« Couvrez cette q… que je ne saurais voir »   ?

 

Donner aux élèves des outils pour se situer dans le monde constitue un des principaux objectifs de l’Education Nationale, mais nul ne peut oublier les limites de cette démarche : même en lycée, beaucoup d’élèves  sont mineurs. Bien souvent partagés entre leur désir d’autonomie et leur besoin de sécurité, ils sont en quête de repères.

 La Loi leur assure une protection qui leur permet de se construire.

Parfois, pour le système éducatif,  des difficultés nouvelles apparaissent, difficultés qu’il faut pourtant bien gérer. Exemple : nous sommes en lycée, et le Centre de Documentation et d’Information est abonné aux Cahiers du Cinéma. Voici donc un texte qui a pu être mis a la disposition des élèves des classes de seconde. M. Olivier Joyard en est l’auteur :

( A propos du chapitre trois du DVD de La Cambrioleuse ). «… Là, sur un canapé spécial duo d’amour, il y a Ian, Ian Scott. Ce qui fait changer d’avis Clara, c’est la queue de Ian. Celle-là, on la voit se dresser depuis des années. C’et la plus massive du X français. Pas la plus longue, à peine la plus grosse. Juste la plus massive. Puisqu’on n’a pas le droit de vous la montrer, on va vous la décrire. A peu près. Son point fort, c’est la stabilité. Elle est toujours bien sur son axe, séparée dans sa longueur par deux blocs de chair exactement parallèles que chez certains on voit à peine, mais qui, chez Ian occupent tout l’espace. Quand Clara remonte de bas en haut avec sa bouche, elle laisse une trace luisante qui fait apparaître magiquement le relief. Rien à voir avec les veines trop grosses de Roberto Malone. La queue de Ian Scott, c’est presque un gode : droiture de latex surtravaillé, 0% aspérités, 100% statue grecque ( le classé X en plus). Ce toboggan du plaisir, Clara n’arrive pas à le prendre entièrement en bouche, et, d’ailleurs, pas grand monde n’y arrive » ( etc.…).

Cet extrait de l’article consacré au film pornographique La Cambrioleuse, réalisé en 2002 par Fred Coppula ( ! ), figure dans le numéro hors-série  « le guide des 100 plus beaux DVD de l’année », des Cahiers du Cinéma ( novembre 2002 – page 19 ). C’est assez violent ( un peu « raide » diront certains… ) mais ce n’est pas un simple dérapage. Explication.

Si l’on se réfère à l’ouvrage de M. Michel Ciment et de M. Jacques Zimmer[1] qui fait référence dans ce domaine, les Cahiers du Cinéma - et Positif - sont des revues de grande qualité, soucieuses d’appréhender le cinéma en tant qu’Art. Rappelons simplement que François Truffaut, Jean-Luc Godard, Eric Rohmer et Serge Daney ont publié critiques et articles théoriques dans Les Cahiers,  revue fondée en 1950.

Aujourd’hui, les certitudes s’estompent. Paradoxalement, dans ce numéro spécial, La cambrioleuse bénéficie, de la part de l’actuelle équipe de rédaction, du même traitement que d’autres réalisateurs, dont la qualité de l’œuvre est, cette fois,  unanimement reconnue  Jacques Rivette, David Lynch, Charlie Chaplin, Carl Dreyer… ).

 

Sur le fond, un débat théorique passionnant divise aujourd’hui la critique[2] : la controverse oppose M. Serge Kaganski, critique des Inrockuptibles, à ses collègues de Libération et des Cahiers du Cinéma.

 M. Kaganski reproche principalement aux autres critiques de cinéma de valoriser les productions les plus triviales et les plus décérébrantes de l’industrie des programmes, au lieu de consacrer leurs efforts à un art, le cinéma, qui constitue aujourd’hui un îlot de résistance à ce nivellement par le bas ( cette nouvelle tendance permet à la nouvelle rédaction des Cahiers du Cinéma d’affirmer que Loft Story serait aussi moderne que de l’Antonioni et aussi bouleversant que du Douglas Sirk, et que Popstars recèlerait autant de cinéma que les films de Manuel de Oliveira…).

