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Interv. B. DEFRANCE

 JOURNÉES D’ÉTUDES 1997

de l’Association Nationale des Communautés Éducatives

Tarbes, le 28 avril 1997

Fondements philosophiques et Ă©thiques

de la dĂ©marche qualitĂ© [1]

Bernard Defrance, philosophe.

 

 

Merci Jean-Pierre pour ces mots d’accueil. [2]

Oui, peut-ĂŞtre que l’urgence, peut-ĂŞtre que les inquiĂ©tudes, les angoisses que nous ressentons chez nos Ă©lèves aujourd’hui, dans les collèges et dans les lycĂ©es peuvent conduire un certain nombre de pĂ©dagogues (et sans doute encore plus un philosophe) Ă  prendre des risques, si l’on veut effectivement pouvoir rĂ©pondre Ă  cette question que posent tous les adolescents aujourd’hui aux adultes : « Ce que vous dites est-ce que vous ĂŞtes capables de faire ? La loi dont vous nous dites que les valeurs structurent votre vie, nous nous apercevons tous les jours que vous ne vous y conformez pas. Â» Quand j’explique, dans mes cours de philosophie, que la loi est la mĂŞme pour tous (c’est une Ă©vidence incontestable â€“sinon il n’y aurait pas de loi, il n’y aurait que des lois privĂ©es, c’est-Ă -dire des privilèges) mes Ă©lèves rigolent, ils me disent : « La loi est la mĂŞme pour tous ? Vraiment ? On est bien content de l’apprendre, mais ça vous arrive quelquefois d’ouvrir le journal, de regarder la tĂ©lĂ© le soir, de regarder ce qui se passe autour de vous ? Â» Les valeurs que nous essayons de transmettre Ă  l’école, les valeurs que nous essayons d’aider nos Ă©lèves Ă  construire, sitĂ´t sortis â€“ sortis de l’école, Ă  l’extĂ©rieur, dans le quartier, dans la citĂ© â€“ ils voient ces valeurs bafouĂ©es quotidiennement.

Jean-Pierre faisait allusion tout Ă  l’heure au travail que je fais sur la violence. Deuxième moment qui va dĂ©structurer encore plus, ou rendre plus difficile en tout cas, la construction de ces valeurs et de la loi : les jeunes s’aperçoivent que l’école elle-mĂŞme, que le système Ă©ducatif lui-mĂŞme, fonctionnent Ă  l’envers de leurs propres valeurs. Dans son fonctionnement institutionnel, l’école contredit les valeurs dont elle se prĂ©tend porteuse. Et lorsque l’adulte est ainsi mis au dĂ©fi d’avoir Ă  rĂ©pondre de ces valeurs â€“ par exemple l’égalitĂ© â€“, il peut ĂŞtre amenĂ© quelquefois Ă  courir des risques, et je ne suis pas mĂ©content finalement d’avoir commis quelques provocations, pas mĂ©content d’avoir acceptĂ© de courir un certain nombre de risques, dans la mesure oĂą cela peut aider Ă  rĂ©flĂ©chir Ă  un certain nombre de questions qui ont trop tendance Ă  ĂŞtre noyĂ©es sous les grands mots, sous les grandes dĂ©clarations, sous ce que Fernand Oury, pĂ©dagogue de la pĂ©dagogie institutionnelle (avec lequel j’ai eu la grande chance de pouvoir travailler) appelait la pĂ©dagogie “ intentionnelle â€ť [3] : dès que je commence Ă  rĂ©flĂ©chir et Ă  penser Ă  la place de l’autre, je peux ĂŞtre sĂ»r, dans 99 % des cas, de me tromper et de ne pas pouvoir rĂ©pondre Ă  ses attentes, Ă  son interpellation.

Alors la dĂ©marche qualitĂ© ? Ce que je voudrais, ce n’est pas tellement rĂ©pondre Ă  cette question de savoir comment on peut construire une “ dĂ©marche qualitĂ© â€ť dans ce travail Ă©ducatif qui est de notre responsabilitĂ©, mais plutĂ´t de situer les enjeux et le contexte de cette recherche dans les institutions Ă©ducatives. Dans quel ensemble, dans quels enjeux aujourd’hui (qui ne sont pas seulement d’ailleurs nationaux, europĂ©ens, mais qui sont planĂ©taires) se pose cette question, cette question de l’éducation ?

J’aurais tendance Ă  dire que les mots de qualitĂ© et d’éducation sont quasiment Ă©quivalents… Comment aujourd’hui, peut-on rĂ©pondre Ă  ce dĂ©fi de l’éducation, dans la mesure oĂą nous sommes â€“ et cela ne date pas d’aujourd’hui, cela date de quelques siècles avant JĂ©sus-Christ, cela a commencĂ© avec IsaĂŻe et Socrate â€“ dĂ©sormais, irrĂ©mĂ©diablement, irrĂ©versiblement, que nous le voulions ou non, dans des sociĂ©tĂ©s ouvertes oĂą personne n’est capable de prĂ©voir l’avenir Ă  cinq ou dix ans ? Et Ă  partir du moment oĂą nous sommes dans une sociĂ©tĂ© ouverte, le problème de l’éducation change du tout au tout.

Dans une sociĂ©tĂ© dite “ traditionnelle â€ť oĂą le fils reprend le mĂ©tier du père, l’éducation consiste principalement en transmission d’un certain nombre de savoirs, de savoir-faire, de valeurs, et cette transmission se fonde sur la rĂ©pĂ©tition, sur l’imitation. Dans une sociĂ©tĂ© ouverte â€“ et le mouvement a commencĂ©, encore une fois, quelques siècles avant JĂ©sus-Christ : on dĂ©plore la “ crise â€ť, mais la crise, c’est notre Ă©tat normal ! â€“ la question de l’éducation ne peut plus seulement se poser en termes de rĂ©pĂ©tition, de transmission, d’imitation, elle doit aussi se poser en termes de dĂ©veloppement des capacitĂ©s d’invention, dĂ©veloppement des capacitĂ©s de faire face Ă  l’imprĂ©visible.

La question est que nous ne savons pas quel est le monde qui attend les enfants dont nous avons la responsabilitĂ© et il s’agit donc pour nous, moins de transmettre encore une fois, que de susciter en eux des qualitĂ©s â€“ des qualitĂ©s, j’allais dire, presque au sens moral du terme â€“ des capacitĂ©s qui leur permettront de faire face Ă  l’imprĂ©visible, Ă  l’inachèvement, aux Ă©checs Ă©ventuels de l’existence. C’est l’une de mes boutades habituelles en ce moment : l’école doit former des chĂ´meurs, c’est-Ă -dire des gens dont nous savons parfaitement que, dans leur existence, ils seront affrontĂ©s inĂ©vitablement Ă  plusieurs reprises Ă  ce drame de ne pas avoir de travail. Si le système Ă©ducatif n’est pas responsable du taux de chĂ´mage, l’école est peut-ĂŞtre responsable cependant de la manière dont un sujet se retrouve au chĂ´mage, c’est-Ă -dire se laisse dĂ©molir par cette situation ou, au contraire, trouve en lui-mĂŞme l’énergie suffisante pour rester debout, articuler son Ă©nergie avec celle des autres, prĂ©cisĂ©ment pour ne pas accepter comme fatalitĂ© inĂ©luctable ce genre de situation.

 

Alors, ce que je dis, en ce qui concerne les enjeux, aujourd’hui, de la question Ă©ducative, je le tire, non pas de ma propre rĂ©flexion (Jean-Pierre a très bien soulignĂ© tout Ă  l’heure le caractère collectif de ce travail de rĂ©flexion) mais d’un travail collectif de rĂ©flexion que je mène depuis 26 ans que j’enseigne la philosophie, avec des classes terminales, principalement de sĂ©ries technologiques, industrielles et tertiaires. Ce que je dis, au fond, ce n’est pas autre chose que ce que disent mes Ă©lèves, lorsqu’ils deviennent auteurs, c’est-Ă -dire lorsqu’ils s’autorisent Ă  parler sans craindre d’être jugĂ©s par celui qui les Ă©coute. Ils disent un certain nombre de choses sur la famille, sur la citĂ©, sur leur vie quotidienne, sur l’école bien sĂ»r qui occupe 6 Ă  8 heures par jour de leur temps, et j’introduis les concepts et les notions du programme dans mes cours Ă  partir de leur expĂ©rience quotidienne, de ce qu’ils vivent, de leurs souvenirs, expĂ©riences qu’ils Ă©crivent. Et pour introduire la rĂ©flexion que je vous propose en ouverture de vos journĂ©es d’études, je vais prendre simplement un petit exemple parmi tous ces textes qu’ils Ă©crivent. C’est un texte de David, Ă©lève en terminale E, Ă©crit le 9 dĂ©cembre 1993. Il raconte une histoire, un souvenir d’école primaire :

« Je me souviens d’une punition que j’ai eue en CM2. Un jour, l’instituteur nous avait posĂ© une question : « Qu’est-ce que l’attribut du sujet ? Â» Il interrogea quatre Ă©lèves, dont moi, qui n’ont pas su rĂ©pondre. Il interrogea ensuite un cinquième Ă©lève, qui lui, a su rĂ©pondre. Les quatre Ă©lèves qui n’avaient pas su rĂ©pondre ont eu Ă  copier 300 fois la dĂ©finition de l’attribut du sujet (j’ai demandĂ© Ă  David de donner, en annexe Ă  son texte, cette dĂ©finition qu’il avait copiĂ©e un certain nombre de fois, il a Ă©tĂ© incapable de la reformuler). Le lendemain l’instituteur a demandĂ© les punitions : tous l’avaient faite, sauf moi car je n’avais pas envie de la faire… L’instituteur m’a redonnĂ© la punition, mais multipliĂ©e par dix : j’avais donc Ă  copier 3000 fois la dĂ©finition de l’attribut du sujet, pour le lundi suivant, j’avais le week-end tout entier pour la faire. Le soir je vais voir ma mère pour lui expliquer cette punition que j’avais eue en espĂ©rant qu’elle me dise ne pas la faire, car c’était un peu exagĂ©rĂ©. Mais non, elle me dit que c’était bien fait, que je n’avais qu’à apprendre ma leçon, enfin, le discours habituel... J’ai donc passĂ© mon week-end entier Ă  Ă©crire 3000 lignes. Le lundi est arrivĂ©, j’ai donnĂ© la punition Ă  mon instituteur, et lĂ , j’ai Ă©tĂ© pris d’une colère intĂ©rieure, l’instituteur a dĂ©chirĂ© ma punition sans mĂŞme prendre la peine de la lire. J’ai craquĂ© et je me suis mis Ă  pleurer, discrètement. Â» [4]

“ Discrètement â€ť bien sĂ»r â€“ parce que quand on a 10 ans, que l’on est un garçon en CM2, on ne peut pas, comme ça, se mettre Ă  pleurer devant les autres… Des tĂ©moignages de ce type, j’en ai publiĂ©s beaucoup [5], j’en ai des centaines, accumulĂ©s depuis 26 ans que j’enseigne.

