JOURNÉES D’ÉTUDES
1997
de l’Association Nationale
des Communautés Éducatives
Tarbes, le 28 avril 1997
Fondements philosophiques et Ă©thiques
de la démarche qualité
Bernard Defrance, philosophe.
Merci Jean-Pierre pour ces mots d’accueil.
Oui, peut-être que l’urgence, peut-être que les inquiétudes, les
angoisses que nous ressentons chez nos élèves aujourd’hui, dans les collèges et
dans les lycées peuvent conduire un certain nombre de pédagogues (et sans doute
encore plus un philosophe) à prendre des risques, si l’on veut effectivement
pouvoir répondre à cette question que posent tous les adolescents aujourd’hui
aux adultes : « Ce que vous
dites est-ce que vous ĂŞtes capables de faire ? La loi dont vous nous dites
que les valeurs structurent votre vie, nous nous apercevons tous les jours que
vous ne vous y conformez pas. » Quand j’explique, dans mes cours de
philosophie, que la loi est la même pour tous (c’est une évidence
incontestable –sinon il n’y aurait pas de loi, il n’y aurait que des lois
privées, c’est-à -dire des privilèges) mes élèves rigolent, ils me disent :
« La loi est la même pour
tous ? Vraiment ? On est bien content de l’apprendre, mais ça vous
arrive quelquefois d’ouvrir le journal, de regarder la télé le soir, de
regarder ce qui se passe autour de vous ? » Les valeurs que nous
essayons de transmettre à l’école, les valeurs que nous essayons d’aider nos
élèves à construire, sitôt sortis – sortis de l’école, à l’extérieur,
dans le quartier, dans la cité – ils voient ces valeurs bafouées
quotidiennement.
Jean-Pierre faisait allusion tout à l’heure au travail que je fais
sur la violence. Deuxième moment qui va déstructurer encore plus, ou rendre
plus difficile en tout cas, la construction de ces valeurs et de la loi :
les jeunes s’aperçoivent que l’école elle-même, que le système éducatif
lui-même, fonctionnent à l’envers de leurs propres valeurs. Dans son
fonctionnement institutionnel, l’école contredit les valeurs dont elle se
prétend porteuse. Et lorsque l’adulte est ainsi mis au défi d’avoir à répondre
de ces valeurs – par exemple l’égalité –, il peut être amené
quelquefois à courir des risques, et je ne suis pas mécontent finalement
d’avoir commis quelques provocations, pas mécontent d’avoir accepté de courir
un certain nombre de risques, dans la mesure oĂą cela peut aider Ă rĂ©flĂ©chir Ă
un certain nombre de questions qui ont trop tendance à être noyées sous les
grands mots, sous les grandes déclarations, sous ce que Fernand Oury, pédagogue
de la pédagogie institutionnelle (avec lequel j’ai eu la grande chance de
pouvoir travailler) appelait la pédagogie “ intentionnelle ” :
dès que je commence à réfléchir et à penser à la place de l’autre, je peux être
sûr, dans 99 % des cas, de me tromper et de ne pas pouvoir répondre à ses
attentes, Ă son interpellation.
Alors la démarche qualité ? Ce que je voudrais, ce n’est pas
tellement répondre à cette question de savoir comment on peut construire une
“ démarche qualité ” dans ce travail éducatif qui est de notre
responsabilité, mais plutôt de situer les enjeux et le contexte de cette
recherche dans les institutions Ă©ducatives. Dans quel ensemble, dans quels
enjeux aujourd’hui (qui ne sont pas seulement d’ailleurs nationaux, européens,
mais qui sont planétaires) se pose cette question, cette question de l’éducation ?
J’aurais tendance à dire que les mots de qualité et d’éducation sont
quasiment équivalents… Comment aujourd’hui, peut-on répondre à ce défi de
l’éducation, dans la mesure où nous sommes – et cela ne date pas
d’aujourd’hui, cela date de quelques siècles avant Jésus-Christ, cela a
commencé avec Isaïe et Socrate – désormais, irrémédiablement,
irréversiblement, que nous le voulions ou non, dans des sociétés ouvertes où
personne n’est capable de prévoir l’avenir à cinq ou dix ans ? Et à partir
du moment où nous sommes dans une société ouverte, le problème de l’éducation
change du tout au tout.
Dans une société dite “ traditionnelle ” où le fils reprend
le métier du père, l’éducation consiste principalement en transmission d’un
certain nombre de savoirs, de savoir-faire, de valeurs, et cette transmission
se fonde sur la répétition, sur l’imitation. Dans une société
ouverte – et le mouvement a commencé, encore une fois, quelques
siècles avant Jésus-Christ : on déplore la “ crise ”, mais la
crise, c’est notre état normal ! – la question de l’éducation ne
peut plus seulement se poser en termes de répétition, de transmission,
d’imitation, elle doit aussi se poser en termes de développement des capacités
d’invention, développement des capacités de faire face à l’imprévisible.
La question est que nous ne savons pas quel est le monde qui attend
les enfants dont nous avons la responsabilité et il s’agit donc pour nous,
moins de transmettre encore une fois, que de susciter en eux des
qualités – des qualités, j’allais dire, presque au sens moral du
terme – des capacitĂ©s qui leur permettront de faire face Ă
l’imprévisible, à l’inachèvement, aux échecs éventuels de l’existence. C’est
l’une de mes boutades habituelles en ce moment : l’école doit former des
chômeurs, c’est-à -dire des gens dont nous savons parfaitement que, dans leur
existence, ils seront affrontés inévitablement à plusieurs reprises à ce drame
de ne pas avoir de travail. Si le système éducatif n’est pas responsable du
taux de chômage, l’école est peut-être responsable cependant de la manière dont
un sujet se retrouve au chômage, c’est-à -dire se laisse démolir par cette
situation ou, au contraire, trouve en lui-même l’énergie suffisante pour rester
debout, articuler son énergie avec celle des autres, précisément pour ne pas
accepter comme fatalité inéluctable ce genre de situation.
Alors, ce que je dis, en ce qui concerne les enjeux, aujourd’hui, de
la question éducative, je le tire, non pas de ma propre réflexion (Jean-Pierre
a très bien souligné tout à l’heure le caractère collectif de ce travail de
réflexion) mais d’un travail collectif de réflexion que je mène depuis 26 ans
que j’enseigne la philosophie, avec des classes terminales, principalement de
séries technologiques, industrielles et tertiaires. Ce que je dis, au fond, ce
n’est pas autre chose que ce que disent mes élèves, lorsqu’ils deviennent
auteurs, c’est-à -dire lorsqu’ils s’autorisent à parler sans craindre d’être
jugés par celui qui les écoute. Ils disent un certain nombre de choses sur la famille,
sur la cité, sur leur vie quotidienne, sur l’école bien sûr qui occupe 6 à 8
heures par jour de leur temps, et j’introduis les concepts et les notions du
programme dans mes cours à partir de leur expérience quotidienne, de ce qu’ils
vivent, de leurs souvenirs, expériences qu’ils écrivent. Et pour introduire la
réflexion que je vous propose en ouverture de vos journées d’études, je vais
prendre simplement un petit exemple parmi tous ces textes qu’ils écrivent.
