Association Générale des
Instituteurs et Institutrices
d’Écoles Maternelles
A. G. I. E. M.
Congrès National de Clermont-Ferrand
Mercredi 3 Juillet 1996
Conférence de clôture
Bernard Defrance
- Philosophe
“ Parents, enseignants, école ”
Il y a
des réflexions actuellement sur les rythmes scolaires et je me dis depuis ce
matin… enfin je veux simplement dire que la succession de trois interventions,
c’est un peu… on ne prend pas beaucoup de récréations chez vous !
Bon ! Et l’avantage de parler le dernier c’est qu’on n’a pas besoin de
répéter tout ce qui a été dit auparavant et ça permet de raccourcir un tout
petit peu le propos, mais forcément c’est un propos qui va être frustrant, très
concentré, un peu ramassé, un peu violent même d’une certaine manière à cause
de la brièveté du temps. Autrement dit ce sont plutôt des questions que je vais
essayer de formuler, c’est un champ de travail qui s’ouvre plutôt que des
réponses définitives, notamment à la question que vous venez de rappeler :
quelles relations entre les parents et
l’école maternelle aujourd’hui ?
Mon expérience, pas seulement de professeur de
philosophie, pas seulement de formateur d’enseignants dans le cadre des
dispositifs Mafpen ,
mais aussi de militant associatif dans un certain nombre de quartiers dits
“ sensibles ” de la Seine-St-Denis, là où j’habite depuis une
trentaine d’années maintenant, m’a conduit à en effet à pouvoir commencer,
commencer seulement, à entrevoir les difficultés, les inquiétudes, les
angoisses que les parents peuvent ressentir quant à l’avenir de leurs enfants.
J’ai, dans mes classes, de jeunes adultes qui ont dix-huit ans en moyenne et
qui formulent eux aussi des inquiétudes et des angoisses par rapport à l’avenir
qui les attend. Nous avons affaire aujourd’hui à des jeunes dans les collèges,
dans les lycées, qui ne savent pas si l’avenir qui les attend sera simplement
viable.
Nous avons vécu jusqu’à présent sur l’idée
qu’un progrès indéfini permettrait aux générations suivantes de vivre mieux que
les générations précédentes. Cette idée-là s’est effondrée au cours du XXe
siècle ; et c’est Ă cette difficultĂ©-lĂ que les jeunes vont avoir Ă
s’affronter dans le siècle qui vient. Alors l’angoisse des parents aujourd’hui,
c’est de se séparer des enfants, et quelquefois ils affrontent cette angoisse
en adoptant des comportements qui ne facilitent pas précisément cette
séparation : “ educere ”,
en latin, ça veut dire “ conduire hors de… ”, hors du cercle familial
précisément, hors du cercle communautaire, et ce travail de séparation de ce
qui est sa propre chair ne va pas sans angoisse, sans inquiétude. Et
quelquefois chez les parents, devant la difficulté à s’affronter à cette tâche
de séparation de son propre enfant, eh bien on peut avoir l’impression qu’un
certain nombre d’entre eux “ s’en débarrassent ”, ce qui conduit un
certain nombre d’entre nous à parler, d’une manière un peu rapide me
semble-t-il, de démission des parents.
Je discutais, il y a quelques jours avec une
institutrice d’école maternelle qui me disait qu’effectivement elle avait
l’impression d’être amenée à faire, non pas simplement un travail de
socialisation, d’apprentissage du “ vivre ensemble ”, mais un travail
d’humanisation. Étant donné ce que vivent les enfants, étant donnée la
situation vécue par les familles dans certains contextes économiques, urbains,
sociaux et politiques, j’ai tendance à penser – et là je reprends une
métaphore d’Adil Jazouli –
que les parents ne démissionnent pas en réalité, dans certains quartiers, ils
ont été licenciés. Et démissionner ou
être licencié, ce n’est pas la même chose. Peut-être les parents ont-ils
vis-à -vis de l’école, des attentes démesurées et des inquiétudes qui peuvent se
traduire parfois d’ailleurs, dans leurs comportements, en agressivité, mais
plus souvent, me semble-t-il, en résignation, au fur et à mesure que leur
enfant grandit, atteint l’âge de 7, 8 ans, 10 ans, 12 ans, 15 ans et que la
lecture des bulletins scolaires ne les rassure pas quant à l’avenir qui les
attend.
En effet, il y a un certain nombre de
conditions d’existence aujourd’hui faites aux familles – je dis là les
choses d’une manière un peu rapide, un peu caricaturale, il faudrait entrer
dans beaucoup de détails – qui aboutissent à des résultats inquiétants sur
les enfants dont nous avons la responsabilité, et peut être ce qui se passe
dans ces quartiers préfigure ce qui risque, si nous n’y prenons garde, de se
produire dans l’avenir partout ailleurs.
Je crois qu’il y a d’abord une difficulté considérable du rapport au temps. Je
travaille, dans le cadre d’une association de défense des droits des habitants
en matière de logement, consommation, etc., dans des quartiers où les enfants
sont souvent les seuls Ă se lever le matin pour aller travailler. Il peut y
avoir alors une difficulté considérable de construction du rapport au temps, et
on en voit les effets par exemple plus tard, quand ils ont 18 ou 20 ans et
qu’ils font des stages d’insertion ou autres, et où ils échouent, tout
simplement parce que le jeune a des difficultés considérables à se lever le
matin.