 

Quand j’utilise ce texte dans des stages, des journĂ©es d’étude, très souvent je pose la question : « Que se passe-t-il dans cette petite histoire ? Â» (elle a dĂ» se produire Ă  peu près en 83, c’est-Ă -dire bien après 68 â€“ ce rappel pour ceux qui prĂ©tendent que notre Ă©cole est devenue laxiste…) et la rĂ©action très frĂ©quente des participants est de dire : « En effet c’est un peu exagĂ©rĂ© ! Â» et ils suivent en cela l’analyse de David lui-mĂŞme : « Qu’est-ce-que c’est que ces pensums d’un autre âge ? Cela existe encore ? Â» On sait bien aujourd’hui que les châtiments corporels sont interdits, que la punition doit ĂŞtre juste, proportionnĂ©e Ă  l’acte et Ă©ducative. La punition infligĂ©e Ă  David n’était ni Ă©ducative, ni proportionnĂ©e Ă  l’acte, elle n’était pas juste, elle Ă©tait “ exagĂ©rĂ©e â€ť. Et lorsqu’il y a des parents dans la salle, certains disent : « Si j’avais Ă©tĂ© Ă  la place de la mère, je serais allĂ© voir l’instituteur pour lui dire : quand mĂŞme, vous ne pourriez pas essayer de ramener la punition Ă  de plus justes proportions ? Â» Et je leur demande alors : « Vous transigez Ă  combien de lignes, dans la nĂ©gociation ? Â»

Ce que David dĂ©couvre avec surprise en cours de philosophie, des annĂ©es après, c’est que, non seulement la punition Ă©tait totalement absurde et exagĂ©rĂ©e, qu’elle n’atteignait mĂŞme pas son but qui Ă©tait de faire apprendre la dĂ©finition de l’attribut du sujet, mais que, dans ce cas prĂ©cis, l’instituteur n’avait pas le droit de le punir. Ce n’est pas une question de quantitĂ©, ce n’est pas que la punition soit disproportionnĂ©e Ă  l’acte, non Ă©ducative, c’est que tout simplement l’instituteur n’a pas le droit de punir pour ce motif [6] d’ignorance de la dĂ©finition de l’attribut du sujet, et cela pour une raison unique qui se dĂ©cline dans les trois registres du rĂ©glementaire, du juridique et de l’éthique.

Pour ce qui concerne le registre du rĂ©glementaire, c’est l’arrĂŞtĂ© du 26 janvier 1978 qui interdit les punitions Ă  l’école primaire pour absence ou insuffisance de rĂ©sultats : je n’ai pas le droit de punir un Ă©lève au motif qu’il aurait une mauvaise note, qu’il aurait mal appris sa leçon, mal fait un exercice. Ceci est une première infraction : on pourrait s’attendre Ă  ce que l’instituteur connaisse les règles, les circulaires officielles qui norment son travail professionnel.

Deuxièmement â€“ mais vous verrez que, du premier au dernier registre, c’est la mĂŞme cause fondamentale qui interdit ici la punition â€“ il y a confusion entre ce que, dans le domaine juridique, on appellerait le civil et le pĂ©nal. On utilise une punition du registre pĂ©nal, destinĂ©e Ă  punir une infraction dans le comportement, pour sanctionner un manque dans l’acquisition d’un savoir. Je ne peux pas, par exemple, utiliser des heures de colle pour sanctionner un manque dans l’acquisition des savoirs et de mĂŞme, rĂ©ciproquement, je ne peux pas utiliser ce qui est un outil technique d’évaluation parmi d’autres (et certainement perfectible…), la note (le zĂ©ro par exemple), comme moyen de punition pour des comportements. Nous confondons, par une Ă©dulcoration assez significative, la sanction et la punition, la sanction ce n’est pas la mĂŞme chose que la punition. La punition s’adresse principalement Ă  un comportement qui nuit aux autres et peut-ĂŞtre, du coup, au sujet lui-mĂŞme. La sanction c’est le rĂ©sultat positif ou nĂ©gatif d’un travail qui vaut ou ne vaut pas, ou vaut relativement Ă  un certain nombre de normes, de critères d’évaluation Ă  dĂ©terminer. Deuxième registre, juridique, qui interdit ici Ă  l’instituteur de punir : l’exigence de ne pas confondre le civil et le pĂ©nal.

Troisième motif fondamental, il relève de l’éthique, Ă  savoir la dĂ©finition mĂŞme, l’essence mĂŞme de ce qu’est l’école : première sociĂ©tĂ© dans laquelle on place les enfants et dernière sociĂ©tĂ© dans laquelle ils ne sont pas soumis Ă  l’obligation de rĂ©sultats, c’est-Ă -dire oĂą ils ont droit Ă  l’erreur (et ici nous approchons directement du thème principal de vos journĂ©es d’études). Si je punis un enfant pour ses ignorances, c’est l’école entière dans sa dĂ©finition mĂŞme, dans son essence mĂŞme, qui se trouve niĂ©e. Si les enfants devaient dĂ©jĂ  savoir ce qu’ils viennent apprendre Ă  l’école, l’école n’aurait plus de sens. Cette première sociĂ©tĂ© dans laquelle on place les enfants est aussi la dernière sociĂ©tĂ© dans laquelle ils ont droit Ă  l’ignorance, pas seulement l’ignorance des savoirs et des savoir-faire, mais Ă©galement de la loi. Nous pouvons donc mesurer, Ă  partir de ce mico-Ă©vĂ©nement vĂ©cu par David, les confusions multiples qui marquent encore notre action Ă©ducative, et ces confusions, les enfants, les adolescents, les jeunes, commencent Ă  en prendre conscience : ils commencent Ă  prendre conscience qu’en effet, nous adultes, nous ne savons pas très bien comment faire pour les Ă©duquer, pour les aider Ă  affronter le monde qui va venir.

Autre principe du droit â€“ et j’y reviendrai tout Ă  l’heure â€“ : nul ne peut se faire justice lui-mĂŞme [7]. Nous savons expliquer cela au bagarreur de la cour de rĂ©crĂ©ation, nous savons lui dire : « Tu n’as pas le droit de taper sur ton camarade ! â€“ Mais m’sieur il m’a traitĂ© ! Â» Et le conseiller d’éducation explique Ă  celui qui a cassĂ© la figure de l’autre â€“ sous prĂ©texte que l’autre l’avait injuriĂ© â€“ qu’il n’a pas le droit de se faire justice lui-mĂŞme. Sauf que, dans ma classe, quand c’est un Ă©lève qui m’injurie, qui ne fait pas ce que j’ai prescrit, qui me dĂ©sobĂ©it, qui perturbe mon cours, c’est moi qui le punis… Il y a donc lĂ  une contradiction, de plus en plus clairement perçue par les adolescents, entre les valeurs auxquelles nous nous rĂ©fĂ©rons et nos pratiques.

 

Si l’on parle de dĂ©marche de qualitĂ©, dans l’acquisition des savoirs, dans la construction des savoirs, dans l’institution de la loi, dans l’émergence du sujet, cela suppose au moins, que l’on s’interroge sur la qualitĂ© de sa propre action Ă©ducative et que, lorsque l’on s’interroge sur cette qualitĂ©, on s’interroge Ă©galement sur la cohĂ©rence entre les actes et les paroles. Les enfants, les jeunes ont des expressions extrĂŞmement grossières quand ils parlent et parfois un certain nombre d’entre eux disent : « Celui-lĂ , il n’a que la gueule… Â», voulant dire par lĂ  que celui qui parle est incapable d’exiger de lui-mĂŞme ce qu’il exige des autres. C’est donc Ă  ce dĂ©fi de la mise en pratique de la loi que nous sommes confrontĂ©s aujourd’hui dans nos institutions Ă©ducatives.

Je crois qu’il y a urgence. Il y a urgence parce que, d’une certaine manière, nous avons affaire Ă  des enfants et des adolescents â€“ je grossis peut-ĂŞtre un peu le trait Ă  cause de la brièvetĂ© du propos â€“ pour lesquels les rapports au temps mĂŞme, les rapports Ă  l’espace mĂŞme, le rapport au travail, le rapport Ă  l’argent, le rapport Ă  la loi, finalement le rapport Ă  l’autre, sont passablement dĂ©truits ou en tout cas, souvent très abĂ®mĂ©s.

Je cite ce passage d’un roman de Russell Banks, un romancier amĂ©ricain, auquel, je crois, il s’agit d’essayer de donner tort. Dans ce roman, De beaux lendemains [8], il fait parler un avocat, l’avocat des familles d’une bourgade du nord-est des États-Unis oĂą un accident de car scolaire a tuĂ© la quasi totalitĂ© des enfants de ce village. Et cet avocat dit ceci : « D’ailleurs, les gens de Sam Dent (c’est le nom du village) ne sont pas uniques. Nous avons tous perdu nos enfants. Pour nous c’est comme si tous les enfants d’AmĂ©rique Ă©taient morts. Regardez-les, bon Dieu â€“ violents dans les rues, comateux dans les centres commerciaux, hypnotisĂ©s devant la tĂ©lĂ©. Dans le courant de mon existence, il s’est passĂ© quelque chose de terrible qui nous a ravi nos enfants. J’ignore si c’est la guerre du ViĂŞt-nam, la colonisation sexuelle des gosses par l’industrie [9], ou la drogue, ou la tĂ©lĂ©, ou le divorce, ou le diable sait quoi. J’ignore quelles sont les causes et quels sont les effets ; mais les enfants ont disparu, ça je le sais. Alors essayez de les protĂ©ger, ce n’est guère qu’un exercice complexe de refus. Â» Et quand il ajoute, un peu plus bas : « Il est trop tard… Â», c’est lĂ  qu’il faut peut-ĂŞtre essayer de lui donner tort et donc d’organiser, dans nos institutions Ă©ducatives, cet exercice complexe de refus, de refus des fatalitĂ©s et de refus de ce qui attend les enfants â€“ de ce qui risque de les attendre dans l’avenir.

