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DĂ©construire le social

 

 

 

DĂ©construire le social

sĂ©minaire 2001 : pourquoi l’école ?

 

 

 

 

 

 

 

« Un enseignement philosophique est-il possible aujourd’hui ? Â»

 

Bernard Defrance

professeur de philosophie, lycée Maurice Utrillo, Stains, Seine-Saint-Denis

 

Sorbonne, séance du lundi 11 juin 2001

 

 

 

Avant-propos : la contradiction coloniale.

 

1.     Entrer dans la classe

2.     Écrire

3.     « Passer aux barbares Â»

4.     Philosopher

5.     Guerre et paix

6.     L’espace et le temps

7.     Donner pour grandir

 

Conclusion : urgence Ă /de l’école

 

 

 

 


 

 

Un mot prĂ©alable, si vous me le permettez : je n’ai pas l’habitude d’écrire Ă  l’avance le texte de mes interventions, non pas que je fasse totalement confiance Ă  mes capacitĂ©s d’improvisation, mais tout simplement par paresse. Alors je crois bien que c’est la première fois que ça m’arrive, mais pour la circonstance qui nous rĂ©unit, j’ai essayĂ© de faire l’effort d’écrire ce que je vais dire. De toute façon, j’ai aussi l’habitude d’écrire comme je parle, alors ça ne devrait pas rendre mon ton trop “ guindĂ© â€ť, enfin j’espère… Donc, pardonnez-moi, mais je vais lire ce que j’ai prĂ©parĂ© autour de la question qui m’a Ă©tĂ© posĂ©e : comment un enseignement philosophique est-il possible aujourd’hui ? Et je vais dĂ©florer tout de suite ma conclusion, ça Ă©vitera les “ suspens â€ť inutiles : on ne peut pas enseigner la philosophie… enfin si ! malheureusement… mais ce qui se dĂ©signe sous ce mot dans notre Ă©cole a depuis longtemps Ă©tĂ© analysĂ© comme essentiellement idĂ©ologique et rhĂ©torique, en gros et pour caricaturer, l’art de la dissertation, Bergson, Lalande, Brunschvig, Alain… et Comte-Sponville, c’est-Ă -dire « les chiens de garde Â» dĂ©noncĂ©s par Nizan il y a dĂ©jĂ  quelque temps et « les piètres penseurs Â» par Lecourt plus rĂ©cemment, mais surtout pas, par exemple, Castoriadis, Vaneigem ou Legendre, pour ne citer que les francophones, et qui sont, Ă  ma connaissance, absents de tous les manuels et recueils de textes pour les classes terminales… En revanche, je crois qu’il faudrait rendre tout enseignement philosophique, et il me semble mĂŞme qu’il y a urgence : c’est non seulement possible mais aussi, impĂ©rativement, me semble-t-il, nĂ©cessaire.

 

Un petit rappel historique pour commencer : vous savez que les autoritĂ©s coloniales françaises, pendant la guerre d’Indochine, avaient interdit la diffusion et la lecture des Ĺ“uvres de Montesquieu (et de quelques autres…) que, du coup, les combattants du ViĂŞt-minh lisaient clandestinement dans des traductions venues de Chine. On colonise, pardon ! on “ civilise â€ť au nom des Lumières et, dès que ces Lumières sont utilisĂ©es contre vous, alors se rĂ©vèle la vĂ©ritable nature (Ă©conomique ici) de cette Ĺ“uvre de “ civilisation â€ť. Qui fait d’ailleurs aussitĂ´t oublier ces mĂŞmes Lumières par les tout rĂ©cents dĂ©colonisĂ©s, qui comprennent vite la “ leçon â€ťâ€¦

 

Si je rappelle ce petit point d’histoire c’est qu’il me semble rĂ©sumer, d’une certaine manière, toutes les contradictions auxquelles se heurte inĂ©vitablement l’école, sauf que l’entreprise de “ civilisation â€ť ici n’y est plus Ă©conomique, du moins directement, mais idĂ©ologique : l’apprentissage de la soumission Ă  la violence, sous couvert d’instruction. Enseigner est, peut-ĂŞtre, par essence, une opĂ©ration contradictoire avec elle-mĂŞme, puisqu’il s’agit de permettre Ă  “ l’élève â€ť de s’élever jusqu’à vous dĂ©passer dans votre propre expertise et donc dans votre pouvoir.  Et cette contradiction inhĂ©rente Ă  l’acte mĂŞme d’enseigner me semble constitutive de la structure institutionnelle mĂŞme de l’école,  en ce sens que l’on prĂ©tend enseigner les grands principes de la critique,  mais dès que cette critique produit des attitudes prĂ©cises chez les Ă©lèves, ne serait-ce que la simple indiffĂ©rence, alors les masques tombent (ces masques dont nous parlait Meirieu le 14 mai dernier…). On peut en dire autant d’ailleurs pas seulement de la critique mais aussi des passions, et vous ne risquez guère de trouver certains textes dans les manuels de littĂ©rature, et ne parlons mĂŞme pas de l’hypothèse oĂą des Ă©lèves s’aviseraient de s’inspirer, dans leurs actes mĂŞmes, y compris en classe, de LautrĂ©amont ou de François Villon ! ImmĂ©diatement bien sĂ»r, les spĂ©cialistes de la “ prĂ©vention des comportements Ă  risques â€ť se prĂ©cipiteraient, avec toute leur capacitĂ© d’écoute et de comprĂ©hension… Et ne parlons pas non plus des manuels d’économie oĂą vous ne trouverez pas l’information capitale de la fin du siècle dernier, Ă  savoir que le tiers, Ă  peu près, des flux financiers de la planète est issu du commerce des drogues, ou que les guerres du siècle qui commence ne seront pas pour le pĂ©trole mais pour l’eau. Bref, il s’agit Ă  la fois de respecter en apparence, et avec sincĂ©ritĂ© !, l’idĂ©al de formation du “ citoyen Ă©clairĂ© â€ť,  mais cet Ă©clairage ne saurait aller jusqu’aux dessous du pro-fesseur ou du pro-viseur, je veux dire du pouvoir. Et pendant que les soutiers de l’Éducation dite encore nationale s’efforcent d’alphabĂ©tiser et de civiliser les voyous de banlieue, les donneurs de leçons “ rĂ©publicaines â€ť pĂ©rorent Ă  Polytechnique ou dans les classes prĂ©paratoires de grands lycĂ©es, lesquels Ă©chappent totalement Ă  la loi rĂ©publicaine. La violence se rĂ©vèle donc intrinsèque Ă  l’acte mĂŞme d’enseigner puisqu’il est impossible d’assumer, sinon tendanciellement, cette contradiction coloniale. Et du cĂ´tĂ© “ psy â€ť, Ardoino l’avait dĂ©jĂ  soulignĂ© il y a longtemps, l’enseignant doit, et ne peut pas, comme tout un chacun, assumer sa propre mort, qu’il peut voir tous les jours a contrario dans les corps sĂ©duisants de ses Ă©lèves.