Il y a aussi une destruction du rapport
à l’espace même : un écrasement des espaces vitaux ; j’ai un
élève, David, qui me raconte tout simplement que lorsqu’il travaille le soir
dans sa chambre – et ce n’est pas une cité particulièrement dégradée,
c’est dans les HLM de Coulommiers, Coulommiers ce n’est pas vraiment une ville
dont on entend parler dans les médias – dans les HLM de Coulommiers donc,
quand il travaille dans sa chambre seul le soir, il peut savoir dans
l’appartement d’à côté si c’est un homme ou une femme qui est en train de
pisser : ça ne fait pas le même bruit ! Écrasement des espaces.
Collectivisation forcée de ce qui devrait relever de l’intimité familiale et
personnelle, il n’y a rien de plus intime me semble-t-il que de faire pipi,
mais enfin bon… voilà ! Et impossibilité de conduire des activités qui,
elles, pourraient peut-être donner lieu à rencontres, à coopération.
Difficultés considérables, dues au manque d’espaces pour les activités
collectives, associatives, aux espaces de transition entre le privé et le
public.
Il peut y avoir aussi une destruction du rapport à l’argent, du rapport économique. Il y a des familles où les seules ressources sont les allocations
familiales. Il y a entre cinq à six millions de ménages qui, en France, vivent
avec 2 000 francs par mois. Les allocations familiales, c’est ce qui
permet à l’enfant à partir de 12, 13 ans de dire à ses parents : « Écoutez, m’emmerdez pas – pour
utiliser les expressions un peu grossières qu’ils utilisent – parce que sinon je sèche l’école, on vous
sucre les allocs et comment vous payez le loyer ? » Voyez là une
véritable inversion de la structure économique de la famille, des rapports
d’autorité, le chantage…
Et donc, il y a aussi destruction du rapport à la loi ; et ça va être
l’essentiel de mon propos, cette question de la construction – ou de la
destruction – du rapport à la loi. Depuis vingt ans maintenant, je tiens
une permanence hebdomadaire dans la cité des Bosquets à Montfermeil, – ce
n’est pas n’importe où et on peut se demander, petite parenthèse au passage, si
Montfermeil fait toujours partie du territoire de la République Française
puisque nous venons seulement de réussir à faire scolariser le 43ème
enfant qui depuis le début de l’année était privé d’école sur décision du
Maire, qui est devenu député puisque celui dont il était le suppléant est
devenu ministre… et qu’apparemment dans cette commune les lois de la République
ne s’appliquent pas – dans cette cité donc je peux constater qu’en effet
le rapport à la loi est un peu dégradé, pour dire les choses modestement. Pour
un enfant qui est né dans cette cité et qui, depuis sa naissance, voit sa mère
monter quatre fois par jour les six Ă©tages sans ascenseur, parce que mĂŞme quand
il marche on ne le prend pas parce qu’on a trop peur d’être coincé dedans et
d’attendre que les pompiers viennent vous délivrer (à condition que la voiture
des pompiers ne se fasse pas “ caillasser ” en arrivant – ça
m’est arrivé d’être coincé dans un ascenseur, et donc je monte à pied moi aussi
–), ce gamin donc qui depuis sa naissance voit sa mère monter et descendre
quatre fois par jour avec les courses et qui, parce qu’il a appris Ă lire et Ă
compter grâce à l’école, depuis qu’il
fait la traduction pour ses parents, constate sur la quittance de loyer 80 ou
120 francs de charges mensuelles pour le fonctionnement de ces ascenseurs, il
ne peut pas, arrivé à dix-huit ans, avoir le même rapport à la loi que vous et
moi.
Nous nous focalisons souvent sur les questions
du pénal, on dit : « Il faut
rétablir la loi dans les cités », où la police nous dit-on ne pénètre
plus, où l’économie souterraine des bizness,
de la drogue, des trafics divers permet Ă ces quartiers de survivre. Mais je
demande aussi qu’on la rétablisse non pas seulement du point de vue pénal mais
également en ce qui concerne le civil. Et que s’il s’agit de rétablir la loi,
il faut alors contrĂ´ler les comptes du syndic qui par exemple, depuis trente
ans, gère la cité des Bosquets à Montfermeil, le cabinet Letellier, 176 rue de
Rivoli Ă Paris (applaudissements). Et
tant que ces conditions ne sont pas réalisées, effectivement les enfants que
nous aurons devant nous dans les classes, s’ils ignorent tout des subtilités
des distinctions entre sommation de payer et commandement de payer, s’ils
ignorent tout des subtilités des distinctions entre provisions pour charges et
charges réelles, ces enfants seront cependant marqués par ces conditions
sociales et économiques qu’ils subissent, de même que leurs parents, et donc
seuls les naïfs peuvent s’étonner des résultats que ça peut produire dans un
certain nombre d’endroits, parce que les jeunes se résignent moins facilement
que les adultes.
Destruction du rapport au temps, à l’espace, à l’argent, à la loi ; du
rapport au travail aussi, puisqu’on ne voit pas d’adultes travailler et que
entre les jeunes, 18-25 ans, les interactions sont extrĂŞmement
destructrices : « Ah ! Tu
as fait deux années d’études supérieures et maintenant tu livres des pizzas… »
On nous dit que dans ces cités, il y a par exemple 40 % de chômage ce qui
veut dire qu’il y a 60 % de gens qui travaillent ; mais ces 60 %
de gens qui travaillent, ce sont des stages, des intérims, des livraisons de
pizzas pour ceux qui ont une licence de ceci ou de cela. C’est, lorsqu’on
s’appelle Ahmed et que l’on cherche une place de comptable avec son BEP de
comptabilité, s’entendre vingt, trente fois, cinquante fois, répondre :
« Vous vous appelez comment ?…
Vous habitez où ?… Ah ! la place est prise », ou :
« On vous écrira… »
Et puis enfin dernière destruction :
destruction du rapport aux images.