 

Nous avons affaire Ă  des enfants, des jeunes, pour lesquels les conditions minimales de la construction de soi ne sont pas, aujourd’hui en effet souvent, rĂ©unies. C’est d’abord la destruction du temps, du rapport au temps : ce sont, par exemple, ces stages d’insertion qui Ă©chouent, tout simplement parce que le jeune ne sait plus se lever le matin, se rĂ©gler sur un horaire simple. C’est aussi la destruction du rapport Ă  l’espace. Un de mes Ă©lèves travaille le soir dans sa chambre, et il me dit : « Dans l’appartement d’à cĂ´tĂ©, je peux savoir si c’est un homme ou une femme qui est en train de pisser, ça ne fait pas le mĂŞme bruit… Â» Et cela dure quinze ans, vingt ans… Destruction aussi du rapport au travail. Un ami, travaillant dans un dispositif d’insertion, trouve un boulot pour un jeune et lorsque le jeune lui pose la question « C’est payĂ© combien ? Â», cet ami rĂ©pond : « Le SMIC, 5 000, 6 000 F Â» et le jeune, très sĂ©rieusement : « Par jour ? Â» Ce qui explique aussi la destruction du rapport Ă  l’argent… Ces familles oĂą l’enfant est seul Ă  se lever le matin pour aller travailler Ă  l’école et aussi, parfois, le seul Ă  rapporter de l’argent (par le biais des allocations familiales), ce qui lui permet, Ă  douze-treize ans, de dire Ă  papa, maman : « Faites pas chier, sinon je sèche l’école, on vous sucre les allocs et comment vous payez le loyer ? Â»

Et du coup, destruction du rapport Ă  la loi. Un jeune, nĂ© dans la citĂ© des Bosquets Ă  Montfermeil â€“ cela fait 20 ans que j’y tiens une permanence hebdomadaire de renseignements juridiques pour la dĂ©fense des locataires et copropriĂ©taires-rĂ©sidents â€“ un jeune donc, nĂ© dans cette citĂ©, qui voit tous les jours depuis sa naissance, sa mère monter les six Ă©tages Ă  pieds parce que l’ascenseur est troujours en panne, et qui, dès qu’il sait lire et compter grâce Ă  l’école, fait la traduction pour ses parents et constate que sur les quittances de loyer, il y a 120 F de charges mensuelles d’ascenseur… bien entendu, arrivĂ© Ă  18 ans, il n’a pas le mĂŞme rapport Ă  la loi que vous et moi ! Alors, les discours moralisants des enseignants et des travailleurs sociaux, voire des militants associatifs, des “ mĂ©diateurs â€ť de toute sorte, eh bien… cause toujours ! Quant au syndic de copropriĂ©tĂ© qui gère cette citĂ© depuis trente ans, quant aux copropriĂ©taires loueurs, qui habitent la CĂ´te d’Azur, le 16ème ou la Suisse, ils ne courent rigoureusement aucun risque de se faire contrĂ´ler l’identitĂ© dans la rue, ou, en tout cas, la probabilitĂ© en est extrĂŞmement faible…

Destruction donc, du rapport au temps, Ă  l’espace, au travail, Ă  l’argent, Ă  la loi, Ă  l’autre finalement. Ce sont ces enfants et jeunes que Francis Imbert [10] dĂ©crit comme " l’enfant bolide ", qui n’a pas accès au symbolique, cet enfant qui ne sait pas marcher sans courir, qui ne sait pas parler sans crier, ces adolescents auxquels il suffit d’adresser la parole pour qu’ils se sentent agressĂ©s : « Qu’est-ce t’as Ă  me regarder, tu veux ma photo ? Â»

 

Tout ceci, en effet, pour situer le contexte, pour rappeler les enjeux, et souligner les urgences de notre travail. HervĂ© est un bon Ă©lève de terminale, (en 92-93, il a 18 ans), et quant Ă  l’avenir, il dit ceci : « Je pense qu’il sera de plus en plus difficile de faire des enfants Ă  notre Ă©poque, et dans l’avenir, si ça continue comme ça â€“ et cela me paraĂ®t bien parti. Car faire un enfant me demandera beaucoup de rĂ©flexion, Ă  savoir si je pourrai assurer son avenir, ne pas en faire un enfant ou un adulte qui sera obligĂ© de voler, de mendier ou mĂŞme de vivre Ă  ma charge jusqu’à l’âge de 40 ans ou pire, peut-ĂŞtre qu’un jour il me prendra en tĂŞte Ă  tĂŞte et il me dira : " Papa, maman, pourquoi m’avez-vous conçu si c’est pour vivre dans un monde aussi pourri oĂą le seul moyen pour les jeunes de reculer la date du chĂ´mage est de prolonger Ă©ternellement des Ă©tudes ? " Mais je crois que ce sera encore pire, ce sera peut-ĂŞtre une nouvelle guerre, seul moyen pour les gouvernements actuels de rĂ©gler une grande crise, il n’y a qu’à regarder notre passĂ©, notre histoire, alors un enfant qui risque de naĂ®tre dans ces conditions, je dis non. Â» [11]

Quand des jeunes de 18-20 ans écrivent ceci, je le dis encore une fois, il y a de quoi s’inquiéter, et effectivement les jeunes le savent bien, nous le savons aussi, que pour la première fois dans l’histoire de l’humanité se pose à eux une question qui ne s’est jamais posée jusqu’à présent, et qui est celle de la survie même de l’espèce humaine. Le triple défi des croissances industrielle, urbaine et démographique fait qu’un certain nombre de personnes, beaucoup plus compétentes que moi en ces matières, peuvent dire aujourd’hui que... eh bien, on ne sait pas, si dans 50, 60 ou 80 ans, il y aura encore de l’espèce humaine pour parler. Et c’est en effet la première fois dans l’histoire de l’humanité que la question se pose.

Quel âge auront en 2050 les enfants qui sont actuellement Ă  l’école maternelle ? Combien serons-nous sur la surface de la planète ? 20% de la population s’accapare 80% des richesses, 80% de la population de la planète se contentent des 20% qui restent, combien de temps cela va-t-il durer ? Ce sont ces questions-lĂ , qu’en tant que citoyens, les jeunes que nous avons actuellement dans nos classes et dans nos institutions, vont avoir Ă  rĂ©soudre.

 

Alors pour ne pas trop prolonger ce propos introductif sur les enjeux de ce travail de rĂ©flexion â€“ la dĂ©marche qualitĂ© va devenir une urgence absolue â€“ je crois qu’il faut essayer de remettre en perspective ce qu’est, dans son essence mĂŞme, l’institution Ă©cole. Je prends le mot Ă©cole dans le sens le plus large possible, et je crois que lĂ  aussi, il y a des confusions, il y a souvent des dĂ©bats qui se placent toujours sur le registre du “ ou bien â€“ ou bien â€ť. Vous connaissez ces dĂ©bats cĂ©lèbres : ou bien instruction â€“ ou bien Ă©ducation, ou bien formation professionnelle â€“ ou bien formation gĂ©nĂ©rale, etc..

Pour essayer de sortir de ces jeux de balançoire un peu stĂ©riles, lorsqu’on rĂ©flĂ©chit aux enjeux de ce qui se passe Ă  l’école, il faut se replacer devant les finalitĂ©s mĂŞmes du système Ă©ducatif, et le problème essentiel me semble que ce qui Ă©tait jusqu’à prĂ©sent juxtaposĂ© dans les fonctions de l’école, doit aujourd’hui s’articuler. C’est la question de cette articulation entre les trois fonctions essentielles de l’école : l’instruction, la formation et l’éducation qui devient aujourd’hui, qui pourrait devenir aujourd’hui, le critère d’une dĂ©marche qualitĂ©, le critère selon lequel on pourrait se dire que l’on a effectivement atteint l’objectif que l’on s’était fixĂ©.

 

La fonction d’instruction, de quoi s’agit-il ?

C’est une fonction qui a Ă©tĂ© et reste probablement encore aujourd’hui, dans l’école, tout Ă  fait prĂ©dominante, par rapport aux deux autres. Il s’agit de former des gens aussi compĂ©tents, aussi savants, aussi cultivĂ©s que possible, qui comprennent le monde, qui comprennent les enjeux, qui savent se situer parmi les autres, donc la culture au sens le plus noble, le plus large du terme, c’est la première mission de l’école. L’instruction, en ce sens, est une tâche inachevable. Nous savons que lorsque nous entrons dans les processus de construction des savoirs, nous entrons dans quelque chose qui est, au sens propre du terme, complètement infini, inachevable. On regarde l’addition au cours prĂ©paratoire, on la regarde Ă  nouveau lorsque l’on est en Maths-SpĂ© et lĂ  on commence Ă  comprendre de quoi on parle quand on parle d’addition mathĂ©matique. L’extraordinaire complexitĂ© des savoirs et leur accĂ©lĂ©ration, nous place dans des difficultĂ©s tout Ă  fait particulières, qui font que l’on ne peut plus se contenter d’appliquer un programme, il faut faire surgir chez l’enfant, chez le jeune, le dĂ©sir de s’affronter Ă  l’inconnu, ce qui suppose la reconnaissance de sa propre ignorance â€“ le savant c’est celui qui sait qu’il ne sait pas. Il y a donc lĂ  quelque chose d’extrĂŞmement important : les savoirs, la totalitĂ© des savoirs et des savoir-faire humains, doublent Ă  peu près, au rythme actuel, tous les quatre ans, ce que nous savons en 1996 est le double de ce que nous savions en 1992 et en l’an 2000, ce sera le quadruple. Il est hors de question, Ă©videmment, que qui que ce soit puisse maĂ®triser, Ă  lui tout seul, cette Ă©volution fantastique des techniques, des sciences et de la culture [12]. Le travail que nous avons donc Ă  essayer de faire, dans cette première mission de l’école qu’est l’instruction â€“ former des gens aussi cultivĂ©s, aussi savants que possible â€“ c’est de leur permettre prĂ©cisĂ©ment d’articuler leur savoir Ă  celui des autres, de travailler en Ă©quipe et donc d’entrer Ă  leur tour dans la crĂ©ation culturelle, après s’être appropriĂ© les significations donnĂ©es au monde et Ă  l’histoire par les gĂ©nĂ©rations qui ont prĂ©cĂ©dĂ©.

C’est une mission inachevable et il faut immĂ©diatement ajouter que cette première fonction de l’école est une mission dont les rĂ©sultats ne sont pas, au sens juridique du terme, obligatoires â€“ et on touche Ă  nouveau lĂ  encore, au problème de vos journĂ©es d’études. On ne met pas en prison quelqu’un qui ne sait pas lire et Ă©crire â€“ je le disais tout Ă  l’heure, par rapport Ă  la punition de David, on ne peut pas punir l’ignorance, on ne peut pas mettre en prison quelqu’un qui ne sait pas lire et Ă©crire, de ce seul fait qu’il ne sait pas lire et Ă©crire â€“ et sous rĂ©serve, bien entendu, s’il est adulte, majeur et qu’il exerce une profession, que son ignorance n’aie pas sur les autres des consĂ©quences dommageables. Il va de soi que, pour la quasi-totalitĂ© des professions aujourd’hui, pour remplir un certain nombre de rĂ´les sociaux, il faut savoir lire et Ă©crire, il faut avoir acquis un certain nombre de compĂ©tences. Vous comprenez, quand je prends l’avion, je tiens impĂ©rativement Ă  ce que le pilote ait eu son diplĂ´me sĂ©rieusement ! Si on me dit : « Mais vous savez, c’est un brave garçon, il est gentil, docile, si vous lui mettez 2, il va se dĂ©courager, mettez lui 8… Â», ou : « Ses parents sont en train de divorcer, il a des problèmes, etc... Â» permettez, je suis dans l’avion !

