DĂ©construire le social
séminaire 2001 :
pourquoi l’école ?
« Un enseignement
philosophique est-il possible aujourd’hui ? »
Bernard Defrance
professeur de philosophie,
lycée Maurice Utrillo, Stains, Seine-Saint-Denis
Sorbonne,
séance du lundi 11 juin 2001
Avant-propos : la contradiction coloniale.
1.
Entrer
dans la classe
2.
Écrire
3.
« Passer
aux barbares »
4.
Philosopher
5.
Guerre
et paix
6.
L’espace
et le temps
7.
Donner
pour grandir
Conclusion : urgence à /de l’école
Un mot préalable, si
vous me le permettez : je n’ai pas l’habitude d’écrire à l’avance le texte
de mes interventions, non pas que je fasse totalement confiance à mes capacités
d’improvisation, mais tout simplement par paresse. Alors je crois bien que
c’est la première fois que ça m’arrive, mais pour la circonstance qui nous
réunit, j’ai essayé de faire l’effort d’écrire ce que je vais dire. De toute
façon, j’ai aussi l’habitude d’écrire comme je parle, alors ça ne devrait pas
rendre mon ton trop “ guindé ”, enfin j’espère… Donc, pardonnez-moi,
mais je vais lire ce que j’ai préparé autour de la question qui m’a été
posée : comment un enseignement philosophique est-il possible
aujourd’hui ? Et je vais déflorer tout de suite ma conclusion, ça
évitera les “ suspens ” inutiles : on ne peut pas enseigner la
philosophie… enfin si ! malheureusement… mais ce qui se désigne sous ce
mot dans notre école a depuis longtemps été analysé comme essentiellement
idéologique et rhétorique, en gros et pour caricaturer, l’art de la
dissertation, Bergson, Lalande, Brunschvig, Alain… et Comte-Sponville,
c’est-Ă -dire « les chiens de garde » dĂ©noncĂ©s par Nizan il y a dĂ©jĂ
quelque temps et « les piètres penseurs » par Lecourt plus récemment,
mais surtout pas, par exemple, Castoriadis, Vaneigem ou Legendre, pour ne citer
que les francophones, et qui sont, Ă ma connaissance, absents de tous les manuels et recueils de textes pour
les classes terminales… En revanche, je crois qu’il faudrait rendre tout
enseignement philosophique, et il me semble même qu’il y a urgence :
c’est non seulement possible mais aussi, impérativement, me semble-t-il,
nécessaire.
Un petit rappel historique
pour commencer : vous savez que les autorités coloniales françaises,
pendant la guerre d’Indochine, avaient interdit la diffusion et la lecture des
œuvres de Montesquieu (et de quelques autres…) que, du coup, les combattants du
ViĂŞt-minh lisaient clandestinement dans des traductions venues de Chine. On
colonise, pardon ! on “ civilise ” au nom des Lumières et, dès
que ces Lumières sont utilisées contre vous, alors se révèle la véritable
nature (économique ici) de cette œuvre de “ civilisation ”. Qui fait
d’ailleurs aussitôt oublier ces mêmes Lumières par les tout récents
décolonisés, qui comprennent vite la “ leçon ”…
Si je rappelle ce petit
point d’histoire c’est qu’il me semble résumer, d’une certaine manière, toutes
les contradictions auxquelles se heurte inévitablement l’école, sauf que
l’entreprise de “ civilisation ” ici n’y est plus économique, du
moins directement, mais idĂ©ologique : l’apprentissage de la soumission Ă
la violence, sous couvert d’instruction. Enseigner est, peut-être, par essence,
une opĂ©ration contradictoire avec elle-mĂŞme, puisqu’il s’agit de permettre Ă
“ l’élève ” de s’élever jusqu’à vous dépasser dans votre propre
expertise et donc dans votre pouvoir.Â
Et cette contradiction inhérente à l’acte même d’enseigner me semble
constitutive de la structure institutionnelle même de l’école, en ce sens que l’on prétend enseigner les
grands principes de la critique, mais dès que cette
critique produit des attitudes précises chez les élèves, ne serait-ce que la
simple indifférence, alors les masques tombent (ces masques dont nous parlait
Meirieu le 14 mai dernier…). On peut en dire autant d’ailleurs pas seulement de
la critique mais aussi des passions, et vous ne risquez guère de trouver certains textes dans
les manuels de littérature, et ne parlons même pas de l’hypothèse où des élèves
s’aviseraient de s’inspirer, dans leurs actes mêmes, y compris en classe, de
Lautréamont ou de François Villon ! Immédiatement bien sûr, les
spécialistes de la “ prévention des comportements à risques ” se
précipiteraient, avec toute leur capacité d’écoute et de compréhension… Et ne
parlons pas non plus des manuels d’économie où vous ne trouverez pas l’information
capitale de la fin du siècle dernier, à savoir que le tiers, à peu près, des
flux financiers de la planète est issu du commerce des drogues, ou que les
guerres du siècle qui commence ne seront pas pour le pétrole mais pour l’eau.
Bref, il s’agit à la fois de respecter en apparence, et avec sincérité !,
l’idéal de formation du “ citoyen éclairé ”, mais cet éclairage ne saurait aller
jusqu’aux dessous du pro-fesseur ou du pro-viseur, je veux dire du pouvoir. Et
pendant que les soutiers de l’Éducation dite encore nationale s’efforcent
d’alphabétiser et de civiliser les voyous de banlieue, les donneurs de leçons
“ républicaines ” pérorent à Polytechnique ou dans les classes
préparatoires de grands lycées, lesquels échappent totalement à la loi républicaine.
La violence se révèle donc intrinsèque à l’acte même d’enseigner puisqu’il est
impossible d’assumer, sinon tendanciellement, cette contradiction coloniale. Et du
côté “ psy ”, Ardoino l’avait déjà souligné il y a longtemps,
l’enseignant doit, et ne peut pas, comme tout un chacun, assumer sa propre
mort, qu’il peut voir tous les jours a contrario dans les corps séduisants de ses
élèves.