C’est un texte de David, élève en terminale E, écrit le 9 décembre 1993. Il
raconte une histoire, un souvenir d’école primaire :
« Je me souviens d’une
punition que j’ai eue en CM2. Un jour, l’instituteur nous avait posé une
question : « Qu’est-ce que l’attribut du sujet ? » Il
interrogea quatre élèves, dont moi, qui n’ont pas su répondre. Il interrogea
ensuite un cinquième élève, qui lui, a su répondre. Les quatre élèves qui
n’avaient pas su répondre ont eu à copier 300 fois la définition de l’attribut
du sujet (j’ai demandé à David de donner, en annexe à son texte, cette
définition qu’il avait copiée un certain nombre de fois, il a été incapable de
la reformuler). Le lendemain
l’instituteur a demandé les punitions : tous l’avaient faite, sauf moi car
je n’avais pas envie de la faire… L’instituteur m’a redonné la punition, mais
multipliée par dix : j’avais donc à copier 3000 fois la définition de
l’attribut du sujet, pour le lundi suivant, j’avais le week-end tout entier
pour la faire. Le soir je vais voir ma mère pour lui expliquer cette punition
que j’avais eue en espérant qu’elle me dise ne pas la faire, car c’était un peu
exagĂ©rĂ©. Mais non, elle me dit que c’était bien fait, que je n’avais qu’Ă
apprendre ma leçon, enfin, le discours habituel... J’ai donc passé mon week-end
entier à écrire 3000 lignes. Le lundi est arrivé, j’ai donné la punition à mon
instituteur, et là , j’ai été pris d’une colère intérieure, l’instituteur a
déchiré ma punition sans même prendre la peine de la lire. J’ai craqué et je me
suis mis à pleurer, discrètement. »
“ Discrètement ” bien sûr – parce que quand on a
10 ans, que l’on est un garçon en CM2, on ne peut pas, comme ça, se mettre Ă
pleurer devant les autres… Des témoignages de ce type, j’en ai publiés
beaucoup , j’en ai des
centaines, accumulés depuis 26 ans que j’enseigne.
Quand j’utilise ce texte dans des stages, des journées d’étude, très
souvent je pose la question : « Que
se passe-t-il dans cette petite histoire ? » (elle a dû se
produire à peu près en 83, c’est-à -dire bien après 68 – ce rappel
pour ceux qui prétendent que notre école est devenue laxiste…) et la réaction
très fréquente des participants est de dire : « En effet c’est un peu exagéré ! » et ils suivent en cela
l’analyse de David lui-même : « Qu’est-ce-que
c’est que ces pensums d’un autre âge ? Cela existe encore ? »
On sait bien aujourd’hui que les châtiments corporels sont interdits, que la
punition doit être juste, proportionnée à l’acte et éducative. La punition
infligée à David n’était ni éducative, ni proportionnée à l’acte, elle n’était
pas juste, elle était “ exagérée ”. Et lorsqu’il y a des parents dans
la salle, certains disent : « Si
j’avais été à la place de la mère, je serais allé voir l’instituteur pour lui
dire : quand mĂŞme, vous ne pourriez pas essayer de ramener la punition Ă
de plus justes proportions ? » Et je leur demande alors : « Vous transigez à combien de lignes,
dans la négociation ? »
Ce que David découvre avec surprise en cours de philosophie, des
années après, c’est que, non seulement la punition était totalement absurde et
exagérée, qu’elle n’atteignait même pas son but qui était de faire apprendre la
définition de l’attribut du sujet, mais que, dans ce cas précis, l’instituteur n’avait pas le droit de le punir. Ce
n’est pas une question de quantité, ce n’est pas que la punition soit
disproportionnée à l’acte, non éducative, c’est que tout simplement
l’instituteur n’a pas le droit de punir pour
ce motif d’ignorance
de la définition de l’attribut du sujet, et cela pour une raison unique qui se
décline dans les trois registres du réglementaire, du juridique et de
l’éthique.
Pour ce qui concerne le registre du réglementaire, c’est l’arrêté du
26 janvier 1978 qui interdit les punitions à l’école primaire pour absence ou
insuffisance de résultats : je n’ai pas le droit de punir un élève au
motif qu’il aurait une mauvaise note, qu’il aurait mal appris sa leçon, mal
fait un exercice. Ceci est une première infraction : on pourrait
s’attendre à ce que l’instituteur connaisse les règles, les circulaires
officielles qui norment son travail professionnel.
Deuxièmement – mais vous verrez que, du premier au dernier
registre, c’est la même cause fondamentale qui interdit ici la
punition – il y a confusion entre ce que, dans le domaine juridique,
on appellerait le civil et le pénal. On utilise une punition du registre pénal,
destinée à punir une infraction dans le comportement, pour sanctionner un
manque dans l’acquisition d’un savoir. Je ne peux pas, par exemple, utiliser
des heures de colle pour sanctionner un manque dans l’acquisition des savoirs
et de même, réciproquement, je ne peux pas utiliser ce qui est un outil
technique d’évaluation parmi d’autres (et certainement perfectible…), la note
(le zéro par exemple), comme moyen de punition pour des comportements. Nous
confondons, par une Ă©dulcoration assez significative, la sanction et la
punition, la sanction ce n’est pas la même chose que la punition. La punition
s’adresse principalement à un comportement qui nuit aux autres et peut-être, du
coup, au sujet lui-même. La sanction c’est le résultat positif ou négatif d’un
travail qui vaut ou ne vaut pas, ou vaut relativement Ă un certain nombre de
normes, de critères d’évaluation à déterminer. Deuxième registre, juridique,
qui interdit ici à l’instituteur de punir : l’exigence de ne pas confondre
le civil et le pénal.
Troisième motif fondamental, il relève de l’éthique, à savoir la
définition même, l’essence même de ce qu’est l’école : première société dans laquelle on place les enfants et
dernière société dans laquelle ils ne sont pas soumis à l’obligation de
résultats, c’est-à -dire où ils ont droit à l’erreur (et ici nous approchons
directement du thème principal de vos journées d’études). Si je punis un enfant
pour ses ignorances, c’est l’école entière dans sa définition même, dans son essence
même, qui se trouve niée. Si les enfants devaient déjà savoir ce qu’ils
viennent apprendre à l’école, l’école n’aurait plus de sens. Cette première
société dans laquelle on place les enfants est aussi la dernière société dans
laquelle ils ont droit à l’ignorance, pas seulement l’ignorance des savoirs et
des savoir-faire, mais Ă©galement de la loi. Nous pouvons donc mesurer, Ă partir
de ce mico-événement vécu par David, les confusions multiples qui marquent
encore notre action Ă©ducative, et ces confusions, les enfants, les adolescents,
les jeunes, commencent Ă en prendre conscience : ils commencent Ă prendre
conscience qu’en effet, nous adultes, nous ne savons pas très bien comment
faire pour les Ă©duquer, pour les aider Ă affronter le monde qui va venir.
Autre principe du droit – et j’y reviendrai tout Ă
l’heure – : nul ne peut se faire justice lui-même .
Nous savons expliquer cela au bagarreur de la cour de récréation, nous savons
lui dire : « Tu n’as pas le
droit de taper sur ton camarade ! – Mais m’sieur il m’a
traité ! » Et le conseiller d’éducation explique à celui qui a
cassé la figure de l’autre – sous prétexte que l’autre l’avait
injurié – qu’il n’a pas le droit de se faire justice lui-même. Sauf
que, dans ma classe, quand c’est un élève qui m’injurie, qui ne fait pas ce que
j’ai prescrit, qui me désobéit, qui perturbe mon cours, c’est moi qui le punis…
Il y a donc là une contradiction, de plus en plus clairement perçue par les
adolescents, entre les valeurs auxquelles nous nous référons et nos pratiques.
Si l’on parle de démarche de qualité, dans l’acquisition des savoirs,
dans la construction des savoirs, dans l’institution de la loi, dans
l’émergence du sujet, cela suppose au moins, que l’on s’interroge sur la
qualité de sa propre action éducative et que, lorsque l’on s’interroge sur
cette qualité, on s’interroge également sur la cohérence entre les actes et les
paroles. Les enfants, les jeunes ont des expressions extrêmement grossières
quand ils parlent et parfois un certain nombre d’entre eux disent :
« Celui-là , il n’a que la gueule… »,
voulant dire par là que celui qui parle est incapable d’exiger de lui-même ce
qu’il exige des autres. C’est donc à ce défi de la mise en pratique de la loi que nous sommes confrontés aujourd’hui
dans nos institutions Ă©ducatives.
Je crois qu’il y a urgence. Il y a urgence parce que, d’une certaine
manière, nous avons affaire à des enfants et des adolescents – je
grossis peut-être un peu le trait à cause de la brièveté du
propos – pour lesquels les rapports au temps mĂŞme, les rapports Ă
l’espace même, le rapport au travail, le rapport à l’argent, le rapport à la
loi, finalement le rapport à l’autre, sont passablement détruits ou en tout
cas, souvent très abîmés.
