moyens d’aide sur le long terme.

La société dans son ensemble y est forcément gagnante, économiquement, socialement, humainement.

 

Mineurs, jeunes ou adolescents ?

 

En préalable à une réflexion sur les mineurs en difficulté, repartons d’une définition. L’adolescence est la période de construction de l’identité qui détermine à terme l’inscription d’un sujet dans un projet de vie adulte, dont sera fonction son inscription dans la société. Elle débute avec la puberté, processus physiologique donnant accès à la maturité sexuelle. Ces modifications physiques s’accompagnent de l’émergence soudaine d’une énergie importante, inconnue et inquiétante pour le jeune lui-même avant que d’inquiéter ses parents, son entourage ou la société dans son ensemble.

De cette définition fort banale, d’emblée apparaît l’importance de l’enjeu de ce moment pour chaque individu, quels que soient son histoire, son environnement, sa personnalité. Il a, dans cette période plus ou moins longue, à gérer l’intrication de l’individuel et du social, de son identité de sujet et de sa place dans le groupe, de son image et son rapport à lui-même, à ses parents, à ses pairs, à l’ensemble de la société, en fonction des codes, règles, limites et lois des différents espaces sociaux. Soi et les autres: quels liens construire? Des expériences antérieures, des liens rassurants, dangereux ou aliénants, des limites contenantes, arbitraires ou humanisantes, va dépendre l’ampleur du travail de l’adolescent pour se construire en sujet autonome et socialisé. Pour gérer de manière individuellement et socialement adaptée cette énergie nouvelle et débordante, parfois “indissible” à laquelle il a à se confronter, inéluctablement du fait de son développement physique et psychique. Cela est vrai pour tout adolescent. Il est particulièrement important de l’avoir en tête dans la prise en charge des mineurs “difficiles”, ou “en difficulté”.

 

Dans cette période complexe, la parole souvent n’est pas le mode d’expression privilégié. Pour utiliser la parole de manière efficiente dans la gestion de ses difficultés, l’adolescent doit d’abord être en suffisamment bonne santé psychique. il doit avoir une assise narcissique correcte et être dans le lien, c’est à dire se reconnaître comme sujet et reconnaître l’autre comme sujet différencié, investir ses propres processus de pensée, et être capable à minima de reconnaître ses ressentis et ses actes, préalable indispensable au fait de reconnaître que ceux-ci peuvent avoir un sens. Il faut également que la parole soit reconnue comme ayant de la valeur, qu’une adresse soit identifiée: des interlocuteurs (parents, entourage, autres membres de la société) perçus comme susceptibles d’entendre et prendre en compte cette parole, la recevoir et en partager le sens.

 

Dans la plus grande part des situations de souffrance psychique des jeunes, l’ensemble de ces conditions n’est pas réuni, un ou plusieurs de ces éléments font défaut. Parfois alors, la parole s’efface et le jeune devient silencieux: repli, isolement, absentéisme scolaire, retournement de la violence contre soi par auto-mutilation ou tentative de suicide. Lorsque les difficultés sont repérées par l’entourage -souvent très tardivement, puisque justement il ne “fait pas de bruit“- c’est le secteur du soin ou de l’éducatif qui sont interpellés, souvent amenés à travailler en articulation par la gestion de la déscolarisation notamment pour les jeunes de moins de 16 ans soumis à l’obligation scolaire.

 

Dans d’autres cas, ou quand ce mode d’expression n’a pas été perçu par l’entourage, c’est le bruit qui alerte sur la situation: un bruit qui n’est pas le son de la voix qui véhicule une parole. “ Au mieux ”, il est cris et insultes, en deça de mots porteurs d’un sens pour eux-mêmes. Les mesures récentes concernant le milieu scolaire visent à faire taire ce brouillage incompréhensible plutôt qu’à tenter de le comprendre. Au pire, ce bruit est celui des troubles du comportement: les cris accompagnent ou non les bagarres, portes qui claquent, chaises renversées, objets personnels ou matériel urbain détruits, vols ou agressions de personnes...

 

Intervenir sur le mode répressif, c’est exiger que ce bruit s’arrête ici et maintenant (ou qu’il se poursuive ailleurs...?). Symptôme social et symptôme d’une souffrance psychique, rarement l’un sans l’autre, il est assourdissant et nous empêche de nous entendre. Signifier la nécessité de son arrêt est fondamental…, mais pas suffisant. Du malaise social à l’entrée dans une pathologie psychiatrique grave, de l’acte isolé à l’installation d’un fonctionnement inadapté pour un très long terme, les mêmes faits peuvent avoir des causes particulièrement variées, et demander autant de réponses différentes.

 

C’est un choix de société que d’ordonner de se taire -mais pour combien de temps?- ou de proposer de s’exprimer d’une manière “entendable”, donc “tolérable”. Le concept de “tolérance zéro” est littéralement un non-sens: il est refus de donner du sens, et déni de la réalité psychique du sujet. Il est fonctionnement en miroir, à l’identique, des jeunes auquel il s’adresse, une mise en acte de ce qui ne peut, ou ne veut, être pensé. Notre position d’adultes supposément capables d’un fonctionnement relativement adapté se doit d’être autrement distanciée.

 

Le dialogue de sourds des domaines d’intervention

 

Trois domaines d’intervention sont susceptibles d’être interpellés pour répondre aux comportements déviants des mineurs: la répression, l’aide éducative et le champ de la santé mentale. Schématiquement, on peut résumer les tâches ainsi: la justice pénale vise à supprimer ces comportements; l’éducation vise à les modifier pour une meilleure adaptation sociale; le soin psychique vise à les nommer et leur donner du sens.

Selon les situations, l’un ou l’autre est sollicité en premier. L’intervention primaire de la justice au plan pénal marque dans la quasi-totalité des cas une défaillance majeure du fonctionnement social. Elle est relativement rare.

La particularité de la justice des mineurs est d’intervenir dans deux domaines de compétence: l’assistance éducative et le pénal; l’enfance “en danger” et l’enfance “dangereuse”... avec la complexité de ce postulat de base: ces deux dimensions ne peuvent être clivées. Et la réalité d’un fonctionnement: les structures de prise en charge sont clivées.

L’articulation des niveaux d’intervention apparaît évidemment nécessaire. Si tout le monde (ou presque...) s’accorde sur cette position de principe, sa mise en œuvre concrète reste néanmoins complexe. Elle est le plus souvent dépendante de l’implication des partenaires au plan local, fonction des moyens matériels et humains des différents services, d’une démarche volontariste des acteurs de la reconnaissance et du respect des places et fonctions de chacun.

