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Paru dans les Cahiers Pédagogiques, n° 227, octobre 1984 ; repris dans Philippe MEIRIEU, Nicolas ROUCHE et 40 enseignants, Réussir à l’école : des enseignants relèvent le défi, coéd

 Paru dans les Cahiers PĂ©dagogiques, n° 227, octobre 1984 ; repris dans Philippe Meirieu, Nicolas Rouche et 40 enseignants, RĂ©ussir Ă  l’école : des enseignants relèvent le dĂ©fi, coĂ©d. Chronique Sociale (Lyon) et Vie Ouvrière (Bruxelles), 1987, p. 92-95, une ligne ayant malencontreusement sautĂ©, signalĂ©e ici entre crochets ; repris Ă©galement, lĂ©gèrement modifiĂ©, dans Les parents, les profs et l’école, Syros Ă©d., 1990, p. 87-91 ; les notes sont ajoutĂ©es pour le prĂ©sent tirage.

Banale violence.

Je ne sais plus ce dont il Ă©tait question : en ce mois de dĂ©cembre, personne, en cours, n’avait encore entendu le son de sa voix et, lorsqu’HervĂ© parle, toute la classe Ă©clate de rire. HervĂ© rougit et manifeste par sa mimique qu’il n’apprĂ©cie pas. Diverses plaisanteries fusent. GĂ©nĂ©ralement quand ça rit, moi aussi. Mais lĂ , non. J’attends. Le calme revient, progressivement. Dans le silence un peu gĂŞnĂ© qui s’est installĂ©, je dis : " Vous avez le choix : ou bien nous avons le droit de nous moquer les uns des autres – et la loi Ă©tant la mĂŞme pour tous, j’en aurais moi aussi le droit â€“, ou bien nous dĂ©cidons que nous n’avons pas le droit. Vous dĂ©cidez. " Surprise gĂ©nĂ©rale. C’est sans doute la première fois qu’ils m’entendent parler sur ce ton. L’un d’entre eux tente : " Mais ce n’était pas mĂ©chant… – Non, ce n’était pas mĂ©chant. C’est pour cela que vous avez encore le choix. " Le silence le plus absolu règne. Si on ne peut plus s’envoyer des " vannes " maintenant ! Alors je raconte : " Dans un conseil de classe, l’an dernier, j’ai entendu un collègue faire une plaisanterie stupide sur le nom d’un Ă©lève (2). J’ai prĂ©cisĂ© que je ne tolĂ©rais pas ce genre de plaisanterie. Le collègue aussi m’a rĂ©pondu que " ce n’était pas mĂ©chant "… Il m’arrive parfois aussi, de moins en moins je dois le dire, parce que les collègues commencent Ă  se mĂ©fier, d’entendre en salle des profs des rires Ă  propos de telle ou telle " perle " relevĂ©e dans une copie. La dernière fois, j’ai indiquĂ© au collègue que nous ne faisions lĂ  que nous moquer des rĂ©sultats de notre propre enseignement. Il n’a pas apprĂ©ciĂ©. Je vais vous lire un texte Ă©crit par un Ă©lève de terminale de l’an dernier :

Je vais vous raconter une histoire qui m’est arrivĂ©e en 1979, en première. Venant d’un autre lycĂ©e oĂą on travaillait moins bien qu’ici, car c’était un peu le bordel, je n’avais pas vu l’isostatisme en seconde. Au premier cours de gamme, le prof m’avait dĂ©jĂ  repĂ©rĂ© ; s’étant aperçu que je ne connaissais rien Ă  l’isostatisme, il n’a pas arrĂŞtĂ© de " m’emmerder " au long des cours, en me lançant des " râteaux " Ă  tout bout de champ. Un jour, nous avions fait un devoir surveillĂ© qui portait essentiellement sur cette question, j’ai eu 2 sur 20. Le cours suivant, sous prĂ©texte de correction, il m’a envoyĂ© au tableau : j’y suis restĂ© de 8h Ă  10h. Il n’arrĂŞtait pas de se moquer de moi au lieu de chercher Ă  comprendre pourquoi j’avais ratĂ© mon devoir. Les " vannes " et les " râteaux " pendant près de deux heures… J’en avais marre. J’ai eu très envie de prendre mes affaires et de foutre le camp de ce bahut… Surtout, ce que je n’ai pas aimĂ©, lorsque j’étais en train de me faire " mitrailler " au tableau, c’était qu’il y avait toujours des Ă©lèves qui faisaient les fayots en se mettant avec le prof et qui rigolaient…

Éric Delafolie, (3) 1979.