En attendant, comment je
fais ? Pour esquiver ce “ double lien ” ? Et quelquefois
pour survivre, quand les “ sauvageons ” me crachent dessus, ou plus
simplement bavardent entre eux sans s’occuper de ce que je raconte,
c’est-à -dire lorsque la soumission s’inverse ? Je peux mécaniser :
d’abord dans les opérations classiques ou modernes du maintien de l’ordre,
facilitées désormais par les dispositifs de rappel à la loi et de
“ signalement en temps réel ”. Je peux aussi, puisque mes élèves ont
toujours d’une année sur l’autre le même âge, ne pas me voir vieillir : je
peux donc répéter, réciter le cours, monotone, hors du temps, synthèse de
manuels écrits par des collègues (ou par moi !). Parmi les élèves,
comprenne qui pourra : de toute façon, j’ai bouclé le programme, c’est moi
qui note, et l’institution m’offre même le choix entre narcissisme et sadisme,
par les “ bonnes ” ou “ mauvaises ” notes, que le ministre
en personne ne peut pas me faire changer. Mon pouvoir est ici absolu, sans
recours. Je peux aussi ne pas regarder les élèves quand je parle :
l’internet permet cela, de ne pas voir ceux auxquels on parle, et même si on
les voit (grâce aux webcams), de ne jamais risquer de les toucher ou d’en être
touchĂ© ; mĂŞme s’il est vrai qu’ils peuvent se brancher ou se dĂ©brancher Ă
volonté – ce qui n’est pas possible en classe, du moins en
apparence –, l’avantage considérable des techniques actuelles de
communication est que la “ distance ” est toute trouvée, je n’ai plus
à m’épuiser dans les opérations du maintien de l’ordre, et personne ne peut me
couper la parole !… puisque les “ messages ” s’échangent sur l’espace de l’écran
et non dans le temps du parler
ensemble, du parlement. Malheureusement, en attendant l’avenir radieux des
réseaux, du savoir et de la sagesse en ligne, dans ma classe, ici et
maintenant, « c’est eux ou c’est moi ! » Et donc, bien sûr, c’est
moi. Quoique…
Il me semble aussi que
celui de la philosophie redouble les difficultés propres à tout acte
d’enseignement. Il ne s’agit plus seulement d’affronter la résistance toujours
possible de la part de l’élève, ou pire son indifférence, ou même encore le
dépassement dans l’expertise (je n’ai pas lu tous les corrigés de dissertations
en vente dans le commerce) ou dans l’habileté (par exemple dans le maniement
des écrans – vous aviez déjà remarqué bien sûr le double sens de ce
mot : ce sur quoi se projette, dans l’illusion de la transparence, le
miroitement du monde, réel ou virtuel, mais aussi ce qui cache, dissimule,
“ fait écran ”), mais il s’agit d’assumer la subversion (je n’ai pas
dit perversion) du philosopher, c’est-à -dire l’inachèvement, l’incertitude, la tension
et ses angoisses, « l’écart qui écartèle » comme dit Michel Serres, signifiés par le
préfixe même du mot “ philosophie ” – et sans qu’il soit besoin
de remonter à Socrate ou Diogène, on sait que le philosophe est, par
définition, toujours “ mal élevé ”, exhibant sa nudité c’est-à -dire
son ignorance. Et comme je ne peux pas, Ă©videmment, soutenir cette position, me
voilà à courir le risque héroïque de la position du civilisateur qui brandit
les Lumières devant les barbares – c’est une position assez répandue chez
mes collègues de la discipline… – et en interdit la lecture, un peu à la
façon dont, jadis, l’Église se réservait l’exclusivité des interprétations de
la Bible en en interdisant la lecture aux fidèles. Et si on lit en classe, parfois, Le Discours de la Méthode, les
professeurs évitent en général de s’appesantir par exemple sur ce
passage :
C’est pourquoy sitost que l’aage me permit de sortir de la sujetion de
mes Precepteurs, je quittay entierement l’estude des lettres. Et me resolvant
de ne chercher plus d’autre science, que celle qui se pourroit trouver en
moymesme, oubien dans le grand livre du monde, j’employay le reste de ma
jeunesse à voyager, à voir des cours, et des armées, à frequenter des gens de
diverses humeurs et conditions, Ă receuillir diverses expĂ©riences, Ă
m’ésprouver moymesme dans les rencontres que la fortune me proposoit, et
partout à faire telle reflexion sur les choses qui se présentoient que j’en
pusse tirer quelque profit. Car il me sembloit que je pourrois rencontrer beaucoup
plus de vérité dans les raisonnemens que chascun fait ; touchant les
affaires qui lui importent, et dont l’evenement le doit punir bientost après
s’il a mal jugé ; que dans ceux que fait un homme de lettres dans son
cabinet touchant des speculations qui ne produisent aucun effect, et qui ne luy
sont d’autre consequence, sinon que peutestre il en tirera d’autant plus de
vanité qu’elles seront plus esloignées du sens commun : a cause qu’il aura
deu employer d’autant plus d’esprit et d’artifice à tascher de les rendre
vraysemblables. Et j’avois tousjours un extreme désir d’apprendre a distinguer
le vray d’avec le faux, pour voir clair en mes actions, et marcher avec
assurance en cette vie.
Un premier
élément de réponse, donc, à votre question : lire, et donc d’abord écrire.
Pas sous la dictée. Écrire ce qui arrive dans l’existence : l’épreuve de
soi-même, « dans
les rencontres que la fortune » propose… ou impose ; écrire ces « raisonnements que chacun
fait touchant les affaires qui lui importent. » Soit donc le texte
suivant, écrit par une élève d’une de mes classes de terminales, cette
année :
Un exemple d’injustice
me revient à l’esprit, dont j’ai été témoin. J’étais en deuxième ou troisième
année de maternelle, nous étions en classe, et un des garçons, pour je ne sais
plus quelle bêtise, avait été puni par la maîtresse ; cette punition m’a
paru vraiment trop sévère et surtout trop marquante, pour une bêtise
probablement anodine et qui ne m’a laissé aucun souvenir. La maîtresse a dénudé
le garçon, l’a placé au milieu de toute la classe, et tous les camarades qui
l’entouraient se sont mis à se moquer de lui, à l’insulter, à décrire
minutieusement son corps et son sexe, et lui, certainement mort de honte, ne
pouvait que pleurer. Et les filles dont j’étais, ne pouvaient que regarder
aussi. Ce garçon est maintenant au lycée, je le vois toujours, et je me demande
si cette expérience l’a marqué, s’il s’en souvient. Je pense que oui…
Jihane Laasami.
La question, pour moi en
classe terminale, en cours de philosophie, n’est pas la violence infligée à ce
garçon en maternelle. Cette violence relève du code pénal. Cela ne se discute
pas. Qui prétendrait justifier le comportement de la maîtresse se placerait
lui-même hors discussion. Mon seul acte sera ici d’envoyer à cette élève la
transcription que vous allez faire de cette intervention. Quand je publie les
textes de mes élèves, je leur envoie, même des années après, la revue ou le
livre où ils sont cités et, parfois, certains me demandent un deuxième
exemplaire à l’intention de l’adulte abuseur. Cela peut réparer un peu, du
moins cicatriser. Mais, en philosophie donc, la question n’est pas d’abord
celle de la justice, de la réparation, je ne suis ni magistrat ni psychologue,
elle est d’abord : comment travailler maintenant, philosophiquement, Ă
partir de ce témoignage ? Et de bien d’autres, parlés ou écrits en
cours ? En quoi ce qui se passe dans le cours de philosophie – mais
peut-il alors “ cours ” y avoir, en lieu et temps ? – peut-il
permettre de se ressaisir, je veux
dire d’entrer vraiment dans la classe, dans l’école, avec les
autres entrants ? On me pose souvent la question : « Mais comment faites-vous
pour obtenir de vos élèves qu’ils écrivent ces textes ? » La
réponse est dans la question bien sûr, négativement. Il s’agit précisément de
ne pas vouloir “ obtenir ”. Il ne s’agit pas de
“ devoirs ”. Peut-être, oui, de résilience, comme on dit aujourd’hui,
après Tomkiewicz et Cyrulnik (deux barbares déportés, exportés et importés).