La loi doit bien évidemment s’appliquer partout, à l’extérieur comme à l’intérieur des structures d’éducation et de soin. Cela doit être reconnu par les professionnels comme par les jeunes pris en charge, c’est un outil de travail fondamental pour les acteurs de ces structures. Il y est exceptionnellement nécessaire de faire appel dans le réel à la justice au plan pénal. Dans ce cas, c’est une façon de donner du sens, de se dégager de cette fonction pour être libre d’une autre parole, en tant que soignant ou éducateur, de ne pas se positionner dans une toute-puissance dans la relation ; sa fonction est limitée et n’est pas au-dessus de la loi, son rôle est autre. Affirmer cela est un acte éducatif ou thérapeutique, à condition que le professionnel soit lui-même porteur de ce sens.

Lorsque les passages à l’acte se multiplient au sein des institutions ou au cours d’une prise en charge, les exclusions d’un jeune se multiplient parfois. Renvoyé d’une structure à une autre, finalement sans lieu proposé à la suite de ces échecs, certains se retrouvent à leur domicile, ou dans la rue, livrés à leurs débordements jusqu’à la prochaine intervention judiciaire, pour le coup le plus souvent pénale.

 

Justice, aide sociale à l’enfance et santé mentale

 

Le fonctionnement de l’articulation Justice, Aide Sociale à l’Enfance et soins est alors à interroger. Le secteur de la santé mentale ne peut souvent pas travailler seul dans la prise en charge d’un jeune en difficulté, mais il est souvent un partenaire important dans l’articulation de cette prise en charge. La consultation ou l’hospitalisation sont des espaces dont la neutralité doit être préservée, mais où la dimension des relations avec l’environnement du jeune est évidente. Le placement provisoire d’un jeune, ou son accompagnement par des partenaires dans son milieu naturel, peuvent apparaître  comme un élément à part entière du soin. Mais la mobilisation des partenaires est soumise à leurs représentations du champ de la santé mentale: un jeune soigné en psychiatrie est-il un fou, éventuellement dangereux, dont définitivement seuls les psychiatres peuvent s’occuper? La peur peut - et doit - être entendue; mais on ne peut s’arrêter à sa reconnaissance: il faut la travailler pour proposer malgré tout des solutions adaptées.

Les foyers ou établissements sollicités rechignent parfois à recevoir un jeune adressé, malgré la pertinence de l’orientation; parfois, le jeune adressé par eux dans un moment de crise ne peut réintégrer son établissement, du fait de cette inquiétude qu’il a suscitée et qui a été confirmée implicitement par les soins offerts. Nombreux sont les jeunes qui bénéficieraient d’un placement dans le cadre privilégié d’une famille d’accueil: ces familles, en nombre insuffisant, savent que l’accueil d’un adolescent est difficile; alors s’il sort de psychiatrie...

Que la demande d’aide soit initiée par le secteur de soin, ou que l’orientation vers le soin soit faite par le juge ou les services qu’il a mandatés pour la prise en charge, le partenariat est difficile, et demande un travail spécifique de réflexion commune sur l’orientation la plus adaptée. Cela demande du temps et des moyens: outils de réflexion, travail autour des représentations de chacun et construction d’un langage commun, lieux d’orientation et de prise en charge. Au plan local, chacun se débrouille de manière plus ou moins efficace; au plan national, ces outils manquent; leur développement dépend d’une véritable volonté politique.

Dans le secteur sanitaire, l’état des lieux et les perspectives sont décourageants. Le nombre de psychiatres est très insuffisant, au vu de la formation des médecins de cette spécialité, les carences vont s’accentuer notablement dans les années à venir. Les Centres Médico-Psychologiques, lieux de consultation du secteur public, sont saturés avec des listes d’attente de plusieurs mois, parfois 6 à 8 mois, pour une demande de première consultation. Les situations difficiles ne peuvent être évaluées à temps, le traitement en urgence de situations devenues extrêmes est la règle. Le traitement “communautaire” de la souffrance psychique se développe, où l’approche individuelle est réduite, faute de moyens, et où l’on renvoie au groupe, au social, la gestion de ces questions, avec la caution d’une présence minimisée des professionnels de la santé mentale: dimension certes intéressante, mais non suffisante. Le secteur privé est tout aussi débordé.

 

En termes d’hospitalisation, l’orientation des jeunes hospitalisés est d’une telle complexité que les adolescents restent souvent bien plus longtemps que nécessaire, embolisant le fonctionnement du système, occupant plus que nécessaire les places qui, durant ce temps, ne peuvent accueillir d’autres jeunes qui pourraient en bénéficier. Dans les structures médico-sociales type IME (Institut Médico-Educatif), les places sont également en nombre très insuffisant: des jeunes en très grande difficulté, avec une pathologie présente souvent depuis la petite enfance, psychose infantile ou handicap lourd, relevant de ces établissements, ne peuvent y être accueillis. Sans soins ni éducation adaptés, parfois maintenus au domicile, ils se retrouvent en situation de crise; accueillis alors à l’hôpital, ils y restent parfois plusieurs mois, voire plusieurs années avant qu’une orientation ne leur soit proposée. Cette prise en charge ne leur est pas adaptée, elle ne relève pas des missions des services hospitaliers sollicités. Ces missions d’accueil temporaire et d’évaluation limitée dans le temps ne peuvent pas, du coup, être remplies: les jeunes qui en bénéficieraient sont à leur tour pris en charge de manière inadéquate ou livrés à eux-mêmes, répétant des troubles du comportements auxquels aucune réponse satisfaisante n’est donnée: pas entendus, ils continuent à “faire du bruit”...

 

Il ne s’agit pas de faire ici un plaidoyer pour la psychiatrisation de toute difficulté, bien au contraire. L’analyse des moyens et du temps de l’intervention du champ de la santé mentale permettrait d’utiliser ces compétences de manière adaptée et efficace dans le cadre plus général du traitement individuel et social des troubles du comportement des adolescents. La réduction d’un espace où peut se travailler le sens donné aux comportements déviants implique mécaniquement l’augmentation d’un autre champ de traitement de ces questions; en l’occurrence, c’est aujourd’hui dans le champ de la répression et du traitement pénal que les choix politiques portent les moyens financiers et humains.

 

 

Marie Bastianelli, psychologue clinicienne

 

Pour en savoir plus

 

Winnicott D.W., Déprivation et délinquance, Payot,  1994.  

Kammerer P., Adolescents dans la violence,  Gallimard, Collection "sur le champ", 2000.