La sidération et la fascination devant les images présentées par les médias qui
provoquent en effet chez les enfants ce qu’on appelle la sidération .
Et la “ dé-sidération ”, c’est-à -dire la construction du désir, c’est
peut-être en effet une des premières tâches de l’école.
Alors face à cette situation je pense qu’il
est possible de construire des réponses et peut-être que, en partie et pas
seulement elle, l’école a là -dessus une certaine responsabilité. Et peut-être
que la responsabilité de l’école consisterait à faire mentir le romancier
américain Russell Banks qui, dans un roman ,
fait parler différents personnages d’une petite ville du nord-est des
États-Unis où un car de ramassage scolaire a eu un accident et plus de la
moitié des enfants de ce village sont morts. Et un avocat se propose pour
défendre les intérêts des familles dans les éventuelles procédures judiciaires
qui finalement n’auront pas lieu. Et Russell Banks le fait parler et, entre autres
choses, cet avocat dit ceci :
« D’ailleurs
les gens de Sam Dent (c’est le nom du village), ne sont pas uniques. Nous avons tous perdu
nos enfants. Pour nous c’est comme si tous les enfants d’Amérique étaient
morts. Regardez les, bon Dieu – violents dans les rues, comateux dans les
centres commerciaux, hypnotisés devant la télé. Dans le courant de mon
existence, il s’est passé quelque chose de terrible qui nous a ravi nos
enfants. J’ignore si c’est la guerre du Vietnam, la colonisation sexuelle des gosses
par l’industrie
ou la drogue ou la télé ou le divorce ou le diable sait quoi. J’ignore quelles
sont les causes et quels sont les effets ; mais les enfants ont disparu,
ça je le sais. Alors essayer de les protéger, ce n’est guère qu’un exercice
complexe de refus. »
Et Russell Banks ajoute : « Il est trop tard. » Peut-être la
fonction de l’école est-elle précisément d’essayer de le faire mentir quand il
dit que c’est trop tard, que c’est précisément cet exercice complexe de refus qu’il s’agit de voir comment on pourrait
essayer de le mettre en Ĺ“uvre. Nous pouvons essayer de construire les moyens de
ne pas en arriver à la situation que connaissent déjà les États-Unis et un
certain nombre d’autres pays.
L’école a une fonction de résistance, parce que c’est parfois, dans ces cités notamment et
dans ces quartiers dégradés, le seul lieu où les enfants peuvent découvrir que
des rapports humains, simplement humains, structurés par un contrat social sont
possibles, ne sont pas de l’ordre de l’utopie : des centaines, des
milliers d’enseignants dans leurs classes construisent cette société dans le
présent et pas
seulement pour l’avenir de leurs enfants et ainsi les arment pour affronter un
certain nombre de questions.
L’enjeu de l’école, c’est la genèse du sujet, c’est la genèse de la raison, la construction
des savoirs, c’est la genèse de la
liberté c’est-à -dire la construction de la loi et la capacité d’articuler
ses pouvoirs et ses libertés avec celles des autres. Vivre ensemble, c’est cela
que ça signifie.
Alors il faut en revenir aux trois missions
fondamentales de l’école : l’instruction, la formation, l’éducation.
L’instruction : former des gens aussi savants,
aussi cultivés que possible.
La formation : former des individus aptes
à comprendre les exigences de l’insertion professionnelle et sociale.
Et enfin l’éducation : former des individus aptes
Ă vivre ensemble.
Simplement, je crois qu’il faut rappeler d’une
manière précise que la réalisation des deux premières fonctions d’instruction
et de formation, d’un point de vue juridique d’une certaine manière, n’est pas
nécessaire, au sens juridique de l’adjectif : je ne vais pas en prison
parce que je suis analphabète ou ignorant, ou parce que je suis chômeur. Et
donc, dans ces deux premières missions de l’école, nous avons affaire à une
tâche infinie, inachevée, la symphonie n’est pas seulement inachevée, elle est
inachevable. Si les enfants entrent à l’école, ils entrent dans une société,
dans un lieu social où ils peuvent découvrir qu’ils ont droit à l’erreur, qu’ils
ont le droit, au sens juridique de l’expression, d’être ignorants. S’il n’y a
pas une reconnaissance de ce droit à l’ignorance, il ne peut pas y avoir
d’apprentissage. Je suis, lorsque j’entre à l’école, ignorant des savoirs et de
la loi. Et c’est donc tout le travail de construction des savoirs et de la loi
dans leur articulation qui est l’enjeu principal de ce qui se passe dans
l’école.
En revanche, la troisième mission,
l’éducation, sa réalisation n’est plus du tout facultative, l’accès à la
citoyenneté n’est pas du tout facultatif et, à partir de 18 ans, celui qui
prétendrait vivre en ignorant les lois qui nous permettent de vivre ensemble
sans violence se verrait, sous des manières variées et diverses, privé de tout
ou partie de sa liberté : nul n’est
censé ignorer la loi. Et donc dans cette troisième fonction de l’école,
l’éducation, la socialisation, nous avons affaire à une tâche ici devant
laquelle nous sommes tenus d’une certaine manière à une obligation de résultats
alors que nous ne le sommes pas dans les deux premières fonctions de l’école.