Je cite ce passage d’un roman de Russell Banks, un romancier
américain, auquel, je crois, il s’agit d’essayer de donner tort. Dans ce roman,
De beaux lendemains ,
il fait parler un avocat, l’avocat des familles d’une bourgade du nord-est des
États-Unis où un accident de car scolaire a tué la quasi totalité des enfants
de ce village. Et cet avocat dit ceci : « D’ailleurs, les gens de Sam Dent (c’est le nom du village) ne sont pas uniques. Nous avons tous perdu
nos enfants. Pour nous c’est comme si tous les enfants d’Amérique étaient
morts. Regardez-les, bon Dieu – violents dans les rues, comateux dans
les centres commerciaux, hypnotisés devant la télé. Dans le courant de mon
existence, il s’est passé quelque chose de terrible qui nous a ravi nos
enfants. J’ignore si c’est la guerre du Viêt-nam, la colonisation sexuelle des
gosses par l’industrie , ou la drogue, ou la télé, ou le divorce,
ou le diable sait quoi. J’ignore quelles sont les causes et quels sont les
effets ; mais les enfants ont disparu, ça je le sais. Alors essayez de les
protéger, ce n’est guère qu’un exercice complexe de refus. » Et quand
il ajoute, un peu plus bas : « Il
est trop tard… », c’est là qu’il faut peut-être essayer de lui donner
tort et donc d’organiser, dans nos institutions éducatives, cet exercice complexe de refus, de refus des
fatalités et de refus de ce qui attend les enfants – de ce qui risque
de les attendre dans l’avenir.
Nous avons affaire Ă des enfants, des jeunes, pour lesquels les
conditions minimales de la construction de soi ne sont pas, aujourd’hui en
effet souvent, réunies. C’est d’abord la destruction du temps, du rapport au temps : ce sont, par exemple, ces stages
d’insertion qui échouent, tout simplement parce que le jeune ne sait plus se
lever le matin, se régler sur un horaire simple. C’est aussi la destruction du
rapport à l’espace. Un de mes élèves
travaille le soir dans sa chambre, et il me dit : « Dans l’appartement d’à côté, je peux savoir
si c’est un homme ou une femme qui est en train de pisser, ça ne fait pas le
même bruit… » Et cela dure quinze ans, vingt ans… Destruction aussi du
rapport au travail. Un ami,
travaillant dans un dispositif d’insertion, trouve un boulot pour un jeune et
lorsque le jeune lui pose la question « C’est payé combien ? », cet ami répond : « Le SMIC, 5 000, 6 000 F » et le
jeune, très sérieusement : « Par
jour ? » Ce qui explique aussi la destruction du rapport Ă
l’argent… Ces familles où l’enfant est seul à se lever le matin pour aller
travailler à l’école et aussi, parfois, le seul à rapporter de l’argent (par le
biais des allocations familiales), ce qui lui permet, Ă douze-treize ans, de
dire à papa, maman : « Faites
pas chier, sinon je sèche l’école, on vous sucre les allocs et comment vous
payez le loyer ? »
Et du coup, destruction du rapport Ă la loi. Un jeune, nĂ© dans la citĂ© des Bosquets Ă
Montfermeil – cela fait 20 ans que j’y tiens une permanence
hebdomadaire de renseignements juridiques pour la défense des locataires et
copropriétaires-résidents – un jeune donc, né dans cette cité, qui
voit tous les jours depuis sa naissance, sa mère monter les six étages à pieds
parce que l’ascenseur est troujours en panne, et qui, dès qu’il sait lire et
compter grâce à l’école, fait la traduction pour ses parents et constate que
sur les quittances de loyer, il y a 120 F de charges mensuelles d’ascenseur…
bien entendu, arrivé à 18 ans, il n’a pas le même rapport à la loi que vous et
moi ! Alors, les discours moralisants des enseignants et des travailleurs
sociaux, voire des militants associatifs, des “ médiateurs ” de toute
sorte, eh bien… cause toujours ! Quant au syndic de copropriété qui gère
cette cité depuis trente ans, quant aux copropriétaires loueurs, qui habitent
la Côte d’Azur, le 16ème ou la Suisse, ils ne courent rigoureusement
aucun risque de se faire contrôler l’identité dans la rue, ou, en tout cas, la
probabilité en est extrêmement faible…
Destruction donc, du rapport au temps, Ă l’espace, au travail, Ă
l’argent, à la loi, à l’autre
finalement. Ce sont ces enfants et jeunes que Francis Imbert
décrit comme " l’enfant bolide ",
qui n’a pas accès au symbolique, cet
enfant qui ne sait pas marcher sans courir, qui ne sait pas parler sans crier,
ces adolescents auxquels il suffit d’adresser la parole pour qu’ils se sentent
agressĂ©s : « Qu’est-ce t’as Ă
me regarder, tu veux ma photo ? »
Tout ceci, en effet, pour situer le contexte, pour rappeler les
enjeux, et souligner les urgences de notre travail. Hervé est un bon élève de
terminale, (en 92-93, il a 18 ans), et quant à l’avenir, il dit ceci :
« Je pense qu’il sera de plus en
plus difficile de faire des enfants à notre époque, et dans l’avenir, si ça
continue comme ça – et cela me paraît bien parti. Car faire un enfant
me demandera beaucoup de réflexion, à savoir si je pourrai assurer son avenir,
ne pas en faire un enfant ou un adulte qui sera obligé de voler, de mendier ou
même de vivre à ma charge jusqu’à l’âge de 40 ans ou pire, peut-être qu’un jour
il me prendra en tĂŞte Ă tĂŞte et il me dira : " Papa, maman,
pourquoi m’avez-vous conçu si c’est pour vivre dans un monde aussi pourri où le
seul moyen pour les jeunes de reculer la date du chĂ´mage est de prolonger
Ă©ternellement des Ă©tudes ? " Mais je crois que ce sera encore
pire, ce sera peut-ĂŞtre une nouvelle guerre, seul moyen pour les gouvernements
actuels de régler une grande crise, il n’y a qu’à regarder notre passé, notre
histoire, alors un enfant qui risque de naître dans ces conditions, je dis
non. »
Quand des jeunes de 18-20 ans Ă©crivent ceci, je le dis encore une
fois, il y a de quoi s’inquiéter, et effectivement les jeunes le savent bien,
nous le savons aussi, que pour la première fois dans l’histoire de l’humanité
se pose à eux une question qui ne s’est jamais posée jusqu’à présent, et qui
est celle de la survie même de l’espèce humaine. Le triple défi des croissances
industrielle, urbaine et démographique fait qu’un certain nombre de personnes,
beaucoup plus compétentes que moi en ces matières, peuvent dire aujourd’hui
que... eh bien, on ne sait pas, si dans 50, 60 ou 80 ans, il y aura encore de
l’espèce humaine pour parler. Et c’est en effet la première fois dans
l’histoire de l’humanité que la question se pose.
Quel âge auront en 2050 les enfants qui sont actuellement à l’école
maternelle ? Combien serons-nous sur la surface de la planète ? 20%
de la population s’accapare 80% des richesses, 80% de la population de la
planète se contentent des 20% qui restent, combien de temps cela va-t-il
durer ? Ce sont ces questions-là , qu’en tant que citoyens, les jeunes que
nous avons actuellement dans nos classes et dans nos institutions, vont avoir Ă
résoudre.
Alors pour ne pas trop prolonger ce propos introductif sur les enjeux
de ce travail de réflexion – la démarche qualité va devenir une
urgence absolue – je crois qu’il faut essayer de remettre en
perspective ce qu’est, dans son essence même, l’institution école. Je prends le
mot Ă©cole dans le sens le plus large possible, et je crois que lĂ aussi, il y a
des confusions, il y a souvent des débats qui se placent toujours sur le
registre du “ ou bien – ou bien ”. Vous connaissez ces
débats célèbres : ou bien instruction – ou bien éducation, ou bien
formation professionnelle – ou bien formation générale, etc..
