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Article pour Pol Guillaume

 

 

 

 

 

Parler en classe ? Vraiment ? *

 

par Bernard Defrance,

professeur de philosophie,

LycĂ©e Pierre de Coubertin, Meaux [1].

 

 

 

 

Comment faire taire les “ bavards â€ť ? Je suis en train de faire cours ou de donner des consignes pour une tâche quelconque, et deux ou trois, gĂ©nĂ©ralement au fond de la classe, parlent entre eux, sans mĂŞme prendre l’élĂ©mentaire prĂ©caution de chuchoter. Et ça m’agace bien sĂ»r ! Il est probable que dans nos classes, la quasi-totalitĂ© des motifs de punitions porte d’abord sur ce phĂ©nomène simple : ils bavardent ! Passe encore quand il n’y en a que quelques-uns – toujours les mĂŞmes bien sĂ»r… – mais lorsque je suis bien obligĂ© de me rendre compte qu’il n’y en a que deux ou trois qui m’écoutent, comment faire ? Se fâcher ? Punir ? Se rĂ©signer ?

 

Il est frappant de constater, notamment Ă  l’occasion des rappels Ă  l’ordre, que les Ă©lèves bavards n’ont pas vraiment conscience d’exercer une violence quelconque Ă  l’égard du professeur alors qu’il ressent, lui, cette situation comme une nĂ©gation de lui-mĂŞme, ce qui ne manque pas d’entraĂ®ner souvent des violences verbales (plus rarement physiques) et des punitions. Et je culpabilise bien sĂ»r d’être obligĂ© de sĂ©vir… parce que, si je dois faire acte d’autoritĂ©, c’est que cette “ autoritĂ© â€ť a Ă©tĂ© mise en dĂ©faut, n’a pas l’évidence “ naturelle â€ť Ă  laquelle je rĂŞve, que ma seule parole ne suffit pas Ă  maintenir “ l’ordre â€ť. Plus cruel encore, je dĂ©couvre souvent que, s’ils parlent entre eux, ce n’est pas qu’ils s’opposent Ă  ce que je dis, mais qu’ils y sont, tout simplement, indiffĂ©rents. Aucune trace d’agressivitĂ© Ă  mon Ă©gard dans leurs comportements ! Pas plus qu’à l’égard de la musique qu’ils Ă©coutent en faisant autre chose ou de la tĂ©lĂ© qui fonctionne en bruit ou image de fond, qu’ils regardent de temps en temps distraitement… Si les Ă©lèves bavardent, c’est que je ne sais pas faire preuve d’autoritĂ© (ancienne version) ou que je ne sais pas les “ motiver â€ť (version moderne) ! Et il n’est pas sĂ»r que cette culpabilisation facilite la recherche de solutions autres que seulement rĂ©pressives… ou dĂ©pressives !

Mais dans la plupart des cas, heureusement peut-ĂŞtre, cette “ rĂ©pression â€ť du bavardage n’est pas très difficile : il suffit de regarder le bavard et de lui donner la parole pour qu’il se taise ! Pourquoi ce paradoxe ? Parce que, tout simplement, la parole changerait alors de nature, il faudrait s’exprimer devant toute la classe, rĂ©pondre Ă©ventuellement aux objections du professeur, subir parfois ses remarques plus ou moins ironiques ou pire encore les Ă©ventuels ricanements des camarades…

 

Mais peut-ĂŞtre qu’avant de rĂ©primer ou de culpabiliser (l’un n’excluant pas l’autre…), les enseignants pourraient essayer de s’interroger sur le sens mĂŞme du bavardage. Je ne rĂ©siste pas au plaisir de citer :