Mais surtout, me semble-t-il, de structure juridique qui autorise, qui permet
de devenir auteur : le texte est libre, j’ai, enfin, ici et maintenant, en
ce moment de philosophie, le droit de parler, et surtout d’écrire. Surtout d’écrire :
parce que parler est difficile, à cause des camarades – je risque de
passer pour un “ bouffon ”, ce qui est un mot intéressant
relativement à la question du pouvoir monarchique qui règne dans la classe,
mais ce mot est désormais périmé chez les élèves qui disent aujourd’hui
“ suceur ”… –, et aussi à cause du prof qui me juge. Alors que
si j’écris seulement, je peux toujours ne pas donner mon texte ou le
redemander, exiger qu’il ne soit pas rendu public, publié, j’en suis l’auteur.
Nouveau “ double lien ” : ne pas vouloir obtenir, tenir, et,
cependant, demander, souvent, inlassablement. Quand l’un d’entre eux – je
parle des élèves – raconte une histoire, les autres se moquent (de moi) en
anticipant et en lui disant : « Écris-le ! » ou « Écrivez, amis… »
Demander sans attendre de réponse. J’ai souvent l’impression, au fond, dans des
interventions comme celle-ci, de n’être que le porte-parole (le go-between) de mes
élèves. Et du coup, je cours un nouveau risque, celui du “ militant ”
qui exhorte les nombreux travailleurs du social, de l’enseignement, de la justice,
de la médecine, de la police, de la politique : « Regardez, écoutez plutôt,
ces sauvageons de banlieue qui viennent de toute la planète, ou ces filles et
garçons de classes-moyennes-catalogue-Camif, ils et elles pensent, parlent,
écrivent, souffrent et aiment… Vous pouvez vous éviter les fatigues de la
méprise et du mépris. » Or, tous n’écrivent pas, certains refusent,
et c’est même la grande majorité (je ne suis pas sociologue, je ne fais pas
d’“ enquêtes ”). Ce refus ne relève pas seulement de l’inhibition,
résultat de quinze ans d’apprentissage de l’écriture soumise, sous la dictée,
même si ça l’est aussi bien sûr. C’est aussi que je suis juge. Et donc, devant
son juge – surtout d’instruction ! –, même l’innocent se sent coupable et a
peur : « Qu’est-ce qu’il veut me faire dire ? Qu’est-ce que je vais mettre
sur cette copie qui va faire bien et me permettra d’obtenir une bonne note ou
au moins la “ moyenne ” ? Surtout ne pas oublier de citer tel ou
tel bouquin puisque l’auteur est copain de l’un de ceux qui siègent au jury de
ma thèse… »
Lamentation ordinaire des
collègues de la discipline : « Ils ne peuvent pas écrire en philosophie
puisqu’ils ne savent pas écrire en français… » Là aussi, je crois qu’il
convient d’inverser la proposition – deuxième élément de réponse
à votre question : c’est parce que l’enseignement, de toutes les
disciplines, n’est pas (encore) philosophique qu’on ne peut pas, en classe,
parler mais réciter, écrire mais recopier, critiquer mais commenter, penser
mais répéter, obéir mais se soumettre, tout en donnant impérativement
l’illusion du contraire au risque de passer pour scolaire. Lever l’inhibition, sans tomber
dans l’exhibition : oui, mais comment ? pour parodier l’ami Meirieu…
L’institution ne laisse à ce garçon humilié en maternelle que deux
solutions : celle de la vengeance différée – et la collègue
éventuellement victime d’injures sexistes de sa part plus tard, au collège par
exemple, n’y comprendra rien bien sûr – ; ou bien celle de la
soumission Ă cette mise Ă nu sacrificielle de l’examen, de la mise en examen, Ă
chaque étape du cursus, où il convient d’être activement docile, demandeur de
ce qui est imposé, c’est-à -dire “ motivé ”. Ces deux solutions
confortent l’institution : la seconde évidemment, elle justifie ma propre
soumission d’ancien bon élève et ses bénéfices secondaires ; la première
aussi bien sûr : combien vivent de “ la violence à l’école ” et
en font désormais leur fonds de commerce ? À combien procure-t-elle les
jouissances de la lamentation, de la récrimination, des processions rituelles
pour plus de “ moyens ”, et pour “ la défense de… ”, placer
ici, au choix : le latin, le grec, les langues, la littérature,
l’enseignement scientifique, la République et son école, la civilisation, la
culture, l’universel… et la philosophie !
En réalité, Fatah Abou, qui
est aussi un de mes élèves, français et kabyle, qui s’est reconnu dans
l’histoire rapportée par Jihane, a réussi – pour ce que j’ai pu en
percevoir – à ne verser ni dans la vengeance, ni dans la soumission :
(…) Aujourd’hui, la chose dont je me souviendrai toujours, c’est
que, sûrement à cause de la honte que j’ai subie, j’ai été incapable de
remettre mon pantalon. Oui j’ai pleuré, je n’ai rien fait pour arrêter ce
scandale. (…) Les regards des autres Ă
ce moment-là étaient si différents de l’ordinaire qu’on ne les reconnaissait
même pas. Et la question que je me pose aujourd’hui, et que je ne m’étais
jamais posé auparavant, est pourquoi la maîtresse m’a-t-elle fait subir
ça ? (…) Bref, il ne sert à rien de
se venger…
Fatah Abou.
Donc ils peuvent Ă©crire. Et
l’évidence de l’impossibilité de la note saute aux yeux (nos amis belges francophones disent
la cote : ça
indique mieux le “ niveau ”, les cotes d’alerte sont souvent
atteintes…). Mais si je ne peux plus noter, quid de mon pouvoir ? Impuissant à les faire écrire
(je demande, je n’ordonne pas, et d’ailleurs comment le philosophe pourrait-il
ordonner ? C’est-à -dire aussi bien mettre de l’ordre dans le chaos
qu’exiger tel ou tel comportement d’autrui sous peine de punition ?), je
ne peux plus noter, mĂŞme si je peux corriger en vue de la publication, et
discuter aussi bien sûr, ne serait-ce que pour demander des précisions sur les
circonstances exactes de l’événement raconté… Depuis que j’ai pu ouvrir des
pages personnelles sur la toile – un “ site ” comme on dit, et
vous avez remarqué aussi le génie de ce mot, un site, comme un site naturel,
archéologique ou historique… –, les publications sont quasi-instantanées,
du moins quand j’arrive à suivre le rythme. Écrire : c’est-à -dire laisser
traces qui, sous réserves des possibilités techniques de leur conservation – les bibliothèques peuvent
brûler –, s’inscrivent alors pour l’éternité. Défi à la mort, oui, mais
aussi plus simplement, plus modestement, tenter de faire entendre une
injustice, une violence, une surprise, une joie. Devenir auteur, s’autoriser,
comme sujet de sa propre existence, un parmi d’autres.
