Paru dans les Cahiers PĂ©dagogiques,
n° 218 / 219, novembre / décembre 1983.
Paix et harmonie,
quelques notes sommaires – et critiquables parce
que sommaires – sur le fonctionnement ordinaire du lycĂ©e La Fayette Ă
Champagne-sur-Seine (77).
Un collègue,
nouvellement arrivé, disait un jour avoir été frappé par le fait que les
élèves, aux interclasses, au moment des repas, déposaient leurs sacs dans les
couloirs, sous le préau, pour les reprendre plus tard. Il expliquait que dans
l’établissement où il enseignait l’année dernière, une telle pratique eût été
impensable à cause de la multiplication des vols qu’elle aurait entraînée.
Certes, il y a
bien, de temps Ă autre, une " disparition ". Mais rien de
semblable aux épidémies véritables que connaissent d’autres établissements. Pas
de " violences " non plus, ni mĂŞme de graffitis divers. Pas
de " loubards " rôdant à l’extérieur attendant les sorties
pour racketter. Peu ou pas de " chahuts ". Évidemment pas
d’agressions de professeurs ou de bagarres entre élèves. Des relations somme
toute faciles et détendues entre collègues, entre professeurs et élèves, et
avec l’administration.
Les choses
tournent paisiblement, sans heurts majeurs ni Ă©clats de voix, et, bon an mal
an, les résultats aux examens confortent cette image de paix et d’harmonie, et
aussi d’efficacité douce : " Si vous aviez à proposer quelque
modification dans le fonctionnement du lycée, qu’est-ce que… – Non, rien. Rien
de spécial, c’est très bien comme ça. " (Réponse d’un élève de
seconde, novembre 1982).
Et si cette
" paix ", légitimement appréciée de tous, permettait, grâce
à l’absence de phénomènes " folkloriques " (violences,
vols, etc.), de saisir précisément la réalité même de l’institution dans sa
pureté ? Rien ne semble pouvoir venir ici obscurcir ou dévier le
regard : qu’en est-il donc de cette " paix ", de cette
" harmonie ", de cette
" transparence " ? Pas de ruptures, pas
d’" accidents ". L’histoire se serait-elle arrêtée, en ce
lieu privilégié ? " Quand on compare avec d’autres boîtes, on
se rend compte qu’ici on est plutôt privilégié. " (un collègue,
novembre 1982). L’ordre quotidien n’apparaît-il pas ici comme
" naturel ", allant de soi ? Certes, il peut arriver
que des questions se posent : quelques manques en Ă©quipements, un poste
non pourvu à la rentrée, parfois aussi un élève ou un collègue sortent du
cercle, se révèlent " ex-centriques "… Mais le traitement
alors appliqué vise à rétablir le fonctionnement
" normal ", naturel ; ce fonctionnement lui-même n’est
ni interrogé, ni remis en question : " Il y a une chose qui
m’a frappé : avant d’être délégué, je croyais que les conseils de classe
étaient beaucoup plus durs, les profs… comment dire ? plus méchants. En
fait l’ambiance est plutôt sereine, bon enfant, c’est bien un tribunal, mais finalement
c’est plutôt gentil… " (un élève de terminale, mars 1981). Pas ou
très peu d’agressivité donc, pas de malaise apparent. Il y a bien jugement,
mais le tribunal est doux, bienveillant.
Disons-le tout
de suite, quitte à brusquer : cette pureté de l’institution se fonde sur
des mécanismes précis qui fonctionnent en toute innocence (inconscience) ;
cette transparence est une apparence, cette clarté peut aveugler. Sur quels
mécanismes peut se construire le consentement à un ordre vécu aussi naturellement ?
Quelques repères, ici, seulement, pour provoquer.
Saturation
" Mercredi
après-midi : bac blanc de maths ; jeudi : interro de
physique ; vendredi : interro d’anglais ; moi, je ne viendrai
pas lundi. " (un élève de terminale, le 10 décembre 1982, à propos
de la journée nationale de consultation du 13 décembre). " Jeudi :
cinq heures d’élec., deux heures de maths, deux heures de méca ; ne me
demandez rien le lendemain. " (un élève de TS (2), novembre
1982).
Tout est
plein. Immuablement, d’une semaine à l’autre, se répète un emploi du temps et
de l’espace absolument saturé. Pas de fantaisies possibles.
" L’oisiveté est la mère de tous les vices " : aussi
la vertu s’obtient-elle d’abord par cette saturation. Les fissures, les failles,
les trous qui pourraient apparaître sont aussitôt comblés : " Pas
le temps… ", " Le programme est
ce qu’il est… ", " De toute
façon, si on veut avoir son bac… " (élèves de terminales).
