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La classe : comment sortir du face-Ă -face ?

 

 

 

C’est un extrême malheur d’être sujet à un maître,

duquel on ne se peut jamais assurer qu’il soit bon,

puisqu’il est toujours en sa puissance d’être mauvais quand il voudra,

et d’avoir plusieurs maîtres, c’est, autant qu’on en a,

autant de fois ĂŞtre extrĂŞmement malheureux.

 

Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1548.

 

 

 

La classe :

comment sortir du face-Ă -face ? [1]

 

 

 

 

L

a question de la violence Ă  l’école ou autour de l’école a tendance aujourd’hui Ă  occulter des problèmes beaucoup plus quotidiens vĂ©cus par bon nombre de collègues dans leurs classes, dont on ne parle pas dans les mĂ©dias, et qui sont cependant destructeurs des personnes en empĂŞchant tout bonnement qu’il puisse y avoir enseignement, transmission et construction des savoirs. La focalisation sur quelques faits divers, heureusement assez rares, cache des situations beaucoup plus banales, des comportements devenus ordinaires, qui ne touchent pas seulement les “ zones sensibles â€ť mais affectent un très large ensemble de classes et d’établissements : les “ incivilitĂ©s â€ť quotidiennes dans les collèges, l’absentĂ©isme dans les lycĂ©es, la dĂ©mission larvĂ©e de bon nombre de collègues fatiguĂ©s qui ne croient plus en leur propre mission. Nous nous heurtons en effet Ă  une perte encore discrète mais massive de sens. Pas seulement chez les Ă©lèves, parfaitement conscients de l’effondrement des “ grands rĂ©cits â€ť et de l’illusion selon laquelle les gĂ©nĂ©rations suivantes devaient, par une sorte de fatalitĂ© progressive inĂ©luctable, vivre mieux que les prĂ©cĂ©dentes, mais aussi chez bon nombre de collègues, affectĂ©s dans leurs expertises mĂŞmes, ne pouvant mĂŞme plus se replier sur leurs disciplines, leurs Ă©nergies se volatilisant Ă  calmer les Ă©lèves et s’interrompre les conversations, les flirts ou les disputes – parfois les bagarres â€“ de couloirs et de rĂ©crĂ©s. Combien d’excellents savants ou d’éminents philosophes parlent pour le premier rang pendant que le reste de la classe bavarde, “ tape le carton â€ť, lit diverses revues ou recopie le devoir Ă  rendre Ă  l’heure suivante sur celui du copain – par exemple fils d’enseignants â€“ qui s’est dĂ©vouĂ© pour le faire ? Certes le phĂ©nomène n’est pas nouveau. Mais il prend aujourd’hui une extension massive et touche les secteurs les plus protĂ©gĂ©s de notre système Ă©ducatif : “ ils â€ť bavardent, grouillent, “ ne sont pas motivĂ©s â€ť, n’ont jamais leurs affaires, se haĂŻssent de groupes Ă  groupes et ne m’écoutent pas. Danger : je me mets Ă  les mĂ©priser, me rĂ©fugiant parfois dans la poursuite d’une thèse Ă©ternellement inachevĂ©e, ou dans la recherche d’une promotion (direction, inspection, dĂ©tachements divers) qui m’évitera le face-Ă -face…

 

Une fois la porte refermĂ©e, sur les Ă©lèves et leur professeur, que se passe-t-il dans la classe ? On parle parfois de vĂ©ritable “ boĂ®te noire â€ť : rares sont les enseignants qui dĂ©crivent prĂ©cisĂ©ment les moyens qu’ils utilisent pour faire face Ă  la situation. Situation dangereuse en ce qu’elle met en prĂ©sence un adulte et vingt-cinq, trente ou trente-cinq autres personnes, enfants ou adolescents. Ce qui ne se retrouve dans aucun autre mĂ©tier oĂą la relation humaine est l’élĂ©ment primordial par rapport aux tâches matĂ©rielles. En mĂ©decine, dans le travail social, les acteurs n’ont affaire gĂ©nĂ©ralement Ă  leurs “ clients â€ť que un par un, ou par très petits groupes. Dans l’enseignement, il y a un poids spĂ©cifique de cette co-prĂ©sence humaine entre un acteur principal et un grand groupe, constamment, Ă  raison de trois, cinq ou huit heures par jour... L’angoisse de l’enseignant tient Ă  cette simple question : vais-je pouvoir “ tenir â€ť et “ les â€ť tenir ?