Il y a lĂ  quelque chose Ă  dĂ©couvrir progressivement par les enfants et les jeunes : entrer dans la construction des savoirs, c’est aussi en mĂŞme temps, reconnaĂ®tre sa propre ignorance. La rĂ©alisation de cette première mission de l’école, l’instruction, n’est pas obligatoire, n’est pas nĂ©cessaire au sens juridique du terme. Mais il n’en reste pas moins que nous savons, bien entendu, quelles sont les difficultĂ©s considĂ©rables de l’existence de ceux qui n’ont pas pu apprendre Ă  lire et Ă©crire et on connaĂ®t le poids de l’illettrisme dans les causes de l’exclusion sociale.

Je prends un simple exemple, dans l’application au concret de la classe. Soit un Ă©lève qui ne s’intĂ©resse pas Ă  ce que je raconte et qui dort sur sa table â€“ c’est arrivĂ© dans ma classe, bien entendu â€“. D’une part, je n’ai pas le droit de le punir parce qu’il dort sur sa table â€“ il y a une seule exception en droit français oĂą un comportement qui ne porte tort qu’au sujet lui-mĂŞme peut ĂŞtre puni, c’est l’usage de drogue, on ne punit plus la tentative ou le suicide lui-mĂŞme, comme dans l’ancien rĂ©gime, mais on continue Ă  punir le suicide au ralenti qu’est l’usage de la drogue… Ă€ part cette exception, on ne peut pas punir quelqu’un du fait d’un comportement qui ne porterait tort qu’à, strictement, lui-mĂŞme â€“. Je ne peux donc pas punir cet Ă©lève parce qu’il dort sur sa table et ne s’intĂ©resse pas Ă  mon cours â€“ il se porte tort Ă  lui-mĂŞme, il Ă©chouera Ă  son examen, s’il y a une interrogation, il aura zĂ©ro, etc., mais le zĂ©ro n’est pas une punition â€“. D’autre part, deuxième principe du droit lui aussi indiscutable : je sais Ă  quoi mène l’échec scolaire dans notre sociĂ©tĂ©, et donc je suis coupable de non assistance Ă  personne en danger si je le laisse dormir sur sa table. Ainsi mon action pĂ©dagogique â€“ et c’est cela qui dĂ©finit prĂ©cisĂ©ment la pĂ©dagogie â€“ va ĂŞtre encadrĂ©e par ces deux principes : je ne peux pas le punir parce qu’il dort et je ne peux pas le laisser dormir. Que faire ? Je l’ai appris dans la pĂ©dagogie institutionnelle : il s’agit pour moi de crĂ©er les situations qui vont faire qu’il ne pourra pas dormir en cours, que, de son propre chef, il dĂ©cidera de ne pas dormir sur sa table (mĂ©fiez-vous cependant, certaines mĂ©thodes pour empĂŞcher les Ă©lèves de dormir en cours risquent de vous conduire un peu loin, il faut faire attention, il y a quelques prĂ©cautions Ă  prendre… [13]). Voyez comment, dans cette première fonction de l’école, une question extrĂŞmement importante se pose : quelles sont les normes qui encadrent le travail pĂ©dagogique, l’organisation pĂ©dagogique de la classe ? Ce qui sera aussi la rĂ©flexion sur la troisième fonction, l’éducation, et vous voyez ici apparaĂ®tre clairement la question de l’articulation de ces trois fonctions de l’école.

 

Deuxième fonction de l’école â€“ j’accĂ©lère un peu, vous me pardonnerez si je reste Ă©videmment, obligatoirement, très schĂ©matique â€“ : la formation, la formation professionnelle, plus exactement, non pas la formation professionnelle mais la formation aux exigences de l’insertion professionnelle. Il s’agit, ici aussi, d’une tâche Ă©videmment inachevable et qui appelle le dĂ©veloppement de qualitĂ©s que le système Ă©ducatif ne dĂ©veloppait pas beaucoup  jusqu’à prĂ©sent : par exemples, les capacitĂ©s d’initiative, de faire face Ă  l’imprĂ©visible, de travailler en Ă©quipe, de comprendre les enjeux, les objectifs, de sĂ©rier les moyens, les niveaux d’importance, et de se confronter, progressivement, aux exigences de l’obligation de rĂ©sultats qui sera en vigueur dans l’activitĂ© professionnelle. Et si la tâche est inachevable, sa rĂ©alisation est aussi, comme dans la première fonction, non obligatoire au sens juridique du terme : fort heureusement, on ne met pas encore les chĂ´meurs en prison, pour ce motif, sinon Ă©videmment la capacitĂ© de nos institutions carcĂ©rales serait lĂ©gèrement insuffisante !

 

Troisième fonction de l’école : l’éducation. Non pas l’éducation au sens familial du terme, mais l’éducation au sens politique du terme : la formation du citoyen. Le citoyen c’est celui qui habite une citĂ©, qui exerce des responsabilitĂ©s politiques. Cette troisième fonction de l’école est elle aussi, bien entendu, inachevable : le citoyen c’est celui qui sait qu’il n’est pas encore citoyen, que son travail de rĂ©flexion et son action politique se situent dans le temps et qu’il n’y a pas ici de “ mot de la fin â€ť. [14] Mais, si cette troisième fonction est, elle aussi, inachevable, sa rĂ©alisation est cependant, contrairement aux deux autres, tout Ă  fait nĂ©cessaire, au sens juridique du terme : Ă  partir de 18 ans, nul n’est censĂ© ignorer la loi. Il y a une progressivitĂ©, dans les exigences par rapport au droit civil et pĂ©nal : Ă  partir de 13 ans, 15 ans, entre 16 et 18 ans, puis Ă  partir de 18 ans, âge de la majoritĂ© civile et pĂ©nale [15]. Toute la complexitĂ© de la formation Ă  la citoyennetĂ© est qu’elle s’inscrit dans le temps, et c’est ce que nous avons tendance, souvent, Ă  oublier dans les règles (les “ règlements intĂ©rieurs â€ť) de nos institutions Ă©ducatives. Soit l’exemple suivant : dans un collège, un grand de troisième, agresse un petit de 6ème. Vous connaissez ces scènes : le gamin se retrouve suspendu au portemanteau, on le bourre de coups de poing quand il passe entre les rangĂ©es dans les couloirs, vous connaissez aussi le “ jeu â€ť dit du “ petit pont â€ť : on lance une balle qui passe entre les jambes d’un Ă©lève pris au hasard et tous se prĂ©cipitent pour massacrer la victime surprise ainsi dĂ©signĂ©e…, ce sont des mĂ©canismes archaĂŻques, extrĂŞmement anciens, cela remonte Ă  la prĂ©histoire [16]. Le grand, 15-16 ans, du point de vue simple du droit, qui agresse un petit de 6ème, comme ça, pour le plaisir, pour le plaisir d’embĂŞter les petits, ce gamin de 16 ans commet un acte plus grave, qui devrait ĂŞtre puni plus gravement que s’il avait agressĂ© un plus grand que lui, par exemple un de ses professeurs. C’est plus grave d’attaquer un mineur qu’un majeur. Or dans nos institutions Ă©ducatives, dans nos classes, dans nos Ă©coles, que se passe-t-il ? Si je perds mon sang froid et que je flanque une claque Ă  l’un de mes Ă©lèves, il ne se passe rien. Vous avez entendu l’histoire de David, j’aurais pu vous raconter aussi, des histoires de fessĂ©es dĂ©culottĂ©es en maternelle, de sparadrap sur la bouche, de mise au coin cul nu, parce qu’on a fait pipi dans sa culotte… Je ne vais pas en faire l’inventaire, j’ai publiĂ© tout cela dans plusieurs ouvrages. Je sais encore des histoires qui ont lieu lĂ  oĂą j’enseigne et qui sont commises par des adultes qui ne courent absolument aucun risque d’être “ suspendus â€ť de la moindre manière que ce soit. Si je perds mon sang froid et que je flanque une claque Ă  un gamin, il ne se passera rien, il y a mĂŞme des endroits oĂą les parents viendront me voir en disant : « Tapez plus fort, parce que nous, on ne peut plus rien en faire ! Â». En revanche, si un de mes Ă©lèves perd son sang froid et me frappe, que se passe-t-il ? Conseil de discipline et exclusion. Près de vingt signalements au Parquet des mineurs au collège Louise Michel Ă  Clichy-sous-Bois cette annĂ©e-ci, qui n'est pas finie… Depuis le dĂ©but de l’annĂ©e, c’est le quatrième cas d’enfants de ce collège passant en conseil de discipline dont j’ai Ă  connaĂ®tre, parce que les parents sont adhĂ©rents de l’association dont je m’occupe dans le quartier. Le dernier cas : quand, après avoir Ă©tĂ© “ secouĂ© â€ť par le professeur de gymnastique pendant de longues minutes, un gamin finit par lui flanquer un coup de pied, ce gamin se retrouve dans le bureau du Substitut du Procureur de la RĂ©publique ! Il passe en Conseil de discipline et il est exclu ! [17] Or, notre code, nos lois, disent que pour une mĂŞme infraction, pour un mĂŞme crime, un mĂŞme dĂ©lit, un majeur est plus lourdement puni qu’un mineur [18].

Je ne peux parler d’éducation Ă  la citoyennetĂ© que si effectivement le quotidien des enfants est structurĂ© selon les principes Ă©lĂ©mentaires du droit â€“ et je parle lĂ  de cas de violences, mais c’est le quotidien de l’école qui Ă©chappe Ă  peu près constamment aux normes du droit ; simple anecdote, habituelle et très courante : j’arrive un peu en retard, et il se trouve toujours un petit malin pour me demander si j’ai un billet de retard ! Ce qui constitue le quotidien de nos enfants et de nos jeunes, c’est prĂ©cisĂ©ment cette contre-Ă©ducation civique cachĂ©e qui va structurer leur rapport Ă  la loi et aux adultes, beaucoup plus profondĂ©ment que tous les cours et discours moralisants.

Et, dans cette situation â€“ et voilĂ  oĂą la question de la dĂ©marche qualitĂ© devient intĂ©ressante ! â€“ rĂ©ussir Ă  l’école, qu’est-ce que cela devient, qu’est-ce que cela signifie ? Cela devient : comprendre les mĂ©canismes et les ruses, les tactiques et les stratĂ©gies par lesquelles on va pouvoir passer du cĂ´tĂ© de ceux qui pourront imposer leur “ loi â€ť â€“ vous avez entendu les guillemets… â€“  aux autres. En effet, si j’impose ma “ loi â€ť, il ne s’agit plus de la loi : la loi ne s’impose pas, elle s’institue et les deux processus sont complètement diffĂ©rents. L’enjeu est donc ici d’articuler la question de la construction de la loi Ă  celle des savoirs, d’articuler l’instruction et la formation Ă©thique, Ă  l’éducation, et Ă  l’éducation dans sa dimension politique.