Et cette troisième fonction, l’accès à la citoyenneté, la construction de la
loi, eh bien nous pouvons nous apercevoir, je n’ai pas le temps de développer,
qu’elle conditionne désormais la réalisation des deux autres fonctions. C’est
une des leçons du XXe siècle : nous savons désormais que les
plus hauts niveaux de savoir et de culture ne nous garantissent pas de la
barbarie. Les constructeurs des camps de concentration nazis sortaient des
meilleures écoles d’ingénieurs d’Allemagne ; un des plus grands
philosophes du siècle, Heidegger, a sa carte au parti nazi jusqu’en 1945. Et
cette découverte terrible après la première moitié de notre XXe
siècle et de sa guerre de trente ans qui s’achève avec Auschwitz et Hiroshima,
eh bien c’est cela : le vieux rêve des Lumières, de l’instruction
libératrice, des savoirs et de la science comme devant tirer l’humanité de
l’obscurantisme, c’est ce vieux rêve qui s’est effondré. Nous le savons
désormais et nous retrouvons là ce que disaient déjà les hommes de la
Renaissance : « Science sans
conscience n’est que ruine de l’âme » ; et les bons élèves dont
on parlait tout à l’heure, qui veulent acquérir les plus hauts degrés de
savoirs possibles, et surtout les diplĂ´mes qui vont avec, quelle est exactement
leur motivation, qu’est ce qui exactement va nourrir leur ambition scolaire et
sociale ? D’un point de vue éthique ou moral voire politique, cette
question mérite d’être posée.
Je disais à l’instant, quand les enfants
entrent à l’école ils entrent dans quelque chose qui est de l’ordre du social,
ils sortent de la famille pour entrer dans une société. Et l’école est une
société en effet où je vais devoir coopérer, apprendre à coopérer avec les
autres, à vivre avec eux selon un certain nombre de normes et de règles : une société en effet est réglée par le
droit et par un certain nombre de principes élémentaires que les enfants ne
peuvent découvrir qu’à l’école et qu’ils ne peuvent pas découvrir dans leurs
familles, parce que ce qui caractérise la famille est précisément l’inégalité
des statuts et la différence des âges à l’intérieur des fratries et dans les
relations avec les parents, les grands-parents… À l’école, je découvre mes
pairs, mes égaux, et c’est avec eux qu’il va falloir que j’organise ma vie, et
donc l’école, la classe, ma classe, ne sont pas des “ communautés ”
comme le disent trop souvent les préambules moralisants de nos règlements
intérieurs d’établissements scolaires, la classe n’est pas une communauté, c’est
une société. Dans une communauté, la tâche de chacun est indispensable à la
réalisation de la tâche des autres ; dans un groupe, dans une association,
où les individus se sont choisis librement les uns les autres autour d’un
projet commun, il va de soi que la tâche de chacun est nécessaire à la tâche de
l’autre, dans une équipe de foot si les arrières ne font pas leur travail, ce
que font les avants perd son sens, dans un orchestre si la clarinette ne joue
pas sa partie, ce que font les violons n’a plus de sens. Alors que dans la
classe, l’élève X assis à côté de l’élève Y, X peut réussir et Y peut échouer,
sachant que toute réussite et tout échec sont évidemment relatifs. Dès lors
qu’est-ce qui va structurer la relation ? Eh bien la classe est le lieu où
l’enfant va découvrir ceci : l’élève X réussit, l’élève Y échoue et le
maître, la maîtresse, peut dire à l’élève qui réussit : « Tu ne vois pas que ton camarade est
complètement largué, ne comprend plus rien, tu ne peux pas lui donner un coup
de main ? » Et bien entendu cet élève peut me répondre, et je
pourrais vous décrire des scènes à l’infini dans les collèges et dans les
lycĂ©es, l’élève peut très bien rĂ©pondre : « Il n’a qu’à bosser, c’est son problème, moi je travaille et il n’a qu’Ă
en faire autant ! » Et là , la réponse de la maîtresse pourrait
être non pas : « Mais tu sais
il faut être gentil avec ses petits camarades ! », ça pourrait
être quelque chose qui ne serait pas de l’ordre de la moralisation que les
enfants surtout quand ils grandissent finissent par entendre par une oreille et
ça ressort par l’autre (« Cause
toujours tu m’intéresses » : je sais très bien à l’extérieur,
dans la cité que c’est la loi du plus fort qui règne, que le rapport à l’autre
dans la réalité, les rapports économiques, sociaux et politiques, est
évidemment tout autre que ce qu’on me dit dans les discours moraux de
l’école) ; donc la maîtresse peut peut-être se dispenser de ce discours
moralisant et simplement répondre : « Mais si, tu vas aider, toi qui réussit, celui qui échoue –
pourquoi ? – parce que sinon il y a non assistance à personne en danger. » C’est un principe
du droit (applaudissements) : je
n’ai pas le droit lorsque je suis membre d’un groupe quelconque, je n’ai pas le
droit de ne pas porter assistance et je pourrais être mis en cause pénalement
pour cette indifférence, je n’ai pas le droit de laisser l’autre victime d’une
violence quelconque, s’il est dans mes moyens d’intervenir je dois intervenir.
« Ton camarade est en train
d’échouer, tu peux lui donner un coup de main, tu dois l’aider si c’est en tes
moyens. » C’est ce que Britt-Mari Barth décrivait à l’instant :
si la maîtresse, le maître, le prof institue dans sa classe des structures de
coopération et d’interaction, alors effectivement l’enfant découvre concrètement
qu’il peut travailler avec les autres sans pour autant être obligé de les
aimer ; et l’enseignant peut aussi découvrir qu’une équipe pédagogique par
exemple, ce n’est pas un groupe de bons copains qui font des choses qui les
intéressent ensemble, c’est un groupe d’individus qui sont formés
professionnellement et qui doivent travailler ensemble parce qu’ils sont
co-responsables d’un certain nombre d’enfants et de classes (applaudissements – c’est très agréable ces applaudissements
mais ça ralentit un peu le…. bon enfin bref ça prend un peu de temps quoi…). VoilĂ : nous ne sommes pas Ă
l’école dans une communauté nous sommes dans une société, nous ne sommes pas dans une association nous sommes dans
une institution et je regrette pour
ma part un tout petit peu l’abandon du mot même qui définissait notre
profession, le mot d’instituteur, celui qui permet à chacun d’instituer (applaudissements) sa parole.