 

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Enquête dans les quartiers pour mineurs

des prisons françaises

 

 

Les études permettant de se faire une idée de l’état actuel des quartiers pour mineurs des prisons françaises ne sont vraiment pas nombreuses, et elles traitent presque toujours d’un aspect particulier de la vie carcérale, spécialisation oblige. A l’heure où l’on construit de nouvelles prisons pour y envoyer davantage de mineurs délinquants, c’est la première raison de s’intéresser au livre d’Édouard Zambeaux. Le seconde raison est que ce journaliste indépendant a réellement tenté de savoir ce qu’est cette réalité. Avec l’autorisation du ministère de la Justice, il a séjourné dans 8 prisons françaises (Reims, Lyon, Strasbourg, Lille, Fleury-Mérogis, Bois-d’Arcy, Villepinte et Aix-en-Provence, entre octobre 2000 et juillet 2001. A notre demande, E. Zambeaux nous a précisé qu’il avait séjourné précisément une semaine dans 6 des 8 prisons, 2 et 4 jours dans les deux autres (où il y avait moins de dix détenus mineurs). A chaque fois, il était présent durant la journée complète, de 7 heures à 19 heures, soit les horaires des équipes de jours pour les surveillants. Sa demande de pouvoir rester la nuit a été refusée par l’administration. Il s’est cependant efforcé de rester dans les lieux le plus tard possible à la fin de la journée, afin d’assister au remplacement entre l’équipe de jour et celle de nuit. Au total, il a réalisé de très nombreuses observations et a recueilli près de 200 entretiens plus ou moins formels avec ceux qui en acceptaient le principe parmi les détenus (généralement dans leurs cellules), les surveillants, les éducateurs, les médecins, les enseignants et les chefs d’établissements. Il livre ainsi, selon ses propres termes, “ une photographie à une moment donné ”, certainement incomplète, certainement émaillée de jugements moraux, certainement orientée ici ou là par les rencontres, les personnalités individuelles, la sienne aussi. Mais ce travail a été mené avec une vraie conscience professionnelle, une belle volonté de savoir et un certain courage. Cette photographie n’est donc certainement pas exempte de zones d’ombres, les rares spécialistes en discuteront, mais elle éclaire aussi beaucoup de choses dont on donnera ici quelques aperçus, en conseillant à chacun de lire ce petit livre à bien des égards édifiant.

 

Un monde où règne l’arbitraire ?

 

Que font au jour le jour les mineurs (ils sont près de 900 actuellement) dans une prison ? Pour y répondre, il est essentiel de tenter d’observer ce qu’est la vie quotidienne réelle, loin des textes de lois qui encadrent tant bien que mal la vie carcérale et des discours officiels de l’administration. D’emblée, c’est en effet l’arbitraire qui s’impose et le sentiment vite partagé par la plupart des adolescents détenus que la prison est une “ zone de non droit ”, pour reprendre une expression à la mode dans un autre contexte. L’arbitraire, c’est d’abord celui des codétenus qui imposent la loi du plus fort et qui rackettent tout nouveau venu, sur ses chaussures (malheur à celui qui a des baskets trop neuves), puis sur ses cigarettes et les divers produits de sa “ cantine ”. La vie en prison ressemble à bien des égards à la vie dans certains quartiers pauvres. De petits groupes s’y reforment, des leaders s’y imposent par la violence, et celui qui n’est pas du coin et qui ne connaît personne est vite forcé de rentrer dans le rang, non sans avoir tenté de se défendre et avoir été battu parfois très violemment. La chose peut étonner car, après tout, les mineurs ne sont pas si nombreux dans chaque prison, généralement quelques dizaines au maximum, et la prison est un espace clos, très structuré, qui ne semble pas si difficile à surveiller. L’étonnement disparaît lorsque l’on comprend que les moments quotidiens de vie collective – les promenades – et certains espaces comme les toilettes et parfois les douches échappent à la surveillance des gardiens, souvent parce que ces derniers le veulent bien. Le diagnostic de l’observateur est clair : “ Le règle est que les détenus sont en promenade livrés à eux-mêmes sous l’œil plus ou moins distrait d’un surveillant qui, le cas échéant, donne l’alerte ou de quelques caméras, lorsqu’elles fonctionnent ” (p. 120). C’est là que les comptes se règlent. Beaucoup d’adolescents tentent d’y échapper en restant enfermer dans leur cellule, au prix d’un isolement renforcé qui se paye autrement, psychologiquement.

 

L’arbitraire, c’est ensuite celle des rapports entre surveillants et détenus. Édouard Zambeaux ne tombe pas dans le simplisme qui consisterait à opposer les pauvres détenus aux méchants matons. Il dit simplement ce qu’il a vu et entendu. Au fond, à le lire, on a l’impression que, dans leurs rapports aux détenus, les surveillants peuvent être classés en trois groupes : 1/ une minorité de personnes dévouées et très soucieuses de la déontologie de leur métier, qui imposent le respect des personnes humaines, qui sont à l’écoute des souffrances des jeunes sans rien céder au règlement et sont volontaires pour les rares expériences éducative menées depuis quelques années ; 2/ à l’opposé, une minorité de surveillants qui ont des représentations ultra-négatives de ces jeunes, qui ne cachent pas leur racisme, qui jouent pleinement de leur pouvoir de privation et d’humiliation (oublier de relever les bons de cantine, retarder l’arrivée du courrier, divulguer publiquement des contenus de ces courriers, multiplier les fouilles inutiles, etc.), qui renforcent ainsi dramatiquement l’impression des détenus selon laquelle la prison est un monde arbitraire et hypocrite, où les règles de droit au nom desquels ils ont été condamnées ne sont absolument pas respectées ; 3/ enfin, entre ces deux minorités, un groupe plus nombreux et moins déterminé, dont le but essentiel semble surtout d’éviter les situations conflictuelles et stressantes, et qui est sans doute influencé par l’influence locale prédominante des deux autres groupes plus “ agissants ”. Par ailleurs, un des problèmes soulevés est aussi l’opposition entre les équipes de jour, spécialisées dans le travail avec les mineurs et qui esquissent parfois un travail éducatif que les équipes de nuit, non spécialisées, peuvent démolir en quelques heures en réagissant mal à la tension et l’angoisse qui montent chez les adolescents au début de la nuit et peuvent les rendre très agités (opposition qui n’est pas sans rappeler celle existant aussi souvent chez les policiers entre le travail de jour des îlotiers et le travail de nuit des unités d’intervention comme les Brigades Anti-Criminalité).

 

École et travail, ou télévision et Playstation dans les brumes du cannabis ?

 