 

En attendant, comment je fais ? Pour esquiver ce “ double lien â€ť ? Et quelquefois pour survivre, quand les “ sauvageons â€ť me crachent dessus, ou plus simplement bavardent entre eux sans s’occuper de ce que je raconte, c’est-Ă -dire lorsque la soumission s’inverse ? Je peux mĂ©caniser : d’abord dans les opĂ©rations classiques ou modernes du maintien de l’ordre, facilitĂ©es dĂ©sormais par les dispositifs de rappel Ă  la loi et de “ signalement en temps rĂ©el â€ť. Je peux aussi, puisque mes Ă©lèves ont toujours d’une annĂ©e sur l’autre le mĂŞme âge, ne pas me voir vieillir : je peux donc rĂ©pĂ©ter, rĂ©citer le cours, monotone, hors du temps, synthèse de manuels Ă©crits par des collègues (ou par moi !). Parmi les Ă©lèves, comprenne qui pourra : de toute façon, j’ai bouclĂ© le programme, c’est moi qui note, et l’institution m’offre mĂŞme le choix entre narcissisme et sadisme, par les “ bonnes â€ť ou “ mauvaises â€ť notes, que le ministre en personne ne peut pas me faire changer. Mon pouvoir est ici absolu, sans recours. Je peux aussi ne pas regarder les Ă©lèves quand je parle : l’internet permet cela, de ne pas voir ceux auxquels on parle, et mĂŞme si on les voit (grâce aux webcams), de ne jamais risquer de les toucher ou d’en ĂŞtre touchĂ© ; mĂŞme s’il est vrai qu’ils peuvent se brancher ou se dĂ©brancher Ă  volontĂ© – ce qui n’est pas possible en classe, du moins en apparence â€“, l’avantage considĂ©rable des techniques actuelles de communication est que la “ distance â€ť est toute trouvĂ©e, je n’ai plus Ă  m’épuiser dans les opĂ©rations du maintien de l’ordre, et personne ne peut me couper la parole !… puisque les “ messages â€ť s’échangent sur l’espace de l’écran et non dans le temps du parler ensemble, du parlement. Malheureusement, en attendant l’avenir radieux des rĂ©seaux, du savoir et de la sagesse en ligne, dans ma classe, ici et maintenant, « c’est eux ou c’est moi ! Â» Et donc, bien sĂ»r, c’est moi. Quoique…

 

Il me semble aussi que celui de la philosophie redouble les difficultĂ©s propres Ă  tout acte d’enseignement. Il ne s’agit plus seulement d’affronter la rĂ©sistance toujours possible de la part de l’élève, ou pire son indiffĂ©rence, ou mĂŞme encore le dĂ©passement dans l’expertise (je n’ai pas lu tous les corrigĂ©s de dissertations en vente dans le commerce) ou dans l’habiletĂ© (par exemple dans le maniement des Ă©crans – vous aviez dĂ©jĂ  remarquĂ© bien sĂ»r le double sens de ce mot : ce sur quoi se projette, dans l’illusion de la transparence, le miroitement du monde, rĂ©el ou virtuel, mais aussi ce qui cache, dissimule, “ fait Ă©cran â€ť), mais il s’agit d’assumer la subversion (je n’ai pas dit perversion) du philosopher, c’est-Ă -dire l’inachèvement, l’incertitude, la tension et ses angoisses, « l’écart qui Ă©cartèle Â» comme dit Michel Serres, signifiĂ©s par le prĂ©fixe mĂŞme du mot “ philosophie â€ť – et sans qu’il soit besoin de remonter Ă  Socrate ou Diogène, on sait que le philosophe est, par dĂ©finition, toujours “ mal Ă©levĂ© â€ť, exhibant sa nuditĂ© c’est-Ă -dire son ignorance. Et comme je ne peux pas, Ă©videmment, soutenir cette position, me voilĂ  Ă  courir le risque hĂ©roĂŻque de la position du civilisateur qui brandit les Lumières devant les barbares – c’est une position assez rĂ©pandue chez mes collègues de la discipline… â€“ et en interdit la lecture, un peu Ă  la façon dont, jadis, l’Église se rĂ©servait l’exclusivitĂ© des interprĂ©tations de la Bible en en interdisant la lecture aux fidèles. Et si on lit en classe, parfois, Le Discours de la MĂ©thode, les professeurs Ă©vitent en gĂ©nĂ©ral de s’appesantir par exemple sur ce passage :

 

C’est pourquoy sitost que l’aage me permit de sortir de la sujetion de mes Precepteurs, je quittay entierement l’estude des lettres. Et me resolvant de ne chercher plus d’autre science, que celle qui se pourroit trouver en moymesme, oubien dans le grand livre du monde, j’employay le reste de ma jeunesse Ă  voyager, Ă  voir des cours, et des armĂ©es, Ă  frequenter des gens de diverses humeurs et conditions, Ă  receuillir diverses expĂ©riences, Ă  m’ésprouver moymesme dans les rencontres que la fortune me proposoit, et partout Ă  faire telle reflexion sur les choses qui se prĂ©sentoient que j’en pusse tirer quelque profit. Car il me sembloit que je pourrois rencontrer beaucoup plus de vĂ©ritĂ© dans les raisonnemens que chascun fait ; touchant les affaires qui lui importent, et dont l’evenement le doit punir bientost après s’il a mal jugĂ© ; que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet touchant des speculations qui ne produisent aucun effect, et qui ne luy sont d’autre consequence, sinon que peutestre il en tirera d’autant plus de vanitĂ© qu’elles seront plus esloignĂ©es du sens commun : a cause qu’il aura deu employer d’autant plus d’esprit et d’artifice Ă  tascher de les rendre vraysemblables. Et j’avois tousjours un extreme dĂ©sir d’apprendre a distinguer le vray d’avec le faux, pour voir clair en mes actions, et marcher avec assurance en cette vie.

 

Un premier Ă©lĂ©ment de rĂ©ponse, donc, Ă  votre question : lire, et donc d’abord Ă©crire. Pas sous la dictĂ©e. Écrire ce qui arrive dans l’existence : l’épreuve de soi-mĂŞme, « dans les rencontres que la fortune Â» propose… ou impose ; Ă©crire ces « raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent. Â» Soit donc le texte suivant, Ă©crit par une Ă©lève d’une de mes classes de terminales, cette annĂ©e :

 

Un exemple d’injustice me revient Ă  l’esprit, dont j’ai Ă©tĂ© tĂ©moin. J’étais en deuxième ou troisième annĂ©e de maternelle, nous Ă©tions en classe, et un des garçons, pour je ne sais plus quelle bĂŞtise, avait Ă©tĂ© puni par la maĂ®tresse ; cette punition m’a paru vraiment trop sĂ©vère et surtout trop marquante, pour une bĂŞtise probablement anodine et qui ne m’a laissĂ© aucun souvenir. La maĂ®tresse a dĂ©nudĂ© le garçon, l’a placĂ© au milieu de toute la classe, et tous les camarades qui l’entouraient se sont mis Ă  se moquer de lui, Ă  l’insulter, Ă  dĂ©crire minutieusement son corps et son sexe, et lui, certainement mort de honte, ne pouvait que pleurer. Et les filles dont j’étais, ne pouvaient que regarder aussi. Ce garçon est maintenant au lycĂ©e, je le vois toujours, et je me demande si cette expĂ©rience l’a marquĂ©, s’il s’en souvient. Je pense que oui…

Jihane Laasami.