Et donc une société est réglée par le droit.
Alors je ne vais pas énumérer ici tous les principes élémentaires du
droit ; je constate simplement, à entendre ce que disent mes élèves du
quotidien de leur école, de leur scolarité, que trop souvent, s’agissant de la
construction de la citoyenneté précisément, notre école fonctionne
institutionnellement (il ne s’agit pas là de défauts ou de manques pédagogiques
ou psychologiques chez les enseignants, mais il s’agit bien du fonctionnement
institutionnel lui-mĂŞme) en contredisant un certain nombre de ces principes
élémentaires, ceux du droit, principes élémentaires que nul d’entre nous ne
songerait Ă discuter, bien entendu, puisque ce sont ces principes qui nous
permettent de discuter. Ce qui permet la discussion, les conditions juridiques
de la discussion ne se discutent pas elles-mĂŞmes. Alors il y a des principes
très simples, je ne vais pas tous les énumérer, ce serait l’objet d’un
programme de formation ou de stage, je vais en prendre simplement trois.
Il est clair dans notre code pénal, ce n’est
pas moi qui invente ça, que pour un même
acte criminel ou délictueux, un mineur est moins lourdement puni qu’un majeur.
C’est une évidence, il y a l’excuse de minorité. En dessous de 13 ans, il ne
peut pas y avoir de mesures pénales, il y a des mesures éducatives ; entre
13 et 16 ans, il y a l’excuse de minorité qui divise par deux la peine
encourue, entre 16 et 18 ans, le juge peut ne pas retenir l’excuse de minorité
et à partir de 18 ans, il y a la pleine responsabilité. Donc pour un même acte
criminel ou délictueux, un mineur est moins lourdement puni qu’un majeur. Or, qu’est-ce
qui se passe dans l’école ? J’ai beaucoup de récits de mes élèves
là -dessus, puisque je travaille en philosophie en faisant raconter à mes élèves
ce qu’ils vivent quotidiennement. Qu’est-ce qui se passe lorsque je perds mon
sang froid et que je flanque une claque à un élève ? Ça n’arrive jamais
bien entendu… et qu’est ce qui se passe quand un élève perd son sang froid et
me flanque une claque ? À poser ce genre de questions, eh bien
effectivement on en vient à se demander, en voyant les résultats quant aux
rapports à la citoyenneté que nous constatons autour de nous chez les adultes,
s’il y a lieu de s’étonner spécialement du rapport que chacun d’entre nous,
citoyen de droit, entretient lui mĂŞme avec la loi. Peut-on en effet prĂŞcher la
vertu civique, la vertu que Montesquieu décrivait comme étant la condition de
la démocratie, peut-on prêcher la vertu civique et ne pas appliquer soi-même ou
ne pas s’appliquer à soi-même les principes élémentaires de ce droit ?
Deuxième principe : nul ne peut se faire justice à soi-même. Lorsque j’ai été atteint
par l’injure ou par l’agression, je n’ai pas le droit de punir moi-même, je
n’ai pas le droit de me venger. Je dois avoir recours au tiers, au juge, au
médiateur, à celui qui sépare les antagonistes et qui va trancher dans le litige
et décider des sanctions ou des punitions, punitions nécessaires pour que la
victime soit rétablie dans ses droits et pour que le coupable puisse se
reconstruire lui-même. Eh bien ce tiers en effet n’existe pas dans ma classe,
et quand un élève m’injurie, c’est moi qui le punit, quand il ne fait pas ce
que j’ai prescrit, c’est moi qui le punit et qui ait le droit
de le punir, et donc même si ma punition est objectivement juste, équilibrée,
tient compte des circonstances, elle ne peut ĂŞtre ressentie, et principalement
dans les quartiers dont on parlait à l’instant, que comme la vengeance de celui
dont l’autorité a été momentanément bafouée. Et nous entretenons ici des choses
qui vont conditionner très profondĂ©ment la perception du social, du rapport Ă
l’autre précisément, puisque jusqu’à 18 ans les deux seules catégories
d’adultes que l’on voit travailler ce sont les enseignants et les femmes de
ménage qui passent la serpillière dans les couloirs. Et il y a des
établissement scolaires où, en partant d’une excellente intention, celle de
donner des punitions “ intelligentes ”, comme dans le lycée de mon
fils où il y a des “ TUC ”, travaux d’utilité collective, les élèves
punis balaient la cour par exemple, ce qui signifie alors que balayer est une
punition et que celui qui fait toute sa vie, par une sorte de fatalité
inexplicable, est puni toute sa vie… Il y a là quelque chose qui structure
profondément les identifications à l’adulte chez les enfants : il y a les
adultes qui ont le droit de se faire justice Ă eux-mĂŞmes, ceux qui ont le droit
de me punir, et ceux qui n’en ont pas le droit ! Et au moment des
orientations… « Mais non, ce n’est
pas déshonorant d’être orienté dans le technique professionnel, le manuel, etc…
– Cause toujours ! Je sais très bien ce qu’il en est depuis que je
suis entré à l’école de la violence des hiérarchies sociales. » Et si
sa propre mère est femme de ménage et son propre père “ technicien de
surface ” comme on dit, vous voyez les rĂ©sultats que ça peut donner Ă
l’intérieur même de la famille…
Est-ce vraiment nécessaire, par exemple, de
faire signer les punitions Ă la maison ? Il y a lĂ un certain nombre de
procédures que nous utilisons couramment qui seraient peut-être de ce point de
vue là à remettre en question : d’ailleurs, comme père de famille, quand
je prive de dessert ou de télévision mon gamin parce qu’il a fait une connerie,
bien entendu je n’éprouve pas le besoin le lendemain de mettre par écrit la
punition et faire signer en douze exemplaires, s’il est au collège, par
l’ensemble des profs ! Peut-être pourrait-on, s’agissant des relations
entre la famille et l’école précisément, marquer des distinctions et des
séparations nettes. Dans neuf familles sur dix bien entendu, lorsque l’enfant
est puni, on prend le parti du précieux chéri évidemment victime de
l’incompétence de ses enseignants ! Mais dans une famille sur dix, ça se
termine à coups de ceinture et les médecins scolaires constatent les
dégâts ; vous connaissez les chiffres de la maltraitance et des violences
subies par les enfants et les jeunes, qui n’ont aucune espèce de commune mesure
avec les chiffres concernant les jeunes exerçant eux-mêmes des violences .