Troisième
élément de réponse, donc, à votre question : s’autoriser à entrer
à l’école, dans la classe, comme sujet. Si je vais à l’école, c’est que mes
parents ne peuvent plus m’apprendre eux-mêmes ce dont je vais avoir besoin pour
l’existence. Et je vais devoir affronter la culpabilité liée au fait de devenir
désormais plus “ instruit ” qu’eux, me déprendre des tentations du
mépris à l’égard de mon “ vieux ”, éventuellement analphabète.
Combien d’enfants, dans nos banlieues, gèrent-ils, de fait, la famille, quand
ils ne sont pas les seuls à rapporter l’argent du ménage par le biais des
allocations ? Et les imbéciles criminels de proposer la suppression de ces
allocations pour ramener les pères à leurs devoirs, c’est-à -dire au bon vieil
usage de la ceinture… Je vais donc à l’école parce que je suis ignorant. Et j’y
dĂ©couvre en mĂŞme temps que je n’ai pas le droit d’y ĂŞtre ignorant ! Qu’Ă
intervalles réguliers – « Untel au tableau ! » –
je suis coupable de ne pas savoir ma leçon. Que c’est grâce à ce que j’ai
appris ailleurs qu’à l’école que je peux y réussir ou que c’est à cause des
“ carences ” familiales que j’y échoue. Les tâches scolaires sont des
devoirs, les notes ne sont pas basses ou élevées mais bonnes ou mauvaises, les
sanctions sont des punitions, et je deviens “ bon ” ou
“ mauvais ” élève… Les devoirs à la maison sont notés, interviennent
dans la détermination du cursus, et donc, dans les classes moyennes et élevées,
sont notées les cervelles ou bibliothèques parentales (les femmes ont désormais
trois journées : le travail professionnel, les tâches ménagères et…
l’école après l’école, dans le suivi des leçons et devoirs de la
progéniture !), et dans les classes populaires, à l’extrême, on note le
produit du racket aux devoirs… Seuls comptent les résultats, quels que soient
les courts-circuits de leur obtention. L’ignorance risque, à l’école, d’être
punie. La punition ? C’est-à -dire l’orientation.
Comme vous le savez, depuis
juillet 2000, de nouveaux textes règlent les procédures disciplinaires et
l’écriture des règlements intérieurs dans les lycées et collèges. Il s’agit de
toute évidence d’un progrès décisif en ce qui concerne le respect des principes
du droit dans le fonctionnement institutionnel des Ă©tablissements. Notamment,
se trouve clairement rappelée la nécessaire distinction entre l’évaluation du
travail scolaire et les appréciations concernant les comportements, avec
l’interdiction d’utilisation des notes comme moyen de punition des infractions,
et celle de l’utilisation des punitions comme moyen de sanction pour des
résultats scolaires jugés faibles ou pour “ manque de travail ”. Ces
distinctions, Ă©videntes pour un juriste (cela correspond Ă la distinction entre
les procédures civiles et pénales), ont suscité quelques remous chez les
enseignants dont certains y ont vu une diminution de leurs pouvoirs… L’affaire
du bon vieux “ zĂ©ro de conduite ” notamment a obligĂ© le ministère Ă
l’écriture d’une nouvelle circulaire en mars dernier, reprécisant la portée de
cette distinction. Ainsi, désormais, je ne peux plus punir un supposé manque de
travail, une ignorance, une mauvaise note, un devoir non fait ou une leçon non
sue. Certes. Mais je note toujours, mes propres élèves, et leur orientation est
la conséquence de ces notes. Or, la vraie “ punition ”, ce n’est pas
l’avertissement, le devoir supplémentaire ou l’heure de colle, ni même le
conseil de discipline suivi du reclassement dans un autre établissement, c’est
l’orientation, vécue comme menace d’exclusion, cette fois non pas seulement
scolaire mais sociale. Il serait très étonnant que les divisions sociales du
travail ne se reflètent pas dans les arbres de “ choix ” que propose
l’organisation même de notre système éducatif – et dont les plus ardents
critiques du “ libéralisme ” proposent le renforcement (voyez par
exemple Jean-Pierre Le Goff ou Mélanchon…) ! –, où il est
rigoureusement impossible de s’intéresser à la fois à l’archéologie égyptienne, à la
musique sérielle, à l’électrotechnique et… aux philosophies scandinaves !
Interdit au futur ramasseur de poubelles ou au “ technicien de
surface ” d’apprendre à lire Shakespeare ou Dante dans le texte, puisque
Shakespeare ou Dante risqueraient de leur donner accès à la lucidité sur leur
propre sort, ce qui serait bien sûr extrêmement dangereux…
(Petite digression anecdotique, si vous me permettez. J’ai raconté
ailleurs, dans Les parents, les profs et l’école, l’histoire de Fabien qui jouait de la flûte traversière, avait fait
de la danse classique pendant dix ans et s’était retrouvé orienté en BEP
d’électronique, parce que la prof de musique en troisième distribuait des zéros
à tour de bras dans l’espoir, vain évidemment, de ramener le calme dans la
classe… Et donc ses “ moyennes ” en musique lui avaient barré l’accès
aux sections spécialisées dans cet art. En terminale industrielle, avec deux
ans de “ retard ” après la première dite d’adaptation, il nous avait
joué la badinerie et avait aussi
improvisé, et nous nous étions demandé pourquoi et comment de simples
vibrations de l’air peuvent faire ressentir des émotions aussi fortes et ce
qu’est la musique… Et pour se marrer un bon coup, lors d’un pique-nique au bord
de la Marne, nous avions organisé un concert de tiges de pissenlit ! Cette
classe avait eu d’excellents résultats au bac, et c’est aussi dans cette classe
que j’ai vu, pour la seule fois de ma carrière, des larmes silencieuses couler
sur le visage d’un élève, lui aussi passé par la première d’adaptation, qui
nous racontait les brimades subies à l’internat lors de sa première année de
BEP…)
Et puisque nos
“ intégristes ” de la République considèrent l’enseignement de la
philosophie comme couronnement des études et nécessaire à la formation du
citoyen “ éclairé ”, pourquoi s’opposent-ils avec tant d’énergie à ce
que la philosophie puisse être enseignée en lycées professionnels, en
apprentissage, et même en troisième, puisque, pour bon nombre d’élèves encore,
les études s’arrêtent là ? Et ne parlons pas de ces instituteurs qui ont
institué l’heure philosophique au cours préparatoire, à l’âge de raison…
L’opposition farouche de nos clercs aux
déjà anciennes propositions du GREPH d’extension en amont de la philosophie,
ainsi qu’au travail de l’ACIREPH (Association pour la création d’instituts de
recherche sur l’enseignement de la philosophie) ou aux timides tentatives de
réforme des programmes, masque en réalité leur peur : la peur simple et
nue d’avoir à s’affronter aux barbares, ceux dont on prétend qu’ils ne savent
pas parler, et pire encore la peur d’avoir à prendre conscience que c’est sans
doute un devoir aujourd’hui que de prendre leur parti. Non, ce n’est pas un devoir,
c’est la condition même de notre parole. C’est toujours la même histoire :
aujourd’hui comme hier, les clercs se divisent sur la nécessité historique de
devoir “ passer aux barbares ”…
C’est le quatrième
élément de réponse à votre question : non seulement tout
l’enseignement, de toutes les disciplines, peut (pourrait) devenir
philosophique, mais le travail proprement philosophique, en tant que travail de
la pensĂ©e Ă
partir de l’expérience vécue sur le bien et le mal, le juste ou l’injuste, le
vrai et le faux, le beau ou le laid, la violence et l’amour, la richesse et la
pauvreté, la vie et la mort, le sens et le non-sens, peut trouver sa place dans
l’école, dès “ l’âge de raison ”. On évalue, à peu près, parce que
c’est très difficile de compter exactement, voyez les travaux de Marie Choquet
à l’INSERM, à quatre mille par an environ les suicides de mineurs, en France.