Pour essayer de sortir de ces jeux de balançoire un peu stériles,
lorsqu’on réfléchit aux enjeux de ce qui se passe à l’école, il faut se
replacer devant les finalités mêmes du système éducatif, et le problème
essentiel me semble que ce qui était jusqu’à présent juxtaposé dans les
fonctions de l’école, doit aujourd’hui s’articuler. C’est la question de cette
articulation entre les trois fonctions essentielles de l’école :
l’instruction, la formation et l’éducation qui devient aujourd’hui, qui
pourrait devenir aujourd’hui, le critère d’une démarche qualité, le critère
selon lequel on pourrait se dire que l’on a effectivement atteint l’objectif
que l’on s’était fixé.
La fonction d’instruction,
de quoi s’agit-il ?
C’est une fonction qui a été et reste probablement encore
aujourd’hui, dans l’école, tout à fait prédominante, par rapport aux deux
autres. Il s’agit de former des gens aussi compétents, aussi savants, aussi
cultivés que possible, qui comprennent le monde, qui comprennent les enjeux,
qui savent se situer parmi les autres, donc la culture au sens le plus noble,
le plus large du terme, c’est la première mission de l’école. L’instruction, en
ce sens, est une tâche inachevable. Nous savons que lorsque nous entrons dans
les processus de construction des savoirs, nous entrons dans quelque chose qui
est, au sens propre du terme, complètement infini, inachevable. On regarde
l’addition au cours préparatoire, on la regarde à nouveau lorsque l’on est en
Maths-Spé et là on commence à comprendre de quoi on parle quand on parle
d’addition mathématique. L’extraordinaire complexité des savoirs et leur
accélération, nous place dans des difficultés tout à fait particulières, qui
font que l’on ne peut plus se contenter d’appliquer un programme, il faut faire
surgir chez l’enfant, chez le jeune, le désir de s’affronter à l’inconnu, ce
qui suppose la reconnaissance de sa propre ignorance – le savant c’est
celui qui sait qu’il ne sait pas. Il y a donc là quelque chose d’extrêmement
important : les savoirs, la totalité des savoirs et des savoir-faire
humains, doublent à peu près, au rythme actuel, tous les quatre ans, ce que
nous savons en 1996 est le double de ce que nous savions en 1992 et en l’an
2000, ce sera le quadruple. Il est hors de question, Ă©videmment, que qui que ce
soit puisse maîtriser, à lui tout seul, cette évolution fantastique des
techniques, des sciences et de la culture .
Le travail que nous avons donc à essayer de faire, dans cette première mission
de l’école qu’est l’instruction – former des gens aussi cultivés,
aussi savants que possible – c’est de leur permettre précisément
d’articuler leur savoir à celui des autres, de travailler en équipe et donc
d’entrer à leur tour dans la création culturelle, après s’être approprié les
significations données au monde et à l’histoire par les générations qui ont
précédé.
C’est une mission inachevable et il faut immédiatement ajouter que
cette première fonction de l’école est une mission dont les résultats ne sont
pas, au sens juridique du terme, obligatoires – et on touche Ă
nouveau là encore, au problème de vos journées d’études. On ne met pas en
prison quelqu’un qui ne sait pas lire et Ă©crire – je le disais tout Ă
l’heure, par rapport à la punition de David, on ne peut pas punir l’ignorance,
on ne peut pas mettre en prison quelqu’un qui ne sait pas lire et écrire, de ce
seul fait qu’il ne sait pas lire et écrire – et sous réserve, bien
entendu, s’il est adulte, majeur et qu’il exerce une profession, que son
ignorance n’aie pas sur les autres des conséquences dommageables. Il va de soi
que, pour la quasi-totalité des professions aujourd’hui, pour remplir un
certain nombre de rĂ´les sociaux, il faut savoir lire et Ă©crire, il faut avoir
acquis un certain nombre de compétences. Vous comprenez, quand je prends
l’avion, je tiens impérativement à ce que le pilote ait eu son diplôme
sérieusement ! Si on me dit : « Mais vous savez, c’est un brave garçon, il est gentil, docile, si vous
lui mettez 2, il va se décourager, mettez lui 8… », ou : « Ses parents sont en train de divorcer, il a
des problèmes, etc... » permettez, je suis dans l’avion !
Il y a là quelque chose à découvrir progressivement par les enfants
et les jeunes : entrer dans la construction des savoirs, c’est aussi en
même temps, reconnaître sa propre ignorance. La réalisation de cette première
mission de l’école, l’instruction, n’est pas obligatoire, n’est pas nécessaire
au sens juridique du terme. Mais il n’en reste pas moins que nous savons, bien
entendu, quelles sont les difficultés considérables de l’existence de ceux qui
n’ont pas pu apprendre à lire et écrire et on connaît le poids de l’illettrisme
dans les causes de l’exclusion sociale.
Je prends un simple exemple, dans l’application au concret de la
classe. Soit un élève qui ne s’intéresse pas à ce que je raconte et qui dort
sur sa table – c’est arrivé dans ma classe, bien entendu –.
D’une part, je n’ai pas le droit de le punir parce qu’il dort sur sa
table – il y a une seule exception en droit français où un
comportement qui ne porte tort qu’au sujet lui-même peut être puni, c’est
l’usage de drogue, on ne punit plus la tentative ou le suicide lui-même, comme
dans l’ancien régime, mais on continue à punir le suicide au ralenti qu’est
l’usage de la drogue… À part cette exception, on ne peut pas punir quelqu’un du
fait d’un comportement qui ne porterait tort qu’à , strictement,
lui-même –. Je ne peux donc pas punir cet élève parce qu’il dort sur sa table
et ne s’intéresse pas à mon cours – il se porte tort à lui-même, il
échouera à son examen, s’il y a une interrogation, il aura zéro, etc., mais le
zéro n’est pas une punition –. D’autre part, deuxième principe du droit
lui aussi indiscutable : je sais à quoi mène l’échec scolaire dans notre
société, et donc je suis coupable de non
assistance Ă personne en danger si je le laisse dormir sur sa table. Ainsi
mon action pédagogique – et c’est cela qui définit précisément la
pédagogie – va être encadrée par ces deux principes : je ne peux
pas le punir parce qu’il dort et je ne peux pas le laisser dormir. Que
faire ? Je l’ai appris dans la pédagogie
institutionnelle : il s’agit pour moi de créer les situations qui vont
faire qu’il ne pourra pas dormir en cours, que, de son propre chef, il décidera
de ne pas dormir sur sa table (méfiez-vous cependant, certaines méthodes pour
empêcher les élèves de dormir en cours risquent de vous conduire un peu loin,
il faut faire attention, il y a quelques précautions à prendre… ).
Voyez comment, dans cette première fonction de l’école, une question
extrĂŞmement importante se pose : quelles sont les normes qui encadrent le
travail pédagogique, l’organisation pédagogique de la classe ? Ce qui sera
aussi la réflexion sur la troisième fonction, l’éducation, et vous voyez ici
apparaître clairement la question de l’articulation de ces trois fonctions de
l’école.
Deuxième fonction de l’école – j’accélère un peu, vous me
pardonnerez si je reste évidemment, obligatoirement, très schématique – :
la formation, la formation
professionnelle, plus exactement, non pas la formation professionnelle mais la
formation aux exigences de l’insertion professionnelle. Il s’agit, ici aussi,
d’une tâche évidemment inachevable et qui appelle le développement de qualités
que le système éducatif ne développait pas beaucoup jusqu’à présent : par exemples, les capacités d’initiative,
de faire face à l’imprévisible, de travailler en équipe, de comprendre les
enjeux, les objectifs, de sérier les moyens, les niveaux d’importance, et de se
confronter, progressivement, aux
exigences de l’obligation de résultats qui sera en vigueur dans l’activité
professionnelle. Et si la tâche est inachevable, sa réalisation est aussi,
comme dans la première fonction, non obligatoire au sens juridique du
terme : fort heureusement, on ne met pas encore les chĂ´meurs en prison,
pour ce motif, sinon évidemment la capacité de nos institutions carcérales
serait légèrement insuffisante !