Mais ce " plein " n’est pas une
" plénitude " : il est fragmentation, éparpillement,
juxtaposition d’éléments hétéroclites. Jonction de la saturation et du
morcellement.
Cette
saturation peut même provoquer quelques débordements : " Pourquoi,
aujourd’hui à 13h15, on fait de la TG (3) en cours de philo ? Parce
que, à 16h, il y a un DS de TG, et que, dans le système actuel, ce que l’on
apprend, ce que l’on ingurgite pour le recracher plus tard, est plus important
que notre culture personnelle. " ; " On fait de la TG
parce qu’ici, pour la première fois, on n’est pas obligé d’écouter ou de faire
semblant : je ne vais pas en cours de philo de la même manière qu’en maths
ou en physique, oĂą, lĂ , je souhaiterais vieillir de deux heures. " (textes
d’élèves de terminales, année 1980-81). Transformer l’avenir en passé.
Ici se révèle l’aboutissement de la saturation, l’abolition du temps,
l’incertitude de l’avenir remplacée par l’irrévocabilité du passé, l’ouverture
par la fermeture ; l’instant de liberté se comble des exigences de la
nécessité ; les risques de la parole libérée s’évitent dans la préparation
intensive du " devoir " : puisqu’ici je suis
libre, je choisis de ne pas l’être. Ainsi cette saturation (et ses
débordements) dessine-t-elle une hiérarchie des valeurs, des disciplines :
le devoir objectif Ă©touffe peu Ă peu la " culture
personnelle ", la subjectivité. Ce n’est plus seulement le temps,
ramené à l’inlassable répétition du même, qui s’abolit, c’est aussi le sujet
dans son désir.
Infantilisation
Si le sujet
prend parfois le risque de s’affirmer, cette affirmation se perd dans les
sables : pourquoi parler (et Ă©crire aussi, Ă©ventuellement) si cette parole
n’est pas un pouvoir ? On sait que l’enfant, apprenant à parler, parle
d’abord de lui-même à la troisième personne. Dans les conversations, les textes
aussi parfois, la plupart des phrases qui rapportent un
" fait ", une " histoire ", une
" opinion ", sont à la troisième personne ; le on
remplace le je : " On fait TG parce que… "
Dans les
conseils, les classes sont souvent dites
" sympathiques " : ah... s’il n’y avait pas les
redoublants ! Eux, malheureusement, connaissent la situation, disposent
des repères qui permettent de s’installer dans la répétition, en préservant le
" je " qui déserte le cours. Mais les autres doivent
apprendre et, à chaque professeur différent, deviner progressivement les signes
et les codes de la sujétion. La violence du rapport d’autorité se nuance de
bienveillances paternelles.
Et si cette
universelle " sympathie " devait se comprendre au sens
propre du mot ? Cette infantilisation n’affecte-t-elle pas aussi bien ceux
qui y sont soumis, que ceux qui en sont les instruments ? Mais cette
souffrance de l’impuissance est tue, refoulée – l’enfant n’est-il pas, par
définition, impuissant, muet ? Pourquoi parler, en effet, quand on peut se
contenter de répéter ? Ce refoulement ne va pas bien sûr sans quelques
dommages : de quel prix se paie-t-il ? De quel prix se paie cette
Ă©vacuation de toute angoisse ?
Intériorisation
Le prix Ă
payer, on peut le mesurer à quelques manifestations le plus souvent très
discrètes : un ton de voix qui change brusquement chez un collègue, une
plaisanterie de trop, un bref moment dépressif qui fait plonger dans le
" travail " avec une hâte soudaine, un jeu avec quelques
allumettes, une faille subtile dans la conversation, vite annulée dans les
rapports amicaux autour de la cafetière – instrument efficace. Chez les élèves
aussi, parfois, le mĂŞme jeu avec les allumettes, mais, plus clairement, les
difficultés – éclairs vite réprimés – à se supporter. Le moyen d’éviter
l’angoisse ? Prendre en charge soi-même le projet de l’institution sur
soi : " Ce que je n’aimais pas, lorsque j’étais au tableau en
train de me faire " mitrailler ", c’était qu’il y avait
toujours des élèves qui se mettaient avec le prof… " (texte d’un
élève de terminale, 1979) (4). Se concilier le pouvoir, " se mettre
avec " le prof, l’imiter dans le modèle qu’il propose de rapport Ă
autrui, rapport de domination ou de soumission. Prendre en charge ce projet,
imiter ce modèle, évite de se les voir imposer. Anticipation sécurisante.
S’affirmer comporte
en effet un risque majeur : mais le désir en est-il toujours
maîtrisable ? Il faut donc l’étouffer sous les rationalisations
accumulées : " On est jugé sur la note, alors, de toute
façon… " (un élève de première, 1979), " Le programme… ".