Ça en représente douze ou treize par jour, en moyenne… Qui en parle ? Qui
cela émeut ? Aucun, je dis bien aucun, de mes collègues rencontrés au
cours de ma carrière ne connaissait ce chiffre. Travail spécifique du
philosopher, dès l’âge de raison : non pas pour prévenir, enrayer, guérir
les violences, non pas leçons de morale, inculcation du civisme, prévention des
comportements à risques, ni même, comme je suis tenté de le croire souvent dans
mes cours, résilience – même si je suis bien content que certains et
certaines qui m’avaient fait part de leur intention ou désir de mourir ne se
soient pas, finalement, à ce jour et pour ce qu’en j’en sais, suicidés. Mais travail
du sens, interrogation perpétuellement ouverte sur ce qui se vit au quotidien,
un quotidien intime, personnel, désormais branché sur le planétaire. Jean Oury
disait, il y a longtemps déjà , que le rôle de l’instituteur est d’empêcher que les
choses se referment… Derrida aussi, dans les Cahiers Pédagogiques, en mars
1988 :
« Je crois qu’il y a au moins deux fronts : d’une
part, je serais du côté de ceux qui luttent pour une école, disons
progressiste, enfin, bon, appelons ça comme ça… telle qu’on peut l’espérer d’un
gouvernement de gauche, ouverte sur l’avenir, généreuse, égalitaire, etc. Une
bonne école. Ça c’est un front : une bonne école contre une mauvaise
Ă©cole. Et puis il y a un autre front oĂą, contre cette bonne Ă©cole, non, pas
“ contre ”, mais avec vigilance, il importerait de ne pas tout
soumettre au programme de cette bonne école (…), que la philosophie soit un
lieu de contestation de ce modèle scolaire-là , que la philosophie soit encore…
– Le moment des
questions hors-programme, des interrogations…
– C’est ça,
absolument. Et pas seulement des interrogations académiques (…), que le
marginal puisse respirer. Que l’on n’essaye pas de tout vouloir programmer. La
philosophie, c’est un lieu de déprogrammation, voilà ! »
(Et, pour l’anecdote, quelques mois après cet entretien que j’avais eu
avec lui en mai 1988, le ministre de l’Éducation Nationale Jospin nommait
Derrida co-président avec Jacques Bouveresse de la commission chargée de
refondre… les programmes de philosophie !)
L’intime et le
planétaire, l’individuel et l’universel : oui, parce qu’une des leçons du 20e
siècle achevé est qu’on a vu des fonctionnaires dévoués administrer les
déportations, des professeurs d’université inventer de nouvelles formes de
tortures, des savants humanistes penser les armes de destruction massive, des
ingénieurs instruits réaliser chambres à gaz et fours crématoires, des poètes
ordonner viols collectifs et Ă©purations ethniques ; que sciences, culture
et compétences se sont mises au service des pires barbaries, que l’école s’est
mise au service de la violence. C’est une déjà vieille question : science sans conscience
n’est que ruine de l’âme, ou encore : tête bien faite vaut mieux que tête bien
pleine ; c’est-à -dire que les savoirs sans la loi sont meurtriers,
la loi sans les savoirs est impuissante. C’est la question que Georges Steiner
pose, après d’autres (voyez Robert Antelme) : « Comment comprendre la
capacité d’êtres humains à jouer Bach et Schubert le soir, et à torturer
d’autres êtres humains le lendemain matin ? Existe-t-il des congruités
intimes entre l’humain et l’inhumain ? » Comment donc articuler la
construction des savoirs et l’institution de la loi ? Les savoirs :
c’est-à -dire la recherche de l’habileté dans les techniques, de la beauté dans
les arts, de la vérité dans les sciences. La loi : c’est-à -dire les
conditions de la rencontre de l’autre comme un autre soi-même, de l’institution
du vivre ensemble.
Pour le cinquième
élément de réponse à votre question, permettez-moi donc de faire appel à un
de mes élèves d’il y a deux ans, Nordine, qui écrit :
Un jour, une jeune fille
de mon quartier a été violée par un jeune d’une autre cité. Elle est allée
porter plainte au commissariat. Et bien sûr tous les jeunes de mon quartier ont
été mis au courant de cette histoire. Connaissant cette jeune fille et sa
famille, nous étions tous très tristes et très énervés. Au bout d’un certain
temps, comme la plainte n’avait aucune suite, nous avons décidé de retrouver le
violeur. Après quelques recherches, nous avons trouvé son adresse exacte et le
numéro d’immatriculation de sa voiture. Et un soir nous sommes allés à une
dizaine de jeunes de mon quartier l’attendre au pied de son immeuble. Mais il
ne sortait pas… Alors, très impatients, vers une heure du matin, les jeunes de
mon quartier sont entrés dans l’immeuble. Moi je les ai laissés et je suis
rentré chez moi, parce que j’avais une interro de maths le lendemain. Ils sont
entrés chez le violeur de force, l’ont attrapé et commençaient déjà à le rouer
de coups. Ils l’ont sorti de l’immeuble, l’ont mis dans le coffre d’une voiture
et emmené dans un stade près de chez moi. La jeune fille violée est venue
l’identifier. Après quoi les jeunes de mon quartier l’ont mis tout nu, ils
l’ont torturé, massacré, pratiquement violé (avec une batte de base-ball),
jusqu’à ce que le soleil se lève et que le violeur ait perdu trop de sang.