Troisième fonction de l’école : l’éducation. Non pas l’éducation au sens familial du terme, mais
l’éducation au sens politique du terme : la formation du citoyen. Le
citoyen c’est celui qui habite une cité, qui exerce des responsabilités
politiques. Cette troisième fonction de l’école est elle aussi, bien entendu,
inachevable : le citoyen c’est celui qui sait qu’il n’est pas encore
citoyen, que son travail de réflexion et son action politique se situent dans
le temps et qu’il n’y a pas ici de “ mot de la fin ”.
Mais, si cette troisième fonction est, elle aussi, inachevable, sa réalisation
est cependant, contrairement aux deux autres, tout à fait nécessaire, au sens
juridique du terme : à partir de 18 ans, nul n’est censé ignorer la loi. Il y a une progressivité, dans les
exigences par rapport au droit civil et pénal : à partir de 13 ans, 15
ans, entre 16 et 18 ans, puis à partir de 18 ans, âge de la majorité civile et
pénale . Toute la
complexité de la formation à la citoyenneté est qu’elle s’inscrit dans le
temps, et c’est ce que nous avons tendance, souvent, à oublier dans les règles
(les “ règlements intérieurs ”) de nos institutions éducatives. Soit
l’exemple suivant : dans un collège, un grand de troisième, agresse un
petit de 6ème. Vous connaissez ces scènes : le gamin se
retrouve suspendu au portemanteau, on le bourre de coups de poing quand il
passe entre les rangées dans les couloirs, vous connaissez aussi le
“ jeu ” dit du “ petit pont ” : on lance une balle qui
passe entre les jambes d’un élève pris au hasard et tous se précipitent pour
massacrer la victime surprise ainsi désignée…, ce sont des mécanismes
archaïques, extrêmement anciens, cela remonte à la préhistoire .
Le grand, 15-16 ans, du point de vue simple du droit, qui agresse un petit de 6ème,
comme ça, pour le plaisir, pour le plaisir d’embêter les petits, ce gamin de 16
ans commet un acte plus grave, qui devrait être puni plus gravement que s’il
avait agressé un plus grand que lui, par exemple un de ses professeurs. C’est
plus grave d’attaquer un mineur qu’un majeur. Or dans nos institutions
Ă©ducatives, dans nos classes, dans nos Ă©coles, que se passe-t-il ? Si je perds
mon sang froid et que je flanque une claque à l’un de mes élèves, il ne se
passe rien. Vous avez entendu l’histoire de David, j’aurais pu vous raconter
aussi, des histoires de fessées déculottées en maternelle, de sparadrap sur la
bouche, de mise au coin cul nu, parce qu’on a fait pipi dans sa culotte… Je ne
vais pas en faire l’inventaire, j’ai publié tout cela dans plusieurs ouvrages.
Je sais encore des histoires qui ont lieu là où j’enseigne et qui sont commises
par des adultes qui ne courent absolument aucun risque d’être
“ suspendus ” de la moindre manière que ce soit. Si je perds mon sang
froid et que je flanque une claque Ă un gamin, il ne se passera rien, il y a
même des endroits où les parents viendront me voir en disant : « Tapez plus fort, parce que nous, on ne peut
plus rien en faire ! ». En revanche, si un de mes élèves perd son
sang froid et me frappe, que se passe-t-il ? Conseil de discipline et
exclusion. Près de vingt signalements au Parquet des mineurs au collège Louise
Michel à Clichy-sous-Bois cette année-ci, qui n'est pas finie… Depuis le début
de l’année, c’est le quatrième cas d’enfants de ce collège passant en conseil
de discipline dont j’ai à connaître, parce que les parents sont adhérents de
l’association dont je m’occupe dans le quartier. Le dernier cas : quand,
après avoir été “ secoué ” par le professeur de gymnastique pendant
de longues minutes, un gamin finit par lui flanquer un coup de pied, ce gamin
se retrouve dans le bureau du Substitut du Procureur de la RĂ©publique ! Il
passe en Conseil de discipline et il est exclu !
Or, notre code, nos lois, disent que pour une mĂŞme infraction, pour un mĂŞme
crime, un même délit, un majeur est plus lourdement puni qu’un mineur .
Je ne peux parler d’éducation à la citoyenneté que si effectivement
le quotidien des enfants est structuré selon les principes élémentaires du
droit – et je parle là de cas de violences, mais c’est le quotidien
de l’école qui échappe à peu près constamment aux normes du droit ; simple
anecdote, habituelle et très courante : j’arrive un peu en retard, et il
se trouve toujours un petit malin pour me demander si j’ai un billet de
retard ! Ce qui constitue le quotidien de nos enfants et de nos jeunes,
c’est précisément cette contre-éducation civique cachée qui va structurer leur
rapport à la loi et aux adultes, beaucoup plus profondément que tous les cours
et discours moralisants.
Et, dans cette situation – et voilà où la question de la démarche
qualité devient intéressante ! – réussir à l’école, qu’est-ce
que cela devient, qu’est-ce que cela signifie ? Cela devient :
comprendre les mécanismes et les ruses, les tactiques et les stratégies par
lesquelles on va pouvoir passer du côté de ceux qui pourront imposer leur
“ loi ” – vous avez entendu les guillemets… –
aux autres. En effet, si j’impose ma “ loi ”, il ne s’agit plus de la
loi : la loi ne s’impose pas,
elle s’institue et les deux processus
sont complètement différents. L’enjeu est donc ici d’articuler la question de
la construction de la loi à celle des savoirs, d’articuler l’instruction et la
formation éthique, à l’éducation, et à l’éducation dans sa dimension politique.
Lorsque je vois les sourires, que j’entends les ricanements, les
objections des élèves qui me disent que, évidemment, la loi n’est pas la même
pour tous, dans notre monde encore… Il faut alors expliquer que le présent de
l’indicatif ici est un présent normatif, que la loi parle au présent. Il faut
relire tous nos règlements intérieurs, dès qu’il y a : « Les élèves
“ doivent ” arriver Ă l’heure », c’est qu’ils n’arrivent pas Ă
l’heure ! Un règlement, une loi, parlent au présent de l’indicatif :
« Les élèves arrivent à l’heure », c’est une évidence, et les
professeurs aussi du coup, d’ailleurs.
Le présent de l’indicatif des principes du droit et de la loi désigne
une norme, désigne un objectif, quelque chose qui est problématique, donc qui
“ n’est ” pas encore, précisément. C’est dans cette tension de
l’histoire, cette tension du temps, entre le “ déjà ” et le
“ pas encore ” que se situe notre action éducative.
Et donc comment articuler les trois fonctions : instruction,
formation, éducation ? Précisément en partant de la troisième, de
l’éducation parce que c’est elle qui va conditionner désormais, la réalisation
des deux autres.
C’est une des leçons de notre siècle. Nous savons très bien que les
plus hauts degrés de compétence, de savoir, de culture, ne nous garantissent
absolument pas des formes les plus extrĂŞmes de la barbarie. Les constructeurs
des camps de concentration nazis, sortaient des meilleures écoles d’ingénieurs
d’Allemagne. Heidegger, considéré par certains comme un des plus grands
philosophes du siècle, a sa carte au parti nazi jusqu’en 1945. Monsieur Bruno
Mégret sort de l’École Polytechnique, considérée par certains comme le fleuron
de notre système éducatif. À partir du moment où l’école se trouve contestée
dans ses fonctions d’instruction, de formation, c’est la troisième fonction,
celle de l’éducation, qui devient première et qui va conditionner la
réalisation des deux autres.
Je reprends encore cet exemple du droit, de l’application des
principes du droit à nos systèmes éducatifs. Je rappelais tout à l’heure :
nul ne peut se faire justice à lui-même, c’est le versant pénal, pourrait-on
dire. Il y a aussi le versant civil de ce mĂŞme principe :
“ nul ne peut être juge et partie ”, c’est-à -dire que l’on ne peut
pas ĂŞtre partie dans le litige, dans la cause, pour pouvoir en juger. Or dans
la classe, que se passe-t-il ? C’est moi qui enseigne, et c’est moi qui
ensuite juge les résultats de cet enseignement. Voilà en quoi la troisième
fonction de l’école conditionne la réalisation de la première :
l’acquisition des savoirs. En effet, puisque c’est le même qui enseigne et qui
juge les résultats de cet enseignement, que vont faire les bons élèves ?
