C’est
un extrême malheur d’être sujet à un maître,
duquel
on ne se peut jamais assurer qu’il soit bon,
puisqu’il
est toujours en sa puissance d’être mauvais quand il voudra,
et
d’avoir plusieurs maîtres, c’est, autant qu’on en a,
autant
de fois ĂŞtre extrĂŞmement malheureux.
Étienne de La Boétie,
Discours de la servitude volontaire,
1548.
La
classe :
comment
sortir du face-Ă -face ?
a
question de la violence Ă l’école ou autour de l’école a tendance aujourd’hui Ă
occulter des problèmes beaucoup plus quotidiens vécus par bon nombre de
collègues dans leurs classes, dont on ne parle pas dans les médias, et qui sont
cependant destructeurs des personnes en empêchant tout bonnement qu’il puisse y
avoir enseignement, transmission et construction des savoirs. La focalisation
sur quelques faits divers, heureusement assez rares, cache des situations
beaucoup plus banales, des comportements devenus ordinaires, qui ne touchent
pas seulement les “ zones sensibles ” mais affectent un très large
ensemble de classes et d’établissements : les “ incivilités ”
quotidiennes dans les collèges, l’absentéisme dans les lycées, la démission
larvée de bon nombre de collègues fatigués qui ne croient plus en leur propre
mission. Nous nous heurtons en effet à une perte encore discrète mais massive
de sens. Pas seulement chez les élèves, parfaitement conscients de
l’effondrement des “ grands récits ” et de l’illusion selon laquelle
les générations suivantes devaient, par une sorte de fatalité progressive inéluctable,
vivre mieux que les précédentes, mais aussi chez bon nombre de collègues,
affectés dans leurs expertises mêmes, ne pouvant même plus se replier sur leurs
disciplines, leurs énergies se volatilisant à calmer les élèves et
s’interrompre les conversations, les flirts ou les disputes – parfois les
bagarres – de couloirs et de récrés. Combien d’excellents savants ou
d’éminents philosophes parlent pour le premier rang pendant que le reste de la
classe bavarde, “ tape le carton ”, lit diverses revues ou recopie le
devoir à rendre à l’heure suivante sur celui du copain – par exemple fils
d’enseignants – qui s’est dévoué pour le faire ? Certes le phénomène
n’est pas nouveau. Mais il prend aujourd’hui une extension massive et touche
les secteurs les plus protégés de notre système éducatif :
“ ils ” bavardent, grouillent, “ ne sont pas motivés ”,
n’ont jamais leurs affaires, se haïssent de groupes à groupes et ne m’écoutent
pas. Danger : je me mets à les mépriser, me réfugiant parfois dans la
poursuite d’une thèse éternellement inachevée, ou dans la recherche d’une
promotion (direction, inspection, détachements divers) qui m’évitera le
face-à -face…
Une fois
la porte refermée, sur les élèves et leur professeur, que se passe-t-il dans la
classe ? On parle parfois de véritable “ boîte noire ” :
rares sont les enseignants qui décrivent précisément les moyens qu’ils
utilisent pour faire face à la situation. Situation dangereuse en ce qu’elle
met en présence un adulte et vingt-cinq, trente ou trente-cinq autres personnes, enfants ou adolescents. Ce
qui ne se retrouve dans aucun autre métier où la relation humaine est l’élément
primordial par rapport aux tâches matérielles. En médecine, dans le travail
social, les acteurs n’ont affaire généralement à leurs “ clients ”
que un par un, ou par très petits groupes. Dans l’enseignement, il y a un poids
spécifique de cette co-présence humaine entre un acteur principal et un grand
groupe, constamment, Ă raison de trois, cinq ou huit heures par jour...
L’angoisse de l’enseignant tient à cette simple question : vais-je pouvoir
“ tenir ” et “ les ” tenir ?