Les professeurs expĂ©rimentĂ©s n’échappent pas Ă  cette peur particulière, tous les ans, voire tous les jours, toutes les heures, recommencĂ©e... Ils donnent souvent quelques conseils aux dĂ©butants : « D’abord, serrer la vis ! Après on peut relâcher un peu... Â» Les bruits courent vite dans les salles de professeurs sur le comportement de telle ou telle classe, de tel ou tel Ă©lève, et la consigne majeure semble bien ĂŞtre de ne pas se laisser “ dĂ©border â€ť : il faut “ s’imposer â€ť face Ă  la classe, Ă  ce rassemblement imprĂ©visible d’enfants ou d’adolescents, et la surprise du dĂ©butant, qui vient de passer quatre ou six ans dans les subtilitĂ©s du chant racinien, de la reproduction des oursins ou de la structure des mastabas Ă©gyptiennes…, est de dĂ©couvrir qu’il lui faut vingt minutes pour faire asseoir les Ă©lèves ; et Ă  cette surprise du dĂ©butant succĂ©dera la lassitude du chevronnĂ©, recommençant tous les ans, toutes les heures…

 

Disons-le d’emblĂ©e et un peu brutalement peut-ĂŞtre, cette situation de face-Ă -face, sans mĂ©diations [2], peut entraĂ®ner des attitudes chez l’enseignant qui, non seulement risquent de compromettre dangereusement la construction de la citoyennetĂ© chez les Ă©lèves, mais aussi de priver de sens les savoirs eux-mĂŞmes que le professeur est chargĂ© de transmettre. En effet, dans cette situation, l’équilibre de la classe ne tient que grâce aux qualitĂ©s psychologiques de l’enseignant : l’aptitude Ă  supporter les regards ou au contraire l’indiffĂ©rence, l’aisance aux relations humaines, les capacitĂ©s d’écoute, l’autoritĂ© “ naturelle â€ť, l’humour, etc.. Malheur Ă  celui qui bĂ©gaie parfois, au timide inhibĂ©, Ă  celui ou celle qui sort des normes corporelles dominantes, dont la voix est inaudible ou dĂ©sagrĂ©able... C’est souvent dans les premières minutes de la classe que tout se joue, et les enfants sentent bien si l’enseignant Ă©prouve ou non le “ plaisir d’enseigner â€ť... Il ne s’agit Ă©videmment pas ici de nier l’importance des capacitĂ©s psychologiques Ă  exercer ce mĂ©tier, mais seulement d’insister sur un aspect souvent mĂ©connu des relations dans la classe, qui ne constitue pas un “ groupe â€ť mais d’abord un rassemblement. Et la finalitĂ© de cette rĂ©union n’est pas dans le plaisir de “ l’être-ensemble â€ť (mĂŞme si on peut aussi l’éprouver...) mais dans l’acquisition de capacitĂ©s cognitives variĂ©es et complexes [3]. Il s’agit d’une institution, et non d’une association ou encore moins d’une famille. Autrement dit, cette structure devrait pouvoir fonctionner quelles que soient les qualitĂ©s (ou les dĂ©fauts !) des personnes, et ce sont donc d’abord les règles et procĂ©dures qui devraient permettre ce fonctionnement. L’efficacitĂ© d’une institution ne peut dĂ©pendre seulement du “ bon vouloir â€ť de ses acteurs. Dans une vision seulement psychologique – encore une fois nĂ©cessaire mais largement insuffisante â€“, on ne peut qu’en rester aux vĹ“ux pieux qui dĂ©finissent l’enseignant “ parfait â€ť et la description de ce modèle idĂ©al ne peut que renvoyer ceux et celles qui n’y correspondent pas (et s’épuisent Ă  vouloir y correspondre !) Ă  leur culpabilitĂ©. La question de l’autoritĂ© est aussi – et mĂŞme d’abord â€“ juridique.