« Dans sa critique de la propagation des passions dans la foule inorganisĂ©e, Tarde constate que “ les hommes incultes, entre Ă©gaux, sont portĂ©s Ă  parler tous Ă  la fois et Ă  s’interrompre sans cesse â€ť. Mais cette “ mer agitĂ©e â€ť, bien loin de porter seulement la violence, n’est-elle pas au contraire source d’une fragmentation en myriades de sous-conversations d’autant plus “ civiles â€ť qu’elles Ă©vitent une canalisation de leur Ă©nergie ? La foule Ă  l’état libre est en effet un Ă©moussement de la puissance, un recommencement du sens Ă  partir des micro-interactions, sĂ©parĂ©es, coupĂ©es du “ lien â€ť par une heureuse autonomie, pouvant Ă  tout moment renouer des rĂ©seaux, des sĂ©ries conversationnelles, des rires ou des indignations plus collectifs. C’est une autre façon de dire que les vices privĂ©s crĂ©ent les vertus publiques. Encore n’avons-nous aucune certitude sur ce que les gens prĂ©tendent accomplir lorsqu’ils se sĂ©parent d’une entente de masse, pour se consacrer Ă  leurs affaires ponctuelles, dans le brouhaha le plus complet. Peut-ĂŞtre chacun d’entre nous est-il conscient que la meilleure manière d’empĂŞcher une foule de devenir criminelle est de lutter contre la polarisation de celle-ci par des images simples. Le bruit, ici, n’est pas fortuit, ni innocent, mais dĂ©libĂ©rĂ©, Ă©mis pour tamiser, affaiblir, compenser par une prĂ©sence multiple le “ grand parler â€ť du leader. Cela est particulièrement vrai en France, oĂą les discours officiels se dĂ©roulent gĂ©nĂ©ralement sur fond d’indescriptible charivari, de prĂ©fĂ©rence près des petits fours et du champagne. Â» [2]

VoilĂ  qui ne rĂ©sout pas, certes, la question du bavardage, mais peut aider en revanche Ă  en comprendre le sens. Lorsque je me rends compte que je parle dans le vide, ou seulement pour le premier rang, peut-ĂŞtre puis-je modifier ma perception des attitudes “ dispersĂ©es â€ť des Ă©lèves : peut-ĂŞtre s’agit-il, pour eux, d’une sorte de rĂ©sistance (plus ou moins consciente) au “ grand parler â€ť impositif, frontal, et non d’une nĂ©gation violente de ma parole ou de ma personne. Peut-ĂŞtre d’ailleurs ne m’écoutent-ils pas parce que, prĂ©cisĂ©ment, je ne parle pas en faisant cours, mais que je rĂ©cite, que c’est le programme officiel qui parle par moi. Et que, donc, lorsque je leur donne la parole, ils se croient eux aussi obligĂ©s de rĂ©citer, tout au moins d’essayer de deviner ce qu’ils croient que je veux qu’ils disent !

Il arrive parfois que certains Ă©lèves, Ă©tonnĂ©s par les rappels Ă  l’ordre et au silence, rĂ©agissent en signifiant, Ă  peu de choses près : « Mais on vous en prie, continuez (Ă  parler, Ă  faire votre cours), vous ne nous dĂ©rangez pas… Â» Ce serait donc la magistralitĂ© elle-mĂŞme qui produirait le bavardage, les micro-conversations rĂ©tablissant la “ civilitĂ© â€ť, c’est-Ă -dire la rĂ©ciprocitĂ© contre l’univocitĂ©, les sens multiples et marginaux contre le sens unique et central. C’est bien le bavardage qui est le motif principal des incidents, parfois violents, entre enseignants et Ă©lèves. Or, ce “ brouhaha â€ť, voire ce charivari, est peut-ĂŞtre une des voies en effet de la rĂ©sistance Ă  la constitution d’un “ Moi-tout â€ť totalitaire, Ă  la fusion des identitĂ©s particulières dans la “ communion â€ť au Savoir.

 

Mais est-il vraiment acceptable, dans la classe, de se rĂ©signer Ă  la dispersion, Ă  la dĂ©liaison [3], Ă  la fragmentation ? Ou bien faut-il imposer de force (et pour leur bien !), par le chantage aux notes et aux punitions, le seul dĂ©roulement du “ grand parler â€ť magistral et de ses Ă©chos chez les Ă©lèves ? Est-il possible, en Ă©chappant Ă  cette alternative destructrice, Ă  partir prĂ©cisĂ©ment de ces rĂ©seaux d’échanges spontanĂ©s, d’instituer les articulations et les rĂ©ciprocitĂ©s, de valider le bavardage ? Et permettre, Ă  partir de lui, la construction des savoirs et du sens ? Après tout, l’organisation des conversations, les travaux de groupes, l’entraide entre Ă©lèves, la diffĂ©renciation pĂ©dagogique, nous savons faire aussi ! Ou nous pouvons l’apprendre… Et nous savons aussi, parfois, partager “ petits fours et champagne â€ť, c’est-Ă -dire toutes les saveurs des savoirs, avec nos Ă©lèves !