 

La question, pour moi en classe terminale, en cours de philosophie, n’est pas la violence infligĂ©e Ă  ce garçon en maternelle. Cette violence relève du code pĂ©nal. Cela ne se discute pas. Qui prĂ©tendrait justifier le comportement de la maĂ®tresse se placerait lui-mĂŞme hors discussion. Mon seul acte sera ici d’envoyer Ă  cette Ă©lève la transcription que vous allez faire de cette intervention. Quand je publie les textes de mes Ă©lèves, je leur envoie, mĂŞme des annĂ©es après, la revue ou le livre oĂą ils sont citĂ©s et, parfois, certains me demandent un deuxième exemplaire Ă  l’intention de l’adulte abuseur. Cela peut rĂ©parer un peu, du moins cicatriser. Mais, en philosophie donc, la question n’est pas d’abord celle de la justice, de la rĂ©paration, je ne suis ni magistrat ni psychologue, elle est d’abord : comment travailler maintenant, philosophiquement, Ă  partir de ce tĂ©moignage ? Et de bien d’autres, parlĂ©s ou Ă©crits en cours ? En quoi ce qui se passe dans le cours de philosophie – mais peut-il alors “ cours â€ť y avoir, en lieu et temps ? â€“ peut-il permettre de se ressaisir, je veux dire d’entrer vraiment dans la classe, dans l’école, avec les autres entrants ? On me pose souvent la question : « Mais comment faites-vous pour obtenir de vos Ă©lèves qu’ils Ă©crivent ces textes ? Â» La rĂ©ponse est dans la question bien sĂ»r, nĂ©gativement. Il s’agit prĂ©cisĂ©ment de ne pas vouloir “ obtenir â€ť. Il ne s’agit pas de “ devoirs â€ť. Peut-ĂŞtre, oui, de rĂ©silience, comme on dit aujourd’hui, après Tomkiewicz et Cyrulnik (deux barbares dĂ©portĂ©s, exportĂ©s et importĂ©s). Mais surtout, me semble-t-il, de structure juridique qui autorise, qui permet de devenir auteur : le texte est libre, j’ai, enfin, ici et maintenant, en ce moment de philosophie, le droit de parler, et surtout d’écrire. Surtout d’écrire : parce que parler est difficile, Ă  cause des camarades – je risque de passer pour un “ bouffon â€ť, ce qui est un mot intĂ©ressant relativement Ă  la question du pouvoir monarchique qui règne dans la classe, mais ce mot est dĂ©sormais pĂ©rimĂ© chez les Ă©lèves qui disent aujourd’hui “ suceur â€ťâ€¦ â€“, et aussi Ă  cause du prof qui me juge. Alors que si j’écris seulement, je peux toujours ne pas donner mon texte ou le redemander, exiger qu’il ne soit pas rendu public, publiĂ©, j’en suis l’auteur. Nouveau “ double lien â€ť : ne pas vouloir obtenir, tenir, et, cependant, demander, souvent, inlassablement. Quand l’un d’entre eux – je parle des Ă©lèves â€“ raconte une histoire, les autres se moquent (de moi) en anticipant et en lui disant : « Ă‰cris-le ! Â» ou « Ă‰crivez, amis… Â» Demander sans attendre de rĂ©ponse. J’ai souvent l’impression, au fond, dans des interventions comme celle-ci, de n’être que le porte-parole (le go-between) de mes Ă©lèves. Et du coup, je cours un nouveau risque, celui du “ militant â€ť qui exhorte les nombreux travailleurs du social, de l’enseignement, de la justice, de la mĂ©decine, de la police, de la politique : « Regardez, Ă©coutez plutĂ´t, ces sauvageons de banlieue qui viennent de toute la planète, ou ces filles et garçons de classes-moyennes-catalogue-Camif, ils et elles pensent, parlent, Ă©crivent, souffrent et aiment… Vous pouvez vous Ă©viter les fatigues de la mĂ©prise et du mĂ©pris. Â» Or, tous n’écrivent pas, certains refusent, et c’est mĂŞme la grande majoritĂ© (je ne suis pas sociologue, je ne fais pas d’“ enquĂŞtes â€ť). Ce refus ne relève pas seulement de l’inhibition, rĂ©sultat de quinze ans d’apprentissage de l’écriture soumise, sous la dictĂ©e, mĂŞme si ça l’est aussi bien sĂ»r. C’est aussi que je suis juge. Et donc, devant son juge – surtout d’instruction ! â€“, mĂŞme l’innocent se sent coupable et a peur : « Qu’est-ce qu’il veut me faire dire ? Qu’est-ce que je vais mettre sur cette copie qui va faire bien et me permettra d’obtenir une bonne note ou au moins la “ moyenne â€ť ? Surtout ne pas oublier de citer tel ou tel bouquin puisque l’auteur est copain de l’un de ceux qui siègent au jury de ma thèse… Â»

 

Lamentation ordinaire des collègues de la discipline : Â« Ils ne peuvent pas Ă©crire en philosophie puisqu’ils ne savent pas Ă©crire en français… Â» LĂ  aussi, je crois qu’il convient d’inverser la proposition – deuxième Ă©lĂ©ment de rĂ©ponse Ă  votre question : c’est parce que l’enseignement, de toutes les disciplines, n’est pas (encore) philosophique qu’on ne peut pas, en classe, parler mais rĂ©citer, Ă©crire mais recopier, critiquer mais commenter, penser mais rĂ©pĂ©ter, obĂ©ir mais se soumettre, tout en donnant impĂ©rativement l’illusion du contraire au risque de passer pour scolaire. Lever l’inhibition, sans tomber dans l’exhibition : oui, mais comment ? pour parodier l’ami Meirieu… L’institution ne laisse Ă  ce garçon humiliĂ© en maternelle que deux solutions : celle de la vengeance diffĂ©rĂ©e – et la collègue Ă©ventuellement victime d’injures sexistes de sa part plus tard, au collège par exemple, n’y comprendra rien bien sĂ»r â€“ ; ou bien celle de la soumission Ă  cette mise Ă  nu sacrificielle de l’examen, de la mise en examen, Ă  chaque Ă©tape du cursus, oĂą il convient d’être activement docile, demandeur de ce qui est imposĂ©, c’est-Ă -dire “ motivĂ© â€ť. Ces deux solutions confortent l’institution : la seconde Ă©videmment, elle justifie ma propre soumission d’ancien bon Ă©lève et ses bĂ©nĂ©fices secondaires ; la première aussi bien sĂ»r : combien vivent de “ la violence Ă  l’école â€ť et en font dĂ©sormais leur fonds de commerce ? Ă€ combien procure-t-elle les jouissances de la lamentation, de la rĂ©crimination, des processions rituelles pour plus de “ moyens â€ť, et pour “ la dĂ©fense de… â€ť, placer ici, au choix : le latin, le grec, les langues, la littĂ©rature, l’enseignement scientifique, la RĂ©publique et son Ă©cole, la civilisation, la culture, l’universel… et la philosophie !

 

En rĂ©alitĂ©, Fatah Abou, qui est aussi un de mes Ă©lèves, français et kabyle, qui s’est reconnu dans l’histoire rapportĂ©e par Jihane, a rĂ©ussi – pour ce que j’ai pu en percevoir â€“ Ă  ne verser ni dans la vengeance, ni dans la soumission :

 

(…) Aujourd’hui, la chose dont je me souviendrai toujours, c’est que, sĂ»rement Ă  cause de la honte que j’ai subie, j’ai Ă©tĂ© incapable de remettre mon pantalon. Oui j’ai pleurĂ©, je n’ai rien fait pour arrĂŞter ce scandale. (…) Les regards des autres Ă  ce moment-lĂ  Ă©taient si diffĂ©rents de l’ordinaire qu’on ne les reconnaissait mĂŞme pas. Et la question que je me pose aujourd’hui, et que je ne m’étais jamais posĂ© auparavant, est pourquoi la maĂ®tresse m’a-t-elle fait subir ça ? (…) Bref, il ne sert Ă  rien de se venger…

Fatah Abou.