Lorsque je vois les sourires, que j’entends les ricanements, les objections des Ă©lèves qui me disent que, Ă©videmment, la loi n’est pas la mĂŞme pour tous, dans notre monde encore… Il faut alors expliquer que le prĂ©sent de l’indicatif ici est un prĂ©sent normatif, que la loi parle au prĂ©sent. Il faut relire tous nos règlements intĂ©rieurs, dès qu’il y a : « Les Ă©lèves “ doivent â€ť arriver Ă  l’heure Â», c’est qu’ils n’arrivent pas Ă  l’heure ! Un règlement, une loi, parlent au prĂ©sent de l’indicatif : « Les Ă©lèves arrivent Ă  l’heure Â», c’est une Ă©vidence, et les professeurs aussi du coup, d’ailleurs.

Le prĂ©sent de l’indicatif des principes du droit et de la loi dĂ©signe une norme, dĂ©signe un objectif, quelque chose qui est problĂ©matique, donc qui “ n’est â€ť pas encore, prĂ©cisĂ©ment. C’est dans cette tension de l’histoire, cette tension du temps, entre le “ dĂ©jĂ  â€ť et le “ pas encore â€ť que se situe notre action Ă©ducative.

 

Et donc comment articuler les trois fonctions : instruction, formation, Ă©ducation ? PrĂ©cisĂ©ment en partant de la troisième, de l’éducation parce que c’est elle qui va conditionner dĂ©sormais, la rĂ©alisation des deux autres.

C’est une des leçons de notre siècle. Nous savons très bien que les plus hauts degrés de compétence, de savoir, de culture, ne nous garantissent absolument pas des formes les plus extrêmes de la barbarie. Les constructeurs des camps de concentration nazis, sortaient des meilleures écoles d’ingénieurs d’Allemagne. Heidegger, considéré par certains comme un des plus grands philosophes du siècle, a sa carte au parti nazi jusqu’en 1945. Monsieur Bruno Mégret sort de l’École Polytechnique, considérée par certains comme le fleuron de notre système éducatif. À partir du moment où l’école se trouve contestée dans ses fonctions d’instruction, de formation, c’est la troisième fonction, celle de l’éducation, qui devient première et qui va conditionner la réalisation des deux autres.

Je reprends encore cet exemple du droit, de l’application des principes du droit Ă  nos systèmes Ă©ducatifs. Je rappelais tout Ă  l’heure : nul ne peut se faire justice Ă  lui-mĂŞme, c’est le versant pĂ©nal, pourrait-on dire. Il y a aussi le versant civil de ce mĂŞme principe [19] : “ nul ne peut ĂŞtre juge et partie â€ť, c’est-Ă -dire que l’on ne peut pas ĂŞtre partie dans le litige, dans la cause, pour pouvoir en juger. Or dans la classe, que se passe-t-il ? C’est moi qui enseigne, et c’est moi qui ensuite juge les rĂ©sultats de cet enseignement. VoilĂ  en quoi la troisième fonction de l’école conditionne la rĂ©alisation de la première : l’acquisition des savoirs. En effet, puisque c’est le mĂŞme qui enseigne et qui juge les rĂ©sultats de cet enseignement, que vont faire les bons Ă©lèves ? Tout le jeu va consister Ă  essayer de deviner ce que le professeur attend, ce que l’on croit que le professeur attend de soi, et donc : « Qu’est-ce que je vais mettre sur cette copie qui va faire bien et qui me permettra d’avoir une bonne note, qu’est-ce que le prof a derrière la tĂŞte, qu’est-ce qu’il veut me faire dire ? Â» Et ce jeu de la devinette vient progressivement remplacer et dĂ©truire complètement [20] la construction des savoirs eux-mĂŞmes. Si la recherche de la conformitĂ© remplace la recherche de la vĂ©ritĂ©, c’est l’école dans son cĹ“ur mĂŞme qui se trouve dĂ©truite.

Donc pour la rĂ©alisation, pour l’entrĂ©e dans le vĂ©ritable travail d’acculturation, dans le travail culturel, il faut en effet que l’on opère dĂ©sormais dans notre Ă©cole cette distinction des pouvoirs, entre celui qui va ĂŞtre l’entraĂ®neur, celui qui va aider les Ă©lèves Ă  dĂ©couvrir l’immense variĂ©tĂ© des champs de la culture humaine â€“ qu’il ne pourrait absolument pas dĂ©couvrir s’il n’y avait pas l’école pour cela â€“ et celui qui va le juger le jour de l’examen, oĂą il faut faire preuve de ses compĂ©tences, oĂą il faut que les savoirs acquis soient validĂ©s. Je parlais tout Ă  l’heure du pilote d’avion, mais cela est valable dans tous les autres mĂ©tiers. Il importe au plus haut point que les compĂ©tences soient sĂ©rieusement examinĂ©es, et le jour de l’examen, le jour oĂą en effet les savoirs et les savoir-faire doivent ĂŞtre validĂ©s, ce n’est pas l’entraĂ®neur qui est le juge, qui est l’arbitre. Il faut donc que s’opère dans la classe, cette distinction entre les situations d’apprentissage et les situations de contrĂ´le, entre les situations d’évaluation interne, nĂ©cessaires au travail pĂ©dagogique, et les situations de validation externe oĂą l’on n’a plus droit Ă  l’erreur et donc oĂą on peut faire la dĂ©monstration de ses maĂ®trises relatives dans tel ou tel champ des savoirs et savoir-faire. L’évaluation interne est nĂ©cessaire : nous essayons de voir oĂą nous en sommes dans le parcours des exigences et complexitĂ©s, et donc, expert parmi mes Ă©lèves, je chronomètre mes athlètes sur le bord de la piste, je note les dissertations de mes Ă©lèves, mais ces notes-lĂ  n’entrent pas dans la dĂ©termination de leur destin scolaire ou professionnel. Il faut qu’ils sachent oĂą ils en sont, donc Ă©valuation interne, et sĂ©paration entre les situations de contrĂ´le et d’apprentissage, entre les situations d’évaluation interne propres au travail pĂ©dagogique de la classe et les situations de validation externe des rĂ©sultats de ces apprentissages. Et cette validation est, bien entendu, provisoire, modifiable dans un système de formation continue ou de crĂ©dit-Ă©ducation. Mais tant que l’on n’opĂ©rera pas dans le quotidien cette distinction, qui renvoie encore une fois aux principes Ă©lĂ©mentaires du droit, il ne peut pas y avoir rĂ©alisation des deux premières fonctions elles-mĂŞmes [21].

 

On parle souvent de l’éducation Ă  la citoyennetĂ© lorsqu’il s’agit des “ voyous â€ť de banlieue : comment rĂ©duire le comportement de ces gamins ? Le jeune professeur dĂ©butant, qui sort de cinq Ă  six annĂ©es d’études supĂ©rieures dans les subtilitĂ©s du chant racinien ou de la reproduction des oursins ou de la structure des mastabas Ă©gyptiennes…, et qui arrive dans une classe oĂą il se rend compte qu’il lui faut vingt minutes pour faire asseoir ses Ă©lèves, s’aperçoit tout Ă  coup que les frontières symboliques qui lui semblaient Ă©videntes, entre la rue et la cour de rĂ©crĂ©ation, entre la cour de rĂ©crĂ©ation et la classe, ont complètement disparu, et que les Ă©lèves peuvent se comporter de manière complètement indiffĂ©renciĂ©e dans ces lieux et temps successifs. Comme le disent parfois les Ă©lèves : « Ben oui, qu’est-ce qu’il a Ă  s’énerver quoi, continuez votre cours, vous ne nous dĂ©rangez pas… Â», et pendant ce temps-lĂ  on tape le carton, on fait ses maths pour l’heure d’après, on se prĂ©pare le week-end suivant ou on se raconte le prĂ©cĂ©dent… J’ai d’excellents collègues, philosophes Ă©minents, des gens d’une science absolument superbe, qui parlent pour le premier rang, pendant que le reste de la classe reste complètement indiffĂ©rent Ă  ce qu’il raconte. D’autant que, comme ils disent : « Est-ce que vous croyez que c’est d’apprendre ce poème de Rimbaud qui va me permettre d’échapper au chĂ´mage ? Â»

 

La deuxième fonction de l’école : la formation professionnelle tend Ă  prendre le pas sur la première et Ă  Ă©vacuer les exigences de la troisième, l’éducation. CoĂ»te que coĂ»te il faudra sortir dans la jungle, coĂ»te que coĂ»te il faudra affronter les rapports de force dont on sait qu’ils vont ĂŞtre inĂ©vitables dès que l’on va entrer dans l’existence, inĂ©vitable aussi cette pĂ©riode de galère intermĂ©diaire entre 20 et 30 ans. On a fini par trouver un logement, mais on revient chez papa et maman parce que l’on a rompu avec sa petite amie et que l’on ne peut plus payer le loyer tout seul â€“ j’ai des Ă©lèves qui sont dans cette situation â€“ ou bien on a un boulot qui n’a absolument rien Ă  voir avec sa formation. C’est le cas de l’un de mes Ă©lèves qui a un BTS de fabrication mĂ©canique et qui m’explique que cela fait six mois qu’il met des produits en place dans les rayons Ă  Carrefour ; je lui rĂ©ponds bien sĂ»r que je suis bien content quand je vais faire mes courses Ă  Carrefour de trouver les produits Ă  leur place, mais il me rĂ©plique que : « Bon, oui, provisoirement peut-ĂŞtre, mais ça ne va quand mĂŞme pas durer Ă©ternellement ! Â» Nous disons souvent aux Ă©lèves : « Mais non, il n’y a pas que la note qui compte, il n’y a pas que la rĂ©ussite qui compte, il n’y a pas que le diplĂ´me, il faut se former en tant qu’être humain, etc. â€“ Cause toujours ! Â», la violence extĂ©rieure, ils la vivent tous les jours, leurs parents la subissent. On constate dans des citĂ©s comme celle des Bosquets Ă  Montfermeil, qu’il y a 40 % de la population au chĂ´mage, mais les 60 % qui restent, qu’ont-ils comme travail ? Ce sont des petits boulots, des intĂ©rims, et c’est alors qu’on peut s’entendre moquer par les copains qui font dans les trafics et bizness divers, qui gagnent en trois jours ce qu’on gagne en un mois : « Ah ! T’as fait trois annĂ©es d’études supĂ©rieures et maintenant tu livres des pizzas ! Â» VoilĂ  l’effet produit : l’humiliation…

Donc cette troisième fonction de l’école conditionne bien la réalisation des deux autres et de manière de plus en plus urgente semble-t-il.

 

Comme on approche de la fin de l’heure qui m’était impartie, je voudrais simplement, par rapport Ă  votre thème d’étude, poser un certain nombre d’interrogations, plutĂ´t que de fournir des rĂ©ponses. Il y a dans notre travail pĂ©dagogique, un certain nombre de paradoxes, d’autant plus redoutables que nous agissons toujours avec les meilleures intentions du monde. Je vais les Ă©noncer simplement. J’ai dĂ©jĂ  parlĂ© du paradoxe de l’évaluation, et je vais en Ă©noncer trois autres : ceux de la motivation, de la participation et, prĂ©cisĂ©ment, de la qualitĂ©.