Dans la situation scolaire ordinaire, n’importe quel Ă©lève sait qu’il est dangereux, tout simplement, de parler : si tout ce qu’il dit peut se retourner contre lui, on comprend bien qu’il lui faille, avant de parler, tourner sept fois la langue dans sa bouche [4] Il est quasiment impossible Ă  un Ă©lève, marquĂ© par sa scolaritĂ© antĂ©rieure, d’oublier que le professeur n’est pas seulement celui qui est chargĂ© de lui permettre d’accĂ©der aux savoirs mais Ă©galement celui qui va le juger, le noter, ces “ jugements â€ť pouvant entraĂ®ner Ă©videmment des consĂ©quences directes sur son avenir scolaire et donc professionnel et social. Quelles que soient les qualitĂ©s psychologiques du professeur, quelles que soient ses habiletĂ©s pĂ©dagogiques, cette confusion institutionnelle des rĂ´les d’enseignant et d’évaluateur dans la mĂŞme personne ne peut qu’entraĂ®ner des attitudes de prudence chez les Ă©lèves, et donc, pour ceux d’entre eux qui ont conscience des enjeux pour leur propre avenir de ce qui se passe Ă  l’école, soit le silence, tout simplement, quand il est possible – ce qui n’est pas frĂ©quent ! – en rĂ©ponse Ă  l’interrogation du professeur, soit une rĂ©ponse soumise, rĂ©sultat de la devinette (« Qu’est-ce qu’il veut me faire dire ? Â»), ou bien encore la rĂ©pĂ©tition en Ă©cho de ce que dit le professeur (injonction, souvent agressive, adressĂ©e Ă  celui qui bavarde : « RĂ©pĂ©tez ce que je viens de dire ! Â»). Comment parler dans ces conditions ?

 

C’est bien la confusion institutionnelle de deux rĂ´les incompatibles qui bloque Ă  peu près complètement toute possibilitĂ© d’échanges vrais, de paroles libres entre Ă©lèves et professeurs. Cette confusion entre situations d’apprentissage et de contrĂ´le, cette obligation statutaire pour l’enseignant d’avoir Ă  juger ses propres Ă©lèves, peuvent certes se dissimuler derrière les manipulations de la “ sympathie â€ť ou du “ charisme â€ť, ou des techniques de “ conduite de groupes â€ť et des “ dispositifs didactiques â€ť, mais alors l’habiletĂ© psychologique et pĂ©dagogique du professeur risque de conforter l’apprentissage de la soumission : si, dans le quotidien de la classe, quinze ans (au moins) durant, l’élève apprend Ă  se soumettre Ă  quelqu’un au lieu d’apprendre Ă  obĂ©ir Ă  la loi, ne pas s’étonner des rĂ©sultats quant au degrĂ© moyen de conscience civique du citoyen moyen ! Ne pas s’étonner non plus de ce que le rapport actif au savoir se transforme en rapport passif au savant, cette soumission hiĂ©rarchique condamnant les dissidences crĂ©atrices et enfermant dans la relation quasi-religieuse maĂ®tre-disciple, laquelle ne peut plus alors se briser que dans la douleur et parfois la violence, y compris dans les disciplines scientifiques les plus pointues.