Ce collègue, dont parle Éric, je le connais : il est tout Ă  fait sympathique et il est probablement très compĂ©tent. Lui aussi pensait sans doute que ses moqueries n’étaient pas " mĂ©chantes ". Vous savez ce que peut ĂŞtre l’ironie d’un prof Ă  l’égard des Ă©lèves. Vous avez tous des histoires Ă  raconter lĂ -dessus. Alors, vous choisissez. "

Cette annĂ©e-lĂ , le choix a Ă©tĂ© rapide : nous avons dĂ©cidĂ©, Ă  l’unanimitĂ©, d’essayer de mettre un frein aux " vannes " et moqueries. Et d’ailleurs, avaient-ils vraiment le choix ? Dans d’autres classes, je ne sais pas pourquoi, mais la question ne se pose mĂŞme pas. Ce qui se passe en cours fait-il comprendre, suffisamment pour que cela n’aie pas besoin d’être explicitĂ©, qu’il n’y a de parole mutuelle possible que dans le respect mutuel ? Nous voici en pleine morale…Je commence aussi Ă  bien connaĂ®tre les mĂ©canismes de la violence et des structures de cette violence dans lesquelles les Ă©lèves sont pris (et aussi les profs !) : y a-t-il une seule classe sans son " persĂ©cutĂ© " ? Le souvenir des cercles qui se formaient parfois autour de moi Ă  l’école primaire (4) n’est pas complètement effacĂ© : les " grands " me demandaient de faire des grimaces et autres pitreries… Ce n’était pas mĂ©chant bien sĂ»r ! Comme ne sont gĂ©nĂ©ralement pas " mĂ©chantes " les sĂ©ances de " bizutage " diverses, passages au cirage ou Ă  la douche forcĂ©s. Quand, en octobre 1968, des Ă©lèves du lycĂ©e Hoche Ă  Versailles (5), s’élevèrent contre ces " rituels ", monsieur le proviseur leur expliqua que " cela formait le caractère " (6). Qu’on ne se trompe pas ici : la chose est probablement plus grave pour les persĂ©cuteurs que pour leurs victimes (7). Nous avons rĂ©flĂ©chi sur ces structures de la violence, sur ces mĂ©canismes dans les groupes. Nous avons vu aussi le film Graine de violence (8), et nous avons alors compris comment un professeur peut utiliser Ă  son profit les mĂ©canismes du " bouc Ă©missaire " pour rĂ©tablir l’ordre. J’ai mĂŞme proposĂ© une fois Ă  une classe de jouer Ă  la Chandelle pour rĂ©expĂ©rimenter, en jouant, le " cercle " et la " victime " au centre… Mais, vraiment, non, pas possible, jouer Ă  la Chandelle, en rond sur la pelouse, sous le regard des autres classes ! Ils n’ont pas voulu… Pourtant il faisait beau ! Pas grave : ils avaient tout de mĂŞme compris. Il y a un [autre jeu que nous faisons parfois : il s’agit, sur un tapis Ă©pais – nous nous transportons] pour ce faire dans la salle de judo – de tracer un cercle avec des bandes de papier mobiles ; Ă©voluent dix, douze, Ă  l’intĂ©rieur ; l’animateur – c’est-Ă -dire moi – resserre progressivement le cercle, tous ceux qui tombent en dehors ou qui se font jeter sont exclus, le " gagnant " est le dernier qui reste. Belles empoignades ! Après quoi, nous parlons, et je fais observer que nul n’a eu l’idĂ©e d’essayer d’empĂŞcher l’animateur de resserrer le cercle, soit seul, soit en formant une coalition avec les autres, alors que rien ne l’interdisait (9) dans les consignes donnĂ©es au point de dĂ©part…

Si j’écris ces quelques lignes sur ce " jeu " qui s’est dĂ©roulĂ© la semaine dernière, ce n’est pas parce que le prof me l’a demandĂ©, non, tout simplement j’ai eu le sentiment ce jour-lĂ  de m’être fait piĂ©ger comme un c… ! Et ceci m’a laissĂ© un goĂ»t amer. En fait, ce n’était pas un jeu, du moins je ne l’ai pas considĂ©rĂ© comme tel. Ă€ mon avis, cela ressemblait plutĂ´t Ă  un test… dont la structure mĂŞme est celle de toute la sociĂ©tĂ©. Ă€ commencer par l’École. Prenons par exemple les concours : on a un minimum de places pour un maximum de demandes ; c’est assez ressemblant avec ce cercle qui n’en finissait pas de diminuer, non ?

Ce qui serait comique, comme dans le " jeu ", ce serait une rĂ©bellion. Oui, imaginons que, lors d’un concours, tout le monde dĂ©cide de remettre copie blanche… J’imagine avec dĂ©lices les tracas de l’administration ! Mais, malheureusement, ceci n’est qu’un fantasme, notre sociĂ©tĂ© est faite pour les vainqueurs, l’homme veut toujours ĂŞtre le meilleur, cet Ă©tat de fait le pousse Ă  agir seul et sans scrupules.

Tout comme ce jeudi où nous n’avons pas hésité, nous, qui sommes pourtant copains, à nous pousser comme des sauvages, tout ça pour essayer d’être le seul à rester dans le cercle et à ainsi gagner.

Mais, au fait, " gagner " quoi ?

Ivan Nghiem, 1984.