 

Donc ils peuvent Ă©crire. Et l’évidence de l’impossibilitĂ© de la note saute aux yeux (nos amis belges francophones disent la cote : ça indique mieux le “ niveau â€ť, les cotes d’alerte sont souvent atteintes…). Mais si je ne peux plus noter, quid de mon pouvoir ? Impuissant Ă  les faire Ă©crire (je demande, je n’ordonne pas, et d’ailleurs comment le philosophe pourrait-il ordonner ? C’est-Ă -dire aussi bien mettre de l’ordre dans le chaos qu’exiger tel ou tel comportement d’autrui sous peine de punition ?), je ne peux plus noter, mĂŞme si je peux corriger en vue de la publication, et discuter aussi bien sĂ»r, ne serait-ce que pour demander des prĂ©cisions sur les circonstances exactes de l’évĂ©nement raconté… Depuis que j’ai pu ouvrir des pages personnelles sur la toile – un “ site â€ť comme on dit, et vous avez remarquĂ© aussi le gĂ©nie de ce mot, un site, comme un site naturel, archĂ©ologique ou historique… â€“, les publications sont quasi-instantanĂ©es, du moins quand j’arrive Ă  suivre le rythme. Écrire : c’est-Ă -dire laisser traces qui, sous rĂ©serves des possibilitĂ©s techniques de leur conservation  – les bibliothèques peuvent brĂ»ler â€“, s’inscrivent alors pour l’éternitĂ©. DĂ©fi Ă  la mort, oui, mais aussi plus simplement, plus modestement, tenter de faire entendre une injustice, une violence, une surprise, une joie. Devenir auteur, s’autoriser, comme sujet de sa propre existence, un parmi d’autres.

 

Troisième Ă©lĂ©ment de rĂ©ponse, donc, Ă  votre question : s’autoriser Ă  entrer Ă  l’école, dans la classe, comme sujet. Si je vais Ă  l’école, c’est que mes parents ne peuvent plus m’apprendre eux-mĂŞmes ce dont je vais avoir besoin pour l’existence. Et je vais devoir affronter la culpabilitĂ© liĂ©e au fait de devenir dĂ©sormais plus “ instruit â€ť qu’eux, me dĂ©prendre des tentations du mĂ©pris Ă  l’égard de mon “ vieux â€ť, Ă©ventuellement analphabète. Combien d’enfants, dans nos banlieues, gèrent-ils, de fait, la famille, quand ils ne sont pas les seuls Ă  rapporter l’argent du mĂ©nage par le biais des allocations ? Et les imbĂ©ciles criminels de proposer la suppression de ces allocations pour ramener les pères Ă  leurs devoirs, c’est-Ă -dire au bon vieil usage de la ceinture… Je vais donc Ă  l’école parce que je suis ignorant. Et j’y dĂ©couvre en mĂŞme temps que je n’ai pas le droit d’y ĂŞtre ignorant ! Qu’à intervalles rĂ©guliers – Â« Untel au tableau ! Â» â€“ je suis coupable de ne pas savoir ma leçon. Que c’est grâce Ă  ce que j’ai appris ailleurs qu’à l’école que je peux y rĂ©ussir ou que c’est Ă  cause des “ carences â€ť familiales que j’y Ă©choue. Les tâches scolaires sont des devoirs, les notes ne sont pas basses ou Ă©levĂ©es mais bonnes ou mauvaises, les sanctions sont des punitions, et je deviens “ bon â€ť ou “ mauvais â€ť Ă©lève… Les devoirs Ă  la maison sont notĂ©s, interviennent dans la dĂ©termination du cursus, et donc, dans les classes moyennes et Ă©levĂ©es, sont notĂ©es les cervelles ou bibliothèques parentales (les femmes ont dĂ©sormais trois journĂ©es : le travail professionnel, les tâches mĂ©nagères et… l’école après l’école, dans le suivi des leçons et devoirs de la progĂ©niture !), et dans les classes populaires, Ă  l’extrĂŞme, on note le produit du racket aux devoirs… Seuls comptent les rĂ©sultats, quels que soient les courts-circuits de leur obtention. L’ignorance risque, Ă  l’école, d’être punie. La punition ? C’est-Ă -dire l’orientation.

 

Comme vous le savez, depuis juillet 2000, de nouveaux textes règlent les procĂ©dures disciplinaires et l’écriture des règlements intĂ©rieurs dans les lycĂ©es et collèges. Il s’agit de toute Ă©vidence d’un progrès dĂ©cisif en ce qui concerne le respect des principes du droit dans le fonctionnement institutionnel des Ă©tablissements. Notamment, se trouve clairement rappelĂ©e la nĂ©cessaire distinction entre l’évaluation du travail scolaire et les apprĂ©ciations concernant les comportements, avec l’interdiction d’utilisation des notes comme moyen de punition des infractions, et celle de l’utilisation des punitions comme moyen de sanction pour des rĂ©sultats scolaires jugĂ©s faibles ou pour “ manque de travail â€ť. Ces distinctions, Ă©videntes pour un juriste (cela correspond Ă  la distinction entre les procĂ©dures civiles et pĂ©nales), ont suscitĂ© quelques remous chez les enseignants dont certains y ont vu une diminution de leurs pouvoirs… L’affaire du bon vieux “ zĂ©ro de conduite â€ť notamment a obligĂ© le ministère Ă  l’écriture d’une nouvelle circulaire en mars dernier, reprĂ©cisant la portĂ©e de cette distinction. Ainsi, dĂ©sormais, je ne peux plus punir un supposĂ© manque de travail, une ignorance, une mauvaise note, un devoir non fait ou une leçon non sue. Certes. Mais je note toujours, mes propres Ă©lèves, et leur orientation est la consĂ©quence de ces notes. Or, la vraie “ punition â€ť, ce n’est pas l’avertissement, le devoir supplĂ©mentaire ou l’heure de colle, ni mĂŞme le conseil de discipline suivi du reclassement dans un autre Ă©tablissement, c’est l’orientation, vĂ©cue comme menace d’exclusion, cette fois non pas seulement scolaire mais sociale. Il serait très Ă©tonnant que les divisions sociales du travail ne se reflètent pas dans les arbres de “ choix â€ť que propose l’organisation mĂŞme de notre système Ă©ducatif – et dont les plus ardents critiques du “ libĂ©ralisme â€ť proposent le renforcement (voyez par exemple Jean-Pierre Le Goff ou MĂ©lanchon…) ! â€“, oĂą il est rigoureusement impossible de s’intĂ©resser Ă  la fois Ă  l’archĂ©ologie Ă©gyptienne, Ă  la musique sĂ©rielle, Ă  l’électrotechnique et… aux philosophies scandinaves ! Interdit au futur ramasseur de poubelles ou au “ technicien de surface â€ť d’apprendre Ă  lire Shakespeare ou Dante dans le texte, puisque Shakespeare ou Dante risqueraient de leur donner accès Ă  la luciditĂ© sur leur propre sort, ce qui serait bien sĂ»r extrĂŞmement dangereux…

 

(Petite digression anecdotique, si vous me permettez. J’ai racontĂ© ailleurs, dans Les parents, les profs et l’école, l’histoire de Fabien qui jouait de la flĂ»te traversière, avait fait de la danse classique pendant dix ans et s’était retrouvĂ© orientĂ© en BEP d’électronique, parce que la prof de musique en troisième distribuait des zĂ©ros Ă  tour de bras dans l’espoir, vain Ă©videmment, de ramener le calme dans la classe… Et donc ses “ moyennes â€ť en musique lui avaient barrĂ© l’accès aux sections spĂ©cialisĂ©es dans cet art. En terminale industrielle, avec deux ans de “ retard â€ť après la première dite d’adaptation, il nous avait jouĂ© la badinerie et avait aussi improvisĂ©, et nous nous Ă©tions demandĂ© pourquoi et comment de simples vibrations de l’air peuvent faire ressentir des Ă©motions aussi fortes et ce qu’est la musique… Et pour se marrer un bon coup, lors d’un pique-nique au bord de la Marne, nous avions organisĂ© un concert de tiges de pissenlit ! Cette classe avait eu d’excellents rĂ©sultats au bac, et c’est aussi dans cette classe que j’ai vu, pour la seule fois de ma carrière, des larmes silencieuses couler sur le visage d’un Ă©lève, lui aussi passĂ© par la première d’adaptation, qui nous racontait les brimades subies Ă  l’internat lors de sa première annĂ©e de BEP…)

 