Les professeurs expérimentés n’échappent pas à cette peur
particulière, tous les ans, voire tous les jours, toutes les heures,
recommencée... Ils donnent souvent quelques conseils aux débutants : « D’abord,
serrer la vis ! Après on peut relâcher un peu... » Les
bruits courent vite dans les salles de professeurs sur le comportement de telle
ou telle classe, de tel ou tel élève, et la consigne majeure semble bien être
de ne pas se laisser “ déborder ” : il faut
“ s’imposer ” face à la classe, à ce rassemblement imprévisible
d’enfants ou d’adolescents, et la surprise du débutant, qui vient de passer
quatre ou six ans dans les subtilités du chant racinien, de la reproduction des
oursins ou de la structure des mastabas égyptiennes…, est de découvrir qu’il
lui faut vingt minutes pour faire asseoir
les élèves ; et à cette surprise du débutant succédera la lassitude du
chevronné, recommençant tous les ans, toutes les heures…
Disons-le
d’emblée et un peu brutalement peut-être, cette situation de face-à -face, sans
médiations , peut
entraîner des attitudes chez l’enseignant qui, non seulement risquent de
compromettre dangereusement la construction de la citoyenneté chez les élèves,
mais aussi de priver de sens les savoirs eux-mêmes que le professeur est chargé
de transmettre. En effet, dans cette situation, l’équilibre de la classe ne
tient que grâce aux qualitĂ©s psychologiques de l’enseignant : l’aptitude Ă
supporter les regards ou au contraire l’indifférence, l’aisance aux relations
humaines, les capacités d’écoute, l’autorité “ naturelle ”, l’humour,
etc.. Malheur à celui qui bégaie parfois, au timide inhibé, à celui ou celle
qui sort des normes corporelles dominantes, dont la voix est inaudible ou
désagréable... C’est souvent dans les premières minutes de la classe que tout
se joue, et les enfants sentent bien si l’enseignant éprouve ou non le
“ plaisir d’enseigner ”... Il ne s’agit évidemment pas ici de nier
l’importance des capacités psychologiques à exercer ce métier, mais seulement
d’insister sur un aspect souvent méconnu des relations dans la classe, qui ne
constitue pas un “ groupe ” mais d’abord un rassemblement. Et la
finalité de cette réunion n’est pas dans le plaisir de
“ l’être-ensemble ” (même si on peut aussi l’éprouver...) mais dans
l’acquisition de capacités cognitives variées et complexes .
Il s’agit d’une institution, et non d’une association ou encore moins d’une
famille. Autrement dit, cette structure devrait pouvoir fonctionner quelles que
soient les qualités (ou les défauts !) des personnes, et ce sont donc
d’abord les règles et procédures qui devraient permettre ce fonctionnement.
L’efficacité d’une institution ne peut dépendre seulement du “ bon
vouloir ” de ses acteurs. Dans une vision seulement psychologique
– encore une fois nécessaire mais largement insuffisante –, on ne
peut qu’en rester aux vœux pieux qui définissent l’enseignant
“ parfait ” et la description de ce modèle idéal ne peut que renvoyer
ceux et celles qui n’y correspondent pas (et s’épuisent à vouloir y
correspondre !) à leur culpabilité. La question de l’autorité est aussi
– et même d’abord – juridique.
Et la
première violence à ou de l’école réside peut-être justement
lĂ : dans ce face-Ă -face institutionnel
qui met en prĂ©sence dans un lieu clos un adulte – ni plus ni moins apte Ă
“ la relation ” que n’importe quel autre – et vingt ou trente
enfants, adolescents ou jeunes adultes placés là , de trois à dix-huit ans, sans
qu’on leur demande leur avis, qui ne savent pas si l’avenir qui les attend sera
viable ou non, et qui sollicitent
l’enseignant au plus profond de sa propre immaturité relative. Soupçon
silencieux : ce professeur de musique, est-il lui-mĂŞme musicien ? Ce
professeur d’électricité, pourrait-il gagner sa vie comme électricien ? Ce
commentateur subtil de Baudelaire, pourrait-il lui-même écrire un poème ?
Ce professeur de n’importe quelle discipline qui m’explique que je ne dois pas
rĂ©pondre par le coup de poing Ă l’injure, c’est-Ă -dire me faire justice Ă
moi-même, s’applique-t-il à lui-même ce principe quand il me punit pour
insolence ? Autrement dit : « Ce que vous dites, vous le faites ? » En ce lieu clos,
sans témoin, la toute-puissance de l’adulte (le ministre en personne ne peut
pas me faire changer la note que je mets sur une copie) peut se résoudre en
impuissance radicale : je peux toujours essayer d’obtenir la soumission,
je n’obtiens plus l’obéissance. Je peux toujours essayer de réduire les
violents par le rappel à la loi, cette “ loi ” n’est pas la loi,
puisqu’elle s’impose au lieu de s’instituer.