Donc les principes élémentaires du droit sont, dans le fonctionnement
institutionnel même de l’école, systématiquement d’une certaine manière,
bafoués.
Troisième principe que je voudrais
citer : nul ne peut ĂŞtre juge et
partie et vous voyez bien immédiatement que c’est le même principe que
celui que je viens de citer mais, dans la première formulation, l’accent est
plutôt mis sur le côté pénal des conflits ou des violences, alors que dans
cette deuxième formulation “ nul ne peut être juge et partie ”, c’est
plutĂ´t l’accent sur ce que les juristes appelleraient le civil ; c’est Ă
dire, à l’école, l’acquisition des savoirs. Tout à l’heure Britt-Mari Barth
énumérait un certain nombre d’obstacles à la connaissance (“ quelle
question pour cette réponse, le savoir comme produit figé ” etc.), eh bien
il me semble que l’une des causes fondamentales de l’impossibilité
de construire les savoirs réside en ceci que c’est le même qui enseigne et qui
juge ensuite des résultats de cet enseignement. Si, dans ma classe les élèves
savent que tout ce qu’ils peuvent dire peut se retourner contre eux
sous forme de jugements qui vont s’inscrire sur un bulletin scolaire qui sera
public comme
le disait Monsieur Monteil tout à l’heure, qui va être communiqué aux parents,
et intervenir dans l’orientation, alors effectivement ce qui se développe ce
sont des stratégies non pas de construction de la vérité, ce qui définit la recherche des savoirs, mais des
stratégies de conformité :
« Qu’est-ce qu’il a derrière la
tête ? Qu’est-ce que je vais mettre sur cette dissertation qui va faire
bien ? » et à partir de là , eh bien l’école manque sa mission
essentielle : si, dans la construction des savoirs, c’est la recherche de
la conformité à l’autre, au maître, qui se substitue à la recherche de la
vérité, c’est l’essentiel de notre mission qui se trouve ainsi détruite.
Et donc je plaide pour que les fonctionnements
institutionnels de nos classes et de nos Ă©tablissements scolaires deviennent
progressivement conformes aux principes élémentaires du droit et permettent
d’introduire progressivement, parce
que nous sommes en effet dans le temps, d’introduire, progressivement donc, la
distinction des pouvoirs au sens de Montesquieu. Il me semble qu’il s’agit lĂ
d’une condition sine qua non pour la
construction de la citoyenneté. Quel est l’enjeu essentiel ? L’enjeu
essentiel à l’école de la construction de la loi et des savoirs, c’est que j’ai
à découvrir ceci : que je n’ai pas à me soumettre à ce que je crois que l’autre attend de moi, j’ai à obéir à la loi dont cet autre est
momentanément et par délégation le porteur symbolique .
Du côté de l’élève, se soumettre à quelqu’un ou obéir à la loi, c’est
contradictoire, soumission et obéissance
sont incompatibles. Et du côté du professeur du coup : j’ai peur quand
j’entre en classe, c’est la seule profession oĂą nous sommes constamment Ă
raison de 5 Ă 6 heures par jour devant 20, 25, 30, 35 autres personnes ;
dans tous les métiers où la relation humaine est prédominante, la médecine, le
travail social, les acteurs ont affaire à leurs “ clients ” un par un
ou par tout petits groupes, nous sommes les seuls dans le champ du travail
social, éducatif ou médical, à avoir à nous affronter à cette situation ;
quand j’entre en classe j’ai peur et ma question est de savoir comment je vais
tenir, comment je vais les tenir
quand au bout de vingt minutes ils ne sont toujours pas assis, qu’ils
continuent leurs conversations de cours de récréation ou les bagarres
qui s’étaient esquissées dans le couloir ; je sors de six années d’études
supérieures en histoire, géographie, biologie, électronique, etc. et je découvre
avec effarement tout à coup qu’il me faut 20, 25 minutes pour faire asseoir les enfants dans la
classe ; dans un certain nombre de collèges et de lycées, nous sommes
affrontés directement à cette situation : comment tenir, comment les
tenir, c’est le fantasme de la maîtrise, et je risque alors de développer des
stratégies qui visent à assurer mon pouvoir
sur les élèves, sur le groupe. Et donc, du côté du professeur, et on
rejoint ce que disait à l’instant Britt-Mari Barth sur le travail
d’organisation de la pédagogie même dans la classe, il ne s’agit pas pour moi
donc d’assurer mon pouvoir sur un
groupe, il s’agit d’assurer mon autorité
dans ce groupe. Et donc lĂ aussi, du point du vue du droit, on peut dire
que le pouvoir sur un groupe est contradictoire avec l’autorité dans un groupe
et toute la tâche de la formation des professeurs réside en ceci : depuis
l’école maternelle jusqu’à … jusqu’aux plus hauts niveaux de notre système
éducatif, il ne s’agit pas d’instituer la relation de maître à disciple, relation
de type religieux qui condamne les dissidences créatrices jusqu’au plus haut
niveau de la construction de nos savoirs dans les universités ou ailleurs, mais
il s’agit d’assurer pour moi cette fonction d’autorité dans un groupe et non
pas de pouvoir sur un groupe ; de ce point de vue, pouvoir et autorité sont incompatibles.