Un second constat massif ressort de cette enquête. C’est la réponse à la question : que font les mineurs en prison, au quotidien ? Pour qui n’avait vraiment pas idée de ce que peut être la vie carcérale, c’est sans doute ici que le livre d’Édouard Zambeaux paraîtra le plus édifiant. La réalité tient en effet en peu de mots : la plupart des adolescents détenus s’abrutissent à longueur de journée, et parfois de nuit, devant la télévision et les jeux vidéos, le tout avec l’esprit endormi et embrumé par les vapeurs du cannabis. Car on se procure facilement de la drogue dans la plupart des prisons. Le constat a frappé d’emblée notre visiteur : “ Il suffit de déambuler dans les couloirs d’un quartier pour respirer le parfum du cannabis qui s’échappe des cellules. Il suffit de voir les yeux rougis et l’élocution un peu pâteuse de nombreux jeunes pour en confirmer la consommation effrénée dans les quartiers de mineurs. Même si, bien sûr, ce n’est pas le produit le plus dangereux qui circule ” (p. 77). Il ajoute plus loin : “ Pratiquement dans chaque établissement, un jeune un peu bravache me posera d’ailleurs la traditionnelle question : ‘tu veux fumer un joint ?’ ” (p. 79). Le journaliste veut comprendre. Il observe et interroge. Et il conclut : “ Il n’est pas très compliqué de faire entrer du shit en prison. Les directeurs le savent et connaissent les méthodes. Certains sous couvert d’anonymat avouent même que le haschich est un ‘facteur de paix sociale’ dans les établissements pénitentiaires. Les jeunes vautrés sur leur lit avec l’esprit un peu embrumé et ralenti et les gestes lents sont plus ‘confortables’ à surveiller. Il ne s’agit donc pas pour les responsables d’initier un combat d’arrière-garde qui risquerait de ‘mettre le feu’ dans leurs établissements ” (p. 82). Mais il y a plus grave. Les adolescents détenus luttent aussi contre l’ennui et la dépression en recourrant fréquemment à des médicaments, au point que ces derniers sont également l’objet de nombreux trafics et échanges de services. Et là encore, il semble que cela arrange parfois tout le monde. Selon l’enquêteur, “ Chez certains jeunes, la pharmacie est assez impressionnante. A Bois-D’Arcy, un jeune majeur qui a passé deux ans et demi chez les mineurs égrène la liste des médicaments qu’il a consommé depuis son arrivée : ‘Lexomil, Imovane, Effexor, Tranxène 10 puis 50 puis 100 milligrammes par jour’. Il suffit de voir le chariot médical qui tous les soirs arpente les couloirs du quartier des mineurs de Fleury-Mérogis pour s’en convaincre. A cette heure là, on a davantage l’impression de déambuler dans les coursives d’un établissement hospitalier que dans celles d’un centre pénitentiaire ” (p. 85). La conclusion du chapitre est inquiétante : “ Même si le phénomène est plus préoccupant chez les majeurs que dans les quartiers de jeunes, la toxicomanie et les polytoxicomanies semblent progresser en milieu carcéral. Le directeur de la maison d’arrêt de Lille est l’un des rares à tirer le signal d’alarme sur ce sujet. Dans son établissement, 52 % des détenus incarcérés sont toxicomanes. Constat d’entrée édifiant. Sans illusion sur les ravages de la promiscuité carcérale, ce chef d’établissement est persuadé qu’il y a plus de toxicomanes qui sortent de prison que de drogués qui n’y entrent… ” (p. 87).

 

Dans cet état, que peut-on bien faire de ses journées en prison ? A lire cette enquête, on comprend rapidement que la principale activité est de regarder la télévision et de jouer à des jeux vidéos sur les fameuses Playstation (p. 56sqq). En soi, il est bien normal que les détenus puissent regarder la télévision et que, parmi les activités offertes aux adolescents, il existe des jeux vidéos dans des salles prévues à cet effet. Cela fait partie de l’environnement quotidien et du rythme de vie de tous les adolescents. Le problème commence lorsque l’on y passe non pas quelques heures dans des créneaux bien déterminés, mais le plus clair de son temps. Sur ce point, les établissements ont chacun leur politique officielle : qui l’autorise en permanence et l’interdit passées 23 heures, qui l’offre gratuitement et qui la rend payante. Mais dans la réalité, la télé est omniprésente et les détenus savent contourner les interdictions pour la nuit (p. 73-74). Et, là encore, on comprend que, dans certains cas, cela arrange peut-être tout le monde, à commencer par les surveillants. C’est un facteur de “ paix sociale ”, parfois un effet de ce “ climat de démission et de paresse ” qu’a cru déceler l’observateur. Mais dans ces conditions, quid de l’ambition de “ réinsertion ” prévue par la loi ? Quelle place reste t-il pour le travail et l’école en prison ? Peau de chagrin en vérité. D’autant que les deux activités sont parfois concurrentes. Les jeunes qui n’ont pas de ressources (qui ne reçoivent pas de mandats de l’extérieur) préfèrent parfois travailler, même si c’est pour gagner à peine plus de 10 francs de l'heure (p. 110, 154). Oui, le moins que l’on puisse dire est que l’école n’est pas valorisée en prison. Sauf exceptions notables (à Strasbourg, les élèves qui “ sèchent ” les rares cours sont privés de promenade ou de sport), le personnel de l’administration pénitentiaire ne semble pas y attacher une grande importance, ni l’éducation nationale qui accorde très peu de moyens aux enseignants dévoués à cette tâche particulièrement difficile. Des conventions existent entre les deux institutions, mais dans la pratique ? Un exemple. Au total, “ si les conditions optimales sont réunies (ce qui est très rares), les jeunes mineurs de la maison d’arrêt de Lyon bénéficient de 9 heures de cours par semaine, en comptant le dessin et le sport ” (p. 107). Reste 5 heures de cours pour les contenus, par semaine rappelons-le. L’enjeu est pourtant énorme. La très grande majorité des jeunes détenus sont en échec scolaire, pour ne pas dire plus. L’administration pénitentiaire le sait, il existe plusieurs rapports sur l’illettrisme en prison. Le proviseur de l’école qui organise des cours en prison à Lyon est pragmatique : son objectif serait que les jeunes qui sortent de prison ne soient plus illettrés. Il s’agit de permettre simplement une “ reprise de contact avec l’école ”. Il s’agit aussi d’agir pour restaurer un peu d’estime de soi chez ces jeunes qui cachent souvent leur profond désarroi derrière un discours viril et une revendication d’auto-suffisance. Rappelons ici la très forte augmentation tendancielle du taux de suicide en prison depuis 30 ans. L’enjeu est donc fondamental. Il devrait mobiliser toutes les énergies.

 Et tout est un peu comme cela. Le sport, nouvel exemple, peut être un outil pédagogique et un lieu d’apprentissage de la vie en commun. Un cas le montre bien dans cette enquête (p. 137). Mais la plupart du temps, les jeunes font surtout de la musculation dans la salle prévue à cet effet…

Alors dans ces conditions, on n’ose pas évoquer la question du travail psychologique qui devrait aussi se faire en prison, auprès de ces jeunes souvent à la dérive et en grande souffrance. Quid du travail sur soi avec un psychologue ? Quid du travail sur les relations avec les familles ? Quid de l’idée de faire en sorte que les détenus ne ressortent pas dans un état moral et psychologique pire que lorsqu’ils sont entrés en prison ? Le besoin est énorme, les entretiens avec les éducateurs de la PJJ le montrent bien (p. 129ssq, on sait toutefois aussi que les éducateurs PJJ rechignent parfois à travailler en prison). La question n’est pas posée comme une priorité, c’est un euphémisme.