« Tout se vaut », affirme la jeune garde critique des nouveaux Cahiers du Cinéma. Et ils le prouvent, en affichant pour  Fred Coppula, le plus inconnu – insignifiant ? - des réalisateurs, le  même intérêt que pour Chaplin ou Dreyer…

 

Ceci dit, au lycée, sur les présentoirs des CDI, la sexualité est abordée, dans toutes ses dimensions – biologique, sociologique[3], historique[4], psychanalytique[5],  juridique, cinématographique[6] , etc.…   Mais comment ne pas constater, à travers la presse de ces derniers mois, que ce sujet  est littéralement matraqué par les médias – les jeunes en sont donc aussi les destinataires - alors que d’autres, sans doute plus futiles ( par exemple la catastrophe humanitaire que cause le SIDA en Afrique, ou le sort des millions d’enfants esclaves dans le Tiers-Monde ), sont moins bien « couverts » ?

 

Extraits révélateurs de ce nouvel hédonisme, témoin du recul des interdits sociaux :

Le quotidien Libération y consacre de nombreux articles : ( le 21/11/02 ) portrait du réalisateur de pornos et figure anti-censure John B Root ; ( le 09/11/02 ) article d’Angela Tiger ( ex-actrice de X et réalisatrice ) titré : Appelons une chatte une chatte ; ( le 11/11/02 ) à propos d’un projet visant à réprimer le racolage : Extension du domaine de la pute ;  (6/11/02) le très culturel et consensuel Télérama propose un dossier de six pages titré : Faut-il faire une croix sur le X ?;  ( 15/11/02 ) Le Figaro fait découvrir à ses lecteurs le monde des actrices du porno : A star is porn ; ( 13/11/02 ) L’Humanité donne la parole au très controversé Gabriel Matzneff ( auteur de Les moins de seize ans )  qui, pour défendre la liberté des auteurs, déclare dans ce journal : Le décervelage est à l’ordre du jour.

A tout cela, on pourrait ajouter la polémique sur « Rose bonbon » et les débats passionnés suscités par les conclusions du  rapport commandé par le Ministre de la Culture à Mme Blandine Kriegel.

 

Revenons au 7° Art :  il est primordial d’inscrire les élèves dans une Histoire, de les raccrocher à un patrimoine cinématographique qu’ils méconnaissent. Affirmons qu’il y a sans doute autant d’humanité dans un court-métrage muet – et en Noir et Blanc – de Chaplin que dans les pyrotechnies spectaculaires, racoleuses et bruyantes de Luc Besson et de ses clones. Les films à gros budget sont plus que jamais de redoutables machines commerciales à visées internationales pensées sur le modèle de la série ( Bond, Potter, Seigneur des anneaux, etc.); les adolescents les distinguent principalement par la surenchère de leurs effets spéciaux. Une stratégie implacable de vente de produits dérivés ( jeux vidéos, accessoires, DVD, etc. ) accompagne ces productions très rentables.

 C’est une certitude,  nos jeunes prétendent connaître Siffredi ( Rocco ),  alors que Gabin ( Jean ) leur est totalement inconnu..  Ce bain permanent ( médias, publicité, clips, etc.… )  dans un environnement de produits commerciaux – avec souvent d’insistantes  allusions pornographiques - dont le principal objectif n’est finalement que le profit permet-il réellement à nos adolescents de mieux se « construire » ? Le doute est permis.

 

Anticipation  ( humoristique ! ) : projetons-nous dans un avenir certainement proche ( puisque déjà ARTE , au cours de ce mois de Novembre 2002, a diffusé, à 20H30 et sans aucune restriction de public, le très sulfureux « La grande bouffe » que Marco Ferreri réalisa en 1973, et dont la projection donna lieu à un immense scandale qui eut pour conséquence une interdiction stricte aux moins de dix-huit ans).

 D’ici quelques années donc, le film « Baise-moi » de Virginie Despentes sera peut-être lui aussi considéré, malgré sa violence revendiquée et ses scènes pornographiques, avant tout comme un film artistique, et pourquoi pas comme « un film précurseur ». Les Cahiers du Cinéma, ayant surmonté le restant d’autocensure qui paralysait encore leur expression, pourront enfin nous proposer la  photo de Ian Scott qui illustre aujourd’hui l’article ( l’acteur est nu, face à nous, en légère contre-plongée ), mais il n’y aura alors plus besoin du  trucage numérique qui nous laisse seulement deviner son sexe turgescent ( rappelons ici que, s’il est normalement vascularisé, le sexe masculin est, depuis quelques siècles déjà,  digne de figurer sur les murs et le plafond de la chapelle Sixtine ).