Et puisque nos “ intĂ©gristes â€ť de la RĂ©publique considèrent l’enseignement de la philosophie comme couronnement des Ă©tudes et nĂ©cessaire Ă  la formation du citoyen “ Ă©clairĂ© â€ť, pourquoi s’opposent-ils avec tant d’énergie Ă  ce que la philosophie puisse ĂŞtre enseignĂ©e en lycĂ©es professionnels, en apprentissage, et mĂŞme en troisième, puisque, pour bon nombre d’élèves encore, les Ă©tudes s’arrĂŞtent lĂ  ? Et ne parlons pas de ces instituteurs qui ont instituĂ© l’heure philosophique au cours prĂ©paratoire, Ă  l’âge de raison… L’opposition farouche de nos clercs  aux dĂ©jĂ  anciennes propositions du GREPH d’extension en amont de la philosophie, ainsi qu’au travail de l’ACIREPH (Association pour la crĂ©ation d’instituts de recherche sur l’enseignement de la philosophie) ou aux timides tentatives de rĂ©forme des programmes, masque en rĂ©alitĂ© leur peur : la peur simple et nue d’avoir Ă  s’affronter aux barbares, ceux dont on prĂ©tend qu’ils ne savent pas parler, et pire encore la peur d’avoir Ă  prendre conscience que c’est sans doute un devoir aujourd’hui que de prendre leur parti. Non, ce n’est pas un devoir, c’est la condition mĂŞme de notre parole. C’est toujours la mĂŞme histoire : aujourd’hui comme hier, les clercs se divisent sur la nĂ©cessitĂ© historique de devoir “ passer aux barbares â€ťâ€¦

 

C’est le quatrième Ă©lĂ©ment de rĂ©ponse Ă  votre question : non seulement tout l’enseignement, de toutes les disciplines, peut (pourrait) devenir philosophique, mais le travail proprement philosophique, en tant que travail de la pensĂ©e Ă  partir de l’expĂ©rience vĂ©cue sur le bien et le mal, le juste ou l’injuste, le vrai et le faux, le beau ou le laid, la violence et l’amour, la richesse et la pauvretĂ©, la vie et la mort, le sens et le non-sens, peut trouver sa place dans l’école, dès “ l’âge de raison â€ť. On Ă©value, Ă  peu près, parce que c’est très difficile de compter exactement, voyez les travaux de Marie Choquet Ă  l’INSERM, Ă  quatre mille par an environ les suicides de mineurs, en France. Ça en reprĂ©sente douze ou treize par jour, en moyenne… Qui en parle ? Qui cela Ă©meut ? Aucun, je dis bien aucun, de mes collègues rencontrĂ©s au cours de ma carrière ne connaissait ce chiffre. Travail spĂ©cifique du philosopher, dès l’âge de raison : non pas pour prĂ©venir, enrayer, guĂ©rir les violences, non pas leçons de morale, inculcation du civisme, prĂ©vention des comportements Ă  risques, ni mĂŞme, comme je suis tentĂ© de le croire souvent dans mes cours, rĂ©silience – mĂŞme si je suis bien content que certains et certaines qui m’avaient fait part de leur intention ou dĂ©sir de mourir ne se soient pas, finalement, Ă  ce jour et pour ce qu’en j’en sais, suicidĂ©s. Mais travail du sens, interrogation perpĂ©tuellement ouverte sur ce qui se vit au quotidien, un quotidien intime, personnel, dĂ©sormais branchĂ© sur le planĂ©taire. Jean Oury disait, il y a longtemps dĂ©jĂ , que le rĂ´le de l’instituteur est d’empĂŞcher que les choses se referment… Derrida aussi, dans les Cahiers PĂ©dagogiques, en mars 1988 :

 

« Je crois qu’il y a au moins deux fronts : d’une part, je serais du cĂ´tĂ© de ceux qui luttent pour une Ă©cole, disons progressiste, enfin, bon, appelons ça comme ça… telle qu’on peut l’espĂ©rer d’un gouvernement de gauche, ouverte sur l’avenir, gĂ©nĂ©reuse, Ă©galitaire, etc. Une bonne Ă©cole. Ça c’est un front : une bonne Ă©cole contre une mauvaise Ă©cole. Et puis il y a un autre front oĂą, contre cette bonne Ă©cole, non, pas “ contre â€ť, mais avec vigilance, il importerait de ne pas tout soumettre au programme de cette bonne Ă©cole (…), que la philosophie soit un lieu de contestation de ce modèle scolaire-lĂ , que la philosophie soit encore…

– Le moment des questions hors-programme, des interrogations…

– C’est ça, absolument. Et pas seulement des interrogations acadĂ©miques (…), que le marginal puisse respirer. Que l’on n’essaye pas de tout vouloir programmer. La philosophie, c’est un lieu de dĂ©programmation, voilĂ  ! Â»

(Et, pour l’anecdote, quelques mois après cet entretien que j’avais eu avec lui en mai 1988, le ministre de l’Éducation Nationale Jospin nommait Derrida co-prĂ©sident avec Jacques Bouveresse de la commission chargĂ©e de refondre… les programmes de philosophie !)

 

L’intime et le planĂ©taire, l’individuel et l’universel : oui, parce qu’une des leçons du 20e siècle achevĂ© est qu’on a vu des fonctionnaires dĂ©vouĂ©s administrer les dĂ©portations, des professeurs d’universitĂ© inventer de nouvelles formes de tortures, des savants humanistes penser les armes de destruction massive, des ingĂ©nieurs instruits rĂ©aliser chambres Ă  gaz et fours crĂ©matoires, des poètes ordonner viols collectifs et Ă©purations ethniques ; que sciences, culture et compĂ©tences se sont mises au service des pires barbaries, que l’école s’est mise au service de la violence. C’est une dĂ©jĂ  vieille question : science sans conscience n’est que ruine de l’âme, ou encore : tĂŞte bien faite vaut mieux que tĂŞte bien pleine ; c’est-Ă -dire que les savoirs sans la loi sont meurtriers, la loi sans les savoirs est impuissante. C’est la question que Georges Steiner pose, après d’autres (voyez Robert Antelme) : « Comment comprendre la capacitĂ© d’êtres humains Ă  jouer Bach et Schubert le soir, et Ă  torturer d’autres ĂŞtres humains le lendemain matin ? Existe-t-il des congruitĂ©s intimes entre l’humain et l’inhumain ? Â» Comment donc articuler la construction des savoirs et l’institution de la loi ? Les savoirs : c’est-Ă -dire la recherche de l’habiletĂ© dans les techniques, de la beautĂ© dans les arts, de la vĂ©ritĂ© dans les sciences. La loi : c’est-Ă -dire les conditions de la rencontre de l’autre comme un autre soi-mĂŞme, de l’institution du vivre ensemble.