C’était les plus petits les plus acharnés, les grands étaient obligés de les
retenir. Finalement, les jeunes de mon quartier l’ont abandonné là en pensant
l’avoir tué. Mais quelques jours après la police est venue chercher l’un des
grands frères de la jeune fille violée, le violeur l’a reconnu, et maintenant
le grand frère est en prison. La famille a pris un avocat et celui-ci a
découvert que la plainte de la fille n’était jamais sortie du commissariat et
n’avait pas eu de suites, en partie parce que le père du violeur est un ancien
policier…
VoilĂ le quotidien des
jeunes de banlieue… Comment est-il possible, après de tels événements, que nous
puissions avoir un dialogue avec la police ? C’est à cause de tels faits
et de bien d’autres qu’une haine tenace envers la police et la justice s’est
ancrée dans les esprits, et je pense qu’il faudra beaucoup de temps avant
qu’elle disparaisse.
LĂ aussi, que les bonnes
âmes ne se méprennent pas : la question à l’école n’est pas d’abord, même
si elle l’est aussi, celle de la citoyenneté. Bien sûr, la police n’est pas
encore, trop souvent, police ; bien sûr la justice n’est pas encore, justice. Bien
sûr, nous avons décidé de nous interdire la vengeance, l’ordalie, le duel et le
talion, pour instaurer la médiation, qui peut, parfois, peut-être, ouvrir au
pardon : nul
ne peut se faire justice à lui-même. J’ai indiqué à Nordine et au
reste de la classe les procédures à suivre pour qu’une plainte soit suivie
d’effet : écrire au procureur de la République, et pas seulement
s’adresser aux policiers locaux, et le procureur n’aurait certainement pas
classé la plainte initiale de la jeune fille… Mais ceci est du rôle de
n’importe quel citoyen, n’est pas spécifique aux enseignants.
(Petite digression anecdotique à nouveau : avec un collègue, je
traverse la vaste salle du restaurant scolaire où plusieurs centaines d’élèves
déjeunent, pour rejoindre la file d’attente du self ; je vois tout à coup
un élève se lever pour agresser celui qui est assis en face de lui, qui se lève
à son tour évidemment, et je m’approche aussitôt en intervenant verbalement
avec vigueur pour les calmer ; le premier élève se rassoit et l’autre
prend son plateau et change de place ; j’attends quelques minutes pour
m’assurer que ça ne va pas recommencer dès que j’aurais le dos tourné. Puis je
rejoins la file d’attente où je retrouve mon collègue, qui me dit alors,
ironiquement : « Mais de quoi tu t’occupes ? Il y a des pions
qui sont là pour surveiller, non ? »
Je lui fais remarquer que ce n’est pas en tant que prof que je suis intervenu
mais simplement en tant que citoyen, tenu d’intervenir dans la limite des ses
moyens pour faire cesser la commission d’une infraction quelconque dont il est
témoin : en l’occurrence il était en mes moyens d’intervenir et
d’ailleurs, le temps que le surveillant arrive, la bagarre se serait sans doute
déjà déclenchée. Au passage, remarquez que, si les “ surveillants généraux ”
sont devenus “ conseillers d’éducation ”, les surveillants, eux, sont
restés “ surveillants ”… Il est très fréquent dans les récriminations
concernant la violence à l’école d’entendre des collègues protester et se
plaindre de ce qu’ils n’ont pas reçu “ la formation nĂ©cessaire ” Ă
mater les voyous ! Qu’ils ne sont pas policiers, assistantes sociales,
psychologues, animateurs socioculturels, éducateurs spécialisés voire
“ éducateurs ” tout court. Ils ont raison, évidemment, toutes ces
fonctions et ces métiers correspondent à des formations précises sanctionnées
par des diplômes qui ne sont pas les miens. À vouloir jouer un rôle qui n’est
pas le mien, je risque de commettre de graves erreurs, et c’est bien seulement
dans la limite de mes moyens que je peux, que je dois, intervenir. Mais ces
collègues ici s’enferment dans leur stricte fonction, dans leur discipline,
pour esquiver en réalité leur fonction citoyenne, qui est bien celle de
n’importe quel majeur, à partir de dix-huit ans, et qui donc concerne aussi les
élèves majeurs. Certes, je suis instituteur, prof de maths, de biologie,
d’électronique… de philosophie, c’est bien cela qui détermine mes compétences,
mais je suis aussi, et même d’abord, citoyen et donc tenu aux devoirs
ordinaires du citoyen, et la fonction policière ordinaire en fait partie, de
même d’ailleurs que la fonction de magistrat si je suis tiré au sort parmi les
autres citoyens ordinaires, sans “ formation ” particulière, pour
siéger dans un jury de cour d’assises.)
Il me semble donc que la
fonction première de l’école n’est pas la police ou la justice (ce que nous
oublions dans les dispositifs de “ rappel à la loi ” : on ne
peut rappeler une loi qui n’a pas été instituée), mais de permettre aux petits
d’homme de découvrir et de vivre les processus par lesquels nous avons
progressivement appris au cours de l’histoire de l’humanité à transformer les
énergies qui sont à l’œuvre dans la violence en ce qui constitue les plus
hautes formes de la création et de la culture : de quoi nous parlent les
tragiques grecs, Shakespeare, Mozart, Goya ? De trahisons, de guerres, de
meurtres, de massacres, de tortures, de viols, d’incestes… d’amour aussi. À la
question du journaliste du Monde : « Quand vous écrivez, vous référez-vous aux tragédies
antiques ? », Edward Bond répondait récemment : « Je dois rencontrer Antigone
dans la rue. RĂ©ellement. Ou Lear, ou Hamlet. Mais je peux aussi passer sans les
voir. » Et trop souvent, dans nos classes, nous passons sans les voir.
Ce serait donc à l’école que Nordine devrait découvrir que cette histoire de
viol et de vengeance, qui déchire son quartier et qu’il rapporte, est une
histoire millénaire, immémoriale, et que s’il n’a pas de sang sur les mains,
c’est aussi à cause de cette dérisoire “ interro de maths ”… Hélène
était-elle “ consentante ”, enlevée et violée par Pâris ? Il
s’ensuit dix ans d’une guerre sauvage dont Homère écrit le poème… Et Achille,
fou de douleur après la mort de Patrocle, qui se rue et massacre tout ce qui
bouge devant lui, n’entend pas la supplication de Lycaon, fils de Priam :
« Je suis
à tes genoux, Achille, aie pitié de moi, je viens en suppliant… »,
il l’égorge. Vous savez que decidere en latin, veut dire d’abord égorger : qu’est-ce qui
pourrait nous protéger de nos tentations à décider ? Décider du sort scolaire
et donc professionnel et donc social et donc humain de nos élèves ? C’est
bien la structuration interne des savoirs, du savoir, par l’éthique qui permet
de transformer la violence en jeu et en culture, qui permet aussi au
fonctionnaire et au soldat de prendre conscience de leur devoir éventuel de désobéissance, au
risque de leur vie parfois, au technicien, Ă l’agriculteur, au commerçant, Ă
l’ingénieur et au savant de s’interroger sur le sens de ce qu’ils font, au risque de
la faillite ou du licenciement, de l’ostracisme et de l’exclusion par leurs
pairs, au médecin ou au professeur de considérer le malade ou l’élève comme sujets humains,
au risque de se découvrir eux-mêmes malade ou élève.