Tout le jeu va consister Ă essayer de deviner ce que le professeur attend, ce
que l’on croit que le professeur attend de soi, et donc : « Qu’est-ce que je vais mettre sur cette copie
qui va faire bien et qui me permettra d’avoir une bonne note, qu’est-ce que le
prof a derrière la tête, qu’est-ce qu’il veut me faire dire ? » Et ce
jeu de la devinette vient progressivement remplacer et détruire
complètement
la construction des savoirs eux-mêmes. Si la recherche de la conformité
remplace la recherche de la vérité, c’est l’école dans son cœur même qui se
trouve détruite.
Donc pour la réalisation, pour l’entrée dans le véritable travail
d’acculturation, dans le travail culturel, il faut en effet que l’on opère
désormais dans notre école cette distinction des pouvoirs, entre celui qui va
être l’entraîneur, celui qui va aider les élèves à découvrir l’immense variété
des champs de la culture humaine – qu’il ne pourrait absolument pas
découvrir s’il n’y avait pas l’école pour cela – et celui qui va le
juger le jour de l’examen, où il faut faire preuve de ses compétences, où il
faut que les savoirs acquis soient validés. Je parlais tout à l’heure du pilote
d’avion, mais cela est valable dans tous les autres métiers. Il importe au plus
haut point que les compétences soient sérieusement examinées, et le jour de
l’examen, le jour où en effet les savoirs et les savoir-faire doivent être
validés, ce n’est pas l’entraîneur qui est le juge, qui est l’arbitre. Il faut
donc que s’opère dans la classe, cette distinction entre les situations
d’apprentissage et les situations de contrôle, entre les situations
d’évaluation interne, nécessaires au travail pédagogique, et les situations de
validation externe où l’on n’a plus droit à l’erreur et donc où on peut faire
la démonstration de ses maîtrises relatives dans tel ou tel champ des savoirs
et savoir-faire. L’évaluation interne est nécessaire : nous essayons de
voir où nous en sommes dans le parcours des exigences et complexités, et donc,
expert parmi mes élèves, je chronomètre mes athlètes sur le bord de la piste,
je note les dissertations de mes élèves, mais ces notes-là n’entrent pas dans
la détermination de leur destin scolaire ou professionnel. Il faut qu’ils
sachent où ils en sont, donc évaluation interne, et séparation entre les
situations de contrôle et d’apprentissage, entre les situations d’évaluation
interne propres au travail pédagogique de la classe et les situations de
validation externe des résultats de ces apprentissages. Et cette validation
est, bien entendu, provisoire, modifiable dans un système de formation continue
ou de crédit-éducation. Mais tant que l’on n’opérera pas dans le quotidien
cette distinction, qui renvoie encore une fois aux principes élémentaires du
droit, il ne peut pas y avoir réalisation des deux premières fonctions
elles-mĂŞmes .
On parle souvent de l’éducation à la citoyenneté lorsqu’il s’agit des
“ voyous ” de banlieue : comment réduire le comportement de ces gamins ? Le jeune professeur
débutant, qui sort de cinq à six années d’études supérieures dans les
subtilités du chant racinien ou de la reproduction des oursins ou de la
structure des mastabas égyptiennes…, et qui arrive dans une classe où il se
rend compte qu’il lui faut vingt minutes pour faire asseoir ses élèves, s’aperçoit tout à coup que les frontières
symboliques qui lui semblaient Ă©videntes, entre la rue et la cour de
récréation, entre la cour de récréation et la classe, ont complètement disparu,
et que les élèves peuvent se comporter de manière complètement indifférenciée
dans ces lieux et temps successifs. Comme le disent parfois les élèves :
« Ben oui, qu’est-ce qu’il a Ă
s’énerver quoi, continuez votre cours, vous ne nous dérangez pas… »,
et pendant ce temps-là on tape le carton, on fait ses maths pour l’heure
d’après, on se prépare le week-end suivant ou on se raconte le précédent… J’ai
d’excellents collègues, philosophes éminents, des gens d’une science absolument
superbe, qui parlent pour le premier rang, pendant que le reste de la classe
reste complètement indifférent à ce qu’il raconte. D’autant que, comme ils
disent : « Est-ce que vous
croyez que c’est d’apprendre ce poème de Rimbaud qui va me permettre d’échapper
au chômage ? »
La deuxième fonction de l’école : la formation professionnelle tend Ă
prendre le pas sur la première et à évacuer les exigences de la troisième,
l’éducation. Coûte que coûte il faudra sortir dans la jungle, coûte que coûte
il faudra affronter les rapports de force dont on sait qu’ils vont être
inévitables dès que l’on va entrer dans l’existence, inévitable aussi cette
période de galère intermédiaire entre 20 et 30 ans. On a fini par trouver un
logement, mais on revient chez papa et maman parce que l’on a rompu avec sa
petite amie et que l’on ne peut plus payer le loyer tout seul – j’ai
des élèves qui sont dans cette situation – ou bien on a un boulot qui
n’a absolument rien à voir avec sa formation. C’est le cas de l’un de mes
élèves qui a un BTS de fabrication mécanique et qui m’explique que cela fait
six mois qu’il met des produits en place dans les rayons à Carrefour ; je
lui rĂ©ponds bien sĂ»r que je suis bien content quand je vais faire mes courses Ă
Carrefour de trouver les produits à leur place, mais il me réplique que :
« Bon, oui, provisoirement
peut-être, mais ça ne va quand même pas durer éternellement ! »
Nous disons souvent aux élèves : « Mais non, il n’y a pas que la note qui compte, il n’y a pas que la
réussite qui compte, il n’y a pas que le diplôme, il faut se former en tant
qu’être humain, etc. – Cause toujours ! », la violence
extérieure, ils la vivent tous les jours, leurs parents la subissent. On
constate dans des cités comme celle des Bosquets à Montfermeil, qu’il y a
40 % de la population au chĂ´mage, mais les 60 % qui restent,
qu’ont-ils comme travail ? Ce sont des petits boulots, des intérims, et
c’est alors qu’on peut s’entendre moquer par les copains qui font dans les
trafics et bizness divers, qui
gagnent en trois jours ce qu’on gagne en un mois : « Ah ! T’as fait trois années d’études
supérieures et maintenant tu livres des pizzas ! » Voilà l’effet
produit : l’humiliation…
Donc cette troisième fonction de l’école conditionne bien la
réalisation des deux autres et de manière de plus en plus urgente semble-t-il.
Comme on approche de la fin de l’heure qui m’était impartie, je
voudrais simplement, par rapport à votre thème d’étude, poser un certain nombre
d’interrogations, plutôt que de fournir des réponses. Il y a dans notre travail
pédagogique, un certain nombre de paradoxes, d’autant plus redoutables que nous
agissons toujours avec les meilleures intentions du monde. Je vais les Ă©noncer
simplement. J’ai déjà parlé du paradoxe de l’évaluation, et je vais en énoncer
trois autres : ceux de la motivation,
de la participation et, précisément,
de la qualité.