Par ailleurs, un responsable de chaîne, souhaitant doper l’audimat, aura peut-être demain l’idée saugrenue de demander au CSA l’autorisation de diffuser, le 24 Décembre au soir,  le film  « Romance X » de Catherine Breillat, juste avant la retransmission de la Messe de minuit  ( si la signalétique appropriée est respectée et présente en bas à droite de l’écran, quel censeur oserait alors formuler la moindre objection à cette légitime requête  ? ).

 Pourquoi ne pas imaginer également que ( en partenariat avec un fabricant de préservatifs au goût de  fraise, sous le contrôle de leurs parents attendris et d’un psychologue spécialiste de la jeunesse)  une dizaine de jeunes adultes soient enfermés et filmés  jour et nuit durant deux mois dans un loft équipé d’un petit jardin et d’une grande piscine, au bord de laquelle, après l’écran publicitaire de 22H30,  en direct, les téléspectateurs assisteraient à …  ( là, je ne pousse pas plus loin ma démonstration ! Ceci est, bien entendu, de la pure fiction…).

 

Revenons à des propos moins spéculatifs. Il est évident  que de nouveaux chefs d’œuvres cinématographiques verront le jour ( déjà Chéreau et Lars Von Trier ont tenté ici de timides incursions ) à l’occasion de cette évolution que d’aucuns jugent inéluctable. Il est probable que cette « libération » fournira de substantiels revenus aux  artistes, aux médias   et aux  critiques  qui auront réussi, en inscrivant ces œuvres dans une démarche « novatrice et décapante », à bousculer les derniers « conservatismes » et à repousser les barrières morales actuelles. Notre époque, comme les précédentes,  a besoin de « nouveaux » modernes. Mais cette forme nouvelle d’Art, dont il est hors de question de priver les adultes avertis, doit-elle concerner des adolescents  en pleine quête identitaire ?

Sans jouer les Tartuffe, en gardant la distance nécessaire, les enseignants ont aussi pour mission d’ accompagner leurs élèves, préoccupés de leur identité et de leur différence, pour les aider à trouver des repères et à affronter avec lucidité cette nouvelle réalité qui oscille entre « logique démocratique  et logique marchande[7] » : ce sujet sensible impose à l’ensemble de la société d’engager un large débat sur les limites qu’elle ne souhaite pas transgresser.

 

Gérard HERNANDEZ

Enseignant – Documentaliste

 ( adhérent de l’association Les ailes du désir - association qui regroupe enseignants et  intervenants dans le domaine du cinéma à l’Education nationale -  ). Décembre 2002.

 


 

 

Le Téléthon 2002 passe à l’Orange

 

La page 11 du numéro de Décembre 2002 d’  « Okapi » magazine destiné aux collégiens, ne se différencie en rien des autres pages. Un titre : « Bouge pour faire reculer la maladie », une indication en haut à gauche de la page « Téléthon 2002 ». Il s’agit de la rubrique « Tu peux le faire ». En illustration de l’article, un enfant myopathe ( ? ) souriant, assis dans un fauteuil roulant, regarde le lecteur.

Le « message » du journal est classique, s’agissant du téléthon : « Les 6 et 7 décembre prochains, toi aussi tu peux participer à la grande fete de la solidarité du Téléthon. Course « stop ou encore », courses de rollers, ventes de journaux, renseigne-toi, il se passe surement quelque chose près de chez toi ».

L’article proprement dit comprend trois paragraphes.

Le premier, sans titre, rappelle l’enjeu du téléthon : « faire reculer la maladie »

Le second, titré : « Tu peux encore participer au challenge « stop ou encore », invite les collégiens à participer à une course, après avoir vendu des tickets sur le principe : « chaque ticket vendu 1,50 euro = 1 kilomètre ». Les partenaires de cette opération sont, précise l’article, l’Association française contre les myopathies, le magazine Okapi et … Orange.

Le troisième paragraphe est titré : « Dès maintenant et jusqu’à la fin du téléthon, tu peux suivre l’opération « stop ou encore » sur ton mobile Orange plug (wap orange plug, rubrique « the  journal »).

Et là, avec Orange, c’est le Bonheur !

Le collégien trouvera sur ce service « le nombre de kilomètres parcourus dans toute la France et un Live Chat ( ! ). Nous découvrons également que les 5 collèges qui auront récolté le plus de dons se verront récompensés d’un article diffusé sur le web.orange.fr et le wap Orange plug.