 

Pour le cinquième Ă©lĂ©ment de rĂ©ponse Ă  votre question, permettez-moi donc de faire appel Ă  un de mes Ă©lèves d’il y a deux ans, Nordine, qui Ă©crit :

 

Un jour, une jeune fille de mon quartier a été violée par un jeune d’une autre cité. Elle est allée porter plainte au commissariat. Et bien sûr tous les jeunes de mon quartier ont été mis au courant de cette histoire. Connaissant cette jeune fille et sa famille, nous étions tous très tristes et très énervés. Au bout d’un certain temps, comme la plainte n’avait aucune suite, nous avons décidé de retrouver le violeur. Après quelques recherches, nous avons trouvé son adresse exacte et le numéro d’immatriculation de sa voiture. Et un soir nous sommes allés à une dizaine de jeunes de mon quartier l’attendre au pied de son immeuble. Mais il ne sortait pas… Alors, très impatients, vers une heure du matin, les jeunes de mon quartier sont entrés dans l’immeuble. Moi je les ai laissés et je suis rentré chez moi, parce que j’avais une interro de maths le lendemain. Ils sont entrés chez le violeur de force, l’ont attrapé et commençaient déjà à le rouer de coups. Ils l’ont sorti de l’immeuble, l’ont mis dans le coffre d’une voiture et emmené dans un stade près de chez moi. La jeune fille violée est venue l’identifier. Après quoi les jeunes de mon quartier l’ont mis tout nu, ils l’ont torturé, massacré, pratiquement violé (avec une batte de base-ball), jusqu’à ce que le soleil se lève et que le violeur ait perdu trop de sang. C’était les plus petits les plus acharnés, les grands étaient obligés de les retenir. Finalement, les jeunes de mon quartier l’ont abandonné là en pensant l’avoir tué. Mais quelques jours après la police est venue chercher l’un des grands frères de la jeune fille violée, le violeur l’a reconnu, et maintenant le grand frère est en prison. La famille a pris un avocat et celui-ci a découvert que la plainte de la fille n’était jamais sortie du commissariat et n’avait pas eu de suites, en partie parce que le père du violeur est un ancien policier…

VoilĂ  le quotidien des jeunes de banlieue… Comment est-il possible, après de tels Ă©vĂ©nements, que nous puissions avoir un dialogue avec la police ? C’est Ă  cause de tels faits et de bien d’autres qu’une haine tenace envers la police et la justice s’est ancrĂ©e dans les esprits, et je pense qu’il faudra beaucoup de temps avant qu’elle disparaisse.


LĂ  aussi, que les bonnes âmes ne se mĂ©prennent pas : la question Ă  l’école n’est pas d’abord, mĂŞme si elle l’est aussi, celle de la citoyennetĂ©. Bien sĂ»r, la police n’est pas encore, trop souvent, police ; bien sĂ»r la justice n’est pas encore, justice. Bien sĂ»r, nous avons dĂ©cidĂ© de nous interdire la vengeance, l’ordalie, le duel et le talion, pour instaurer la mĂ©diation, qui peut, parfois, peut-ĂŞtre, ouvrir au pardon : nul ne peut se faire justice Ă  lui-mĂŞme. J’ai indiquĂ© Ă  Nordine et au reste de la classe les procĂ©dures Ă  suivre pour qu’une plainte soit suivie d’effet : Ă©crire au procureur de la RĂ©publique, et pas seulement s’adresser aux policiers locaux, et le procureur n’aurait certainement pas classĂ© la plainte initiale de la jeune fille… Mais ceci est du rĂ´le de n’importe quel citoyen, n’est pas spĂ©cifique aux enseignants.

 

(Petite digression anecdotique Ă  nouveau : avec un collègue, je traverse la vaste salle du restaurant scolaire oĂą plusieurs centaines d’élèves dĂ©jeunent, pour rejoindre la file d’attente du self ; je vois tout Ă  coup un Ă©lève se lever pour agresser celui qui est assis en face de lui, qui se lève Ă  son tour Ă©videmment, et je m’approche aussitĂ´t en intervenant verbalement avec vigueur pour les calmer ; le premier Ă©lève se rassoit et l’autre prend son plateau et change de place ; j’attends quelques minutes pour m’assurer que ça ne va pas recommencer dès que j’aurais le dos tournĂ©. Puis je rejoins la file d’attente oĂą je retrouve mon collègue, qui me dit alors, ironiquement : « Mais de quoi tu t’occupes ? Il y a des pions qui sont lĂ  pour surveiller, non ? Â» Je lui fais remarquer que ce n’est pas en tant que prof que je suis intervenu mais simplement en tant que citoyen, tenu d’intervenir dans la limite des ses moyens pour faire cesser la commission d’une infraction quelconque dont il est tĂ©moin : en l’occurrence il Ă©tait en mes moyens d’intervenir et d’ailleurs, le temps que le surveillant arrive, la bagarre se serait sans doute dĂ©jĂ  dĂ©clenchĂ©e. Au passage, remarquez que, si les “ surveillants gĂ©nĂ©raux â€ť sont devenus “ conseillers d’éducation â€ť, les surveillants, eux, sont restĂ©s “ surveillants â€ťâ€¦ Il est très frĂ©quent dans les rĂ©criminations concernant la violence Ă  l’école d’entendre des collègues protester et se plaindre de ce qu’ils n’ont pas reçu “ la formation nĂ©cessaire â€ť Ă  mater les voyous ! Qu’ils ne sont pas policiers, assistantes sociales, psychologues, animateurs socioculturels, Ă©ducateurs spĂ©cialisĂ©s voire “ Ă©ducateurs â€ť tout court. Ils ont raison, Ă©videmment, toutes ces fonctions et ces mĂ©tiers correspondent Ă  des formations prĂ©cises sanctionnĂ©es par des diplĂ´mes qui ne sont pas les miens. Ă€ vouloir jouer un rĂ´le qui n’est pas le mien, je risque de commettre de graves erreurs, et c’est bien seulement dans la limite de mes moyens que je peux, que je dois, intervenir. Mais ces collègues ici s’enferment dans leur stricte fonction, dans leur discipline, pour esquiver en rĂ©alitĂ© leur fonction citoyenne, qui est bien celle de n’importe quel majeur, Ă  partir de dix-huit ans, et qui donc concerne aussi les Ă©lèves majeurs. Certes, je suis instituteur, prof de maths, de biologie, d’électronique… de philosophie, c’est bien cela qui dĂ©termine mes compĂ©tences, mais je suis aussi, et mĂŞme d’abord, citoyen et donc tenu aux devoirs ordinaires du citoyen, et la fonction policière ordinaire en fait partie, de mĂŞme d’ailleurs que la fonction de magistrat si je suis tirĂ© au sort parmi les autres citoyens ordinaires, sans “ formation â€ť particulière, pour siĂ©ger dans un jury de cour d’assises.)

 

Il me semble donc que la fonction première de l’école n’est pas la police ou la justice (ce que nous oublions dans les dispositifs de “ rappel Ă  la loi â€ť : on ne peut rappeler une loi qui n’a pas Ă©tĂ© instituĂ©e), mais de permettre aux petits d’homme de dĂ©couvrir et de vivre les processus par lesquels nous avons progressivement appris au cours de l’histoire de l’humanitĂ© Ă  transformer les Ă©nergies qui sont Ă  l’œuvre dans la violence en ce qui constitue les plus hautes formes de la crĂ©ation et de la culture : de quoi nous parlent les tragiques grecs, Shakespeare, Mozart, Goya ? De trahisons, de guerres, de meurtres, de massacres, de tortures, de viols, d’incestes… d’amour aussi. Ă€ la question du journaliste du Monde : « Quand vous Ă©crivez, vous rĂ©fĂ©rez-vous aux tragĂ©dies antiques ? Â», Edward Bond rĂ©pondait rĂ©cemment : « Je dois rencontrer Antigone dans la rue. RĂ©ellement. Ou Lear, ou Hamlet. Mais je peux aussi passer sans les voir. Â» Et trop souvent, dans nos classes, nous passons sans les voir. Ce serait donc Ă  l’école que Nordine devrait dĂ©couvrir que cette histoire de viol et de vengeance, qui dĂ©chire son quartier et qu’il rapporte, est une histoire millĂ©naire, immĂ©moriale, et que s’il n’a pas de sang sur les mains, c’est aussi Ă  cause de cette dĂ©risoire “ interro de maths â€ťâ€¦ HĂ©lène Ă©tait-elle “ consentante â€ť, enlevĂ©e et violĂ©e par Pâris ? Il s’ensuit dix ans d’une guerre sauvage dont Homère Ă©crit le poème… Et Achille, fou de douleur après la mort de Patrocle, qui se rue et massacre tout ce qui bouge devant lui, n’entend pas la supplication de Lycaon, fils de Priam : « Je suis Ă  tes genoux, Achille, aie pitiĂ© de moi, je viens en suppliant… Â», il l’égorge. Vous savez que decidere en latin, veut dire d’abord Ă©gorger : qu’est-ce qui pourrait nous protĂ©ger de nos tentations Ă  dĂ©cider ? DĂ©cider du sort scolaire et donc professionnel et donc social et donc humain de nos Ă©lèves ? C’est bien la structuration interne des savoirs, du savoir, par l’éthique qui permet de transformer la violence en jeu et en culture, qui permet aussi au fonctionnaire et au soldat de prendre conscience de leur devoir Ă©ventuel de dĂ©sobĂ©issance, au risque de leur vie parfois, au technicien, Ă  l’agriculteur, au commerçant, Ă  l’ingĂ©nieur et au savant de s’interroger sur le sens de ce qu’ils font, au risque de la faillite ou du licenciement, de l’ostracisme et de l’exclusion par leurs pairs, au mĂ©decin ou au professeur de considĂ©rer le malade ou l’élève comme sujets humains, au risque de se dĂ©couvrir eux-mĂŞmes malade ou Ă©lève.