En effet, la soumission est incompatible avec l’obĂ©issance : quand je me soumets aux volontĂ©s d’un autre, je renonce Ă  l’humanitĂ© en moi-mĂŞme. Heureusement cette soumission n’est souvent que de façade, mais alors, dès que « le chat n’est pas lĂ , les souris dansent Â» [5] et la “ sagesse â€ť n’est que l’effet de « la peur du gendarme Â». Au contraire, quand j’obĂ©is Ă  un ordre quelconque, c’est que je sais que celui qui le donne ne fait qu’exprimer une exigence rationnelle, morale, voire Ă©thique, Ă  laquelle il est lui-mĂŞme tenu, dont il n’est que le porteur symbolique momentanĂ©ment et par dĂ©lĂ©gation. Bien plus, j’apprends – et seule l’école peut permettre cet apprentissage qui la diffĂ©rencie radicalement de la famille – Ă  obĂ©ir Ă  la loi parce que j’apprends aussi Ă  la faire avec les autres. Dans la confusion actuelle des rĂ´les d’enseignant et d’évaluateur, l’école se trahit elle-mĂŞme, elle n’est pas encore l’école, elle transgresse le principe du droit, fondateur et indiscutable, selon lequel “ nul ne peut ĂŞtre juge et partie â€ť. Ce qui aboutit, dans le domaine des savoirs, Ă  substituer la recherche de la conformitĂ© Ă  celle de la vĂ©ritĂ©, et dans le domaine des comportements, Ă  substituer la soumission Ă  quelqu’un Ă  l’obĂ©issance Ă  la loi.

 

Mais comment faire, alors ? Et cela sans attendre les modifications institutionnelles qui seraient nĂ©cessaires pour une vĂ©ritable construction des savoirs et de la loi ? Puisque, dans le quotidien de “ ma â€ť classe, ici et maintenant, ils sont lĂ  devant et autour de moi, et que je ne peux pas attendre les “ lendemains â€ť radieux ou chantants… Je ne vais Ă©videmment pas dire ici “ ce qu’il faut faire â€ť, mais seulement comment j’essaie de faire, dans les cours de philosophie dont je suis chargĂ© dans les sĂ©ries de classes terminales techniques et professionnelles  [6]

 

Ils bavardent, donc. Ils “ rĂ©sistent â€ť Ă  l’invitation Ă  entrer dans les voies du philosopher ! Quand je commence une phrase par : « Je vous propose de… Â», ils entendent : « Je vous impose de… Â». Lent travail, Ă©videmment toujours inachevĂ© et inachevable (ils ont deux heures de philosophie par semaine, ce qui fait soixante ou soixante-dix heures dans une annĂ©e scolaire… et dans la vie !), que de se dĂ©prendre des attitudes instituĂ©es et intĂ©riorisĂ©es dans les quinze annĂ©es prĂ©cĂ©dentes. Lent travail sur soi Ă©galement pour le professeur que je suis, pour apprivoiser la peur, accepter de recevoir des Ă©lèves, supporter les fissures de la maĂ®trise et le renoncement aux pouvoirs de correction, courir les risques d’une rencontre qui peut brĂ»ler, entrevoir enfin le sens du prĂ©fixe mĂŞme du mot philosophie, c’est-Ă -dire se reconnaĂ®tre en manque, dĂ©sarmĂ©, nu et ignorant…

 

Impossible de rĂ©sumer ici plus de vingt ans de tâtonnements, d’essais, d’erreurs et de rĂ©ussites. Quelques aperçus seulement, sur la question donc du “ bavardage â€ť et de la parole.

 

Pour la première fois sans doute dans leur scolaritĂ©, ils vont dĂ©couvrir qu’ils ont le droit de ne pas s’intĂ©resser Ă  ce qui se dit (Ă  ce que je dis) en cours, ni mĂŞme d’écouter ! Comment s’intĂ©resser vraiment sur commande ? Ă€ la condition, absolument impĂ©rative, qu’ils n’empĂŞchent pas quiconque de s’intĂ©resser et donc d’écouter. Dans n’importe quel groupe, n’importe qui peut, Ă  n’importe quel moment, avoir besoin ou envie d’échanger un mot avec son voisin : nous avons alors tout simplement recours au chuchotement, pour ne dĂ©ranger personne d’autre, ou au message Ă©crit si l’interlocuteur est trop Ă©loignĂ©. Le problème est qu’ils ignorent le geste vocal mĂŞme permettant de chuchoter et non de parler, mĂŞme Ă  voix basse ! Et que je dois le leur apprendre… : sĂ©ances assez amusantes, mais dont on se passerait quand mĂŞme volontiers et qui nous font perdre un temps prĂ©cieux !