Au final, que de bonnes raisons de donner sa confiance de jeune consommateur à cette société si solidaire. Ah j’oubliais : le logo de la marque « Orange » figure en bas, à droite de cette page d’Okapi. Mais quel esprit rétrograde irait imaginer que cette page, qui fait appel à l’émotion des enfants, n’est qu’un piège commercial agressif ?

Quand l’Education nationale ferme la porte d’entrée du collège aux marchands, ils ont toujours la possibilité de passer par la fenêtre «  ouverte sur le monde » du CDI…

Je suggère d’utiliser cette page d’Okapi pour donner une nouvelle occasion à nos élèves d’exercer leur sens critique ( pourquoi pas dans le cadre de la prochaine « semaine de la presse » ?).

 

 

Gérard Hernandez.


 

 

Le devoir d’argumentation

( Nouvelle )

 

par Gérard HERNANDEZ, Enseignant-Documentaliste

 

Il était ma foi inhabituel de  retrouver ses élèves un mercredi après-midi, au collège Catherine Sifredi-Breillat  de Majolibanlieue, mais les hasards du calendrier avaient voulu que Louis,  professeur de Français et ses élèves soient à nouveau rassemblés en classe, par cette douce  journée printanière.

« Espérons qu’ils garderont un minimum d’attention », pensa le jeune enseignant, en terminant de procéder à l’appel des élèves. Solidement charpenté, Louis devait avoir environ vingt-sept ans. Un sourire fin et agréable illuminait souvent son visage. Ses cheveux  étaient frisés, presque noirs,

L’année scolaire  s’achevait, et c’est non sans une certaine fierté qu’il écrivit au tableau l’objet de la troisième séance, le devoir d’argumentation.

Il éprouvait au fond de lui-même un sentiment d’inquiétude. Certes, les élèves de la classe de 4° G auxquels il enseignait le Français étaient des latinistes, certes la classe, d’un bon niveau général,  comptait quelques éléments brillants ( une élève tentait, par passion personnelle, d’apprendre le japonais ! ), mais cette journée « hors du temps » scolaire habituel était-elle la plus favorable pour capter leur attention et leur faire découvrir cette manière de penser, forte et structurée, qui allait accompagner – il ne pouvait en être autrement -  les meilleurs de ses élèves tout au long de leurs études ?

Bien sûr, il savait que les jeunes qu’il avait en face de lui étaient en pleine construction, en pleine formation ; leur corps changeait, leur rapport  aux réalités du monde était encore bien flou, leur esprit critique incertain, leurs connaissances parcellaires.

Il se lança dans l’explication, avec la conviction d’apporter un savoir, un savoir précieux et rare, véritable élixir de vérité, dont la découverte avait été, pour lui aussi, sur les bancs de l’école, une sorte de   révélation. Le contenu viendrait sans doute … plus tard, au lycée, et ce serait  la « mission » de ses collègues de Français, puis de Philosophie. Mais la base, la fondation de l’édifice, c’était à lui de la construire.

 Il aurait pu tout aussi bien être professeur d’EPS, journaliste, critique littéraire, metteur en scène de théâtre ou conservateur de bibliothèque. Mais il s’enthousiasmait pour  sa discipline et pensait que l’acte de transmission  était créateur d’Humanité.  Il citait souvent avec plaisir l’aphorisme de Magritte : « les chats ont de la veine, l’obscurité ne les empêche pas de lire ». Par conviction, il avait parfaitement accepté que l’élève soit au centre du système éducatif. Les disparitions de Pierre Bourdieu et de Francis Lemarque  ne lui avaient fait éprouver aucun sentiment particulier . Il vouait un véritable culte à René Char.

 Louis avait une attirance limitée pour les images ; le cinéma l’intéressait, plus par curiosité sociale que par goût personnel : en vérité, c’était une bonne occasion pour retrouver sa bande de copains, le temps d’une sortie amicale. En dépit de leurs provocations, il appréciait  Almodovar et Cronemberg. Il avait été agréablement surpris par le ton de  « Monsieur Batignoles » qu’il avait trouvé particulièrement juste. Il lisait rarement les critiques. Les noms de Lang, Kurosawa, Wilder, Grémillon, Feyder, Capra, Murnau, Naruse, Dreyer, Ray, Griffith, Vertov, Harryhausen, Alekan, Daney, Trauner, Falconetti, Delerue, Ivens, von Stroheim, Rosi, Losey, Kazan, Poudovkine, Franju, Brooks ( Louise ou Richard ) n’évoquaient rien de précis. Il trouvait les films de Luc  Besson populaires et assez distrayants. Il avait modérément apprécié « Amélie Poulain », film d’auteur certes, mais trop « franchouillard » à son goût. Il se désintéressait du fait que le cinéma soit,  par ailleurs, une industrie. Plein de bonne volonté, et soucieux de « jeter des ponts » avec les centres d’intérêt de ses élèves, il avait mis le cinéma à son programme. Mais avec des limites bien précises : tout au plus acceptait-il de travailler avec eux sur un scénario, et si possible une adaptation d’une œuvre littéraire forte, ce qui lui permettait  de traiter le sujet sans trop s’éloigner des savoirs qu’il maîtrisait parfaitement..