Le paradoxe de la motivation : pour que je puisse ĂŞtre motivĂ©, il faut que j’aie le droit de ne pas ĂŞtre motivĂ© â€“ le droit de parler, c’est aussi le droit de se taire, le droit d’écrire, c’est aussi le droit de ne pas Ă©crire â€“ le droit d’être motivĂ© c’est aussi le droit de ne pas ĂŞtre motivĂ©, sinon il n’y a plus de motivation. Vous connaissez ce leitmotiv des conseils de classe : « Ils ne sont pas motivĂ©s… Â». Parbleu, bien sĂ»r, s’ils Ă©taient motivĂ©s, le problème serait rĂ©solu ! Et ce n’est peut-ĂŞtre pas le meilleur moyen de rĂ©soudre un problème que de le supposer rĂ©solu… La question est donc de savoir, comment je vais crĂ©er des situations qui vont susciter cette motivation. D’autant que nous sommes dans des structures de temps et d’espace qui ne sont pas forcĂ©ment favorables : de 8h 30 Ă  9h 30, ce sont les enjeux de la bataille de Marignan, de 9h 30 Ă  10h 30 c’est la reproduction des oursins, de 10h 30 Ă  11h 30, ce sont les techniques du grimper de corde, de 11h 30 Ă  12h 30 c’est la litanie des verbes irrĂ©guliers en anglais ou la rĂ©citation d’un poème de Rimbaud… Ă€ chaque heure, il faut que je sois passionnĂ©, motivĂ©, docile et actif, intĂ©ressĂ© ! Sans oublier que de 8h 30 Ă  9h 30, on a cours avec Mme Machin, on fait n’importe quoi, on grimpe sur les tables, on fait des bulles comme ça avec les chewing-gum… et puis de 9h 30 Ă  10h 30 on a cours avec M. Truc, on entend une mouche voler et je me ramasse deux heures de colle parce que j’ai oubliĂ© de coller le chewing-gum sous la table, d’oĂą le dĂ©collera la femme de mĂ©nage… : la “ loi â€ť change avec la salle et celui qui la fait appliquer, et cela dure dix ans, quinze ans, au moins, cette histoire ! Pardonnez ma brutalitĂ©, mais je crois qu’il n’y a que les imbĂ©ciles pour s’étonner des rĂ©sultats… et le miracle â€“ et je m’en Ă©tonne moi-mĂŞme tous les ans â€“ est de constater que les Ă©lèves sont beaucoup moins dĂ©molis, ou abĂ®mĂ©s en tout cas, finalement, qu’on pourrait le supposer ou le craindre.

Regardons lucidement ce paradoxe de la motivation : chaque enseignant a tendance Ă  considĂ©rer que sa discipline est Ă©videmment la plus importante, il a tendance Ă  oublier que lui-mĂŞme ne s’intĂ©resse qu’à un domaine, Ă  un des champs du savoir, alors que l’on exige d’un enfant de douze ans, par exemple, qu’il s’intĂ©resse Ă  tous les champs du savoir, tous les jours ou presque ! Sauf, d’ailleurs, au seul qu’on ne lui enseigne pas, le seul prĂ©cisĂ©ment dont il ne pourra pas se passer Ă  partir de 18 ans : celui du droit â€“ seule discipline que l’on n’enseigne pas Ă  l’école, sauf dans les filières spĂ©cialisĂ©es bien entendu et beaucoup plus tard, alors que c’est la seule discipline dont l’ignorance risque d’entraĂ®ner des comportements qui seront effectivement punis ! Paradoxe de la motivation, paradoxe du dĂ©sir tout simplement [22], du dĂ©sir d’apprendre et de rencontrer autrui.

 

Le paradoxe de la participation est très proche dans sa logique contradictoire du prĂ©cĂ©dent [23]. Il faut Ă  l’école, et les Ă©lèves l’expriment très bien, il faut que je sois Ă  la fois soumis, docile et actif, c’est-Ă -dire qu’il faut que je sois demandeur de cette soumission, de cette docilitĂ©. Encore une fois, puisque c’est le mĂŞme qui enseigne et qui juge ensuite des rĂ©sultats de l’enseignement, il ne s’agit pas pour moi, si je veux “ rĂ©ussir â€ť, d’apprendre Ă  obĂ©ir aux exigences très complexes de la construction des savoirs, il ne s’agit pas pour moi d’apprendre Ă  obĂ©ir Ă  la loi, loi Ă  laquelle l’adulte qui est responsable de moi est Ă©galement tenu. Il ne s’agit pas pour moi d’apprendre Ă  obĂ©ir, mais d’apprendre Ă  me soumettre. Or, ici, pour l’éducation Ă  la citoyennetĂ©, soumission et obĂ©issance sont complètement contradictoires. Ce que je dĂ©couvre, en tant que professeur, quand j’entre dans la classe, est qu’il y a lĂ  20, 25, 30, 35… Ă©lèves, qui ne savent pas forcĂ©ment quel est le sens de leur prĂ©sence en ce lieu, et que je suis cinq Ă  six heures par jour sous leurs regards : il ne faut pas s’étonner de l’effet que cela peut produire chez les enseignants, chez les Ă©ducateurs, et alors la question inĂ©vitable que je me pose est : « Comment vais-je tenir, comment je vais “ les â€ť tenir ? Â», c’est le fantasme de la maĂ®trise. Je m’imagine que je pourrai faire face Ă  cette situation, prĂ©cisĂ©ment en y faisant face, en exerçant mon pouvoir sur le groupe. Vous connaissez ce conseil donnĂ© aux dĂ©butants : « Au dĂ©but, il faut leur serrer la vis, après vous pourrez relâcher un peu… Â», le rapport de force et la guerre s’instituent donc d’emblĂ©e. D’emblĂ©e, venir Ă  l’école, apprendre, c’est entrer dans une situation de rapports de force [24]… L’enjeu est alors le suivant : comment organiser le travail dans la classe, pour que l’élève puisse comprendre que soumission et obĂ©issance sont contradictoires, de mĂŞme que j’aurais Ă  comprendre que pouvoir et autoritĂ© sont contradictoires ? Je n’ai pas Ă  exercer mon pouvoir sur un groupe, j’ai Ă  essayer d’exercer mon autoritĂ© dans un groupe. Ce sont lĂ  aussi deux attitudes tout Ă  fait incompatibles au regard des exigences de cette troisième fonction de l’école, la formation du citoyen.

Et comment s’étonner de ce que très peu de lycĂ©ens, par exemple, se saisissent des droits qui leur sont reconnus de constituer des associations, publier des journaux, etc. ? C’est que ces “ droits â€ť s’exercent en dehors de la classe et n’ont aucun effet sur le cursus scolaire proprement dit. Et dans la classe, il est tout simplement dangereux de “ participer â€ť [25], puisque l’entraĂ®neur est en mĂŞme temps le juge. C’est le paradoxe de la participation : le droit, je l’ai dit tout Ă  l’heure au sujet de cet Ă©lève qui dort sur sa table, de ne pas participer doit ĂŞtre reconnu dans les faits, si l’on veut que les Ă©lèves participent vraiment, c’est-Ă -dire le dĂ©cident eux-mĂŞmes.

 

J’ai certainement oubliĂ© bien des choses que j’avais prĂ©parĂ©es, mais je n’ai plus le temps [26] !

En conclusion, je voudrais donc simplement préciser l’enjeu éthique de votre réflexion sur cette démarche de qualité.

Je crois qu’il s’agit pour nous, Ă  l’école, de nous poser la question de cette troisième fonction : la formation des citoyens, et de la poser en termes tout Ă  fait nouveaux par rapport Ă  la manière dont elle a Ă©tĂ© posĂ©e jusqu’à prĂ©sent. Notons qu’il nous faut en plus de cela â€“ pour compliquer un peu plus les affaires ! â€“ articuler notre travail d’éducateur dans le champ du service public de l’éducation avec celui des familles et des associations, des responsables de l’animation de la vie locale infantile et juvĂ©nile.

Nous dĂ©plorons souvent les manques, les “ carences â€ť, comme on dit, des familles, et je reprendrai lĂ  une mĂ©taphore d’Adil Jazouli [27], la vĂ©ritĂ© est que dans un certain nombre de situations urbaines et Ă©conomiques, les familles n’ont pas du tout “ dĂ©missionnĂ© â€ť, elles ont Ă©tĂ© “ licenciĂ©es â€ť et ĂŞtre licenciĂ© ou dĂ©missionner, ce n’est pas du tout la mĂŞme chose, licenciĂ©es de leurs responsabilitĂ©s. Je n’ai pas le temps ici de prĂ©ciser, mais mon action associative dans la dĂ©fense des droits des habitants de certaines citĂ©s de Seine-St-Denis m’est singulièrement utile pour me dĂ©faire des tentations du jugement moralisant sur les familles.

 

Quel est l’enjeu pour l’enfant de ce qui se passe dans la famille ? C’est la dĂ©couverte simultanĂ©e d’un interdit et d’une valeur. L’interdit, c’est celui de l’inceste, qui permet au sujet d’exister en tant que sujet, dans une irrĂ©ductible singularitĂ© individuelle, qui lui permet de construire sa libertĂ©, irrĂ©ductible Ă  toute autre. L’interdit de l’inceste c’est prĂ©cisĂ©ment ce qui permet la construction de la libertĂ© du sujet, qui permet l’émergence du sujet lui-mĂŞme. J’ai rencontrĂ© rĂ©cemment des institutrices de maternelle qui m’expliquaient qu’aujourd’hui ce n’était pas tellement un travail de socialisation qu’il fallait qu’elles mènent, mais quasiment un travail d’humanisation dans un certain nombre d’endroits.

 

Deuxième pĂ´le de socialisation pour l’enfant : l’école, l’institution. Une institution n’est pas une association, une sociĂ©tĂ© n’est pas une communautĂ©, et j’interpelle lĂ  très directement l’intitulĂ© de votre propre organisation… Lorsqu’on place l’enfant Ă  l’âge de trois ans Ă  l’école, sans lui demander son avis, il va dĂ©couvrir ses pairs, ses Ă©gaux qu’il n’a pas choisis. Il n’a pas choisi la maĂ®tresse, pas choisi ses petits camarades et il faut apprendre Ă  vivre ensemble. L’interdit ici, c’est celui de la violence, et l’interdit de la violence ouvre simultanĂ©ment, dans son Ă©nonciation et sa mise en pratique grâce au droit, Ă  l’égalitĂ© des sujets. Ce sujet en voie d’émergence dans la famille va rencontrer d’autres sujets en voie d’émergence dans un système d’égalitĂ©, et la grande diffĂ©rence entre un Ă©ducateur, une institutrice de maternelle, un enseignant, et les parents, c’est que prĂ©cisĂ©ment, l’enseignant doit permettre Ă  l’enfant et aux jeunes de dĂ©couvrir progressivement l’égalitĂ© fondamentale qui leur permet d’entrer en relation les uns avec les autres et la diffĂ©rence de fonction grâce Ă  laquelle l’élève peut s’élever prĂ©cisĂ©ment, cette diffĂ©rence de fonction se fonde sur une Ă©galitĂ© de nature entre l’enfant et l’adulte-expert. L’interdit de la violence ouvre donc Ă  cette valeur essentielle qu’est l’égalitĂ© de tous les ĂŞtres humains. C’est Ă  l’école que je peux dĂ©couvrir l’autre radicalement diffĂ©rent de moi, comme Ă©tant un autre moi-mĂŞme.