Je veux donc donner la parole. Et aussitĂ´t, je dĂ©couvre qu’ils entendent ce “ don â€ť comme une nouvelle occasion pour moi de les juger… sur leur “ taux â€ť de participation au cours par exemple : le “ bon Ă©lève â€ť ne doit pas seulement ĂŞtre docile, il doit l’être activement ! Toute question est d’abord perçue comme une interrogation, Ă  laquelle il faut apporter la bonne rĂ©ponse. Trois principes me guident donc, que j’énonce et rappelle Ă  chaque fois que cela me semble nĂ©cessaire :

1. Le droit de parler est aussi le droit de se taire ;

2. Je ne pose que des questions dont je ne connais pas la rĂ©ponse ;

3. Personne n’est obligé de répondre à une de ces questions.

Évidences que ces principes dans la vie ordinaire ! Mais pas encore, semble-t-il, Ă  l’école… Pourquoi ? Parce que le respect de ces principes simples interdit du mĂŞme coup tout jugement, ne serait-ce que sur le fait de parler ou non, et, de plus fort, sur le contenu des rĂ©ponses. Il est vrai que, puisque nous sommes en cours de philosophie, mes questions ne commencent jamais par : « Qu’est-ce que vous pensez de… ? Â» Ils devront dĂ©couvrir, parfois avec douleur et stupĂ©faction, que leurs “ opinions â€ť ne m’intĂ©ressent absolument pas, que ce qu’ils croient penser n’est pas de l’ordre, le plus souvent, de la pensĂ©e et que cela peut se (dĂ©)montrer, que le “ dĂ©bat â€ť ne peut (ne doit) nous intĂ©resser qu’ordonnĂ© Ă  la recherche de la vĂ©ritĂ© et aux exigences de cette recherche [7]. Peut-ĂŞtre pourront-ils alors apprendre qu’aucune opinion n’est “ respectable â€ť en elle-mĂŞme, tant qu’elle ne se soumet pas au feu de la critique. En revanche, ce sont les rĂ©cits de ce qu’ils vivent qui m’intĂ©ressent. Mais, lĂ  encore, comment peuvent-ils raconter si les comportements rĂ©vĂ©lĂ©s par ces rĂ©cits doivent eux aussi faire l’objet de jugement ?

 

Rien que son nom nous permettait dĂ©jĂ  de nous moquer de lui ! Tout Ă©tait bon… L’humiliation Ă©tait quotidienne. On l’attrapait, on lui faisait une mise Ă  l’air, on le traĂ®nait Ă  poil sur le joli gazon des HLM, lĂ  oĂą les chiens venaient gentiment dĂ©laisser leur trop-plein… Et pour finir on le savatait et il rentrait chez lui en pleurant. Normal, non ? Pourtant, tous les jours, il revenait. Tant pis on recommençait… Nous avions entre neuf et douze ans.

Christophe Frerson, 2 novembre 1993.

 

Ă€ l’occasion de tels rĂ©cits, le jugement est bien sĂ»r inĂ©vitable : le “ normal, non ? â€ť va nous occuper un bon moment… De mĂŞme que l’analyse des mĂ©canismes pulsionnels Ă  l’œuvre dans un groupe quelconque et ceux de la victime Ă©missaire. Mais comment, dans la classe, distinguer entre jugement scolaire et jugement moral ? Comment raconter ces histoires si le jugement moral est entendu, non comme l’expression d’une condamnation de la violence, ironiquement dĂ©niĂ©e Ă  l’avance dans le “ normal, non ? â€ť, mais comme un jugement scolaire qui pourrait (prudence !) se traduire dans un bulletin de notes ? Je ne peux donc obtenir ces rĂ©cits que si les Ă©lèves savent clairement comment je “ neutralise â€ť, par une ruse lĂ©gale que je leur explique dès le dĂ©but de l’annĂ©e, la notation et les apprĂ©ciations que je porterai sur leurs bulletins et livrets. J’ai expliquĂ© ailleurs cette ruse [8] : il me semble que, dĂ©barrassĂ©s de la crainte du jugement scolaire, ils peuvent alors entendre le jugement, qui n’est pas vraiment moral ici, mais plutĂ´t de l’ordre de l’éthique, c’est-Ă -dire indiscutable… Seule cette neutralisation de la “ note â€ť permet d’entrer dans le philosopher : « Un philosophe qui donne une note n’est plus un philosophe. Â» (Yannick Hervier, 1988 [9]). Je constate aussi que, quand ils Ă©crivent ces rĂ©cits, spontanĂ©ment ou Ă  ma demande, ils rĂ©vèlent des capacitĂ©s d’écriture insoupçonnĂ©es [10], en tout cas fort peu reconnues jusqu’alors dans leur cursus…