Au fond,
en ce qui concerne les comportements les plus banals et quotidiens, il
s’agirait précisément d’essayer d’échapper au “ jeu de
balançoire ”
entre serrer (la vis) et relâcher (la pression) ! Si l’enseignant doit
d’abord s’imposer, alors les élèves apprennent à se soumettre à l’adulte
et non à obéir à la loi, dont le
professeur est, momentanément et par délégation, le garant. Et, dès que le chat
n’est pas lĂ , les souris dansent ! Jusqu’à ce qu’elles dĂ©sapprennent Ă
“ danser ”, ayant intériorisé les injonctions du maître : qu’est-ce
exactement que devenir adulte ? La peur du gendarme n’est pas du tout
“ le commencement de la sagesse ”, c’est sa négation, sauf à réduire
le sens du mot sagesse à celui de docilité et de conformité... Et donc,
concevoir l’exercice de l’autorité en classe comme imposition d’un pouvoir
personnel détruit toute possibilité d’accès à la compréhension rationnelle des
logiques de la loi. Il ne s’agit donc pas d’être “ plus ou moins ”
autoritaire ou libéral : cette fausse alternative réduit l’exercice de l’autorité dans un groupe à la question du
pouvoir sur un groupe, et de son dosage quantitatif. Or, c’est d’abord la
question du fondement de la loi qui est posée : “ au nom de ”
quoi vais-je imposer le respect de telle ou telle règle particulière ?
C’est la difficulté majeure de la formation à la citoyenneté, à l’école, dans
la classe : comment l’apprentissage du savoir, c’est-à -dire l’exercice de
la raison, peut-il s’articuler Ă
l’apprentissage de la loi, c’est-à -dire l’exercice de la liberté ?
Or, précisément, le fonctionnement institutionnel ordinaire, actuel,
de la classe interdit cette articulation, ce qui dénature doublement l’accès au
savoir et Ă la loi. Cette structure institutionnelle contraint le professeur et
les élèves à se résigner aux rapports de forces, que ces “ forces ”
s’expriment enrobées dans la “ sympathie ”, voire la séduction,
ou plus directement dans les affrontements verbaux, voire physiques. Presque
tous les témoignages concordent ici : dès que des enseignants ou des élèves
s’expriment librement pour décrire l’ambiance de la classe, les métaphores
guerrières ou
amoureuses fleurissent...
En quoi
consiste précisément ce fonctionnement ordinaire ? En ce que, dans la
personne, le rôle et le statut de l’enseignant, tous les pouvoirs se trouvent
institutionnellement confondus : c’est le même qui enseigne et qui juge
ensuite des résultats de cet enseignement, c’est le même qui fixe les règles et
qui punit en cas de transgression. Dès lors, en ce qui concerne la construction
des savoirs, la recherche de la conformité se substitue à celle de la vérité,
et, en ce qui concerne l’accès à la loi, il ne s’agit que de se soumettre au
“ supérieur ”, en attendant que, grâce aux diplômes, on puisse
soi-même devenir supérieur... Encore une fois, la question n’est pas d’abord
d’ordre psychologique : il ne s’agit pas de savoir avec quelles habiletés
manipulatrices l’enseignant peut gommer la perception par les élèves de cette
confusion institutionnelle des pouvoirs, mais de savoir par quelles techniques
et procédures l’enseignant va pouvoir commencer à aider l’élève à sortir du
“ familial ”, c’est-à -dire à instituer dans le fonctionnement de la
classe la
distinction des pouvoirs qui caractérisent la démocratie : la loi est la
mĂŞme pour tous, nul ne peut se faire justice Ă lui-mĂŞme, nul ne peut ĂŞtre juge
et partie...