Le paradoxe de la motivation : pour que je puisse être motivé,
il faut que j’aie le droit de ne pas être motivé – le droit de
parler, c’est aussi le droit de se taire, le droit d’écrire, c’est aussi le
droit de ne pas écrire – le droit d’être motivé c’est aussi le droit
de ne pas être motivé, sinon il n’y a plus de motivation. Vous connaissez ce
leitmotiv des conseils de classe : « Ils ne sont pas motivés… ». Parbleu, bien sûr, s’ils étaient
motivés, le problème serait résolu ! Et ce n’est peut-être pas le meilleur
moyen de résoudre un problème que de le supposer résolu… La question est donc
de savoir, comment je vais créer des situations qui vont susciter cette
motivation. D’autant que nous sommes dans des structures de temps et d’espace
qui ne sont pas forcément favorables : de 8h 30 à 9h 30, ce sont les
enjeux de la bataille de Marignan, de 9h 30 à 10h 30 c’est la reproduction des
oursins, de 10h 30 Ă 11h 30, ce sont les techniques du grimper de corde, de 11h
30 à 12h 30 c’est la litanie des verbes irréguliers en anglais ou la récitation
d’un poème de Rimbaud… À chaque heure, il faut que je sois passionné, motivé,
docile et actif, intéressé ! Sans oublier que de 8h 30 à 9h 30, on a cours
avec Mme Machin, on fait n’importe quoi, on grimpe sur les tables,
on fait des bulles comme ça avec les chewing-gum… et puis de 9h 30 à 10h 30 on
a cours avec M. Truc, on entend une mouche voler et je me ramasse deux heures
de colle parce que j’ai oublié de coller le chewing-gum sous la table, d’où le
décollera la femme de ménage… : la “ loi ” change avec la salle
et celui qui la fait appliquer, et cela dure dix ans, quinze ans, au moins,
cette histoire ! Pardonnez ma brutalité, mais je crois qu’il n’y a que les
imbéciles pour s’étonner des résultats… et le miracle – et je m’en
étonne moi-même tous les ans – est de constater que les élèves sont
beaucoup moins démolis, ou abîmés en tout cas, finalement, qu’on pourrait le
supposer ou le craindre.
Regardons lucidement ce paradoxe de la motivation : chaque
enseignant a tendance à considérer que sa discipline est évidemment la plus
importante, il a tendance à oublier que lui-même ne s’intéresse qu’à un
domaine, à un des champs du savoir, alors que l’on exige d’un enfant de douze
ans, par exemple, qu’il s’intéresse à tous
les champs du savoir, tous les jours ou presque ! Sauf, d’ailleurs, au
seul qu’on ne lui enseigne pas, le seul précisément dont il ne pourra pas se
passer à partir de 18 ans : celui du droit – seule discipline que
l’on n’enseigne pas à l’école, sauf dans les filières spécialisées bien entendu
et beaucoup plus tard, alors que c’est la seule discipline dont l’ignorance
risque d’entraîner des comportements qui seront effectivement punis !
Paradoxe de la motivation, paradoxe du désir tout simplement ,
du désir d’apprendre et de rencontrer autrui.
Le paradoxe de la participation est très proche dans sa logique
contradictoire du précédent .
Il faut Ă l’école, et les Ă©lèves l’expriment très bien, il faut que je sois Ă
la fois soumis, docile et actif, c’est-à -dire qu’il faut que je sois demandeur
de cette soumission, de cette docilité. Encore une fois, puisque c’est le même
qui enseigne et qui juge ensuite des résultats de l’enseignement, il ne s’agit
pas pour moi, si je veux “ réussir ”, d’apprendre à obéir aux
exigences très complexes de la construction des savoirs, il ne s’agit pas pour
moi d’apprendre à obéir à la loi, loi à laquelle l’adulte qui est responsable
de moi est Ă©galement tenu. Il ne s’agit pas pour moi d’apprendre Ă obĂ©ir, mais d’apprendre Ă me soumettre. Or, ici, pour l’éducation Ă
la citoyenneté, soumission et obéissance sont complètement contradictoires. Ce
que je découvre, en tant que professeur, quand j’entre dans la classe, est
qu’il y a là 20, 25, 30, 35… élèves, qui ne savent pas forcément quel est le
sens de leur présence en ce lieu, et que je suis cinq à six heures par jour
sous leurs regards : il ne faut pas s’étonner de l’effet que cela peut
produire chez les enseignants, chez les Ă©ducateurs, et alors la question
inévitable que je me pose est : « Comment
vais-je tenir, comment je vais “ les ” tenir ? », c’est
le fantasme de la maîtrise. Je m’imagine que je pourrai faire face à cette
situation, précisément en y faisant face,
en exerçant mon pouvoir sur le
groupe. Vous connaissez ce conseil donné aux débutants : « Au début, il faut leur serrer la vis, après
vous pourrez relâcher un peu… », le rapport de force et la guerre
s’instituent donc d’emblée. D’emblée, venir à l’école, apprendre, c’est entrer
dans une situation de rapports de force …
L’enjeu est alors le suivant : comment organiser le travail dans la
classe, pour que l’élève puisse comprendre que soumission et obéissance sont
contradictoires, de même que j’aurais à comprendre que pouvoir et autorité sont
contradictoires ? Je n’ai pas à exercer mon pouvoir sur un groupe, j’ai à essayer d’exercer mon autorité dans un groupe. Ce sont là aussi deux
attitudes tout à fait incompatibles au regard des exigences de cette troisième
fonction de l’école, la formation du citoyen.
Et comment s’étonner de ce que très peu de lycéens, par exemple, se
saisissent des droits qui leur sont reconnus de constituer des associations,
publier des journaux, etc. ? C’est que ces “ droits ” s’exercent
en dehors de la classe et n’ont aucun effet sur le cursus scolaire proprement
dit. Et dans la classe, il est tout simplement dangereux de
“ participer ” ,
puisque l’entraîneur est en même temps le juge. C’est le paradoxe de la
participation : le droit, je l’ai dit tout à l’heure au sujet de cet élève
qui dort sur sa table, de ne pas participer doit ĂŞtre reconnu dans les faits,
si l’on veut que les élèves participent vraiment, c’est-à -dire le décident
eux-mĂŞmes.
J’ai certainement oublié bien des choses que j’avais préparées, mais
je n’ai plus le temps !
En conclusion, je voudrais donc simplement préciser l’enjeu éthique
de votre réflexion sur cette démarche de qualité.
Je crois qu’il s’agit pour nous, à l’école, de nous poser la question
de cette troisième fonction : la formation des citoyens, et de la poser en
termes tout à fait nouveaux par rapport à la manière dont elle a été posée
jusqu’à présent. Notons qu’il nous faut en plus de cela – pour
compliquer un peu plus les affaires ! – articuler notre travail
d’éducateur dans le champ du service public de l’éducation avec celui des
familles et des associations, des responsables de l’animation de la vie locale
infantile et juvénile.
Nous déplorons souvent les manques, les “ carences ”, comme
on dit, des familles, et je reprendrai là une métaphore d’Adil Jazouli ,
la vérité est que dans un certain nombre de situations urbaines et économiques,
les familles n’ont pas du tout “ démissionné ”, elles ont été
“ licenciées ” et être licencié ou démissionner, ce n’est pas du tout
la même chose, licenciées de leurs responsabilités. Je n’ai pas le temps ici de
préciser, mais mon action associative dans la défense des droits des habitants
de certaines cités de Seine-St-Denis m’est singulièrement utile pour me défaire
des tentations du jugement moralisant sur les familles.
Quel est l’enjeu pour l’enfant de ce qui se passe dans la
famille ? C’est la découverte simultanée d’un interdit et d’une valeur.
L’interdit, c’est celui de l’inceste, qui permet au sujet d’exister en tant que
sujet, dans une irréductible singularité individuelle, qui lui permet de
construire sa liberté, irréductible
à toute autre. L’interdit de l’inceste c’est précisément ce qui permet la
construction de la liberté du sujet, qui permet l’émergence du sujet lui-même.
J’ai rencontré récemment des institutrices de maternelle qui m’expliquaient
qu’aujourd’hui ce n’était pas tellement un travail de socialisation qu’il
fallait qu’elles mènent, mais quasiment un travail d’humanisation dans un
certain nombre d’endroits.
Deuxième pôle de socialisation pour l’enfant : l’école,
l’institution. Une institution n’est pas une association, une société n’est pas
une communauté, et j’interpelle là très directement l’intitulé de votre propre
organisation… Lorsqu’on place l’enfant à l’âge de trois ans à l’école, sans lui
demander son avis, il va découvrir ses pairs, ses égaux qu’il n’a pas choisis.