Est-ce si simple, après tout, de prendre conscience des sources de la violence ? Sur quelles " expulsions ", sur quels " meurtres " collectifs, se fondent l’ordre et la culture scolaires ? L’ordre et la culture, tout court ? Qu’on ne se mĂ©prenne pas lĂ  non plus, il ne s’agit pas de cette violence " visible " dont parlent de temps Ă  autre les journaux : " Un lycĂ©en poignarde son prof en plein cours et se suicide " (10)… Il ne s’agit pas d’abord des loubards racketteurs, figures obligĂ©es du dĂ©cor de certaines banlieues, il s’agit de cette simple violence banale, vĂ©cue six Ă  huit heures par jour :

L’enseignement actuel ne permet pas Ă  l’élève de s’exprimer en tant qu’individu responsable. L’enseignant a souvent tendance Ă  prendre l’enseignĂ© pour un ĂŞtre auquel il faut inculquer le savoir sans se demander ce que " celui qui ne sait pas " en pense. L’élève n’ose jamais dire au professeur qu’il en a marre, qu’il voudrait sortir… Les rapports actuels entre le professeur et l’élève sont souvent semblables aux rapports entre le maĂ®tre et l’esclave…

Antonio Costa, 1984.

Je ferai grâce au lecteur de la discussion qui a suivi la lecture de ce texte : intĂ©ressante introduction Ă  la " dialectique du maĂ®tre et de l’esclave " (Hegel) ; si " l’esclave " peut encore dĂ©noncer son " esclavage ", est-il vraiment esclave ? Antonio Ă©crit des poèmes, en portugais. Il ne lui Ă©tait pas encore venu Ă  l’idĂ©e, en ce mois de mars 1984, que nous pouvions les publier : il y a un nombre non nĂ©gligeable d’élèves d’origine portugaise dans le lycĂ©e… Mais il ne nous reste plus beaucoup de temps : l’examen du BTS commence le 2 mai.

Bernard Defrance

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1. Classe de terminale F2 (électronique), 28 élèves, 1983, lycée La Fayette à Champagne-sur-Seine (77).

2. Je peux maintenant (1995) dire en quoi consistait cette " plaisanterie " : cet Ă©lève s’appelait Passerieux… Et j’ai donc expliquĂ© la fonction sacrĂ©e du " passeur " : s’il y a lĂ  une rivière ou un fleuve (un  "ru ", un " ruisseau "…), c’est que les " dieux " ne veulent pas que l’on passe, et si l’on doit quand mĂŞme passer, quelques prĂ©cautions sont nĂ©cessaires… et si le " passage " (pâque) doit devenir permanent, alors il faut faire appel au pontife pour construire le pont. Que le lecteur me pardonne ces jeux avec les mots, mais, pour eux, le bac est tout Ă  fait important…

3. Les Cahiers PĂ©dagogiques avaient supprimĂ© les noms des Ă©lèves, que je rĂ©tablis ici : ils Ă©taient majeurs et j’avais leur autorisation de publication.

4. Plus exactement au " petit lycĂ©e " oĂą les enfants des notables de la ville de Bourges Ă©taient ainsi prĂ©servĂ©s de la promiscuitĂ© des communales de quartier… ; une porte Ă  franchir pour se retrouver dans la cour de rĂ©crĂ©ation du lycĂ©e, oĂą pouvaient se cĂ´toyer les Ă©lèves des classes de sixièmes aux classe prĂ©pas, et le concours d’entrĂ©e en sixième n’était plus alors qu’une formalitĂ©.

5. Où j’étais maître d’internat, après y avoir été élève deux ans auparavant.

6. Les Ă©lèves du ComitĂ© d’Action LycĂ©en – je corrigeais et tirais leurs tracts sur le duplicateur Ă  encre de la JEC (Jeunesse Étudiante ChrĂ©tienne) dont j’étais un des responsables de la rĂ©gion parisienne – avaient enregistrĂ© clandestinement les propos du proviseur au cours de deux assemblĂ©es gĂ©nĂ©rales des classes prĂ©pas, en avaient transcrit quelques morceaux choisis et les avaient diffusĂ©s, sans commentaires, sous le simple titre " Citations… ".

7. Ă€ propos du bizutage, voir l’entretien avec Alain Ammar, journaliste Ă  TF1, publiĂ© par la revue Panoramiques, n° 6, 1992, et le billet " Usinage " dans les Cahiers PĂ©dagogiques, n° 270, janvier 1989.

8. En anglais : Blackboard Jungle, de Richard Brooks ; voir le commentaire que nous en faisons dans " CinĂ©ma en cours de philo ", Cahiers PĂ©dagogiques, n° 240, janvier 1986.

9. On a pu dire (qui ?), et c’est assez judicieux, que la diffĂ©rence entre un rĂ©gime dĂ©mocratique et un rĂ©gime totalitaire est que, dans le premier cas, tout ce qui n’est pas explicitement interdit est autorisĂ© et, dans l’autre, tout ce qui n’est pas explicitement autorisĂ© est interdit…

10. Fait divers authentique de l’année 1984.


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