 

Et la première violence Ă  ou de l’école rĂ©side peut-ĂŞtre justement lĂ  : dans ce face-Ă -face institutionnel qui met en prĂ©sence dans un lieu clos un adulte – ni plus ni moins apte Ă  “ la relation â€ť que n’importe quel autre â€“ et vingt ou trente enfants, adolescents ou jeunes adultes placĂ©s lĂ , de trois Ă  dix-huit ans, sans qu’on leur demande leur avis, qui ne savent pas si l’avenir qui les attend sera viable ou non, et qui sollicitent l’enseignant au plus profond de sa propre immaturitĂ© relative. Soupçon silencieux : ce professeur de musique, est-il lui-mĂŞme musicien ? Ce professeur d’électricitĂ©, pourrait-il gagner sa vie comme Ă©lectricien ? Ce commentateur subtil de Baudelaire, pourrait-il lui-mĂŞme Ă©crire un poème ? Ce professeur de n’importe quelle discipline qui m’explique que je ne dois pas rĂ©pondre par le coup de poing Ă  l’injure, c’est-Ă -dire me faire justice Ă  moi-mĂŞme, s’applique-t-il Ă  lui-mĂŞme ce principe quand il me punit pour insolence ? Autrement dit : « Ce que vous dites, vous le faites ? Â» En ce lieu clos, sans tĂ©moin, la toute-puissance de l’adulte (le ministre en personne ne peut pas me faire changer la note que je mets sur une copie) peut se rĂ©soudre en impuissance radicale : je peux toujours essayer d’obtenir la soumission, je n’obtiens plus l’obĂ©issance. Je peux toujours essayer de rĂ©duire les violents par le rappel Ă  la loi, cette “ loi â€ť n’est pas la loi, puisqu’elle s’impose au lieu de s’instituer.

 

Au fond, en ce qui concerne les comportements les plus banals et quotidiens, il s’agirait prĂ©cisĂ©ment d’essayer d’échapper au “ jeu de balançoire â€ť [4] entre serrer (la vis) et relâcher (la pression) ! Si l’enseignant doit d’abord s’imposer, alors les Ă©lèves apprennent Ă  se soumettre Ă  l’adulte et non Ă  obĂ©ir Ă  la loi, dont le professeur est, momentanĂ©ment et par dĂ©lĂ©gation, le garant. Et, dès que le chat n’est pas lĂ , les souris dansent ! Jusqu’à ce qu’elles dĂ©sapprennent Ă  “ danser â€ť, ayant intĂ©riorisĂ© les injonctions du maĂ®tre : qu’est-ce exactement que devenir adulte ? La peur du gendarme n’est pas du tout “ le commencement de la sagesse â€ť, c’est sa nĂ©gation, sauf Ă  rĂ©duire le sens du mot sagesse Ă  celui de docilitĂ© et de conformitĂ©... Et donc, concevoir l’exercice de l’autoritĂ© en classe comme imposition d’un pouvoir personnel dĂ©truit toute possibilitĂ© d’accès Ă  la comprĂ©hension rationnelle des logiques de la loi. Il ne s’agit donc pas d’être “ plus ou moins â€ť autoritaire ou libĂ©ral : cette fausse alternative rĂ©duit l’exercice de l’autoritĂ© dans un groupe Ă  la question du pouvoir sur un groupe, et de son dosage quantitatif. Or, c’est d’abord la question du fondement de la loi qui est posĂ©e : “ au nom de â€ť quoi vais-je imposer le respect de telle ou telle règle particulière ? C’est la difficultĂ© majeure de la formation Ă  la citoyennetĂ©, Ă  l’école, dans la classe : comment l’apprentissage du savoir, c’est-Ă -dire l’exercice de la raison, peut-il s’articuler Ă  l’apprentissage de la loi, c’est-Ă -dire l’exercice de la libertĂ© ?