Il écrivit au tableau le titre : «Le devoir est organisé selon un plan critique » et dicta d’une voix ferme la suite de la leçon : « Le plan permet d’aborder deux aspects opposés d’un thème, de voir les avantages et les inconvénients d’une situation. Ce plan comprend une introduction, un développement – divisé en deux parties de trois paragraphes chacune -, une conclusion qui insiste sur votre opinion personnelle et la met en évidence. Le développement contient la thèse et la thèse opposée ».

Tout en poursuivant cette dictée, il se déplaça parmi les élèves pour vérifier que ses paroles étaient bien notées. Les collégiens l’avaient écouté attentivement. Louis termina son cours par un exemple.

Rosa-Olympe, sérieuse sous sa frange,  avait admis elle aussi qu’il était normal de travailler ce mercredi après-midi  car elle avait bien profité du « Pont de l’Ascension ». Par ailleurs,  ce que le professeur évoquait aujourd’hui depuis le début de l’heure éveillait sa curiosité : souvent, elle avait éprouvé des difficultés – particulièrement en Français -  à classer ses idées, à leur donner une forme cohérente, logique, plus compréhensible. Et il lui semblait que ce « plan critique » dont il était question ici allait lui être bien utile.

 

 

Rosa-Olympe était une excellente élève, pleine de santé, curieuse de tout; cinéphile à sa manière, elle n’avait pas manqué « Monstres et compagnie », « l’Attaque des clones » et attendait impatiemment la sortie de «Spider man », dont les effets spéciaux étaient, paraît-il, extraordinaires. Elle s’intéressait au SIDA et à la nouvelle collection de maillots de bains de l’été, elle se renseignait auprès de ses copines sur le piercing, et écoutait « NRJ » pour savoir si elle devait, à quatorze ans, goûter elle aussi aux plaisirs de la « teuf ». Elle consultait régulièrement son horoscope, pratiquait volontiers ( en amateur )  la cartomancie et la chiromancie ; elle se félicitait souvent de ne pas être scolarisée au collège de Leurmochezep, pourtant distant de moins de cinq cent mètres. Son environnement familial  lui permettait de connaître de nouveaux horizons : ne s’était-elle pas rendue récemment avec son oncle Lionel et sa tante Sylvianne en Sicile, pour visiter  temples et  musées ? Ses parents, par anti-conformisme, avaient toujours refusé de rencontrer ses enseignants. Au fond, quelle importance ?

Le professeur dictait maintenant l’énoncé de l’exercice : « Sujet : Pensez-vous qu’il soit souhaitable qu’une femme exerce une activité professionnelle ou estimez-vous qu’elle doive se consacrer uniquement à son foyer ? ».

Rosa-Olympe, parfaitement rodée par son expérience et par les conseils de son entourage ( son père aussi enseignait ) aux attentes du système éducatif, divisa sa page de brouillon en deux parties, l’une consacrée à la thèse – qu’elle titra « la femme doit exercer une activité professionnelle », l’autre, plus bas, consacrée à l’antithèse – qu’elle titra – « pour une femme rester dans son foyer présente des avantages ».

L’enseignant donna dix minutes à la classe pour noter des arguments pertinents.