Dans ce
travail d’institution, au sens de processus
et non de résultat, l’exercice de
l’autorité se trouve alors, en quelque sorte, dépersonnalisé : ce n’est
pas moi, professeur, qui donne un ordre, je ne fais qu’exprimer l’exigence de
respecter certaines règles nécessaires pour l’accès au double plaisir de
l’acquisition des savoirs et de la rencontre des autres. Qu’il s’agisse des
consignes pour réaliser telle ou telle tâche scolaire, de la correction de
telles ou telles erreurs, de l’organisation du travail, du rappel des règles
élémentaires du fonctionnement collectif, voire de l’intervention (de type
“ policière ” et non “ judiciaire ” )
pour enrayer une violence, ce n’est pas la personne de l’enseignant qui est ici
en cause, mais sa fonction dans l’organisation de la classe. Toute interdiction
peut progressivement être perçue simultanément comme une autorisation :
dans la classe, je fais taire le bavard
pour qu’il puisse parler ! Et découvrir le plaisir d’être écouté,
entendu, par les autres. Ce qui suppose l’institution de lieux et moments de
parole. Ces moments de parole, inscrits dans l’emploi du temps, ne sont pas
seulement des occasions de “ défoulement ”, de “ purge ”
de la violence et des conflits se verbalisant, ce sont aussi des moments oĂą le
sujet peut se rendre compte du pouvoir mĂŞme de la parole : ce seront aussi
des moments de décisions, inscrites au mur ou dans le “ cahier de
décisions ”, respectées, au moins jusqu’au prochain
“ conseil ” ; et ces décisions porteront aussi bien sur
l’organisation des tâches scolaires que sur les règles de comportement, aussi
bien sur l’évaluation des compétences acquises que sur les sanctions en cas de
manquement aux règles communes.
La
question de l’autorité de l’enseignant ne se pose donc pas en termes
d’imposition d’un pouvoir personnel sur un groupe, mais d’institution d’une loi
commune. Alors, attention ! La difficultĂ© est de ne pas oublier que, Ă
l’école, si les Ă©lèves sont dĂ©jĂ
sujets de droit, ils ne sont pas encore
citoyens : comment donc pourrais-je partager avec eux un pouvoir auquel
j’aurais renoncé ? Il ne s’agit pas de verser dans des idéologies de la
“ non-directivité ” mal comprise ! Inévitablement, mon autorité
dans la classe sera d’abord ressentie comme mon
autorité justement et c’est progressivement que j’introduirai, dans ces moments
réguliers de parole et de décisions, les éléments de discussion, de
négociation. Et dans ces conseils, au sens de la pédagogie institutionnelle, la
difficulté réside dans les distinctions nécessaires à opérer entre les
différents niveaux de prescriptions, d’importance évidemment inégale et qui
sont trop souvent, dans l’ordinaire de la classe confondus : il est moins
grave de refuser d’enlever sa casquette que de taper sur son camarade !
Le
premier niveau concerne les dimensions personnelles de chacun, l’arbitraire
psychologique : je peux très bien demander à mes élèves de ne pas manger de
chewing-gum dans mes cours, parce que, pour des raisons qui me sont
personnelles, et qui peuvent avoir leur validité, je ne supporte pas le
spectacle d’un groupe de “ ruminants ” devant moi ! Et bien sûr,
chacun des membres du groupe peut aussi formuler ses demandes, nous apprendrons
progressivement à ajuster nos manies, à articuler nos caractères singuliers... Au deuxième niveau, il s’agit de toutes
les règles de politesse, dans les attitudes et en paroles, qui facilitent bien
les contacts quotidiens et qui comportent d’ailleurs des prescriptions qui
peuvent paraître étranges, coutumes
dont l’origine remonte parfois à la nuit des temps et qui varient
considérablement d’une culture à l’autre .
Le troisième niveau est celui des rituels
culturels (et religieux, au sens anthropologique du mot) : discutables
bien sûr, mais très prégnants et profondément intériorisés, et qui nécessitent
quelques précautions pour leur mise en question critique .
Le quatrième niveau est celui des règles
proprement dites, techniques, exigées par la structure même des groupes, le
travail collectif et les lieux (les règles ne sont pas les mêmes en classe, au
gymnase, au laboratoire de chimie, la cantine, etc.). L’expérience montre
aisément que s’il n’y a qu’un robinet dans la classe pour se laver les mains
après l’atelier de peinture, il vaut mieux qu’il y ait une règle qui fixe
précisément la manière – chacun son tour ! – d’utiliser le
robinet ! De même pour parler ensemble : celui qui n’écoute pas les
autres et, pire, empêche les autres d’écouter, ne saurait prétendre être écouté
à son tour (« Les
sourds deviennent muets » )...
Le cinquième niveau est constitué par les lois,
les prescriptions des droits civil et pénal, inscrites dans les codes
correspondants : on peut certes – et peut-être doit-on : ce
serait justement l’objet de l’instruction civique… – apprendre à les
connaître et les analyser, même d’un point de vue critique, en classe. Mais
bien sĂ»r ce qui est prescrit par les lois de la RĂ©publique s’applique Ă
l’école ! C’est seulement devenu majeur, que le citoyen les discute, les
modifie, directement ou par ses délégués au Parlement (le lieu où l’on parle).
