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Oui, l'École peut éduquer à la citoyenneté. *

 

 

 

 

Oui, l’École peut éduquer à la citoyenneté. *

 

 

 

 

 

Puisque, parmi les diverses mesures prises pour lutter contre la violence Ă  l’école, le ministre dĂ©cide d’une “ revitalisation â€ť de l’éducation civique – dont on se souvient qu’en mars 1995 il avait dĂ©jĂ  proposĂ© qu’elle soit dĂ©sormais l’affaire de l’ensemble des enseignants â€“ il importe d’essayer de dĂ©finir les conditions d’une vĂ©ritable construction de la citoyennetĂ© Ă  l’école.

 

En effet, des trois fonctions de l’école, instruire (produire des individus aussi savants et cultivĂ©s que possible), former (produire des individus aptes Ă  s’insĂ©rer dans la vie professionnelle) et Ă©duquer (produire des citoyens), c’est aujourd’hui la troisième fonction qui devient première et conditionne la rĂ©alisation des deux autres. L’instruction sans l’éducation, de mĂŞme que le dĂ©veloppement des qualitĂ©s professionnelles sans dimension civique, peuvent produire des individus encore plus dangereux que les ignorants ou les incompĂ©tents ; savoirs et compĂ©tences peuvent ainsi ĂŞtre mis au service des pires violences, ou plus simplement des ambitions destructrices de soi et d’autrui.

 

La rĂ©alisation des deux premières fonctions n’est pas nĂ©cessaire, au sens juridique de l’adjectif (ĂŞtre analphabète ou chĂ´meur ne relève pas du Code pĂ©nal...) ; en revanche l’accès Ă  la citoyennetĂ© n’est pas facultatif et, Ă  partir de la majoritĂ© civique, nul n’est censĂ© ignorer la loi. Les codes pĂ©nal et civil prĂ©voient une progressivitĂ© dans l’accès aux responsabilitĂ©s civiles et pĂ©nales : Ă  partir de 13 ans, de 15 ans, de 16 ans et enfin 18 ans, certains actes sont autorisĂ©s, d’autres interdits, et on en devient donc responsable, civilement et pĂ©nalement. Il est donc de la mission de l’école de prĂ©parer les Ă©lèves Ă  l’exercice de ces responsabilitĂ©s, dans les pratiques institutionnelles elles-mĂŞmes, et dĂ©jĂ  de les en informer...

 

L’école n’est pas une communautĂ© mais une sociĂ©tĂ©, elle n’est pas une association mais une institution ; le fonctionnement d’une sociĂ©tĂ© et/ou d’une institution est rĂ©glĂ© par le droit. Il ne s’agit pas d’abord, dans une sociĂ©tĂ© ou une institution, d’atteindre Ă  un improbable consensus sur les valeurs, mais, si l’on n’est d’accord sur rien, de se mettre d’accord sur les procĂ©dures grâce auxquelles on va pouvoir en parler. L’interdit de la violence ne se discute pas dĂ©mocratiquement puisqu’il est ce par quoi la discussion dĂ©mocratique est possible. Dès lors la question de la formation de la citoyennetĂ© n’est pas tant une question de transmission de valeurs que d’apprentissage des procĂ©dures grâce auxquelles les valeurs pourront se construire, les libertĂ©s s’articuler.

 

Ainsi, si l’on veut que l’école éduque à la citoyenneté, il importe que le fonctionnement institutionnel même de la classe, de l’établissement, soit conforme aux principes élémentaires du droit. Avec cette difficulté, caractéristique de l’école par rapport aux autres institutions, que ses acteurs principaux, les enfants et les adolescents, s’ils sont déjà sujets de droit, ne sont pas encore citoyens. Et que donc les règlements intérieurs ont à intégrer la progressivité dans l’échelle des responsabilités et des exigences, notamment en ce qui concerne les punitions par exemple ou la participation aux décisions : on peut exiger plus d’un adolescent de 15 ans que d’un enfant de 10 ans. Il ne s’agit donc pas de faire de l’école, de la classe, des espaces de démocratie mais des temps d’apprentissage de la démocratie.

 

L’enjeu de l’éducation Ă  la citoyennetĂ© est donc d’apprendre Ă  vivre et coopĂ©rer avec d’autres, avec lesquels on n’a pas choisi de vivre : les Ă©lèves d’une classe et d’un Ă©tablissement ne se sont pas choisis mutuellement, ils n’ont pas choisi leurs professeurs et leurs professeurs ne les ont pas choisis, et c’est prĂ©cisĂ©ment cette situation qui est formatrice de la citoyennetĂ© ; il importe de ne pas confondre les logiques institutionnelle et associative. Toute la question est donc de passer d’une situation de juxtaposition des personnes Ă  une situation de coopĂ©ration entre les personnes : Ă  l’école, le futur citoyen n’a pas seulement Ă  apprendre Ă  obĂ©ir Ă  la loi mais aussi Ă  la faire avec les autres.

 

 

Dès lors, du cĂ´tĂ© de l’élève, il ne s’agit pas de se soumettre Ă  quelqu’un mais d’obĂ©ir Ă  la loi : soumission et obĂ©issance sont incompatibles. De mĂŞme, du cĂ´tĂ© du maĂ®tre, il ne s’agit pas d’exercer son pouvoir sur un groupe mais d’exercer son autoritĂ© dans un groupe : en ce sens Ă©galement, pouvoir et autoritĂ© sont incompatibles. Et toute structure institutionnelle qui, dans son fonctionnement, contraint les acteurs au face-Ă -face et aux rapports de force est Ă©videmment destructrice des personnes : soumettre un autre ou se soumettre Ă  un autre, c’est renoncer Ă  l’humanitĂ© en soi-mĂŞme.