Cette sĂ©paration entre Ă©valuation (rĂ©elle) dans la classe et jugements portĂ©s sur les bulletins se rĂ©vèle extraordinairement productive, dès lors que les Ă©lèves – et certains mettent beaucoup de temps Ă  se rendre compte de cette libertĂ© neuve – dĂ©passent ses premiers effets. Mais il faut en passer par les situations intermĂ©diaires très variĂ©es et souvent Ă©prouvantes du bavardage, justement, ou de l’absence totale de “ travail â€ť, ou de l’absence tout court… Je dĂ©couvre souvent chez eux d’autres peurs que celle du jugement scolaire : la peur d’entrer dans la classe vraiment, de parler avec les autres et le professeur, de se dĂ©voiler dans sa vĂ©ritĂ©, d’entrer dans un travail sur soi qui peut marquer, de se dĂ©couvrir un parmi d’autres, dĂ©logĂ© des fantasmes de toute-puissance ou d’impuissance, dĂ©gagĂ© des personnages que l’on peut se croire obligĂ© de jouer, dĂ©liĂ© mais refusant encore l’alliance et l’échange, le risque de l’altĂ©ration de soi que comporte toute rencontre de l’autre. Je dĂ©couvre aussi que ces peurs sont les miennes. Ce n’est pas seulement l’intĂ©riorisation des normes entraĂ®nĂ©e par la confusion des rĂ´les d’éducateur et d’évaluateur qui peut provoquer le refus de parler : c’est aussi, tout simplement, que toute rencontre peut ĂŞtre vĂ©cue comme dangereuse [11]. Danger sans doute aggravĂ© par la situation scolaire, oĂą, Ă  l’inverse de la vie courante, on ne choisit pas ses interlocuteurs.

Toute la difficultĂ© est que la situation de juxtaposition sĂ©rielle, dans la classe, apparaĂ®t comme un obstacle Ă  la rencontre, Ă  la coopĂ©ration, alors qu’elle en est au contraire une des conditions. Parce qu’il s’agit bien de l’enjeu aujourd’hui majeur de ce qui se passe Ă  l’école : la socialisation, l’accès Ă  la citoyennetĂ©. Parce qu’il ne s’agit pas d’en rester aux fluctuations des envies passagères, des sympathies ou antipathies spontanĂ©es, aux flottements de l’indiffĂ©rence ou aux frottements de la violence. Il s’agit de parler. D’échanger avec l’autre inconnu. De faire la loi avec lui.

Seule l’école peut permettre cet apprentissage, qui conditionne dĂ©sormais tous les autres. Lorsque ces peurs commencent Ă  ĂŞtre reconnues et dĂ©passĂ©es, alors nous pouvons effectivement nous parler : je ne “ rĂ©cite â€ť plus et eux non plus. Leurs rĂ©cits s’organisent, peuvent commencer Ă  ĂŞtre partagĂ©s, rĂ©flĂ©chis, Ă©crits et publiĂ©s [12]. Nous pouvons alors entrer dans le philosopher, et, du coup, rencontrer, dans leurs propres textes, les philosophes.

Dans la situation ordinaire, c’est bien parce que le professeur bavarde que les Ă©lèves bavardent, c’est bien parce que le professeur rĂ©cite que les Ă©lèves rĂ©citent, et que personne ne se parle. LibĂ©rer la parole, dĂ©passer le bavardage ou la rĂ©citation, suppose alors que ma propre parole de professeur soit une parmi les autres possibles, et que j’ai moi-mĂŞme dĂ©passĂ© le bavardage ou la rĂ©citation. Mais, Ă©videmment, dans un groupe institutionnel d’individus rassemblĂ©s lĂ  par divers hasards et circonstances, les “ vitesses de libĂ©ration â€ť ne sont pas les mĂŞmes pour chacun ! Ce travail du temps dĂ©finit la pĂ©dagogie : les jeunes sont dĂ©jĂ  sujets de droit mais pas encore citoyens, et l’adulte sait qu’il n’est pas encore adulte. Et il n’est mĂŞme pas sĂ»r que le professeur soit ici le plus rapide Ă  se dĂ©faire de l’instituĂ© pour devenir enfin instituteur, et d’abord de sa propre parole. Et nous dĂ©couvrons alors que ce que nous vivons et pensons peut intĂ©resser, que nous pouvons parler à…