Il n’a pas choisi la maîtresse, pas choisi ses petits camarades et il faut
apprendre à vivre ensemble. L’interdit ici, c’est celui de la violence, et
l’interdit de la violence ouvre simultanément, dans son énonciation et sa mise
en pratique grâce au droit, à l’égalité
des sujets. Ce sujet en voie d’émergence dans la famille va rencontrer d’autres
sujets en voie d’émergence dans un système d’égalité, et la grande différence
entre un Ă©ducateur, une institutrice de maternelle, un enseignant, et les
parents, c’est que précisément, l’enseignant doit permettre à l’enfant et aux
jeunes de découvrir progressivement l’égalité fondamentale qui leur permet d’entrer
en relation les uns avec les autres et la diffĂ©rence de fonction grâce Ă
laquelle l’élève peut s’élever précisément, cette différence de fonction se
fonde sur une égalité de nature entre l’enfant et l’adulte-expert. L’interdit
de la violence ouvre donc à cette valeur essentielle qu’est l’égalité de tous
les êtres humains. C’est à l’école que je peux découvrir l’autre radicalement
différent de moi, comme étant un autre moi-même.
Troisième pôle de socialisation : les associations,
au sens le plus large du terme. Ce mot peut recouvrir des réalités très
diverses : quand trois gamins s’associent pour casser la figure à un
quatrième, c’est une forme d’association, même très passagère ! Les bandes
de quartier, de rues, sont aussi des “ associations ”, et il y a
peut-ĂŞtre Ă Ă©valuer, Ă normer, ce qui se passe sous couvert de la logique
associative. Dans les associations, que va-t-on découvrir ? On va
découvrir un troisième interdit, tout à fait important, qui est celui du
parasitisme : je m’inscris à un club de foot pour me faire plaisir en
jouant au foot avec des copains qui aiment eux aussi se faire plaisir, et je ne
peux prendre du plaisir à cette activité que si les autres aussi conduisent
leur propre activité de sorte qu’ils se fassent plaisir également. Dans une
équipe de foot si les “ arrières ” ne font pas leur boulot, ce que
font les “ avants ” n’a plus de sens, de même dans un orchestre, si
la clarinette fait des “ couacs ”, ce que font les violons perd toute
sa signification, il y a donc ici, une interaction due Ă la structure mĂŞme de
l’activité et du plaisir que je peux en retirer .
Je découvre que je peux prendre du plaisir parce que l’autre aussi peut prendre
du plaisir et que l’on peut prendre du plaisir les uns avec les autres et non pas les uns contre les autres. Il y a donc là un interdit fondamental qui ouvre
peut-être à cette troisième valeur qui marque notre devise républicaine :
la fraternité.
Voilà l’enjeu des trois pôles de socialisation que
traversent les enfants. Comment allons-nous nous y prendre dans l’école, dans
le système éducatif ?
La question est ouverte, et j’ai envie de dire que la
réponse à la violence est dans deux registres, distincts et inséparables :
dans l’institution de la loi et dans la construction des savoirs ; dans le
deuxième registre, il s’agit de permettre, la découverte de la culture, la découverte que la totalité
de nos cultures est pétrie de violence. Il n’y a rien de plus violent que Le loup et l’agneau, que ces petites
comptines enfantines où l’on vous raconte des histoires épouvantables de
cannibalisme, vous connaissez : « Les
vivres vinrent à manquer… » et c’est le petit mousse qui se fait
bouffer par l’équipage !
La totalité de notre culture, qu’on étudie en classe, est pétrie d’incestes, de
violences, de meurtres : Phèdre,
Don Giovanni, les plus hautes Ĺ“uvres
de l’esprit humain ne sont pas autre chose que la transmutation de l’énergie
qui est à l’œuvre dans la violence et qui nous fait nous entretuer depuis
l’aube des temps, nous sommes les seuls animaux à nous entretuer au sein de la
même espèce. Et donc cette énergie-là , nous savons aussi la transmuer, la
transmuter, la transformer en culture. Et donc nous avons, non pas Ă nier
magiquement la violence, mais à en transformer l’énergie de manière créatrice,
et à permettre aux enfants et aux jeunes d’entrer à leur tour dans la création
culturelle.
Pour finir, juste une citation, un texte d’un auteur
anglais, Chesterton, qui est mort en 1936. Il a écrit ce texte au début du
siècle et c’est, pour moi, une dĂ©finition très claire de ce que j’appelais Ă
l’instant, l’enjeu éthique de notre travail :
« Il y a
quelque temps – il fait un peu dans le sarcasme à l’anglaise,
tout au moins au début de son texte – certains docteurs et sociologues promulguèrent un ordre d’après lequel,
toutes les petites filles devaient avoir les cheveux coupés court, je veux dire
bien sûr toutes les petites filles dont les parents étaient pauvres, les
petites filles riches ont bien des habitudes insalubres, mais ce n’est pas de
sitôt que les docteurs s’y opposeront par la force. Or le motif de cette
intervention était que les pauvres sont empilés dans des réduits crasseux si
nauséabonds et étouffants qu’on ne peut leur permettre d’avoir des cheveux,
parce que ces cheveux abriteraient des poux et donc les docteurs proposent de
supprimer les cheveux. Ils ne semblent pas avoir jamais songé à supprimer les
poux –certes, sur la question des poux, chez nous, pays
“ développés ”, cela a un peu changé depuis, mais... – . Quand une tyrannie crapuleuse écrase les
hommes dans la crasse, si bien que leurs cheveux mĂŞme sont sales, il serait
long et pénible de couper les têtes des tyrans, il est plus facile de couper
les cheveux des esclaves. De même, s’il arrive un jour que des enfants pauvres
soient tourmentés par des maux de dents, il sera facile d’arracher toutes les
dents des pauvres et si leurs ongles sont d’une saleté répugnante, on leur
arrachera les ongles, si leurs nez sont indécemment morveux on leur coupera le
nez.
Je pars
des cheveux d’une petite fille, cela je sais que c’est bon dans l’absolu.
Quelque mal qu’il y ait ailleurs, la fierté qu’éprouve une mère de la beauté de
sa fille est une chose bonne, c’est une de ces tendresses impérissables qui
sont les pierres de touche de toutes les Ă©poques et de toutes les cultures. Si
d’autres choses sont contraires à cela, qu’elles disparaissent. Si les
propriétaires et les lois sont contre cela, que les propriétaires et les lois
disparaissent. Avec la chevelure rousse d’une gamine des rues, mettons le feu Ă
toute la civilisation moderne.
Puisqu’une
fille doit avoir les cheveux longs, il faut qu’elle les ait propres ;
puisqu’elle doit avoir les cheveux propres, il ne faut pas qu’elle ait une
maison sale ; puisqu’elle ne doit pas avoir une maison sale, il faut que
sa mère soit libre, et qu’elle ait des loisirs ; puisque sa mère doit être
libre, il ne faut pas qu’elle ait un propriétaire usurier ; puisqu’elle ne
doit pas avoir un propriétaire usurier, il faut redistribuer la
propriété ; puisqu’il faut redistribuer la propriété, nous ferons une
révolution.
Cette petite gamine aux cheveux
d’or que je viens justement de voir trotter devant chez moi, on ne l’élaguera
pas, on ne l’estropiera pas, on ne la modifiera pas, on ne lui coupera pas les
cheveux court comme Ă un forçat. Tous lesÂ
royaumes de la terre seront retaillés, découpés à sa mesure, les vents
du monde seront calmés pour cet agneau qui ne sera pas tondu, toutes les
couronnes qui ne vont pas à sa tête seront brisées, tous les vêtements, toutes
les demeures qui ne conviennent pas à sa gloire seront détruits, sa mère peut
lui ordonner de nouer ses cheveux, car c’est l’autorité naturelle, mais
l’Empereur de la planète ne lui ordonnera pas de les couper, elle est l’image sacrée
de l’humanité. Tout autour d’elle, l’usine sociale doit s’incliner, se briser,
s’effondrer, les colonnes de la société seront ébranlées, les voûtes des
époques s’écrouleront, mais pas un cheveu de sa tête ne sera touché. »
Je vous remercie.