 

Il s’agit donc d’instituer progressivement la distinction des pouvoirs qui caractĂ©rise les sociĂ©tĂ©s dĂ©mocratiques dans le fonctionnement des classes et des Ă©tablissements : nul ne peut se faire justice Ă  lui-mĂŞme (rĂ©glage de la violence), nul ne peut ĂŞtre juge et partie (validation des compĂ©tences) ; Ă©galement, nul ne peut ĂŞtre mis en cause pour un acte dont il n’est pas l’auteur ou le complice (illĂ©galitĂ© des punitions collectives), en cas d’infraction un mineur bĂ©nĂ©ficie de l’excuse de minoritĂ© (sauf, Ă©ventuellement, entre 16 et 18 ans, sur dĂ©cision du juge). Les fonctionnements institutionnels, et notamment les règlements intĂ©rieurs, doivent intĂ©grer ces principes, et notamment l’exigence de ne pas utiliser les punitions du registre “ pĂ©nal â€ť (retenues, par exemple) pour sanctionner des manquements dans l’acquisition des savoirs, et, rĂ©ciproquement, de ne pas utiliser les moyens d’évaluation des savoirs (baisse de notes, par exemple) pour punir des comportements jugĂ©s dĂ©viants.

 

En ce qui concerne donc les comportements, il devient nĂ©cessaire d’instituer dans l’établissement une instance tierce qui aura Ă  juger des infractions et trancher dans les litiges relevant du rĂ©glementaire (il est aussi des comportements qui peuvent relever du judiciaire) ; des formes très diverses peuvent ĂŞtre inventĂ©es localement : l’essentiel Ă©tant que l’instance qui juge et Ă©ventuellement punit ne soit pas composĂ©e de personnes impliquĂ©es, mĂŞme indirectement, dans l’infraction ou le litige.

 

De mĂŞme, en ce qui concerne les acquisitions de savoirs et savoir-faire, il importe que soient distinguĂ©es l’évaluation interne nĂ©cessaire au travail pĂ©dagogique lui-mĂŞme – ce qui implique la prĂ©vision de temps de rĂ©gulation propres Ă  chaque classe et discipline â€“ et la validation externe des compĂ©tences acquises, sous forme de contrĂ´les de connaissances, de vĂ©rifications de savoir-faire, Ă  intervalles rĂ©guliers, par d’autres que ceux qui enseignent aux Ă©lèves concernĂ©s.

 

Il importe Ă©galement que les règlements intĂ©rieurs soient clairement distinguĂ©s des “ chartes â€ť et “ contrats â€ť (seul le majeur peut contracter), et qu’ils fassent l’objet d’un travail d’élaboration constant, impliquant l’ensemble des acteurs, et distinguant les niveaux de normes entre ce qui se discute, ce qui ne se discute pas et ce qui ne se discute pas encore. De mĂŞme les règlements doivent prĂ©voir leurs propres règles de modification et leur “ code de procĂ©dure â€ť : l’énumĂ©ration des droits et des devoirs doit s’accompagner de l’indication prĂ©cise des procĂ©dures Ă  suivre pour les faire respecter. La seule diffĂ©rence entre droits et devoirs Ă©tant que, si l’on peut toujours ne pas exercer un droit, on ne peut se soustraire Ă  un devoir. Ces droits et ces devoirs concernent Ă©videmment l’ensemble des acteurs de l’école.

 

Si le maĂ®tre ne peut plus punir ses propres Ă©lèves, s’il ne peut plus valider leurs performances, il importe alors que s’instituent des groupes de soutien et de formation entre les maĂ®tres, leur permettant de travailler en eux-mĂŞmes leurs fantasmes de maĂ®trise, pour accepter de renoncer au pouvoir et retrouver leur autoritĂ©. Ce qui implique que soient prĂ©vus dans les temps de service les heures nĂ©cessaires Ă  ces temps de formation rĂ©ciproque continue. Ce qui implique Ă©galement que soient distinguĂ©s sans Ă©quivoque les rĂ´les et compĂ©tences : si un professeur n’est pas formĂ© au “ travail social â€ť et n’a pas Ă  jouer Ă  l’éducateur spĂ©cialisĂ© ou Ă  l’assistante sociale, en revanche, il a, comme tous les autres adultes, Ă  essayer de se comporter, dans ce qui fait sa fonction mĂŞme, en citoyen. Ce qui n’est facile pour personne.

 

Les enjeux de l’éducation à la citoyenneté, de la construction de la loi, sont donc de sortir de la violence, ou tout au moins de la diminuer, de la régler, et de comprendre que ma liberté ne s’arrête pas là où commence celle de l’autre, mais qu’elle commence là où commence celle de l’autre. Étant donnés aujourd’hui les enjeux planétaires, il est probable qu’il en va, pour le 21e siècle, de la survie de l’espèce humaine, et c’est cette question radicale que les citoyens en formation actuellement dans nos classes auront à tenter de résoudre. Il ne reste, semble-t-il, pas beaucoup de temps pour cela.

Bernard Defrance.



·          Paru dans Les idĂ©es en mouvement, mensuel de la Ligue de l’Enseignement, n° 38, avril 1996 ;

·          Ă©galement dans L’Éducation Ă  la citoyennetĂ©, actes du colloque de l’Inspection AcadĂ©mique

de la Seine-St-Denis, Magnard 1996.


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