 

Or, prĂ©cisĂ©ment, le fonctionnement institutionnel ordinaire, actuel, de la classe interdit cette articulation, ce qui dĂ©nature doublement l’accès au savoir et Ă  la loi. Cette structure institutionnelle contraint le professeur et les Ă©lèves Ă  se rĂ©signer aux rapports de forces, que ces “ forces â€ť s’expriment enrobĂ©es dans la “ sympathie â€ť, voire la sĂ©duction, ou plus directement dans les affrontements verbaux, voire physiques. Presque tous les tĂ©moignages concordent ici : dès que des enseignants ou des Ă©lèves s’expriment librement pour dĂ©crire l’ambiance de la classe, les mĂ©taphores guerrières [5] ou amoureuses fleurissent...

 

En quoi consiste prĂ©cisĂ©ment ce fonctionnement ordinaire ? En ce que, dans la personne, le rĂ´le et le statut de l’enseignant, tous les pouvoirs se trouvent institutionnellement confondus : c’est le mĂŞme qui enseigne et qui juge ensuite des rĂ©sultats de cet enseignement, c’est le mĂŞme qui fixe les règles et qui punit en cas de transgression. Dès lors, en ce qui concerne la construction des savoirs, la recherche de la conformitĂ© se substitue Ă  celle de la vĂ©ritĂ©, et, en ce qui concerne l’accès Ă  la loi, il ne s’agit que de se soumettre au “ supĂ©rieur â€ť, en attendant que, grâce aux diplĂ´mes, on puisse soi-mĂŞme devenir supĂ©rieur... Encore une fois, la question n’est pas d’abord d’ordre psychologique : il ne s’agit pas de savoir avec quelles habiletĂ©s manipulatrices l’enseignant peut gommer la perception par les Ă©lèves de cette confusion institutionnelle des pouvoirs, mais de savoir par quelles techniques et procĂ©dures l’enseignant va pouvoir commencer Ă  aider l’élève Ă  sortir du “ familial â€ť, c’est-Ă -dire Ă  instituer dans le fonctionnement de la classe [6] la distinction des pouvoirs qui caractĂ©risent la dĂ©mocratie : la loi est la mĂŞme pour tous, nul ne peut se faire justice Ă  lui-mĂŞme, nul ne peut ĂŞtre juge et partie...

 

Dans ce travail d’institution, au sens de processus et non de rĂ©sultat, l’exercice de l’autoritĂ© se trouve alors, en quelque sorte, dĂ©personnalisĂ© : ce n’est pas moi, professeur, qui donne un ordre, je ne fais qu’exprimer l’exigence de respecter certaines règles nĂ©cessaires pour l’accès au double plaisir de l’acquisition des savoirs et de la rencontre des autres. Qu’il s’agisse des consignes pour rĂ©aliser telle ou telle tâche scolaire, de la correction de telles ou telles erreurs, de l’organisation du travail, du rappel des règles Ă©lĂ©mentaires du fonctionnement collectif, voire de l’intervention (de type “ policière â€ť et non “ judiciaire â€ť [7]) pour enrayer une violence, ce n’est pas la personne de l’enseignant qui est ici en cause, mais sa fonction dans l’organisation de la classe. Toute interdiction peut progressivement ĂŞtre perçue simultanĂ©ment comme une autorisation : dans la classe, je fais taire le bavard pour qu’il puisse parler ! Et dĂ©couvrir le plaisir d’être Ă©coutĂ©, entendu, par les autres. Ce qui suppose l’institution de lieux et moments de parole. Ces moments de parole, inscrits dans l’emploi du temps, ne sont pas seulement des occasions de “ dĂ©foulement â€ť, de “ purge â€ť [8] de la violence et des conflits se verbalisant, ce sont aussi des moments oĂą le sujet peut se rendre compte du pouvoir mĂŞme de la parole : ce seront aussi des moments de dĂ©cisions, inscrites au mur ou dans le “ cahier de dĂ©cisions â€ť, respectĂ©es, au moins jusqu’au prochain “ conseil â€ť ; et ces dĂ©cisions porteront aussi bien sur l’organisation des tâches scolaires que sur les règles de comportement, aussi bien sur l’évaluation des compĂ©tences acquises que sur les sanctions en cas de manquement aux règles communes.