C’est peut-ĂŞtre grâce Ă
l’école que nous pouvons sortir de la guerre des libertés, et c’est ici la
leçon des pédagogies coopératives, de la pédagogie institutionnelle (voyez par
exemple les monographies écrites par les institutrices d’écoles maternelles de
Seine-Saint-Denis qui travaillent avec Francis Imbert) qui constitue les deux
derniers éléments de réponse à votre question. Comment un enseignement
philosophique est-il possible aujourd’hui ?
D’abord sans doute, sixième
élément de réponse, en cessant enfin de confondre les logiques de la loi et
de la règle, les logiques spatiales et temporelles, comme lorsque nous disons
en toute bonne conscience à l’agité, au violent : « Ta liberté s’arrête là où
commence celle de l’autre », parce qu’alors, forcément – c’est le
cas de le dire… –, il y a friction aux frontières des territoires, et
comme un enfant ne peut grandir qu’à accroître son champ d’action et ses prises sur le
monde, cette pseudo-évidence meurtrière que nous lui assénons risque de le
conforter à croire qu’il ne peut augmenter sa liberté qu’au détriment de celle
de l’autre. La règle s’occupe de … régler, précisément, l’usage des espaces
communs, de stabiliser les distances réciproques, alors que la loi, elle,
structure le temps et le désir, institue les différences (au sens de différer)
et les médiations qui permettent aux libertés, non seulement de s’articuler
mais de s’augmenter les unes des autres : à plusieurs, on peut faire plus
de choses que tout seul et éprouver plus de plaisirs – pour jouer au foot,
il faut être vingt-deux et je ne peux plus chercher à tuer l’ennemi, puisque,
devenu adversaire, il est nécessaire à mon plaisir ! Et pour transmettre
la vie, il faut être deux, dans les plus profondes expériences de plaisir que
l’existence peut nous donner… C’est aussi pour cela qu’à l’école il faudrait
commencer par la musique : art du temps et de la symphonie,
passage du diabolique au symbolique, de la discorde Ă la concorde, de la guerre Ă la
paix, par l’institution de la loi, des systèmes harmoniques. C’est ce que
décrit par exemple, mais en creux, Claude Simon :
Et son père parlant
toujours, comme pour lui-même, parlant de ce comment s’appelait-il philosophe
qui a dit que l’homme ne connaissait que deux moyens de s’approprier ce qui
appartient aux autres, la guerre et le commerce, et qu’il choisissait en
général tout d’abord le premier parce qu’il lui paraissait le plus facile et le
plus rapide et ensuite, mais seulement après avoir découvert les inconvénients
et les dangers du premier, le second, c’est-à -dire le commerce qui était un
moyen non moins déloyal et brutal mais plus confortable, et qu’au demeurant
tous les peuples étaient obligatoirement passés par ces deux phases et avaient
chacun à son tour mis l’Europe à feu et à sang avant de se transformer en
sociétés anonymes de commis voyageurs comme les Anglais mais que guerre et
commerce n’étaient jamais l’un comme l’autre que l’expression de leur rapacité
et cette rapacité elle-même la conséquence de l’ancestrale terreur de la faim
et de la mort, ce qui faisait que tuer voler piller et vendre n’étaient en
réalité qu’une seule et même chose un simple besoin celui de se rassurer, comme
les gamins qui sifflent ou chantent fort pour se donner du courage en
traversant une forêt la nuit, ce qui expliquait pourquoi le chant en chœur
faisait partie au même titre que le maniement d’armes ou les exercices de tir
du programme d’instruction des troupes parce que rien n’est pire que le
silence…
Ta liberté commence là où
commence celle de l’autre. Vous entendez ici l’exigence proprement politique, qui est
celle de l’école désormais. Et, vous l’avez compris, pas seulement de l’école,
mais c’est à l’école que ça peut commencer et nous perdons vraiment trop de
temps de notre vie d’adulte à guérir de l’école…
Et enfin, pour le septième,
et provisoirement dernier, élément de réponse à votre question, une
dernière petite histoire, qui se passe dans une école primaire de banlieue
(entourée des silos construits pendant les “ trente glorieuses ” pour
stocker la main-d’œuvre au moindre coût possible, école en “ chemin de grue ”,
boîtes pédagogiques empilées, dix minutes pour monter en classe, cinq pour
redescendre, quatre fois par jour, une année sur cinq passée à manœuvrer… une
Ă©cole-caserne ordinaire, comme disait Fernand Oury), un CE2, techniques
Freinet, pédagogie institutionnelle, un mardi après-midi : les groupes
sont au travail, et un élève vient auprès de l’institutrice lui demandant une
explication, mais elle est occupée avec un groupe, et, avisant un autre élève
plongé dans un livre de la bibliothèque parce qu’il a fini et attend que les
autres finissent aussi, elle dit : « Tiens, va demander à Manuel, il sait faire,
il va t’expliquer. » Et Manuel, qui a entendu, de s’écrier :
« Ah
non ! M’dame, il pue ! »… Bon. Nous sommes dans les
quartiers nord de Bondy, combien d’enfants sont-ils les seuls, dans leurs
familles, à se lever le matin pour aller travailler ? L’institutrice
aurait pu avoir la réponse spontanée, morale, que nous aurions sans doute en
pareil cas : « Oh ! Le vilain garçon, c’est pas gentil ce que tu viens de dire !