 

C’est peut-ĂŞtre grâce Ă  l’école que nous pouvons sortir de la guerre des libertĂ©s, et c’est ici la leçon des pĂ©dagogies coopĂ©ratives, de la pĂ©dagogie institutionnelle (voyez par exemple les monographies Ă©crites par les institutrices d’écoles maternelles de Seine-Saint-Denis qui travaillent avec Francis Imbert) qui constitue les deux derniers Ă©lĂ©ments de rĂ©ponse Ă  votre question. Comment un enseignement philosophique est-il possible aujourd’hui ?

 

D’abord sans doute, sixième Ă©lĂ©ment de rĂ©ponse, en cessant enfin de confondre les logiques de la loi et de la règle, les logiques spatiales et temporelles, comme lorsque nous disons en toute bonne conscience Ă  l’agitĂ©, au violent : « Ta libertĂ© s’arrĂŞte lĂ  oĂą commence celle de l’autre Â», parce qu’alors, forcĂ©ment – c’est le cas de le dire… â€“, il y a friction aux frontières des territoires, et comme un enfant ne peut grandir qu’à accroĂ®tre son champ d’action et ses prises sur le monde, cette pseudo-Ă©vidence meurtrière que nous lui assĂ©nons risque de le conforter Ă  croire qu’il ne peut augmenter sa libertĂ© qu’au dĂ©triment de celle de l’autre. La règle s’occupe de … rĂ©gler, prĂ©cisĂ©ment, l’usage des espaces communs, de stabiliser les distances rĂ©ciproques, alors que la loi, elle, structure le temps et le dĂ©sir, institue les diffĂ©rences (au sens de diffĂ©rer) et les mĂ©diations qui permettent aux libertĂ©s, non seulement de s’articuler mais de s’augmenter les unes des autres : Ă  plusieurs, on peut faire plus de choses que tout seul et Ă©prouver plus de plaisirs – pour jouer au foot, il faut ĂŞtre vingt-deux et je ne peux plus chercher Ă  tuer l’ennemi, puisque, devenu adversaire, il est nĂ©cessaire Ă  mon plaisir ! Et pour transmettre la vie, il faut ĂŞtre deux, dans les plus profondes expĂ©riences de plaisir que l’existence peut nous donner… C’est aussi pour cela qu’à l’école il faudrait commencer par la musique : art du temps et de la symphonie, passage du diabolique au symbolique, de la discorde Ă  la concorde, de la guerre Ă  la paix, par l’institution de la loi, des systèmes harmoniques. C’est ce que dĂ©crit par exemple, mais en creux, Claude Simon :

 

Et son père parlant toujours, comme pour lui-même, parlant de ce comment s’appelait-il philosophe qui a dit que l’homme ne connaissait que deux moyens de s’approprier ce qui appartient aux autres, la guerre et le commerce, et qu’il choisissait en général tout d’abord le premier parce qu’il lui paraissait le plus facile et le plus rapide et ensuite, mais seulement après avoir découvert les inconvénients et les dangers du premier, le second, c’est-à-dire le commerce qui était un moyen non moins déloyal et brutal mais plus confortable, et qu’au demeurant tous les peuples étaient obligatoirement passés par ces deux phases et avaient chacun à son tour mis l’Europe à feu et à sang avant de se transformer en sociétés anonymes de commis voyageurs comme les Anglais mais que guerre et commerce n’étaient jamais l’un comme l’autre que l’expression de leur rapacité et cette rapacité elle-même la conséquence de l’ancestrale terreur de la faim et de la mort, ce qui faisait que tuer voler piller et vendre n’étaient en réalité qu’une seule et même chose un simple besoin celui de se rassurer, comme les gamins qui sifflent ou chantent fort pour se donner du courage en traversant une forêt la nuit, ce qui expliquait pourquoi le chant en chœur faisait partie au même titre que le maniement d’armes ou les exercices de tir du programme d’instruction des troupes parce que rien n’est pire que le silence…

 

Ta liberté commence là où commence celle de l’autre. Vous entendez ici l’exigence proprement politique, qui est celle de l’école désormais. Et, vous l’avez compris, pas seulement de l’école, mais c’est à l’école que ça peut commencer et nous perdons vraiment trop de temps de notre vie d’adulte à guérir de l’école…

 

Et enfin, pour le septième, et provisoirement dernier, Ă©lĂ©ment de rĂ©ponse Ă  votre question, une dernière petite histoire, qui se passe dans une Ă©cole primaire de banlieue (entourĂ©e des silos construits pendant les “ trente glorieuses â€ť pour stocker la main-d’œuvre au moindre coĂ»t possible, Ă©cole en “ chemin de grue â€ť, boĂ®tes pĂ©dagogiques empilĂ©es, dix minutes pour monter en classe, cinq pour redescendre, quatre fois par jour, une annĂ©e sur cinq passĂ©e Ă  manĹ“uvrer… une Ă©cole-caserne ordinaire, comme disait Fernand Oury), un CE2, techniques Freinet, pĂ©dagogie institutionnelle, un mardi après-midi : les groupes sont au travail, et un Ă©lève vient auprès de l’institutrice lui demandant une explication, mais elle est occupĂ©e avec un groupe, et, avisant un autre Ă©lève plongĂ© dans un livre de la bibliothèque parce qu’il a fini et attend que les autres finissent aussi, elle dit : « Tiens, va demander Ă  Manuel, il sait faire, il va t’expliquer. Â» Et Manuel, qui a entendu, de s’écrier : « Ah non ! M’dame, il pue ! Â»â€¦ Bon. Nous sommes dans les quartiers nord de Bondy, combien d’enfants sont-ils les seuls, dans leurs familles, Ă  se lever le matin pour aller travailler ? L’institutrice aurait pu avoir la rĂ©ponse spontanĂ©e, morale, que nous aurions sans doute en pareil cas : « Oh ! Le vilain garçon, c’est pas gentil ce que tu viens de dire ! Tu sais bien que c’est pas de sa faute… Â», etc., il faut aider ceux qui ont des difficultĂ©s, il faut ĂŞtre gentil avec ceux qui sont dans la peine, il faut se pencher sur les “ dĂ©favorisĂ©s â€ť, et les exclus… (comme aurait pu dire Flaubert : « Exclusion : lutter contre… Â»), bref, elle aurait pu avoir la rĂ©ponse humanitaire, très Ă  la mode et utile Ă  l’audimat. Non. Pas de leçon de morale ici, et l’institutrice a mĂŞme une rĂ©ponse plutĂ´t… violente ! : « Je ne te demande pas ton avis, tu vas l’aider, et si tu n’es pas content, tu le diras au conseil ! Â» Pas de rĂ©plique possible ici, pas de discussion ! Dans le temps de l’action, la loi (ici l’obligation d’assistance Ă  personne en danger) ne se discute pas, parce que, prĂ©cisĂ©ment, elle peut se discuter, Ă  un moment prĂ©cis, ritualisĂ©, inscrit Ă  l’emploi du temps, le “ conseil â€ť, le vendredi de 15 heures Ă  16 heures trente, avec prĂ©sident de sĂ©ance, secrĂ©taire, cahiers des dĂ©cisions, etc., voyez les milliers de pages Ă©crites par les instituteurs qui ont mis au point ces techniques et qui racontent ce qu’ils font au lieu de faire la leçon Ă  leurs collègues…