Nous sommes dans le temps, dans l’école, c’est
la définition même du mot école, “ scholè ”
en grec, ça signifie : loisir, l’espace où nous avons le temps, et ce
travail du temps est essentiel, il constitue la pédagogie elle-même, parce que
nous avons affaire à des enfants et des adolescents qui, s’ils sont déjà sujets de droit, ne sont cependant
pas encore citoyens, et toute la
problématique de l’éducation consiste en cette tension constitutive entre le
“ déjà ” et le “ pas encore ”. C’est parce qu’ils ne sont
pas encore citoyens que les structures et fonctionnements institutionnels doivent
leur permettre de le devenir (“ c’est en forgeant qu’on devient
forgeron ”…), et donc c’est en pratiquant la loi elle-même qu’on peut
apprendre à la construire, “ la mise en pratique de la loi ”, et je
reprends lĂ une expression de Francis Imbert ,
est ici absolument essentielle et pas seulement sous forme de cours, de
discours, de connaissance même de ce que contiennent les codes pénal et civil,
ce qui est fort utile bien entendu, mais une mise en pratique dans la
pédagogie, dans la classe, dans l’institution scolaire elle-même de ces
principes élémentaires. Au fond, il s’agit bien là de faire mentir Russell
Banks, et j’ai envie de dire aussi qu’il faudrait que ce que raconte Sébastien,
un de mes élèves, par exemple, puisse en effet être mis au jour, puisse être
réglé du point de vue de la socialisation, du point de vue de l’apprentissage
de la citoyenneté et de la démocratie :
« En
CM2, lorsque j’étais enfant, la classe était partagée en plusieurs
groupuscules, un élève exclu par ces groupes, qui était assez rachitique, et
issu d’une famille pauvre, ses deux parents étant au chômage, se trouvait
souvent seul. Il Ă©tait donc notre victime favorite, les moqueries et blagues
cuisantes l’assaillaient, la masse des élèves m’attirait, l’engrenage me
“ forçait ” à réagir comme les autres, sa scolarité devait être un
enfer. Il y a deux ans, j’ai appris qu’il était décédé au cours d’une crise
d’asthme. Et après cet événement, j’ai longtemps regretté d’avoir fait partie
de cette majorité : “ La majorité a toujours tort. ” »
Sébastien Plura (si je cite son nom, c’est parce qu’il
m’y a autorisé bien sûr) .
“ La majorité a toujours
tort ” : quelle conception avons-nous des relations sociales et de la
démocratie ? Trop souvent l’application mécanique de la loi de la majorité
et l’élimination des minorités… Il n’est pas sûr que ce soit ça la définition
de la démocratie, c’est peut-être d’abord la construction des procédures de
séparation, de réparation et de médiation qui permettent précisément au
“ bouc émissaire ” ou à la “ tête de turc ” de disparaître
des groupes humains. Nous n’avons pas d’autre objectif que de diminuer la
violence en nos vies et dans la vie des enfants qui nous sont confiés.
L’apprentissage de la liberté, la construction
de la loi, ça consiste à définitivement abandonner ce lieu commun que nous
avons tous utilisé dans nos pratiques professionnelles, que nous répétons
au bagarreur de la cour de récréation, à celui qui injurie ses camarades ou le
maître, ou qui perturbe tout simplement le travail de la classe : « Ta liberté s’arrête là où commence celle de
l’autre. » Et nous avons peut-être là un des principes qui nous guide
très souvent et qui est à la source, à l’origine même de la guerre entre nous
et de la violence. Si ma liberté s’arrête là où commence celle de l’autre,
fatalement il y a des frictions aux frontières, puisque je ne peux grandir qu’Ă
augmenter mes pouvoirs, mes libertés, mes capacités, ce que me permet
précisément l’école. Et si je ne peux augmenter mes pouvoirs, mes libertés, mes
capacités qu’au détriment de l’autre, dans la compétition dont parlait Monsieur
Monteil tout à l’heure, dans la comparaison qui exclut ,
si je ne peux augmenter mes libertés qu’au détriment de l’autre, alors nous
sommes dans la guerre. Ma liberté ne s’arrête pas là où commence celle de
l’autre, elle commence là où commence
celle de l’autre. Et cet élève qui réussit, qui va aider celui qui échoue,
parce que sinon il pourrait ĂŞtre mis en cause pour non assistance Ă personne en
danger, cet élève va se rendre compte qu’en partageant le savoir avec l’autre,
il accroît son propre savoir : c’est lorsque je transmets, dans une
situation de réciprocité coopérative, ce que j’ai moi-même appris, qu’alors je
découvre le véritable sens de ce que j’ai appris. Et le savoir, c’est la seule
chose que
je puisse donner tout en l’augmentant et sans jamais la perdre (applaudissements). Voilà ce que les
enfants ont à découvrir à l’école.