Louis avait emporté avec lui quelques manuels de Français que les éditeurs proposaient pour la prochaine rentrée scolaire. Surveillant d’un œil ses élèves qui avaient commencé leur travail, il feuilleta machinalement le manuel « Français 4° en séquences » des éditions Magnard. Il fut très étonné de découvrir dans la séquence 2 ( Portraits et caricatures ) un extrait du roman d’Agota Kristof, « Le grand cahier ». Louis se souvenait parfaitement qu’il y avait de cela à peine deux ans, un collègue, qui avait fait étudier ce roman à des élèves de 3° dans un collège d’Abbeville, avait été interpellé par la police, sur son lieu de travail, accusé de pornographie par quelques parents. L’affaire avait fait grand bruit.  Les plus hautes instances pédagogiques du Ministère étaient alors intervenues – à juste raison - pour défendre la liberté des enseignants, et pour rappeler… que ce livre n’était en aucune façon destiné aux enfants des collèges !

 Louis voulut vérifier les arguments utilisés par les auteurs du manuel pour justifier leur choix.  Il ne fut pas étonné de découvrir, dans les quelques lignes de présentation de l’extrait, qu’il s’agissait de « raconter l’apprentissage de la vie et de la cruauté » subi par deux enfants « dans un pays ravagé par la guerre ». Les auteurs proposaient aux élèves d’analyser « l’art de l’écrivain » en « observant la structure syntaxique des phrases, le type de propositions employées ». Louis fut consterné de lire l’extrait suivant :

« Grand-mère ne se lave jamais. Elle s’essuie la bouche avec le coin de son fichu quand elle a mangé ou quand elle a bu. Elle ne porte pas de culotte. Quand elle a besoin d’uriner, elle s’arrête où elle se trouve, écarte les jambes et pisse par terre sous ses jupes. Naturellement, elle ne le fait pas dans la maison ».

Louis, mal à l’aise,  ne pouvait admettre que des collègues aussi  prestigieux puissent imaginer ne serait-ce qu’une seconde, que de telles phrases pouvaient servir à «dénoncer les horreurs de la guerre »…  Par ailleurs, après les attentats tragiques du 11 Septembre, minutes d’horreur qu’il avait vécues en direct, fasciné, devant son poste de télévision, Louis pensait que ce n’était vraiment pas le bon moment pour parler de Paix et pour diminuer l’effort d’armement.

 Néanmoins, soucieux d’éviter d’inutiles traumatismes à ses élèves,  il décida de faire l’impasse sur le texte hors normes et potentiellement dévastateur d’Agota Kristof.

Au cours d’une de leurs traditionnelles parties de tarot qui les réunissaient, lui et ses collègues, il avait surnommé cette classe la classe « SAMU », tant les représentants des professions médicales et para-médicales étaient nombreux : un fils d’infirmière, deux filles de dentistes, une fille d’anesthésiste, un fils de généraliste, une fille de médecin de l’Education nationale, et même la fille d’une comptable dans une mutuelle de santé ! Cette situation lui convenait parfaitement, c’était un public idéal qui l’autorisait à être -  parfois - quelque peu élitiste.

Rosa-Olympe  se rappela que, quelques jours auparavant, son attention avait été attirée par un article du journal local titré : «l’école est toujours sexiste » : elle avait cru comprendre que des inégalités existaient dans l’orientation scolaire des filles et des garçons, mais ce sujet ne l’avait pas passionnée.

Dix minutes passèrent. Rosa-Olympe nota avec soin les indications fournies par le professeur pour étayer la thèse.  En ce qui concerne l’antithèse, le texte donné en guise de correction fut le suivant :

 

   « - La femme peut se ainsi se consacrer à l’éducation de ses enfants et les protéger de la   délinquance ou du refus du travail scolaire.

-               elle a plus de temps libre pour se consacrer à ses loisirs.

-               Elle peut organiser son emploi du temps à sa guise

-               Une femme qui travaille est plus fatiguée car elle doit en outre s’occuper de sa maison si le couple ne partage pas les taches ménagères

-               La femme n’est pas traitée à l’égard de l’homme dans les entreprises ; son salaire est souvent moins élevé ».

 

 

 

Rosa-Olympe était chaque fois surprise par la variété et la pertinence des exemples choisis par l’enseignant. Vraiment, elle considérait qu’elle avait de la chance d’avoir un professeur qui, contrairement à d’autres, n’hésitait pas à faire entrer le monde et son vacarme assourdissant dans la salle de classe pour mieux le dominer, l’expliquer, le donner à comprendre.

La méthode était efficace : l’exposé de la thèse avait précédé la mise en place de l’antithèse, mais son attente fut déçue : la sonnerie stridente annonçant la fin du cours empêcha son professeur de développer ce qui s’annonçait à ses yeux comme un exploit irréalisable – et qui aurait définitivement démontré ses qualités pédagogiques uniques  – la fameuse synthèse tant attendue.