 

Ce qui nous intĂ©resse ici est que Manuel, pas content du tout d’être obligĂ© d’aider son camarade – et après tout, la citoyennetĂ©, c’est peut-ĂŞtre bien en effet apprendre Ă  travailler avec ceux qu’éventuellement “ on ne peut pas sentir â€ť ! â€“, n’a cependant pas rapportĂ© l’affaire au conseil suivant. Pourquoi ? Peut-ĂŞtre parce qu’en aidant son camarade, en lui expliquant ce qu’il ne comprenait pas, il le comprenait lui-mĂŞme, du coup, beaucoup mieux en Ă©tant placĂ© dans l’obligation – prière de ne pas confondre contrainte et obligation… â€“ d’avoir Ă  transmettre ce qu’il savait ou croyait savoir. Voyez Bachelard : « Qui est enseignĂ© doit enseigner… Â», voyez aussi les rĂ©seaux d’échanges rĂ©ciproques des savoirs. Le savoir, c’est ce qui s’augmente de se partager : j’en ai plus après l’avoir donnĂ© qu’avant ! Voyez ici comment se noue (devrait se nouer) Ă  l’école, inextricablement, le savoir et l’éthique : je ne peux rĂ©ellement m’approprier que ce que je donne, je deviens et je suis ce que je partage, ce que je transmets, l’autre m’aide en me demandant de l’aider. Et voyez aussi comment toutes les logiques actuelles, Ă  l’école oĂą le savoir se pervertit en outil de pouvoir et dans l’économie de prĂ©dation et de pillage oĂą la concurrence veut la mort de l’autre, sont, au sens des deux “ Steiner â€ť (Rudolf et Georges), inhumaines, meurtrières, et d’ailleurs destructrices du savoir lui-mĂŞme. Pour ne prendre qu’un seul exemple, qui jugera un jour NestlĂ© pour crime contre l’humanitĂ© ? Vous savez en effet comment cette multinationale a tuĂ© des millions d’enfants dans le tiers-monde pour Ă©couler son lait en poudre en dĂ©nigrant l’allaitement maternel et Ă  cause des difficultĂ©s pour les mères Ă  trouver de l’eau, buvable. Les commerciaux de NestlĂ© ont rĂ©ussi dans leurs Ă©tudes : y en a-t-il un seul qui ait dĂ©sobĂ©i ? Peut-ĂŞtre, mais on n’en a pas entendu parler…

 

Quand je dis qu’il y a urgence Ă  cette articulation du savoir et de la loi, qu’il y a urgence Ă  ce que l’école soit l’école, que peu importe, toutes proportions gardĂ©es, qu’on devienne balayeur ou cadre, si on peut entendre Bach, s’essayer Ă  Ă©crire un poème, et surtout dire non quand il est Ă©vident qu’il faut dire non, c’est parce que la question que vont avoir Ă  rĂ©soudre les enfants actuellement Ă  l’école dans le laps de temps de leur existence personnelle est celle de la poursuite ou non de l’aventure commencĂ©e il y a trois millions et demi d’annĂ©es environ, grâce au fruit de “ l’arbre de la connaissance du bien et du mal â€ť. Je cite encore Edward Bond :


 

Pourquoi se soumet-on Ă  des situations dans lesquelles certaines autoritĂ©s ont du pouvoir sur nous ? – vous reconnaissez lĂ  la question de La BoĂ©tie â€“ C’est une question fondamentale. La pièce la plus intĂ©ressante selon moi est Antigone. Elle divise le pouvoir. Supposons que quelqu’un ait Ă©crit une Antigone qui dirait : “ Je me soumets. â€ť L’histoire de l’humanitĂ© serait diffĂ©rente. Et ce serait une chose Ă©pouvantable pour les dramaturges, car ce que doit faire le dramaturge, c’est offrir la libertĂ©. Cela devient d’autant plus important que nous avons plus de responsabilitĂ©s aujourd’hui. Dans le passĂ©, vous pouviez laisser les responsabilitĂ©s aux dieux. Armaguedon Ă©tait l’œuvre de Dieu, pas des hommes. Maintenant, c’est nous qui pouvons dĂ©truire le monde. Et qui le dĂ©truisons lentement.

 

Croissances industrielles, urbaines, dĂ©mographiques : les ressources de la planète sont limitĂ©es. Ce qui est en question ? C’est fort simple : la terre, l’air, l’eau, la vie, humaine si possible. L’école peut-elle les prĂ©parer Ă  affronter cette question ? L’école peut-elle « offrir la libertĂ© Â» ? Spinoza (dont j’abuse un peu en modifiant le texte pour remplacer “ Ă‰tat â€ť par “ Ă©cole â€ť et “ homme â€ť par “ enfant â€ť) :

 

Des fondements de l’école, il rĂ©sulte avec la dernière Ă©vidence que sa fin dernière n’est pas la domination ; ce n’est pas pour tenir l’enfant par la crainte et faire qu’il appartienne Ă  un autre, que l’école a Ă©tĂ© instituĂ©e ; au contraire c’est pour libĂ©rer l’enfant de la crainte, pour qu’il vive autant que possible en sĂ©curitĂ©, c’est-Ă -dire conserve aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le rĂ©pète, la fin de l’école n’est pas de faire passer les enfants de la condition d’êtres raisonnables Ă  celles de bĂŞtes brutes ou d’automates, mais au contraire elle est instituĂ©e pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sĂ»retĂ© de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mĂŞmes usent d’une raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’école est donc la libertĂ©.

 

Vous savez que Spinoza a porté toute sa vie le manteau percé par le couteau d’un fanatique qui avait tenté de l’assassiner à l’âge de vingt-quatre ans, et qu’à l’âge de quinze ans, il avait assisté à la flagellation publique d’Uriel da Costa. Celui-ci, d’origine juive mais élevé dans le christianisme, s’était converti au judaïsme, avait combattu ce qu’on appellerait aujourd’hui l’intégrisme et s’était tourné finalement vers une forme de religion naturelle. Mais en 1647, sans doute ne supportant plus l’ostracisme et la solitude, il avait demandé à réintégrer la communauté juive et avait accepté la sentence de trente-neuf coups de fouet. Et le soir même de la cérémonie, il s’était suicidé.

 

« Se supporter sans malveillance Â» : il ne s’agit pas de s’aimer Ă  l’école, mais seulement d’apprendre Ă  se supporter… Et sans doute jusqu’au sens anglais du mot : j’apprends Ă  supporter mes Ă©lèves, Ă  devenir leur premier supporter dans leur course. Une « raison libre Â» : articuler le savoir et la loi, c’est-Ă -dire, en effet, la raison et la libertĂ©.

Un enseignement philosophique est-il possible Ă  l’école ? Votre question revient Ă  se demander si l’école est possible. Oui, l’école est possible. Et il ne s’agit pas lĂ  d’une croyance, d’un espoir ou d’un idĂ©al : c’est une dĂ©cision que je prends, Ă  chaque fois que j’entre en classe, avec ces vingt-cinq ou trente Ă©lèves qui se lèvent, chaque matin, pour vivre, et venir Ă  l’école.

 

Je vous remercie.

 


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