 

Troisième pĂ´le de socialisation : les associations, au sens le plus large du terme. Ce mot peut recouvrir des rĂ©alitĂ©s très diverses : quand trois gamins s’associent pour casser la figure Ă  un quatrième, c’est une forme d’association, mĂŞme très passagère ! Les bandes de quartier, de rues, sont aussi des “ associations â€ť, et il y a peut-ĂŞtre Ă  Ă©valuer, Ă  normer, ce qui se passe sous couvert de la logique associative. Dans les associations, que va-t-on dĂ©couvrir ? On va dĂ©couvrir un troisième interdit, tout Ă  fait important, qui est celui du parasitisme : je m’inscris Ă  un club de foot pour me faire plaisir en jouant au foot avec des copains qui aiment eux aussi se faire plaisir, et je ne peux prendre du plaisir Ă  cette activitĂ© que si les autres aussi conduisent leur propre activitĂ© de sorte qu’ils se fassent plaisir Ă©galement. Dans une Ă©quipe de foot si les “ arrières â€ť ne font pas leur boulot, ce que font les “ avants â€ť n’a plus de sens, de mĂŞme dans un orchestre, si la clarinette fait des “ couacs â€ť, ce que font les violons perd toute sa signification, il y a donc ici, une interaction due Ă  la structure mĂŞme de l’activitĂ© et du plaisir que je peux en retirer [28]. Je dĂ©couvre que je peux prendre du plaisir parce que l’autre aussi peut prendre du plaisir et que l’on peut prendre du plaisir les uns avec les autres et non pas les uns contre les autres. Il y a donc lĂ  un interdit fondamental qui ouvre peut-ĂŞtre Ă  cette troisième valeur qui marque notre devise rĂ©publicaine : la fraternitĂ©.

 

VoilĂ  l’enjeu des trois pĂ´les de socialisation que traversent les enfants. Comment allons-nous nous y prendre dans l’école, dans le système Ă©ducatif ?

La question est ouverte, et j’ai envie de dire que la rĂ©ponse Ă  la violence est dans deux registres, distincts et insĂ©parables : dans l’institution de la loi et dans la construction des savoirs ; dans le deuxième registre, il s’agit de permettre, la dĂ©couverte de la culture, la dĂ©couverte que la totalitĂ© de nos cultures est pĂ©trie de violence. Il n’y a rien de plus violent que Le loup et l’agneau, que ces petites comptines enfantines oĂą l’on vous raconte des histoires Ă©pouvantables de cannibalisme, vous connaissez : « Les vivres vinrent Ă  manquer… Â» et c’est le petit mousse qui se fait bouffer par l’équipage ! [29] La totalitĂ© de notre culture, qu’on Ă©tudie en classe, est pĂ©trie d’incestes, de violences, de meurtres : Phèdre, Don Giovanni, les plus hautes Ĺ“uvres de l’esprit humain ne sont pas autre chose que la transmutation de l’énergie qui est Ă  l’œuvre dans la violence et qui nous fait nous entretuer depuis l’aube des temps, nous sommes les seuls animaux Ă  nous entretuer au sein de la mĂŞme espèce. Et donc cette Ă©nergie-lĂ , nous savons aussi la transmuer, la transmuter, la transformer en culture. Et donc nous avons, non pas Ă  nier magiquement la violence, mais Ă  en transformer l’énergie de manière crĂ©atrice, et Ă  permettre aux enfants et aux jeunes d’entrer Ă  leur tour dans la crĂ©ation culturelle.

 

Pour finir, juste une citation, un texte d’un auteur anglais, Chesterton, qui est mort en 1936. Il a Ă©crit ce texte au dĂ©but du siècle et c’est, pour moi, une dĂ©finition très claire de ce que j’appelais Ă  l’instant, l’enjeu Ă©thique de notre travail :

« Il y a quelque temps â€“ il fait un peu dans le sarcasme Ă  l’anglaise, tout au moins au dĂ©but de son texte â€“ certains docteurs et sociologues promulguèrent un ordre d’après lequel, toutes les petites filles devaient avoir les cheveux coupĂ©s court, je veux dire bien sĂ»r toutes les petites filles dont les parents Ă©taient pauvres, les petites filles riches ont bien des habitudes insalubres, mais ce n’est pas de sitĂ´t que les docteurs s’y opposeront par la force. Or le motif de cette intervention Ă©tait que les pauvres sont empilĂ©s dans des rĂ©duits crasseux si nausĂ©abonds et Ă©touffants qu’on ne peut leur permettre d’avoir des cheveux, parce que ces cheveux abriteraient des poux et donc les docteurs proposent de supprimer les cheveux. Ils ne semblent pas avoir jamais songĂ© Ă  supprimer les poux â€“certes, sur la question des poux, chez nous, pays “ dĂ©veloppĂ©s â€ť, cela a un peu changĂ© depuis, mais... â€“ . Quand une tyrannie crapuleuse Ă©crase les hommes dans la crasse, si bien que leurs cheveux mĂŞme sont sales, il serait long et pĂ©nible de couper les tĂŞtes des tyrans, il est plus facile de couper les cheveux des esclaves. De mĂŞme, s’il arrive un jour que des enfants pauvres soient tourmentĂ©s par des maux de dents, il sera facile d’arracher toutes les dents des pauvres et si leurs ongles sont d’une saletĂ© rĂ©pugnante, on leur arrachera les ongles, si leurs nez sont indĂ©cemment morveux on leur coupera le nez.

Je pars des cheveux d’une petite fille, cela je sais que c’est bon dans l’absolu. Quelque mal qu’il y ait ailleurs, la fierté qu’éprouve une mère de la beauté de sa fille est une chose bonne, c’est une de ces tendresses impérissables qui sont les pierres de touche de toutes les époques et de toutes les cultures. Si d’autres choses sont contraires à cela, qu’elles disparaissent. Si les propriétaires et les lois sont contre cela, que les propriétaires et les lois disparaissent. Avec la chevelure rousse d’une gamine des rues, mettons le feu à toute la civilisation moderne.

Puisqu’une fille doit avoir les cheveux longs, il faut qu’elle les ait propres ; puisqu’elle doit avoir les cheveux propres, il ne faut pas qu’elle ait une maison sale ; puisqu’elle ne doit pas avoir une maison sale, il faut que sa mère soit libre, et qu’elle ait des loisirs ; puisque sa mère doit ĂŞtre libre, il ne faut pas qu’elle ait un propriĂ©taire usurier ; puisqu’elle ne doit pas avoir un propriĂ©taire usurier, il faut redistribuer la propriĂ©tĂ© ; puisqu’il faut redistribuer la propriĂ©tĂ©, nous ferons une rĂ©volution.

Cette petite gamine aux cheveux d’or que je viens justement de voir trotter devant chez moi, on ne l’élaguera pas, on ne l’estropiera pas, on ne la modifiera pas, on ne lui coupera pas les cheveux court comme Ă  un forçat. Tous les  royaumes de la terre seront retaillĂ©s, dĂ©coupĂ©s Ă  sa mesure, les vents du monde seront calmĂ©s pour cet agneau qui ne sera pas tondu, toutes les couronnes qui ne vont pas Ă  sa tĂŞte seront brisĂ©es, tous les vĂŞtements, toutes les demeures qui ne conviennent pas Ă  sa gloire seront dĂ©truits, sa mère peut lui ordonner de nouer ses cheveux, car c’est l’autoritĂ© naturelle, mais l’Empereur de la planète ne lui ordonnera pas de les couper, elle est l’image sacrĂ©e de l’humanitĂ©. Tout autour d’elle, l’usine sociale doit s’incliner, se briser, s’effondrer, les colonnes de la sociĂ©tĂ© seront Ă©branlĂ©es, les voĂ»tes des Ă©poques s’écrouleront, mais pas un cheveu de sa tĂŞte ne sera touchĂ©. Â»

 

Je vous remercie.



[1] Paru dans Communautés Éducatives, revue trimestrielle de l'ANCE, n° 100, septembre 1997.

[2] Dans son mot d’accueil, Jean-Pierre Rosenczveig, prĂ©sident du Tribunal pour Enfants de Bobigny, prĂ©sident de l'ANCE, a fait allusion aux ennuis administratifs et judiciaires que m’a valu un Ă©pisode de mes cours de philosophie : pour de plus amples explications, voir la rĂ©Ă©dition, chez Syros (septembre 1997) avec une prĂ©face de Jean-Toussaint Desanti, du livre paru chez Quai Voltaire en 1992 : Le Plaisir d’enseigner. Dans la relecture de la prĂ©sente confĂ©rence, j’ai essayĂ© de conserver le style oral et j’ai ajoutĂ© quelques notes.

[3] AĂŻda Vasquez et Fernand Oury, Vers une pĂ©dagogie institutionnelle, MaspĂ©ro, 1967, rĂ©Ă©dition Matrice, 1993.

[4] David Cohen, texte publiĂ© dans La Planète lycĂ©enne, Syros, 1996, p. 153. Les textes des Ă©lèves sont corrigĂ©s en cours en vue de leur publication sous forme de brochures dans le lycĂ©e, dĂ©posĂ©es au CDI et remises au proviseur par les dĂ©lĂ©guĂ©s.

[5] Principalement dans La Planète lycĂ©enne, Syros, 1996, et, en ce qui concerne les punitions, dans Sanctions et discipline Ă  l’école, Syros, 1993.

[6] Objection frĂ©quente : David ne serait pas puni ici parce qu’il ignore la dĂ©finition de l’attribut du sujet mais parce qu’il n’aurait pas appris sa leçon. On doit apprendre ses leçons. Or, ce deuxième motif n’est pas plus valide que le premier : aucune preuve ne peut ĂŞtre apportĂ©e de ce que David n’a pas appris sa leçon, la seule affirmation possible est que, s’il l’a apprise, soit cet apprentissage est restĂ© inefficace, soit les conditions mĂŞmes de l’interrogation l’empĂŞchent de faire Ă©tat de ce qu’il sait. Et il est Ă©videmment impossible de punir lorsque la preuve de l’infraction n’est pas Ă©tablie.

[7] La formulation exacte, dans Henri Roland et Laurent Boyer, Adages du droit français, Ă©d. L’Hermès, 1986, vol. II, p. 671, est : « Nul n’a droit de faire Ă  soi-mĂŞme justice Â».

[8] Ă‰ditions Actes-Sud, 1994, trad. Christine Le BĹ“uf.