 

La question de l’autoritĂ© de l’enseignant ne se pose donc pas en termes d’imposition d’un pouvoir personnel sur un groupe, mais d’institution d’une loi commune. Alors, attention ! La difficultĂ© est de ne pas oublier que, Ă  l’école, si les Ă©lèves sont dĂ©jĂ  sujets de droit, ils ne sont pas encore citoyens : comment donc pourrais-je partager avec eux un pouvoir auquel j’aurais renoncĂ© ? Il ne s’agit pas de verser dans des idĂ©ologies de la “ non-directivitĂ© â€ť mal comprise ! InĂ©vitablement, mon autoritĂ© dans la classe sera d’abord ressentie comme mon autoritĂ© justement et c’est progressivement que j’introduirai, dans ces moments rĂ©guliers de parole et de dĂ©cisions, les Ă©lĂ©ments de discussion, de nĂ©gociation. Et dans ces conseils, au sens de la pĂ©dagogie institutionnelle, la difficultĂ© rĂ©side dans les distinctions nĂ©cessaires Ă  opĂ©rer entre les diffĂ©rents niveaux de prescriptions, d’importance Ă©videmment inĂ©gale et qui sont trop souvent, dans l’ordinaire de la classe confondus : il est moins grave de refuser d’enlever sa casquette que de taper sur son camarade !

 

Le premier niveau concerne les dimensions personnelles de chacun, l’arbitraire psychologique : je peux très bien demander Ă  mes Ă©lèves de ne pas manger de chewing-gum dans mes cours, parce que, pour des raisons qui me sont personnelles, et qui peuvent avoir leur validitĂ©, je ne supporte pas le spectacle d’un groupe de “ ruminants â€ť devant moi ! Et bien sĂ»r, chacun des membres du groupe peut aussi formuler ses demandes, nous apprendrons progressivement Ă  ajuster nos manies, Ă  articuler nos caractères singuliers... Au deuxième niveau, il s’agit de toutes les règles de politesse, dans les attitudes et en paroles, qui facilitent bien les contacts quotidiens et qui comportent d’ailleurs des prescriptions qui peuvent paraĂ®tre Ă©tranges, coutumes dont l’origine remonte parfois Ă  la nuit des temps et qui varient considĂ©rablement d’une culture Ă  l’autre [9]. Le troisième niveau est celui des rituels culturels (et religieux, au sens anthropologique du mot) : discutables bien sĂ»r, mais très prĂ©gnants et profondĂ©ment intĂ©riorisĂ©s, et qui nĂ©cessitent quelques prĂ©cautions pour leur mise en question critique [10]. Le quatrième niveau est celui des règles proprement dites, techniques, exigĂ©es par la structure mĂŞme des groupes, le travail collectif et les lieux (les règles ne sont pas les mĂŞmes en classe, au gymnase, au laboratoire de chimie, la cantine, etc.). L’expĂ©rience montre aisĂ©ment que s’il n’y a qu’un robinet dans la classe pour se laver les mains après l’atelier de peinture, il vaut mieux qu’il y ait une règle qui fixe prĂ©cisĂ©ment la manière – chacun son tour ! â€“ d’utiliser le robinet ! De mĂŞme pour parler ensemble : celui qui n’écoute pas les autres et, pire, empĂŞche les autres d’écouter, ne saurait prĂ©tendre ĂŞtre Ă©coutĂ© Ă  son tour (« Les sourds deviennent muets Â» [11])... Le cinquième niveau est constituĂ© par les lois, les prescriptions des droits civil et pĂ©nal, inscrites dans les codes correspondants : on peut certes – et peut-ĂŞtre doit-on : ce serait justement l’objet de l’instruction civique… â€“ apprendre Ă  les connaĂ®tre et les analyser, mĂŞme d’un point de vue critique, en classe. Mais bien sĂ»r ce qui est prescrit par les lois de la RĂ©publique s’applique Ă  l’école ! C’est seulement devenu majeur, que le citoyen les discute, les modifie, directement ou par ses dĂ©lĂ©guĂ©s au Parlement (le lieu oĂą l’on parle). Le sixième niveau concerne les valeurs et les morales : ici aussi l’école contribue Ă  leur connaissance et favorise leur examen critique, surtout dans une sociĂ©tĂ© laĂŻque et pluraliste oĂą personne n’est vraiment d’accord sur ce qui peut engager le plus profondĂ©ment le sens que chacun donne Ă  son existence. Enfin, il y a, et c’est le septième niveau, celui des principes Ă©thiques, ce qui ne se discute pas parce qu’il s’agit d’interdits dont le respect permet prĂ©cisĂ©ment qu’il y ait discussion, par exemple l’interdit de la violence. Ce qui rend nĂ©cessaire “ le droit de veto â€ť dont dispose le maĂ®tre dans le conseil de la classe institutionnelle. Il ne s’agit Ă©videmment pas, sous couvert de “ dĂ©mocratie â€ť, de permettre n’importe quoi : dans les classes, les “ lynchages â€ť peuvent ne pas seulement prendre des formes explicites et physiques !