Toute possibilité d’une irruption incontrôlable, d’un débordement imprévisible,
doit être prévenue. Et ce renoncement, ce n’est plus l’institution dans ses
règles qui le prescrit, c’est le sujet qui se l’impose. Chacun connaît
l’inutilité – pour ne pas dire plus – de la " note " :
et chacun note, est noté, juge, est jugé. Et pas seulement sur les copies, les
bulletins, administrativement, sous forme numérique – ce dernier aspect étant
probablement le moins grave…
La hiérarchie
s’inscrit dans l’usage du bâtiment même : " À l’internat,
plus on est " élevé ", moins on a d’étages à monter :
les prépas en bas, les secondes tout en haut… " (texte d’un élève
de terminale, 1980). Pourquoi pas ? Il faut bien qu’il y ait un ordre…
Mais cet ordre-là s’inscrit d’abord dans la tête de chacun : chacun
s’auto-gère en fonction de ses normes, intériorisées. Ce qui explique le
" toujours " dans l’expression bien connue :
" Cause toujours… "
En effet, si
ces deux mots, toujours pensés et jamais dits, semblent révéler d’abord un
effet de la saturation (" ce que tu me racontes ne me concerne pas,
ça rentre par une oreille et ça ressort par l’autre "), la forme même
de l’expression – l’impératif – exprime aussi une sorte de prière : il ne
faut pas que l’écoulement de ce qui se parle, là -haut, cesse. Si le flot
magistral s’interrompt, voici le sujet obligĂ© Ă chaque instant de choisir, Ă
commencer par le choix d’être présent ou non. Pourquoi devrait-on affronter le
risque de s’intéresser (de " faire sien "), de
parler, de choisir, de décider, de travailler ? Le silence,
l’absorption passive, la répétition sont plus sûrs. Cette indifférence
obéissante peut ainsi donner l’illusion au sujet de se préserver : bien
sûr, ici, on s’ennuie, mais dehors… Le conformisme apparent se révèle alors
comme une stratĂ©gie dĂ©libĂ©rĂ©e, consciente ou non, de dĂ©fense passive. Et, Ă
l’inverse, toute tentative de rupture avec l’ordre répétitif, toute
" contestation " apparente débouchera sur un renforcement
de ce mĂŞme ordre. Renversement qui laisse intacts les rapports de pouvoir.
Utopie
Ce qui permet
de saisir un deuxième renversement : le réel quotidien vise à l’utopie,
plus exactement à l’uchronie. Les présupposés de l’institution en
révèlent l’essence anti-historique, et ceux qui prétendent réintroduire
l’histoire, les conflits, la vie, se voient traités d’utopistes… Il est posé au
départ que tous doivent, aux heures fixées, s’intéresser tous à la même
chose : l’utopie est ici de croire que les désirs puissent se couler dans,
coïncider avec, un emploi du temps et de l’espace prédéterminé. Abolition du
temps dans la répétition inéluctable, mais aussi structuration hiérarchisée de
l’espace : sommeil, repas, travail, loisirs dessinent dans leur succession
quotidienne un espace carré, monastique. Répartition qui ne doit rien au
hasard. La règle, inscrite dans l’ordre architectural, prévient toute irruption
de fantasmes destructeurs. L’ordre utopique copie les tracés du ciel : les
fresques (5) de la cour carrée, face à l’entrée et le long de la salle des
" Anciens ", rappellent que le désordre historique, lieu de
l’absurde, de l’imprĂ©visible, du hasard, de la libertĂ©, doit se rĂ©duire Ă
l’ordre cosmique, lieu de la régularité, de la loi, du nombre, de la nécessité.
Le cristal
transparent de cette utopie se laisse cependant parfois troubler par des
mouvements souterrains. Mais ces mouvements sont ordinairement indécelables, ou
plus simplement interprétés – réduits – à de simples mouvements
" d’humeur " : " Ben, vous savez, on se
dĂ©foule… ". Question de vie ou de mort, bien sĂ»r. Que le prix Ă
payer pour une illusion de survie soit celui de la vie elle-mĂŞme, que le temps
résiste à s’abolir, que le fantasme fasse éclater le réel, cela n’arrive que
rarement : ce n’est pas tous les jours, heureusement, que les poteaux de
baskets sont détournés de leur fonction (6), ce n’est pas tous les jours,
heureusement, que le feu (7) dévore les dossiers (" Depuis cinq
ans que je suis ici, j’en rêvais tous les jours que ce bahut allait finir par
cramer… ", un élève de TS, novembre 1978). L’immobile gagne
ordinairement plus discrètement. Mais ces paroxysmes sont peut-être parfois
utiles, en ce sens qu’il font apparaître qu’à l’évidence la prison de l’être
n’est pas dans les murs (8). Elle est dans l’acceptation du sujet. À la limite,
pourquoi ne pas constater que l’institution n’est que la projection de la
pulsion de mort ? Et cette pulsion, chacun la porte en soi…
Si la vie est
" histoires ", conflits, contradictions, Ă©lan, mouvement,
l’institution, elle, " vise en douce l’éternité ", est du
côté du " surtout pas d’histoires ! ", de
l’immobilité, du silence. L’absence même de caractère répressif violent de la
règle favorise sa pérennité : à qui, à quoi pourrait-on se heurter ?