[9] Les “ pĂ©dophiles â€ť ne sont pas seulement lĂ  oĂą nous les dĂ©signe la rubrique des faits divers des mĂ©dias : « La vie dĂ©borde dans Candia Â»â€¦, campagne de publicitĂ©, septembre 1997.

[10] Francis Imbert et le GRPI (Groupe de Recherche en PĂ©dagogie Institutionnelle), MĂ©diations, institutions et loi dans la classe, ESF, 1994.

[11] Hervé Klékot, texte publié dans La planète lycéenne, Syros 1996, p. 51.

[12] Et la question est donc directement politique : qui dĂ©cide dans une dĂ©mocratie, l’expert ou le citoyen ?

[13] L’allusion ici risque d’être moins claire pour le lecteur que pour l’auditeur ; explication : depuis quinze ans maintenant que je pratique avec mes Ă©lèves, parfois, certains jeux (qui en effet ne portent guère Ă  la somnolence… voir Le Plaisir d’enseigner), c’est la première fois que les parents d’un Ă©lève, en dĂ©cembre 1996, se sont plaints auprès du proviseur (voir note 1), pour ensuite se dĂ©sister de l’instance pĂ©nale, initiĂ©e par l’administration.

[14] Le citoyen obĂ©it Ă  la loi et fait la loi : il sait qu’il ne peut y avoir de droit positif parfait.

[15] En France : dans d’autres pays, les âges lĂ©gaux peuvent ĂŞtre diffĂ©rents, par exemple en Allemagne, si la majoritĂ© civile est aussi Ă  18 ans, la majoritĂ© pĂ©nale est Ă  21 ans (les jeunes dĂ©pendent des tribunaux pour mineurs jusqu’à 21 ans).

[16] Sur les mĂ©canismes sacrificiels, sur l’anthropologie de la victime Ă©missaire, ceux qu’on appelle dans les classes les “ tĂŞtes de turc â€ť, voir RenĂ© Girard, La violence et le sacrĂ©, Grasset.

[17] On se souvient que, Ă  la fin du troisième film de la sĂ©rie de Mariana OtĂ©ro, La Loi du Collège, (diffusion ARTE, septembre-octobre 1994), un Ă©lève passe finalement en conseil de discipline et est exclu pour ce qui apparaĂ®t bien n’être qu’une simple bousculade au coin d’un couloir, une rĂ©action physique quasi rĂ©flexe, mais qui tombe sur un professeur et non sur un autre Ă©lève ; et il apparaĂ®t Ă©galement que l’élève en question Ă©tait victime de moqueries incessantes de ses camarades sur son nom : les “ logiques â€ť de la victime Ă©missaire peuvent parfois prendre des masques juridiques… La sĂ©rie des films a Ă©tĂ© publiĂ©e par la Ligue de l’Enseignement et le CNDP, et j’en ai Ă©crit le livret d’accompagnement qui commente le dĂ©tail de chaque sĂ©quence.

[18] On m’objecte parfois que les enseignants, comme les policiers, font partie des professions “ protĂ©gĂ©es â€ť et que les agressions Ă  leur encontre sont punies plus gravement. Certes, mais en quoi cela diminue-t-il la protection dont doit bĂ©nĂ©ficier un mineur ? Et le code prĂ©voit aussi que, prĂ©cisĂ©ment du fait de leur statut protĂ©gĂ© et de leurs missions, policiers ou enseignants devraient Ă©galement ĂŞtre punis plus sĂ©vèrement qu’un citoyen ordinaire pour une infraction analogue…

[19] Ce qui Ă  voir bien sĂ»r avec la triangulation des relations, les mĂ©diations, l’organisation positive du conflit…

[20] Tout au moins la rendre très difficile : il faudra, et toute l’histoire des sciences, des techniques et des arts est lĂ  pour le montrer, se dĂ©prendre des maĂ®tres pour avancer, inventer. Le jeu de la question, de la devinette, de l’énigme, qui m’a valu quelques ennuis, vise prĂ©cisĂ©ment Ă  mettre au jour la structure en elle-mĂŞme violente de l’interrogation, de l’interrogatoire (« Untel, au tableau ! Â»), en la jouant sans risques.

[21] Ce qui d’ailleurs est une question posĂ©e au moins depuis la Renaissance : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. Â»

[22] Fernand Oury : « Le dĂ©sir n’est ni neutre, ni obligatoire… Â»

[23] Il faudrait ici Ă©numĂ©rer tous les “ doubles liens â€ť dans lesquels sont pris les Ă©lèves : ĂŞtre docile et actif, ĂŞtre demandeur de ce qui est imposĂ©, ĂŞtre motivĂ© sur commande selon l’emploi du temps, ĂŞtre autonome et soumis, travailler sans ĂŞtre “ scolaire â€ť, rĂ©citer en donnant l’impression de parler, reproduire en donnant l’impression d’inventer… et ces “ doubles liens â€ť marquent aussi le travail de l’enseignant ! Établir le contact et maintenir la distance, ĂŞtre “ sĂ©vère mais juste â€ť, ĂŞtre libre de ses mĂ©thodes pĂ©dagogiques, souverain dans sa classe, sans contredire l’inspecteur ou sortir des programmes ; sans parler des multiples culpabilisations possibles, notamment celle liĂ©e Ă  l’obligation, parfois, de punir : si je punis un Ă©lève pour son comportement, c’est que mon autoritĂ© a Ă©tĂ© prise en dĂ©faut, n’a pas l’évidence “ naturelle â€ť, quasi-miraculeuse (y compris pour les Ă©lèves qui ont quelques difficultĂ©s Ă  expliquer pourquoi ils se tiennent tranquilles avec tel collègue alors qu’ils s’agitent avec moi…), dont semble jouir certains qui, eux, n’ont pas besoin de punir ou menacer pour maintenir l’ordre…

[24] Quels que soient les moyens utilisĂ©s pour Ă©chapper Ă  ce rapport des forces : sĂ©duction (aussi bien du cĂ´tĂ© des enseignants que des Ă©lèves…), ou rĂ©pression (du cĂ´tĂ© de l’enseignant) et chahut (du cĂ´tĂ© des Ă©lèves).

[25] Â« Tout ce que tu diras pourra ĂŞtre retenu contre toi : c’est une des choses qu’on apprend Ă  l’école. Lorsqu’on dit qu’un juge instruit une affaire, on fait comme si dans cette acception le terme n’avait aucun rapport avec l’instruction publique. Et si le maĂ®tre Ă©tait, Ă  sa manière, un juge d’instruction ? Â», Philippe Perrenoud, MĂ©tier d’élève et sens du travail scolaire, ESF, 1994, p.151, c’est l’auteur qui souligne. Voir aussi le peu d’empressement de la plupart Ă  accepter d’être dĂ©lĂ©guĂ©s de classe : “ Ă€ propos de la fonction de dĂ©lĂ©guĂ©s-Ă©lèves â€ť, Animation & Éducation, revue de l’OCCE, n° 127, juillet-aoĂ»t 1995 ; “ Les conditions juridiques de la participation des Ă©lèves â€ť intervention au colloque du 24 mai 1995 Ă  Mozet, organisĂ© par l’Institut Central des Cadres, Actes Ă  l’ICC, Bruxelles ; “ Parler en classe ? Vraiment ? â€ť, revue Émergence, Bruxelles, n° 27, sept-oct-nov. 1995, repris dans Éducation & Management, n° 17, septembre 1996, CRDP AcadĂ©mie de CrĂ©teil, sous le titre : “ Paroles, paroles… â€ť.

[26] Et Ă  la  relecture, je m’aperçois que j’ai oubliĂ© le troisième paradoxe, celui de la qualitĂ©, prĂ©cisĂ©ment ! Tous les Ă©ducateurs, tous les enseignants veulent la rĂ©ussite de tous les Ă©lèves : mais les (bonnes) intentions ne suffisent pas et nous essayons de mettre en Ĺ“uvre tous les moyens pĂ©dagogiques Ă  cette fin, et certains (cette question est revenue sur le tapis Ă  l’occasion des discussions autour du rapport Fauroux) iraient mĂŞme jusqu’à vouloir soumettre l’école Ă  une obligation de rĂ©sultats et non pas seulement de moyens. Il y a lĂ , dans cette tentation, une confusion juridique majeure en mĂŞme temps qu’un danger grave pour l’action Ă©ducative, ainsi instrumentalisĂ©e. L’avocat met en Ĺ“uvre tous les moyens que lui offrent les codes civil et/ou pĂ©nal pour faire gagner ou acquitter son client, le mĂ©decin est tenu de mettre en Ĺ“uvre tous les moyens que lui offre la mĂ©decine pour guĂ©rir le malade, il y a cependant des plaideurs qui sont dĂ©boutĂ©s ou des accusĂ©s qui sont reconnus coupables, et des malades qui meurent… De mĂŞme, je suis tenu de mettre en Ĺ“uvre tous les moyens que l’institution met Ă  ma disposition pour faire rĂ©ussir les Ă©lèves, il y en a cependant qui Ă©chouent, sachant que toute rĂ©ussite ou tout Ă©chec sont Ă©videmment relatifs ; vouloir soumettre les enseignants Ă  l’obligation de rĂ©sultats Ă©quivaudrait Ă  considĂ©rer les sujets que sont nos Ă©lèves comme des objets : ce qui dĂ©truirait l’école dans sa finalitĂ© mĂŞme, Ă  savoir la double genèse de la raison et de la libertĂ©, en un sujet humain. Et toute la rĂ©flexion sur la “ dĂ©marche qualitĂ© â€ť dans les institutions Ă©ducatives ne peut faire oublier â€“ le risque n’est pas nĂ©gligeable â€“, bien plus, doit intĂ©grer, l’exigence de respect des “ rĂ©sistances â€ť du sujet aux manipulations, y compris didactiques… Voir toute la rĂ©flexion actuelle de Philippe Meirieu sur la “ rĂ©sistance de l’éduquĂ© â€ť. L’exigence du “ zĂ©ro dĂ©faut â€ť renvoie Ă  des tentations totalitaires, pas seulement au sens psychologique, mais bien politique de l’adjectif. Mais il est vrai, cependant, qu’aujourd’hui la question, ce qui justifie vos prĂ©occupations, est bien plutĂ´t de se demander si nous mettons vraiment en Ĺ“uvre dans nos institutions Ă©ducatives toute l’obligation de moyens Ă  laquelle nous sommes tenus…

[27] Adil Jazouli, Une saison en banlieue, Plon, 1995, p. 347.

[28] Je ne parle lĂ , bien sĂ»r, que des Ă©quipes de foot ou des orchestres amateurs ! Dans le secteur professionnel, on entre alors dans la logique marchande…

[29] Â« Il Ă©tait un petit navire… Â», voir dans ce mĂŞme registre du huis-clos sacrificiel marin, l’un des romans de cette rentrĂ©e littĂ©raire (septembre 1997), celui de Marc Trillard, Coup de lame, Ă©d. PhĂ©bus.


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