 

Lorsque j’étais en cm2, la classe Ă©tait partagĂ©e en plusieurs petits groupes. Un Ă©lève Ă©tait exclu de tous les groupes. Il Ă©tait issu d’une famille pauvre, ses parents Ă©taient au chĂ´mage, il Ă©tait plutĂ´t “ rachitique â€ť, et se retrouvait souvent seul. Il Ă©tait donc notre victime favorite. Les moqueries et toutes sortes de blagues cuisantes l’assaillaient. J’étais entraĂ®nĂ© par la “ masse â€ť des Ă©lèves, je me trouvais pris dans cet “ engrenage â€ť, et je faisais comme tout le monde... Sa scolaritĂ© devait ĂŞtre un enfer. Il y a deux ans, j’ai appris qu’il Ă©tait mort au cours d’une crise d’asthme. J’ai regrettĂ© longtemps d’avoir fait partie de la “ majoritĂ© â€ť : la majoritĂ© a toujours tort.

SĂ©bastien Plura [12].

 

On dit parfois, un peu dangereusement, qu’une des fragilitĂ©s de la dĂ©mocratie est qu’elle permet Ă  ses adversaires de s’exprimer librement. C’est Ă©videmment lĂ  une vue simpliste : l’oubli des interdits fondateurs des procĂ©dures dĂ©mocratiques peut en effet conduire Ă  l’écrasement des minoritĂ©s ; or, tout autant que la loi de la majoritĂ©, la dĂ©mocratie est protection des minoritĂ©s. Cet apprentissage des procĂ©dures fait aussi partie de l’éducation civique ! Et “ mon â€ť autoritĂ© dans la classe ne saurait faillir sur ce point ! Encore faut-il – c’est lĂ  que l’habiletĂ© psychologique devient nĂ©cessaire â€“ que je sois lucide sur les mĂ©canismes anthropologiques, parfois très archaĂŻques (ceux de la “ victime Ă©missaire â€ť [13]), qui sont Ă  l’œuvre souterrainement dans les groupes. Et il est peut-ĂŞtre nĂ©cessaire de rappeler ici, mĂŞme si cela peut paraĂ®tre de l’ordre de l’évidence, que j’ai Ă©videmment Ă  essayer de respecter moi-mĂŞme ces interdits fondateurs (de l’inceste, de la violence...). Le travail pĂ©dagogique peut alors commencer vraiment : celui de la “ sublimation â€ť (ne pas confondre avec “ refoulement â€ť...) des pulsions dans la culture, celui de la structuration du dĂ©sir, de l’utilisation crĂ©atrice des Ă©nergies qui, si elles restaient seulement refoulĂ©es, resurgiraient de manière destructrice. Et ce travail n’est possible qu’à la condition que les Ă©lèves puissent dĂ©couvrir que j’exerce mon autoritĂ© pour qu’ils puissent dĂ©couvrir la leur, devenir Ă  leur tour auteurs de la loi, que j’exerce un pouvoir en effet, mais qui donne pouvoir.