 

S’il s’agit d’accĂ©der Ă  la parole commune, s’il s’agit de philosopher, alors le philosophe peut apprendre Ă  reconnaĂ®tre le philosophe dĂ©jĂ  prĂ©sent dans le “ barbare â€ť [13], de mĂŞme qu’il apprend Ă  reconnaĂ®tre, assumer, travailler et, peut-ĂŞtre, dĂ©passer le “ barbare â€ť en lui-mĂŞme. L’ordinaire de la vie, peurs et joies, limites et dĂ©passements, violences et amours, soumissions et protestations, souffrances et plaisirs, ignorances et savoirs, peuvent alors commencer Ă  se raconter, se partager en ces quelques heures de scholè [14].

 

Objection ! Tout ceci est bien beau, mais quand on doit enseigner une autre discipline que la philosophie, comment faire ?

RĂ©ponse : je ne sais pas ! Trois Ă©lĂ©ments de rĂ©flexion, seulement.

 

Il me semble, premièrement, que, quelle que soit la discipline, on peut prĂ©voir dans le temps mĂŞme de la classe, les moments de “ conseil â€ť au sens de la pĂ©dagogie institutionnelle : en effet, c’est toujours Ă  la fin du cours, dans les interstices des changements de salle, alors qu’une autre classe m’attend et que les Ă©lèves ont un autre cours, qu’ils viennent rĂ©clamer Ă  propos d’une note qu’ils estiment injuste ou demander des complĂ©ments d’explication, ou encore des modifications dans l’emploi du temps ou plaider la cause d’un des leurs puni pour un motif quelconque… On peut prendre l’habitude donc de renvoyer Ă  ce moment de rĂ©gulation (hebdomadaire, mensuel…), inscrit dans l’emploi du temps, la discussion sur tous ces points et, en cas d’urgence, en ouvrir un, exceptionnel, au dĂ©but du cours suivant, en suspendant les dĂ©cisions en attendant.

Deuxièmement, lĂ  aussi quelle que soit la discipline et le niveau, il me semble que la sĂ©paration des fonctions d’enseignement (avec son Ă©valuation interne) et de validation (externe, par exemple par contrĂ´le continu anonyme et corrigĂ© par d’autres professeurs que ceux de la classe) devrait permettre plus facilement l’expression par l’élève de ses erreurs ou ignorances, ce qui devrait faciliter leurs rectifications et les acquisitions : « On se moque souvent quand quelqu’un fait une ou des fautes en classe, mais c’est en faisant des fautes que l’on apprend Â» (Marc, 12 ans [15], c’est lui qui souligne). C’est sans doute ce travail sur soi, de reconnaissance des ses ignorances, qui peut permettre une vĂ©ritable construction des savoirs ; travail de catharsis [16] des reprĂ©sentations spontanĂ©es, des erreurs familières, qui permet les apprentissages.

Et puis, enfin, troisièmement, rien n’empĂŞche n’importe quel professeur, de n’importe quelle discipline, de se comporter dans sa classe en citoyen, en essayant d’y respecter les principes Ă©lĂ©mentaires du droit [17]. Il me semble qu’il s’agit lĂ  dĂ©sormais d’un impĂ©ratif catĂ©gorique…



* Paru dans la revue Émergence, ICC, 23A, rue Belliard, 1040 Bruxelles, n° 27, sept-oct-nov. 1995 ; repris dans Éducation & Management, n° 17, septembre 1996, CRDP AcadĂ©mie de CrĂ©teil, sous le titre “ Paroles… paroles… â€ť.

[1] Depuis septembre 1997, au lycĂ©e Maurice Utrillo de Stains (Seine-St-Denis).