Tu sais bien que c’est pas de sa faute… », etc., il faut aider ceux
qui ont des difficultés, il faut être gentil avec ceux qui sont dans la peine,
il faut se pencher sur les “ défavorisés ”, et les exclus… (comme
aurait pu dire Flaubert : « Exclusion : lutter contre… »),
bref, elle aurait pu avoir la rĂ©ponse humanitaire, très Ă la mode et utile Ă
l’audimat. Non. Pas de leçon de morale ici, et l’institutrice a même une
réponse plutôt… violente ! : « Je ne te demande pas ton avis, tu vas
l’aider, et si tu n’es pas content, tu le diras au conseil ! »
Pas de réplique possible ici, pas de discussion ! Dans le temps de
l’action, la loi (ici l’obligation d’assistance à personne en danger) ne se
discute pas, parce que, précisément, elle peut se discuter, à un moment précis,
ritualisé, inscrit à l’emploi du temps, le “ conseil ”, le vendredi
de 15 heures à 16 heures trente, avec président de séance, secrétaire, cahiers
des décisions, etc., voyez les milliers de pages écrites par les instituteurs
qui ont mis au point ces techniques et qui racontent ce qu’ils font au lieu de
faire la leçon à leurs collègues…
Ce qui nous intéresse ici
est que Manuel, pas content du tout d’être obligé d’aider son camarade
– et après tout, la citoyennetĂ©, c’est peut-ĂŞtre bien en effet apprendre Ă
travailler avec ceux qu’éventuellement “ on ne peut pas
sentir ” ! –, n’a cependant pas rapporté l’affaire au conseil
suivant. Pourquoi ? Peut-être parce qu’en aidant son camarade, en lui
expliquant ce qu’il ne comprenait pas, il le comprenait lui-même, du coup,
beaucoup mieux en étant placé dans l’obligation – prière de ne pas
confondre contrainte et obligation… – d’avoir à transmettre ce qu’il
savait ou croyait savoir. Voyez Bachelard : « Qui est enseigné doit
enseigner… », voyez aussi les réseaux d’échanges réciproques des
savoirs. Le savoir, c’est ce qui s’augmente de se partager : j’en ai plus
après l’avoir donné qu’avant ! Voyez ici comment se noue (devrait se
nouer) à l’école, inextricablement, le savoir et l’éthique : je ne peux
réellement m’approprier que ce que je donne, je deviens et je suis ce que je
partage, ce que je transmets, l’autre m’aide en me demandant de l’aider. Et
voyez aussi comment toutes les logiques actuelles, à l’école où le savoir se
pervertit en outil de pouvoir et dans l’économie de prédation et de pillage où
la concurrence veut la mort de l’autre, sont, au sens des deux
“ Steiner ” (Rudolf et Georges), inhumaines, meurtrières, et
d’ailleurs destructrices du savoir lui-même. Pour ne prendre qu’un seul exemple,
qui jugera un jour Nestlé pour crime contre l’humanité ? Vous savez en
effet comment cette multinationale a tué des millions d’enfants dans le
tiers-monde pour écouler son lait en poudre en dénigrant l’allaitement maternel
et à cause des difficultés pour les mères à trouver de l’eau, buvable. Les
commerciaux de Nestlé ont réussi dans leurs études : y en a-t-il un seul
qui ait désobéi ? Peut-être, mais on n’en a pas entendu parler…
Quand je dis qu’il y a
urgence à cette articulation du savoir et de la loi, qu’il y a urgence à ce que
l’école soit l’école, que peu importe, toutes proportions gardées, qu’on
devienne balayeur ou cadre, si on peut entendre Bach, s’essayer à écrire un
poème, et surtout dire non quand il est évident qu’il faut dire non, c’est
parce que la question que vont avoir Ă rĂ©soudre les enfants actuellement Ă
l’école dans le laps de temps de leur existence personnelle est celle de la
poursuite ou non de l’aventure commencée il y a trois millions et demi d’années
environ, grâce au fruit de “ l’arbre de la connaissance du bien et du
mal ”. Je cite encore Edward Bond :
Pourquoi se soumet-on Ă
des situations dans lesquelles certaines autorités ont du pouvoir sur
nous ? – vous reconnaissez là la
question de La Boétie – C’est une question fondamentale. La
pièce la plus intéressante selon moi est Antigone.
Elle divise le pouvoir. Supposons que quelqu’un ait écrit une Antigone qui
dirait : “ Je me soumets. ”
L’histoire de l’humanité serait différente. Et ce serait une chose épouvantable
pour les dramaturges, car ce que doit faire le dramaturge, c’est offrir la
liberté. Cela devient d’autant plus important que nous avons plus de
responsabilités aujourd’hui. Dans le passé, vous pouviez laisser les
responsabilités aux dieux. Armaguedon était l’œuvre de Dieu, pas des hommes.
Maintenant, c’est nous qui pouvons détruire le monde. Et qui le détruisons
lentement.
Croissances industrielles,
urbaines, démographiques : les ressources de la planète sont limitées. Ce
qui est en question ? C’est fort simple : la terre, l’air, l’eau, la
vie, humaine si possible. L’école peut-elle les préparer à affronter cette
question ? L’école peut-elle « offrir la liberté » ? Spinoza (dont
j’abuse un peu en modifiant le texte pour remplacer “ État ” par
“ école ” et “ homme ” par “ enfant ”) :
Des
fondements de l’école, il résulte avec la dernière évidence que sa fin
dernière n’est pas la domination ; ce n’est pas pour tenir l’enfant
par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre, que l’école a été
instituée ; au contraire c’est pour libérer l’enfant de la
crainte, pour qu’il vive autant que possible en sécurité, c’est-à -dire conserve
aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel
d’exister et d’agir. Non, je le répète, la fin de l’école n’est pas de
faire passer les enfants de la condition d’êtres raisonnables à celles
de bêtes brutes ou d’automates, mais au contraire elle est instituée
pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs
fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une raison libre, pour qu’ils ne luttent
point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans
malveillance les uns les autres. La fin de l’école est donc la liberté.
Vous savez que
Spinoza a porté toute sa vie le manteau percé par le couteau d’un fanatique qui
avait tenté de l’assassiner à l’âge de vingt-quatre ans, et qu’à l’âge de
quinze ans, il avait assisté à la flagellation publique d’Uriel da Costa.
Celui-ci, d’origine juive mais élevé dans le christianisme, s’était converti au
judaïsme, avait combattu ce qu’on appellerait aujourd’hui l’intégrisme et
s’était tourné finalement vers une forme de religion naturelle. Mais en 1647,
sans doute ne supportant plus l’ostracisme et la solitude, il avait demandĂ© Ă
réintégrer la communauté juive et avait accepté la sentence de trente-neuf
coups de fouet. Et le soir même de la cérémonie, il s’était suicidé.
« Se supporter sans
malveillance » : il ne s’agit pas de s’aimer à l’école, mais
seulement d’apprendre à se supporter… Et sans doute jusqu’au sens anglais du
mot : j’apprends à supporter mes élèves, à devenir leur premier supporter
dans leur course. Une « raison libre » : articuler le
savoir et la loi, c’est-à -dire, en effet, la raison et la liberté.
Un enseignement
philosophique est-il possible à l’école ? Votre question revient à se
demander si l’école est possible. Oui, l’école est possible. Et il ne
s’agit pas là d’une croyance, d’un espoir ou d’un idéal : c’est une décision
que je prends, à chaque fois que j’entre en classe, avec ces vingt-cinq ou
trente élèves qui se lèvent, chaque matin, pour vivre, et venir à l’école.
Je vous
remercie.