Le sixième niveau concerne les valeurs
et les morales : ici aussi l’école contribue à leur connaissance et
favorise leur examen critique, surtout dans une société laïque et pluraliste où
personne n’est vraiment d’accord sur ce qui peut engager le plus profondément
le sens que chacun donne à son existence. Enfin, il y a, et c’est le septième
niveau, celui des principes Ă©thiques,
ce qui ne se discute pas parce qu’il
s’agit d’interdits dont le respect permet précisément qu’il y ait discussion,
par exemple l’interdit de la violence. Ce qui rend nécessaire “ le droit
de veto ” dont dispose le maître dans le conseil de la classe
institutionnelle. Il ne s’agit évidemment pas, sous couvert de
“ démocratie ”, de permettre n’importe quoi : dans les classes,
les “ lynchages ” peuvent ne pas seulement prendre des formes
explicites et physiques !
Lorsque j’étais en cm2, la classe était partagée en
plusieurs petits groupes. Un élève était exclu de tous les groupes. Il était
issu d’une famille pauvre, ses parents étaient au chômage, il était plutôt
“ rachitique ”, et se retrouvait souvent seul. Il était donc notre
victime favorite. Les moqueries et toutes sortes de blagues cuisantes
l’assaillaient. J’étais entraîné par la “ masse ” des élèves, je me
trouvais pris dans cet “ engrenage ”, et je faisais comme tout le
monde... Sa scolarité devait être un enfer. Il y a deux ans, j’ai appris qu’il
était mort au cours d’une crise d’asthme. J’ai regretté longtemps d’avoir fait
partie de la “ majorité ” : la majorité a toujours tort.
SĂ©bastien
Plura .
On dit
parfois, un peu dangereusement, qu’une des fragilités de la démocratie est
qu’elle permet Ă ses adversaires de s’exprimer librement. C’est Ă©videmment lĂ
une vue simpliste : l’oubli des interdits fondateurs des procédures
démocratiques peut en effet conduire à l’écrasement des minorités ; or,
tout autant que la loi de la majorité, la démocratie est protection des
minorités. Cet apprentissage des procédures fait aussi partie de l’éducation
civique ! Et “ mon ” autorité dans la classe ne saurait faillir
sur ce point ! Encore faut-il – c’est là que l’habileté psychologique
devient nécessaire – que je sois lucide sur les mécanismes
anthropologiques, parfois très archaïques (ceux de la “ victime
émissaire ” ),
qui sont à l’œuvre souterrainement dans les groupes. Et il est peut-être
nécessaire de rappeler ici, même si cela peut paraître de l’ordre de
l’évidence, que j’ai évidemment à essayer
de respecter moi-même ces interdits fondateurs (de l’inceste, de la
violence...). Le travail pédagogique peut alors commencer vraiment : celui
de la “ sublimation ” (ne pas confondre avec
“ refoulement ”...) des pulsions dans la culture, celui de la
structuration du désir, de l’utilisation créatrice des énergies qui, si elles
restaient seulement refoulées, resurgiraient de manière destructrice. Et ce
travail n’est possible qu’à la condition que les élèves puissent découvrir que
j’exerce mon autorité pour qu’ils puissent découvrir la leur, devenir à leur
tour auteurs de la loi, que j’exerce un pouvoir en effet, mais qui donne
pouvoir.
Un
dernier mot : je ne suis Ă©videmment que rarement Ă la hauteur de ces
exigences. Je suis moi aussi habité par des pulsions mal contrôlées, adulte
imparfait. Mon autorité ne se fonde plus sur une “ transcendance ”,
qu’elle vienne du ciel ou du sol... et cela depuis Isaïe et Socrate. Et donc je
peux, avec mes pairs, en groupes de réflexion et de formation réciproque
librement constitués ,
me donner les moyens de porter, supporter, ces exigences. Les élèves
n’attendent pas de nous que nous soyons des adultes “ parfaits ”,
mais seulement des adultes qui se savent inachevés, et qui, lorsqu’ils
transgressent eux-mêmes la loi dont ils sont porteurs, peuvent le reconnaître
et réparer, et peuvent aussi aider à grandir ceux dont ils ont la
responsabilité, c’est-à -dire les aider à apprendre à assumer à leur tour leur
propre inachèvement inéluctable.
Bernard
Defrance,
professeur de philosophie,
lycée Maurice Utrillo, Stains (Seine-St-Denis).