Je crois que l’enjeu, en cette fin de XXe
siècle devient de plus en plus urgent. Un certain nombre de gens très
Ă©minents nous
disent que nous n’avons plus beaucoup de temps devant nous pour décider de la
survie de l’espèce humaine. Il ne s’agit pas seulement de la citoyenneté
républicaine française, il ne s’agit pas seulement de la construction de
l’Europe, les enfants savent que notre
planète est finie.
Dans mes classes de terminale, les plus
ordinaires, nous remontons seulement aux grands-parents, aux
arrières-grands-parents et nous avons 35, 40 nationalités différentes : la
planète est dans nos classes. L’enjeu, c’est celui de la survie de l’espèce
humaine face au défi, au triple défi, des croissances urbaines, démographiques
et industrielles, et c’est cette décision qu’en tant que citoyens les enfants
que nous avons actuellement dans nos classes auront à résoudre. Les vôtres ont
3 ans, 4 ans, 6 ans : quel âge auront-ils en 2030 ou en 2050 ?
Combien serons-nous sur la planète ? Quels seront les problèmes qui se
poseront à eux et qu’ils auront à résoudre en tant que citoyens, en tant que
responsables politiques de cette
question radicale ?
Alors je crois que l’essentiel de notre
travail est peut-être de s’en tenir au principe éthique fondateur qui nous
permet de tenir en tant qu’êtres humains, de nous comporter nous-mêmes, autant
que nous le pouvons, en citoyens dans nos classes. Et, pour faire comprendre en
quoi consiste ce principe Ă©thique, et pour conclure, je vais laisser la parole
à un auteur, un romancier anglais du début du siècle, mort en 1936, qui
pratiquait l’humour britannique d’une manière un peu sarcastique, Chesterton,
et qui Ă©crivait ceci :
« Il
y a quelque temps, certains docteurs et sociologues promulguèrent un ordre
d’après lequel toutes les petites filles devaient avoir les cheveux coupés
courts, je veux dire bien entendu toutes les petites filles dont les parents
Ă©taient pauvres. Les petites filles riches ont bien des habitudes insalubres
mais ce n’est pas de sitôt que les docteurs s’y opposeront par la force. Or le
motif de cette intervention était que les pauvres sont empilés dans des réduits
crasseux, si nauséabonds et étouffants qu’on ne peut pas leur permettre d’avoir
des cheveux parce que ces cheveux abriteraient des poux, donc les docteurs
proposent de supprimer les cheveux, ils ne semblent pas jamais avoir songĂ© Ă
supprimer les poux (heureusement, ça a un peu
changé aujourd’hui, les poux vous connaissez en maternelle…). Quand une tyrannie crapuleuse écrase les
hommes dans la crasse si bien que leurs cheveux mĂŞme sont sales, il serait long
et pénible de couper les têtes des tyrans, il est plus facile de couper les
cheveux des esclaves. Et de même s’il arrive un jour que des enfants pauvres
soient tourmentés par des maux de dents, il sera facile d’arracher toutes les
dents des pauvres, si leurs ongles sont d’une saleté répugnante, on leur
arrachera les ongles, si leurs nez sont indécemment morveux (vous
connaissez cela aussi) on leur coupera le
nez.
Je pars
des cheveux d’une petite fille, cela je sais que c’est bon dans l’absolu.
Quelque mal qu’il y ait ailleurs, la fierté qu’éprouve une mère de la beauté de
sa fille est une chose bonne. C’est une de ces tendresses impérissables qui
sont les pierres de touche de toutes les Ă©poques, de toutes les cultures. Si
d’autres choses sont contraires à cela, qu’elles disparaissent. Si les
propriétaires et les lois sont contre cela que les propriétaires et les lois
disparaissent. Avec la chevelure rousse d’une gamine des rues, mettons le feu Ă
toute la civilisation moderne. Puisque une fille doit avoir les cheveux longs,
il faut qu’elle les ait propres. Puisqu’elle doit avoir les cheveux propres, il
ne faut pas qu’elle ait une maison sale. Puisqu’elle ne doit pas avoir une
maison sale, il faut que sa mère soit libre et qu’elle ait des loisirs. Puisque
sa mère doit être libre, il ne faut pas qu’elle ait un propriétaire usurier.
Puisqu’elle ne doit pas avoir un propriétaire usurier, il faut redistribuer la
propriété. Puisqu’il faut redistribuer la propriété, nous ferons une révolution
(applaudissements).
Cette
petite gamine aux cheveux d’or que je viens justement de voir trotter devant
chez moi, on ne l’élaguera pas, on ne l’estropiera pas, on ne la modifiera pas,
on ne lui coupera pas les cheveux courts comme à un forçat. Tous les royaumes
de la terre seront retaillés, découpés à sa mesure, les vents du monde seront
calmés pour cet agneau qui ne sera pas tondu. Toutes les couronnes qui ne vont
pas à sa tête seront brisées, tous les vêtements, toutes les demeures qui ne
conviennent pas à sa gloire seront détruits. Sa mère peut lui ordonner de nouer
ses cheveux car c’est l’autorité naturelle, mais l’Empereur de la planète ne
lui ordonnera pas de les couper. Elle est l’image sacrée de l’humanité, tout
autour d’elle l’usine sociale doit s’incliner, se briser, s’effondrer ;
les colonnes de la société seront ébranlées, les voûtes des époques
s’écrouleront mais pas un cheveu de sa tête ne sera touché. »
Je vous remercie. (applaudissements).