Non, décidément, la prison pour mineurs est bien loin de la doctrine officielle qui parle de “ réinsertion ”. La réalité est qu’une directrice de quartier pour mineurs doit déjà se battre pour que les jeunes détenus soient simplement obligés de se lever le matin, se laver, s’habiller, être éveillés le jour et dormir la nuit (p. 52). Alors le reste…

 

Une “ atmosphère de démission collective ”

 

Faut-il mettre sur le dos des délinquants cette situation et dire tout bonnement qu’“ ils sont trop durs ” pour que l’on puisse changer quoi que ce soit à cet état de fait ? C’est ce que l’on entend souvent. A lire Édouard Zambeaux, on comprend que les choses ne sont pas aussi simples. Parlons d’abord des surveillants. Pourquoi sont-ils si difficiles à motiver ? Pourquoi des comportements si archaïques subsistent-ils si fréquemment ? Comment interpréter aussi ces problèmes récurrents d’alcoolisme que l’on retrouve dans les observations du journaliste ? Pourquoi cette difficulté à construire de bonnes relations avec les jeunes dans la durée ? Certes, les jeunes sont parfois très difficiles. Il y a même des cas où les prisons se repassent régulièrement tel ou tel détenu violent sur lequel rien ne semble avoir de prise. Mais en dehors de ces cas particuliers, pourquoi ces blocages ? Pourquoi l’évolution réelle du recrutement et de la formation des surveillants (près de 90 % des jeunes surveillants recrutés ont aujourd’hui un niveau Bac ou plus, contre moins de 20 % il y a dix ans ?) a si peu d’effets visibles sur la vie quotidienne en prison ? Pourquoi les surveillants les plus motivés sont-ils parfois même la risée de certains de leurs collègues et ne sont pas soutenus autant qu’ils pourraient l’être par leurs syndicats ? Encore une fois, il ne s’agit pas d’accuser les surveillants, mais d’analyser leurs pratiques et leurs représentations. Le journaliste a vu une des clefs du problème lorsqu’il écrit que l’on a affaire à “ une profession embrassée par défaut ” et qui est très peu valorisée. Parlons clair : souvent, on devient surveillant parce qu’on a raté les autres concours de la fonction publique. Et ce métier n’offre guère de perspective d’évolution de carrière. Par ailleurs, tout est stigmatisé dans cette activité : le lieu (la prison), le public (les délinquants) et donc fatalement aussi ceux qui y travaillent. Tout ceci concourt à cette “ ambiance générale de démission qui flotte dans les prisons ” (p. 99). Trop souvent, l’observation invite à conclure que les surveillants “ sont là pour ouvrir et fermer des portes et assurer un semblant de calme dans les cocottes-minute que sont les quartiers pour mineurs ” (p. 97).

Se pose aussi la question de leur encadrement. Là encore, l’enquête du journaliste est tout de même assez inquiétante. Le constat central est en effet celui de la distance qui sépare les directeurs de prison de la vie quotidienne dans les établissements publics dont ils ont la charge. Certes, il y a les cas exemplaires. Selon l’enquêteur, “ le directeur de la maison d’arrêt de Lille, un établissement pourtant réputé difficile, semble accorder de l’importance à la visibilité et à la compréhension de la hiérarchie. Les enfants savent dans cette prison que les surveillants ne sont pas seuls maîtres à bord, qu’il existe des recours. Les surveillants se sentent contrôlés et peuvent en référer à un supérieur. Le chef de service n’hésite d’ailleurs pas à raconter cette scène surréaliste où il a exigé d’un agent qu’il présente des excuses à un détenu avant de le changer d’affectation. Les jeunes, eux, ont ajouté cet épisode à la mémoire collective du quartier. Ils se plaignent de leur détention, ils voudraient être dehors, mais les accusation d’arbitraires sont rares. Et pas un n’a parlé de comportement raciste à son égard, ce qui est l’accusation récurrente ailleurs ” (p. 40). Mais à côté de ces cas exemplaires, il y a aussi des établissements dans lesquels les directeurs ferment les yeux tant qu’il n’y a pas de gros problème. Le journaliste cite trois prisons dans lesquels les surveillants sont incapables de dater la dernière visite du directeur. Dans un cas, “ le directeur admet lui-même qu’il n’a pas mis les pieds chez les mineurs depuis quatre mois ” car il a toute confiance en son responsable de quartier. Ainsi, “ les quartiers de mineurs vivent donc souvent en marge, sous la responsabilité d’un surveillant-chef ou d’un premier surveillant qui est parfois exemplaire, parfois moins ” (p. 39). A en croire cette enquête, beaucoup de directeurs de prison seraient surtout des gestionnaires, préoccupés par les flux d’entrées et de sortie, craignant l’évasion et le suicide, mais ne se préoccupant guère de la vie des détenus et des divers personnels qui déterminent au quotidien ce qu’est la vie de la prison (constat qui n’est pas sans évoquer à certains égards la situation de certains établissements scolaires dont les chefs d’établissements sont parfois devenus également de pures et simples gestionnaires). Difficile toutefois ici de faire une généralité, les personnalités ont peut-être un grand poids dans l’affaire, ce qui serait encore une inégalité devant la loi.

On s’en doute, le livre d’Édouard Zambeaux n’a pas plu à tout le monde. L’administration pénitentiaire le lui a fait savoir. Il est pourtant essentiel de savoir ce qui se passe dans les prisons pour mineurs. Ce journaliste y aura contribué à sa façon, il faut lui en savoir gré. Car comme l’écrit le sociologue Philippe Combessie (2001, p. 107) : “ En démocratie, la justice se doit d’être visible. Or cette exigence de visibilité laisse de côté les prisons, par un double processus qui se renforce : occultation de ces espaces opérée par les citoyens eux-mêmes (y compris les élus), développement de pratiques autarciques par les administrateurs des prisons. Une politique volontariste à plusieurs niveaux pourrait-elle permettre de changer ces tendances lourdes ? Ce serait d’un intérêt majeur pour l’institution pénitentiaire, à commencer par ses acteurs les plus directs : les détenus, qui verraient limiter les abus que l’ensemble du système leur fait subir, et les fonctionnaires pénitentiaires, dont la conscience professionnelle ne pourrait qu’être renforcée lorsqu’ils verraient mieux reconnue leur activité assurément ingrate et difficile ”. Et il y a urgence. Au 31 décembre 1997, il y avait un “ stock ” de 767 détenus mineurs. Au 1er juillet 2002, il y en avait 901… 900 jeunes qui feront quoi en sortant de prison ? Puisqu’en 2002, il faut une fois encore reconduire le constat multi-séculaire selon lequel on ressort de prison en plus mauvais état qu’on y est entré, faut-il s’étonner du fait que la grande majorité de ces jeunes retourneront tôt ou tard en prison ? Dès lors, ne doit-on pas poser pragmatiquement (et non plus simplement idéologiquement), le question du bien-fondé de la prison ? D’aucun répondront peut-être qu’il faut nécessairement “ neutraliser ” (le mot revient à la mode) de dangereux criminels, auteurs d’agressions sauvages, criminels ou violeurs. Ils mentiront. Environ les deux tiers des mineurs détenus ont été condamnés pour des atteintes aux biens ou à l’“ ordre public ” (affaires de drogues, altercations avec des policiers). Est-il véritablement profitable à la société de les envoyer dans des prisons d’où ils ressortiront plus désespérés, plus isolés et donc plus violents qu’ils y sont entrés ?