Au milieu des cris et des rires, les élèves quittèrent la classe.  Louis rangea ses cours et ses manuels, contempla un paquet de copies à corriger, et maudit l’Administration qui allait encore l’obliger à participer, le lendemain soir, à une réunion sur l’orientation de la classe de 3° B, où il était également professeur. Louis ne comprenait toujours pas en quoi l’avis du professeur de Français pouvait être plus important, pour orienter les élèves, que ceux de ses collègues d’EPS ou d’Arts Plastiques …

 En rejoignant la salle des professeurs pour y prendre un café serré, Louis passa devant la salle de musique, vide à cette heure. En cette journée particulière de « travail imposé », il ne put s’empêcher de penser à son amie, sa collègue Monique V. professeur de musique aujourd’hui retraitée, qui animait d’une main de fer la section syndicale de son établissement ( c’était elle qui avait l’habitude de dire « J’ai connu douze ministres de l’Education nationale » pour indiquer non sans humour, la durée de son parcours professionnel ). Un seul vrai motif de désaccord avait surgi entre lui, adhérent par raison, et sa collègue, militante par passion : « la Marseillaise », qu’elle faisait apprendre avec constance par toutes les classes de sixième, pratique qu’il jugeait – comme les autres adhérents de son syndicat -  définitivement « réactionnaire ».

Rosa-Olympe, qui brillait  autant  dans les disciplines littéraires que dans les disciplines scientifiques, était heureuse d’avoir M. Germain comme enseignant ( elle s’était d’ailleurs promis de lui rendre hommage si plus tard elle parvenait à réussir quelque chose de bien ou d’utile dans sa vie ).

Pour l’instant, elle se rendait au CDI du collège afin de collecter des documents qui allaient lui permettre de rédiger l’exposé  demandé en Education civique. Sujet : « les inégalités entre les hommes et les femmes ».

Elle éprouva soudain un sentiment de fierté : son frère Jack à Boulogne-sur-Mer, ses cousins Claude     ( surnommé « le mammouth » par ses facétieux camarades de laboratoire, Georges et Pierre-Gilles, en raison de l’extrême épaisseur de ses sourcils ) et Luc ( celui-là même qui affirmait ne jamais vouloir s’engager en politique ) avaient beau être  étudiants, et se plonger quotidiennement dans des matières passionnantes comme les Arts, la Géologie ou la Philosophie, ils ne devaient certainement pas savoir structurer leur pensée, argumenter comme elle avait appris  maintenant à le faire, puisque ces pauvres garçons n’avaient pas été les élèves de M. Germain !   Il semblait évident, pensa-t-elle du haut de ses quatorze ans, qu’en ce début de XXI° siècle, les filles étaient bel et bien avantagées !

 

A quelques pas du collège, sur un transformateur électrique, quelques affiches électorales délavées commencent à se détacher. On y déchiffre encore un slogan : « la famille française est le socle de notre société », mais le visage et le nom du candidat se sont déjà effacés…

 

Louis Germain, professeur de Français, quitte maintenant le collège, fatigué, mais heureux du travail accompli. Il se dirige vers sa voiture, et, comme à son habitude, il ignore le transformateur et les affiches qui le recouvrent.

C’est ainsi, après le « séisme » du 21 Avril,  que  la vie, petit à petit,  a repris son cours ordinaire…

 

 

 

F I N

 

 

 

 

 

 

 

[ P.S : les paroles soulignées ont véritablement été prononcées, en 2002,  par un professeur de Français à des élèves de 4°. D’autres éléments de cette nouvelle s’inspirent également à des faits réels. ]

 

 



[1] CIMENT Michel et ZIMMER Jacques, La critique de cinéma en France, Ramsay cinéma, 1997

[2] FRODON Jean-Michel, Polémique sur la place du critique de cinéma, Le Monde, 18.11.02

[3] BOZON Michel, Sociologie de la sexualité, Nathan, collection 128, Mars 2002 

[4] Le commerce du sexe, l’Histoire, n° 264, Avril 2002 .

[5] FREUD Sigmund, Trois essais sur la théorie sexuelle, Gallimard, Folio essai, 1987

[6] CAMY Gérard ( sous la direction de ), 50 films qui ont fait scandale, CinémAction, N°103, 2° trimestre 2002

[7] NEYRAND Gérard, La culture de vos ados, éditions Fleurus, avril 2002