[2] Denis Duclos, De la civilitĂ©, comment les sociĂ©tĂ©s apprivoisent la puissance, La DĂ©couverte Ă©d., 1993, p. 143.

[3] Francis Imbert, “ Lier, dĂ©lier, allier â€ť, revue Pour, n° 110-111, Privat Ă©d..

[4] Philippe Perrenoud, “ Regards sociologiques sur la communication en classe â€ť, dans MĂ©tier d’élève et sens du travail scolaire, p. 145-158, ESF Ă©d., 1994.

[5] Jusqu’à ce qu’elles dĂ©sapprennent Ă  danser, ayant intĂ©riorisĂ©, jusqu’à les rendre inconscientes, les injonctions du juge ou du maĂ®tre. Qu’est-ce que devenir adulte ?

[6] PrĂ©cisions peut-ĂŞtre nĂ©cessaires pour le lecteur belge : l’enseignement de la philosophie n’intervient en France qu’en classe terminale de lycĂ©e, et dĂ©sormais, depuis une dizaine d’annĂ©es, dans toutes les sĂ©ries du baccalaurĂ©at ; il ne s’agit pas, en thĂ©orie, d’un enseignement d’histoire de la philosophie, mais bien d’un apprentissage du philosopher, et la dissertation demandĂ©e au baccalaurĂ©at doit consister en une composition personnelle, un peu comme si, en musique, on ne se contentait pas de demander quelques notions de solfège, de pratique instrumentale ou vocale, d’histoire de la musique, mais la composition d’un morceau de musique, si possible audible… et cela, après une soixantaine d’heures d’enseignement ! Nous sommes quelques uns, en France, dans le sillage de Jacques Derrida, au sein du GREPH (Groupe de recherche sur l’enseignement philosophique), Ă  rĂ©clamer l’extension en amont de la classe terminale de cet enseignement ; pour tous renseignements et documentation, s’adresser au secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral du GREPH, Francis Godet, 54, rue d’OrlĂ©ans, 93600 Aulnay-sous-Bois ; voir aussi : Jacques Derrida, conversation avec Bernard Defrance, parue dans les Cahiers PĂ©dagogiques en deux Ă©pisodes : “ L’école a Ă©tĂ© un enfer pour moi… â€ť, n° 270, janvier 1989, et “ LibĂ©rer la curiositĂ©, susciter du dĂ©sir… â€ť, n° 272, mars 1989.

[7] Voir dans Le plaisir d’enseigner, l’exercice sur : « Est-ce que, au nom de la libertĂ© de pensĂ©e, j’ai le droit ou non d’avoir des opinions racistes ? Â», Ă©d. Quai Voltaire, 1992, rĂ©Ă©d Syros, 1997, p. 62-69.

[8] “ L’amour est aveugle, dit-on… â€ť, Cahiers PĂ©dagogiques, n° 256, septembre 1987 ; Le plaisir d’enseigner, p. 165-177.

[9] La violence Ă  l’école, Syros Ă©d., 1992, p. 69.

[10] Voir le rĂ©sumĂ© de la communication au colloque “ Apprentissage de la langue â€ť, organisĂ© par l’Inspection acadĂ©mique de la Seine St-Denis les 19 et 22 octobre 1994, dans Cahiers PĂ©dagogiques, n° 329, dĂ©cembre 1994.

[11] Ce qui explique sans doute le succès des rencontres virtuelles, dans l’anonymat des messageries Ă©lectroniques.

[12] Lorsque nous en avons le temps, ces textes sont mis en forme – il faut que ce soit parfait pour la publication, plus question de se contenter de la “ moyenne â€ť ! –, dactylographiĂ©s, agrafĂ©s en brochures, dont un exemplaire est remis au proviseur et un autre au CDI, par les deux dĂ©lĂ©guĂ©s.

[13] Étymologiquement, celui qui ne sait pas parler…

[14] En grec : loisir…

[15] La violence à l’école, op. cit., p. 6.

[16] Voir Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Vrin éd..

[17] Voir “ La construction de la loi Ă  l’école â€ť, dans le Journal du Droit des Jeunes, n° 147, septembre 1995.


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