 

Laurent Mucchielli, sociologue

 

 

Pour en savoir plus

Zambeaux E., En prison avec des ados. Enquête au cœur de l’“ école du vice ”, Paris, Denoël, 2001.

Chantraine G., 2000, La sociologie carcérale : approches et débats théoriques en France Déviance et société, 3, p. 297-318.

Combessie P., 2001, Sociologie de la prison, Paris, La Découverte. 

Les cahiers de la sécurité intérieure, numéro thématique : “ Prisons en société ”, 1998, n°31.

Informations sociales, numéro thématique : “ Enfermements ”, 2000, n°82.

Observatoire International des prisons : http://www.oip.org

Panoramiques, numéro thématique : “ Prisons : quelles alternatives ? ”, 2000, n°45.


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L’école : du rapport d’incident au délit

 

 

Longtemps les autorités scolaires ont nié les phénomènes de délinquance à l’école. Les chahuts traditionnels, ainsi nommés par Testanière en 1967[1] avaient dans une école formant les élites de la société aux études longues plus une fonction de maintien que de déstabilisation de l’ordre établi. Les enseignants qui les subissaient ne bénéficiaient la plupart du temps d’aucun soutien de la part de leurs collègues, étaient taxés de “ manque d’autorité ” et ne pouvaient s’en prendre qu’à eux-mêmes.

Longtemps les désordres en milieu scolaire ont été ignorés, l’Ecole préférant en taire l’existence plutôt que de la porter à la connaissance publique et de devoir reconnaître ainsi ses difficultés à gérer certains élèves.

Au cours des années 80, le processus de massification et la suppression des filières pré-professionnelles en cours de collège ont fait rentrer et rester au collège l’ensemble d’une classe d’âge. Les enseignants ont dû gérer des publics scolaires très hétérogènes alors que leurs formations initiales avaient peu évolué. Le thème de la violence à l’école a alors pris une importance de plus en plus forte, devenant la catégorie principale avec laquelle sont pensés les conflits qui accompagnent les relations maîtres- élèves. C’est à partir des années 90 que se mettent en place les premiers systèmes de comptabilité, tant au niveau de l’Education nationale qu’à celui du Ministère de l’Intérieur. En 1993, les plaintes déposées sont très peu nombreuses : 771 pour coups et blessures volontaires sur élèves et 210 sur des personnels enseignants (pour une population scolaire de 14 millions d’élèves). De fait, le taux de victimation dans la société française est de 6,5% alors qu’il est 0, 014% à l’école pour les élèves et de 0,4 % pour les personnels. Dans les années suivantes, les signalements augmentent “ du fait de la sensibilité des personnels de l’Education nationale et par les effets de la doctrine officielle du signalement ”[2].

En 1998, sur 240 000 incidents déclarés, seulement 2,6 % étaient considérés comme des “ faits graves ” sur l’ensemble des incidents déclarés. Ces “ faits graves ” ayant fait l’objet d’un signalement au procureur sont des violences verbales (70,8 %) des coups et blessures (22,4 %) du racket (3,3 %).... Les auteurs sont à 86 % des élèves, à 1,3 % des personnels. Les victimes sont à 78 % des élèves, à 20 % des personnels. A noter que les incidents de gravités très diverses sont signalés par les chefs d’établissement, ce qui introduit des biais dans leur comptabilisation : le premier est la différence d’appréciation de la gravité estimée des incidents selon les régions ou la situation de l’établissement, le second est une tendance à “ gonfler ” le nombre d’incidents ou au contraire à le diminuer en fonction des conséquences estimées sur la réputation de l’établissement, le troisième est une très faible signalisation des incidents dont sont responsables des adultes des établissements. Le problème est proche des biais introduits par la comptabilisation des faits de délinquance par les services de police et de gendarmerie : ils reflètent l’activité de ces services plutôt que l’évolution de la délinquance elle-même. A l’école, il existe sans doute une plus grande tolérance à l’égard des violences mineures, verbales ou physiques commises par les adultes plutôt qu’à l’égard de celles commises par les élèves [3].

Le dernier logiciel mis en place, Signa, ne comptabilise plus que les “ actes pénalement répréhensibles, les signalements à la justice, à la police ou aux services sociaux ainsi que les incidents qui peuvent perturber fortement l’établissement”, alors que les précédents modes de comptabilisation signalaient l’ensemble des incidents, quel que soit leur degré estimé de gravité. Ceci explique sans doute que de 240 000 incidents signalés en 1998, on soit passé à 85 000 pour l’année scolaire 2001-2002.  L’appréciation du degré de gravité des incidents qui peuvent perturber la vie de l’établissement reste subjective. Comme sont subjectifs également les commentaires qu’en font les ministres : avec des données très proches, Jack Lang constatait “ une stabilisation voire une amélioration ”, alors que Luc Ferry  considère que les chiffres actuels sont tout simplement “ calamiteux ” (Le Monde du 31 octobre, p. 11).

 

En fait ces chiffres recouvrent des réalités très différentes selon les régions et les établissements : 40 % de ceux qui sont reliés à Signa n’ont rien signalé et 8 % des répondants ont signalés 10 incidents ou plus. Ces chiffres sont d’ailleurs à relativiser car seuls 30 % des établissements rentrent leurs données systématiquement dans ce logiciel.

 

Des tendances contradictoires

 

Depuis le milieu des années 90, les relations de  l’école avec la police et la justice se sont renforcées : les incitations à apporter une réponse judiciaire rapide aux actes commis se sont développées dans les établissements scolaires et la police est aujourd’hui un partenaire reconnu et apprécié de l’école, plus sans doute que le secteur de l’éducation spécialisée.

Les noms donnés aux délits eux-mêmes portent à réflexion : ainsi parle-t-on du racket à l’école (le vol sous la menace) alors que ce terme renvoie à des pratiques du banditisme (racket de cafés ou de restaurants par exemples) et qu’il s’applique à l’école à des vols de goûter, de blousons, à l’extorsion d’argent, mélangeant les âges et les objets concernés, qu’il s’agisse de vols épisodiques ou du harcèlement d’un élève obligé  de verser régulièrement de l’argent à des jeunes de son âge. Ainsi dans le guide pratique “ approches partenariales en cas d’infractions dans un établissement scolaire ” (B.O. n° 11, octobre 1988, p. 23), on peut lire que l’extorsion est passible de 7 ans d’emprisonnement et de 700 000 francs d’amende, portés à 10 ans et 1 000 000 F lorsque la victime est particulièrement vulnérable, peines dont on peut douter qu’elles correspondent à des situations rencontrées dans un contexte scolaire... De même se généralisent dans les établissements scolaires des punitions appelées “ travaux d’intérêt général ”, expression directement reprise du vocabulaire des sanctions pénales.