Mais…
… s’il ne
s’agit que d’une illusion, pourquoi ne prendrait-on pas alors les moyens de la
dissiper ? Ce constat de " paix " et
d’" harmonie " dont nous sommes partis peut alors se
révéler positif, porteur d’une chance : notre regard sur, notre action
dans l’institution, pour reconquérir une parole vraie, peuvent alors s’exercer
sur le cœur même de cette illusion, retrouver le centre de la vie, de l’être et
du désir partagé, en dehors de toute dérivation sur l’accessoire :
" La philo, c’est l’anti-cours de La Fayette. Rien de réglé sur
mesure, rien à suivre absolument, l’opposé de l’éducation dite normale. Pas de
bla-bla. Que des trucs qui nous arrivent dans la gueule, des textes oĂą on prend
une bonne claque. On parle de nous, pas des autres, l’important c’est
nous. " (texte d’un élève de terminale, 1980).
Ainsi, ce
serait cette contradiction mĂŞme, celle du " jamais pareil "
et du " toujours pareil ", du passé connu et de l’avenir
inconnu, de la règle imposée et de la règle que l’on se donne, de l’interdit et
de l’" inter-dit ", de l’histoire et de l’utopie, de la vie
et de la mort, qui serait formatrice. La permanence de ce conflit est garante
de l’inachèvement. Et il est probable que devenir adulte c’est comprendre qu’on
ne le sera jamais.
Bernard Defrance.
Quelques
références :
LĂ©o Scheer, Vers
la société sans maître, Galilée éd., 1978.
Roger Gentis,
Les murs de l’asile, Maspéro éd., 1971.
Gilles
Lapouge, Utopies et civilisations, Weber Ă©d., 1973.
Francis
Imbert, Si tu pouvais changer l’école…, l’enfant stratège, Le Centurion
Ă©d., 1983.
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1. Ce texte avait été
initialement écrit pour alimenter la réflexion à l’occasion de la journée de
concertation du 13 décembre 1982, organisée dans tous les lycées en France et
dont les résultats devaient ensuite être utilisés par la commission présidée
par Antoine Prost, pour aboutir à des propositions de réforme des lycées ;
je m’étais vite rendu compte que je ne pouvais pas le distribuer à tous les
collègues du lycée : il aurait été impossible de prévoir les réactions… Il
a été repris dans Le plaisir d’enseigner, Quai Voltaire éd., 1992, p.
129-138 (rééd. Syros, 1997) ; c’est probablement l’esquisse d’analyse ici
présentée qui est à l’origine du livre La violence à l’école, Syros éd.,
1ère éd. 1988, et des différents articles sur cette question qui ont
suivi ; le lycée La Fayette à Champagne-sur-Seine compte à peu près 800
élèves, dont plus de la moitié sont internes, des sections de technique
industrielle, ce qui explique le très faible nombre de filles (à peine une
dizaine).
2. TS : classes
préparatoires aux BTS, Brevets de techniciens supérieurs, trois séries dans le
lycée, fabrication mécanique, électrotechnique et électronique.
3. TG : technologie
générale ; DS : devoir surveillé.
4. Texte intégral dans
" Banale violence ", Cahiers Pédagogiques, n° 227,
octobre 1984.
5. Ces
" fresques " (sorte de mosaïques en carrelage) représentent
sous forme stylisée les mouvements du soleil et des planètes.
6. Un élève s’est
suicidé, pendant l’année scolaire 1977-78, en se pendant à l’un de ces poteaux
de baskets, dans la cour de récréation, dix minutes avant l’entrée en cours (8h
10, il faisait encore nuit…).
7. Dans la nuit du 10 au
11 novembre 1978, un incendie a détruit tous les dossiers dans le bureau du
censeur et du surveillant général d’externat : le bâtiment d’externat a dû
subir des travaux pendant plus d’un mois ; les cours avaient lieu Ă
l’internat ; deux anciens élèves étaient revenus…
8. Voir le texte d’Yves
Théry, " Qu’est-ce qui a réellement brûlé ? " dans Les
parents, les profs et l’école, Syros éd., 1990, p. 53 (note ajoutée
pour le présent tirage).