 

Un dernier mot : je ne suis Ă©videmment que rarement Ă  la hauteur de ces exigences. Je suis moi aussi habitĂ© par des pulsions mal contrĂ´lĂ©es, adulte imparfait. Mon autoritĂ© ne se fonde plus sur une “ transcendance â€ť, qu’elle vienne du ciel ou du sol... et cela depuis IsaĂŻe et Socrate. Et donc je peux, avec mes pairs, en groupes de rĂ©flexion et de formation rĂ©ciproque librement constituĂ©s [14], me donner les moyens de porter, supporter, ces exigences. Les Ă©lèves n’attendent pas de nous que nous soyons des adultes “ parfaits â€ť, mais seulement des adultes qui se savent inachevĂ©s, et qui, lorsqu’ils transgressent eux-mĂŞmes la loi dont ils sont porteurs, peuvent le reconnaĂ®tre et rĂ©parer, et peuvent aussi aider Ă  grandir ceux dont ils ont la responsabilitĂ©, c’est-Ă -dire les aider Ă  apprendre Ă  assumer Ă  leur tour leur propre inachèvement inĂ©luctable.

 

 

Bernard Defrance,

professeur de philosophie,

lycée Maurice Utrillo, Stains (Seine-St-Denis).

 



[1] Paru, avec quelques coupes (ici version complète), dans la revue Adolescence, 1998, tome 16, n° 1.

[2] Francis Imbert et le GRPI, MĂ©diations, institutions et loi dans la classe, ESF Ă©d., 1994.

[3] Jean-Pierre Astolfi, L’école pour apprendre, ESF Ă©d., 1992.

[4] Fernand Oury, R.T.S. Ă©mission du 21 octobre 1972, transcription publiĂ©e dans Confronter, n° 21, septembre 1975, Culture & LibertĂ©.

[5] Georges Lapassade, Guerre et paix dans la classe, Armand Colin Ă©d., 1993.

[6] Cf. toutes les publications des praticiens de la pĂ©dagogie institutionnelle : bibliographie dans La Violence Ă  l’école, Syros, 6Ă©d. 1997, note 40, p. 129.

[7] Le policier arrĂŞte le prĂ©sumĂ© dĂ©linquant, il ne le juge pas ni ne le punit...

[8] Catharsis, en grec...

[9] Pourquoi se serre-t-on la main pour se dire “ bonjour â€ť ? Parce qu’en tendant ma main droite ouverte Ă  l’autre, je lui montre par lĂ  que je ne porte pas d’armes : je n’ai pas d’intentions agressives et donc nous passons, pour ce jour, contrat social... L’origine historique et anthropologique de ces règles et des prescriptions du troisième niveau peut ĂŞtre explicitĂ©e et Ă©tudiĂ©e en classe : c’est tout Ă  fait passionnant, surtout si on a la chance d’avoir dans sa classe des enfants d’origines culturelles et ethniques diffĂ©rentes. L’explication des origines du foulard ou du voile pour les femmes autour du bassin  mĂ©diterranĂ©en, ou de la casquette, le “ petit casque â€ť, dans la culture amĂ©ricaine, par exemple...

[10] Sur la question du “ voile â€ť, cf. “ Des professeurs contre la RĂ©publique â€ť, Journal du Droit des Jeunes, n° 153, mars 1996 et le supplĂ©ment des Cahiers PĂ©dagogiques, “ Retours sur la question du voile â€ť, mars/avril 1995.

[11]  Fernand Oury, cf. note 3.

[12] Ă‰lève de terminale F3 (Ă©lectrotechnique), lycĂ©e Pierre de Coubertin, Meaux ; texte Ă©crit en cours de philosophie, octobre 1993 ; dĂ©jĂ  publiĂ© dans “ Jouer et dĂ©jouer la violence â€ť, Pratiques Corporelles, n° 102, mars 1994.

[13] Voir les travaux de RenĂ© Girard et de quelques autres anthropologues, notamment Annick Barrau, Mort Ă  jouer, mort Ă  dĂ©jouer, PUF, 1994.

[14] Voir les groupes de parole et de soutien mutuel divers, notamment ceux initiĂ©s par Francis Imbert, Jacques LĂ©vine et dans certaines Mafpen  (Missions AcadĂ©miques Ă  la Formation des Personnels de l’Éducation Nationale).


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