Le procureur de la République de Valenciennes entre autres, Jean-Louis  Catez a inauguré un mode de travail particulier :  les rapports d’incidents scolaires remontent vers lui et font l’objet d’une convocation de l’élève et de ses parents aux fins de semonce ou de sanction. Cette “ procédure ” d’un genre nouveau se fait avec l’accord des chefs d’établissements (collèges et lycées). L’Education nationale délègue ainsi à la Justice le soin de gérer les incidents qui émaillent la vie quotidienne des établissements. Le même type de procédure est d’ailleurs mis en place dans les quartiers d’habitat social de la ville.

En Seine St-Denis, des pratiques de ce type existent déjà, illustrant une tendance observée depuis plusieurs années : la gestion des incidents scolaires sur un mode proche de la gestion de l’ordre public. De l’avis des professionnels de la justice des mineurs, le risque est grand de qualifier de délinquants des enfants ou adolescents dont les débordements pourraient être traités de manière moins lourde... et plus pédagogique.

 

Mais par ailleurs, la circulaire du 13 juillet 2000, (Bulletin Officiel n° 8)  tente d’établir des principes de droit dans les sanctions : interdiction des punitions collectives, principe de la proportionnalité de la sanction, interdiction de baisser une note sanctionnant les connaissances en fonction de l’appréciation du comportement de l’élève... Toutes directives qui tendent à réduire le sentiment d’injustice fréquemment observé chez les élèves et à fournir un cadre clair à l’ensemble des acteurs de la vie scolaire, suivant des principes de droit souvent ignorés de ceux-ci. Ils sont donc dotés aujourd’hui d’outils qui permettraient de régler à l’interne une grande partie des conflits dans les établissements scolaires...

 

 Les dernières mesures de prévention de la violence à l’école présentées par le gouvernement actuel reprennent des axes déjà observés sous les gouvernements précédents : développement des classes-relais et des internats scolaires, ouverture des établissements scolaires pendant les congés (école ouverte), encouragement de parcours diversifiés, mise en place d’un contrat de vie scolaire, développement des partenariats. Des mesures qui ne présentent pas une grande originalité et s’accompagnent en termes de moyens de... la suppression de 5600 postes de surveillants, anticipant la refonte de l’ensemble des 50 000 postes de surveillants et la suppression annoncée des 20 000 aides-éducateurs, remplacés à terme par des étudiants, des jeunes retraités ou des “ mères de famille ”.

 

Ces remplacements augurent-ils d’un renforcement de la judiciarisation des conduites juvéniles à l’école, par manque de relais et de médiations entre élèves et adultes des établissements ? Il faudra dans l’avenir observer avec attention l’évolution de la situation à ce propos.

 

Maryse Esterle-Hedibel, sociologue

 

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Le délit d’“ outrage à enseignant ” :

illusion d’action politique et doxa sécuritaire

 

 

C’est le 3 août dernier, que la majorité parlementaire (UMP et UDF) votait la loi d’orientation et de programmation pour la justice présentée par le ministre de la justice, Dominique Perben. Plusieurs amendements étaient introduits, durcissant considérablement le dispositif répressif concernant notamment la justice des mineurs, c’est le cas du délit “d’outrage à enseignant”. Avant le vote de cette loi, il existait une disposition du code pénal (Article 433-5) qui permettait d’infliger 7500 euros d’amende, aux individus auteurs de paroles, de gestes, de menaces, d’écrits ou d’images, de l’envoi d’objets quelconques adressés à une personne chargée d’une mission de service public, et de nature à porter atteinte à sa dignité ou au respect de sa fonction.

Avec les modifications introduites par la loi “Perben“, l’outrage commis en milieu scolaire, peut donner lieu à 6 mois d’emprisonnement et toujours 7500 euros d’amende. Entre les deux dispositifs, les nouveautés concernent la possibilité d’envoyer les auteurs de ce type de manquements en prison et les enseignants deviennent potentiellement, au même titre que les magistrats et les policiers, dépositaires de l’ordre public.

Les principaux syndicats d’enseignants ont réagi en dénonçant la “démagogie” d’un tel dispositif. Pour Gérard Aschieri secrétaire général de la FSU, cet amendement est “au minimum disproportionné et on pourrait considérer qu’il ne s’agit que d’un effet d’affichage” (AFP). Même son de cloche à L’UNSA Education où le secrétaire générale rappelle qu’il “est facile et démagogique de prétendre redécouvrir ce qui existe déjà” (Libération du 29 aout). Au-delà de l’apparente cohésion syndicale qui émerge des communiqués, ces mesures ont révélé une réelle ambiguïté au sein du corps enseignant, où un tel amendement n’a pas donné lieu à un véritable débat de fond (le vote en catimini de cette loi en plein mois d’août n’a rien arrangé), une partie des professeurs réservant un accueil plutôt favorable à l’accentuation du mouvement de judiciarisation de l’espace scolaire.

Cette loi s’inscrit pourtant au cœur du rapport pédagogique entre élèves et enseignants, elle renvoie à la problématique de la gestion des conflits et au “travail” de maintien de l’ordre scolaire, que cette loi tend à confier davantage au procureur. Le but de cet amendement, loin d’être penser afin de s’attaquer au phénomène qu’elle prétend vouloir réduire, est d’accentuer le processus de criminalisation des élèves de quartiers “difficiles”, tout en installant l’illusion d’action politique concrète.

Illusion, Luc Ferry a décidé de réduire drastiquement les postes de surveillant d’externat et les “emplois-jeunes”, dont le rôle de régulation interne et la place dans les structures scolaires sont reconnus par les enseignants. Le délit “d’outrage à enseignant” n’est dans cette perspective qu’un maillon de la chaîne idéologique, qui verrouille l’évolution actuelle de la justice des mineurs, où la priorité va au répressif plutôt qu’à l’action éducative. La dynamique actuelle de pénalisation et de stigmatisation des habitants des milieux populaires, trouve dans cet amendement, son pendant scolaire.

Illusion, car c’est une disposition difficilement applicable. Tout d’abord, pour qu’elle ait un effet réellement dissuasif, il faudrait déjà qu’elle soit connue des principaux concernés, les élèves. Or, comme l’explique la principale du collège des Prunais (voir entretien ci-après), ni les parents d’élèves, ni leurs enfants n’ont connaissance de cet amendement et de ses conséquences possibles. De plus, les problèmes d’autorité et d’irrespect que rencontrent les représentants de l’Etat, quel que soit leur statut public, ne sont pas à saisir uniquement dans l’enceinte scolaire, mais à l’échelle de la société. La volonté de créer une spécificité scolaire ne repose sur aucun principe cohérent, car pourquoi les pompiers ou les chauffeurs de bus n’auraient pas le droit aux mêmes égards ?

L’outrage tel qu’il est défini par l’article 433-5 du code pénal, laisse une place importante à la subjectivité des acteurs concernés. Ce délit est avant tout le produit d’une interaction, dont la responsabilité peut être largement partagée entre l’adulte et l’élève, ce qui rend difficile l’incontestabilité des faits. Dans cette perspective, et sans compter sur la solidarité de “classe” (dans les sens scolaire et sociologique du terme), les conséquences de telles poursuites pourraient être plus graves que les désordres qui en sont à l’origine. Les 7500 euros d’amende qu’une condamnation pour délit “d’outrage” prévoit (c’est à dire l’équivalent des revenus semestriels, aides sociales comprises, d’un grand nombre de familles en difficultés), auraient pour conséquence de criminaliser la famille de l’élève auteur de manquements, accentuant davantage la précarité dans laquelle ils se trouveraient et leur désarroi.

L’illusion d’action politique n’est d’ailleurs pas démenti par les ministres Luc Ferry et Xavier Darcos. L’objectif réel n’est pas d’enrayer les phénomènes de violences verbales et physiques que subissent les enseignants, les coupes budgétaires et les suppressions de poste annoncées pour 2003 sont là pour le rappeler. Comme le disait très justement Xavier Darcos quelques jours après le vote de cette loi, cet amendement a avant tout une “valeur symbolique”. Alors que les budgets des foyers sociaux éducatifs des collèges et lycées se réduisent (Libération 22 novembre 2002), le ministère met en avant ses atouts “symboliques” et sa doxa sécuritaire. Pour Luc Ferry, il “faut faire confiance au juge” afin que la loi ne donne pas lieu à des “décisions délirantes”. En effet, il faut espérer que les enseignants et les juges seront plus rationnels que les députés d’autant plus que les gesticulations engendrées par cette loi, ne peuvent dissimuler les problèmes de fond qui demeurent et que la disparition programmée du collègue unique ne fera sans doute pas disparaître du jour au lendemain.

 

Marwan Mohammed, sociologue

 

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Une mesure applicable ? Le point de vue d’une praticienne

 

Entretien avec Madame Martine Rozet, principale du collège des Prunais à Villiers sur Marne, établissement classé R.E.P accueillant 781 élèves.

 

 

Claris : Que pensez-vous des nouvelles dispositions concernant le délit “d’outrage à enseignant” ?

 

Martine Rozet : C’est une mesure répressive, qui à mon avis ne règle pas réellement le problème. Dans le cas des outrages à enseignant ou à chef d’établissement, la menace de sanction n’est pas forcément un frein pour l’individu qui agresse, le problème ne vient pas de là. C’est souvent, de mon point de vue, des situations très marginales qui sont l’aboutissement de quelque chose de beaucoup plus profond, je me situe dans le traitement de ces problèmes, davantage du côté de la prévention que de la répression, donc le fait de menacer les gens de peine de prison, ne va pas régler le problème.

 

Claris : A votre avis, est-ce que cela répond à une demande des enseignants ?

 

M. Rozet : Oui ça je le pense, quelque part ça répond à une demande des enseignants, enfin c’est fait à mon avis, pour les rassurer. C’est bien pour ça d’ailleurs qu’au niveau des syndicats enseignants, je ne sens pas qu’il y ait vraiment eu de protestation significatives contre cette loi.

 

Claris : Il y a eu quelques prises de position publiques des principaux syndicats (excepté le SNALC) critiquant le caractère démagogique de ces mesures.

 

M. Rozet : Je pense que quelque soit la position des syndicats, il doit y avoir des enseignants qui trouvent ça plutôt bien, mais ça ne fait pas débat, même dans les syndicats de chef d’établissement ça n’a pas donner lieu à de réels débats, alors pourquoi ? Je n’en sais rien, sans doute parce que ça n’apparaît pas si important que ça, si fondamentale. Cependant, ce n’est pas ça qui va changer nos pratiques. C’est comme pour la loi d’intrusion dans les établissements scolaires, le nombre de fois où j’aurais pu aller porter plainte... Je ne l’ai jamais fait, j’ai pu menacer des gens de le faire mais je ne l’ai jamais fait, parce que le problème se règle autrement qu’en déposant plainte, la seule raison qui pourrait me faire déposer plainte, c’est l’agression physique.

 

Claris : Maintenant que la loi a été votée, est-ce que vous pensez que l’information a été diffusée aux parents et aux élèves ?

M. Rozet : Les élèves non ! Je ne pense pas et je ne suis même pas sur que les parents d’élèves le savent, et puis ce n’est pas moi qui vais aller diffuser l’information, je n’en vois pas l’intérêt.

 

Claris : Vous pensez que des enseignants porteront plainte en sachant que des peines de prison sont prévues ?

 

M. Rozet : Pour des paroles j’en doute, pour des agressions physiques oui ! C’est mon avis personnel, en tout cas moi je ne le ferais pas. Sauf si ça arrive plusieurs fois, que ce sont des menaces très fortes et que ma vie peut être en danger. Sinon je ne pense pas que cette loi freinerait un enseignant, car lorsqu’on fait cette démarche c’est qu’on se sent atteint dans sa propre personne. Donc je ne pense pas que cette disposition empêchera un enseignant d’aller devant la justice, et il ne sera pas forcément conscient au moment d’aller porter plainte des implications que cela peut avoir.


Claris : Du point de vue de l’application concrète de cet amendement, la définition même de l’outrage est problématique, l’outrage est une interaction entre un enseignant et un élève et l’origine de l’incident n’est pas toujours clairement de la responsabilité de l’accusé...

 

M. Rozet : Oui en effet, mais après c’est au tribunal d’établir les responsabilités, après tout si l’on est obligé d’en arriver là c’est qu’on a pas réussi à traiter l’affaire en interne en fait cette loi est moins intéressante pour les élèves que pour les parents, parce que l’agression verbale ou physique des parents relève d’un conflit entre adultes. Avec les élèves on est dans un rapport de prévention, d’éducation mais avec les parents je fais clairement une différence.

 

Claris : Les ministres Ferry et Darcos ont exprimé la volonté de rétablir l’autorité publique et celle de l’enseignant par cette loi. Pensez vous qu’elle aura un impact dans ce sens ?

 

M. Rozet : Non. je ne pense pas, ça aura peu d’impact, sur l’adulte peut être mais sur l’élève non.



[1] Jacques Testanière,Chahut traditionnel et chahut anomique dans l’enseignement secondaire, Revue française de sociologie n° 8, 1967, p. 17-33.

[2] Eric Debarbieux, L’école face à la délinquance, in Laurent Mucchielli et Philippe Robert (dir.), Crime et sécurité, l’état des savoirs, La Découverte, 2002, p. 341.

[3] Cf. Le livre de Pascal Vivet et Bernard Defrance, Violences scolaires, Syros 2000. Voir aussi Le Monde de l’Education,  n° 308, Novembre 2002, p. 61-62, l’article “ Une lettre à 5 000 euros ”, peine infligée à une mère d’élève pour avoir écrit à un principal pour se plaindre d’un enseignant