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Paru dans les Cahiers Pédagogiques, n° 240, janvier 1986.

Cinéma en cours de philo.

Graine de violence : Glenn Ford, Sidney Poitier… tout le monde a vu ou devrait avoir vu ce " superbe mĂ©lo " (1), surtout les enseignants bien sĂ»r. C’est un film que j’utilise tous les ans dans mes cinq ou six classes (terminales techniques et BTS) (2). J’enseigne la philosophie, et nous (3) ne faisons pas du tout un travail de cinĂ©-club au sens habituel du terme : les qualitĂ©s du film, le jeu des acteurs, les donnĂ©es techniques ne nous prĂ©occupent guère, Ă  moins que nous n’ayons parmi nous un spĂ©cialiste de la chose (c’est arrivĂ© une fois, ce fut bien intĂ©ressant). Ce qui nous retient est la structure mĂŞme de l’histoire, les relations qui s’établissent d’emblĂ©e entre les diffĂ©rents protagonistes.

Les Ă©lèves me demandent souvent : " Si cela vous arrivait, dans les mĂŞmes conditions, qu’est-ce que vous feriez ? " (4) Sous-entendu : vous ne pourriez pas faire autrement que Dadier… Nous prenons bien sĂ»r le parti des " bons " contre les " mĂ©chants " et c’est bien rassurant de constater que : 1. le bĂ©bĂ© vivra, 2. les mĂ©chants seront punis, et donc que la justice triomphe, 3. le drapeau amĂ©ricain, maniĂ© comme une lance de tournoi, finit par clouer au mur l’ultime tentative de rĂ©volte…

J’ignore si le scĂ©nariste l’a fait exprès ou non. La question n’a d’ailleurs pas beaucoup d’intĂ©rĂŞt. Ce qu’il y a d’étonnant dans ce film, c’est qu’on a, Ă  première vue, l’impression d’assister Ă  une " histoire ", que les suspenses sont correctement disposĂ©s, que les acteurs Ă©voluent et changent d’attitudes (le prof dĂ©cide tour Ă  tour de s’accrocher ou de laisser tomber, Miller, de chef de gang, devient auxiliaire de justice, etc.), alors qu’à y regarder de près, on s’aperçoit qu’il ne se passe rien (ce qui n’enlève rien aux qualitĂ©s du film), que tout est dĂ©jĂ  jouĂ© entre les personnages dès le dĂ©but.

Lorsque les Ă©lèves me demandent ce que je ferais dans de semblables circonstances (5) j’attire leur attention sur ce que rĂ©vèlent des phrases, utilisĂ©es par Dadier, comme : " Il faut savoir les prendre… Former de jeune esprits… Sculpter la matière vivante… " et aussi, parlant du fils (ce bĂ©bĂ© ne peut ĂŞtre Ă©videmment qu’un garçon) au moment oĂą on ne sait pas encore s’il va vivre : " J’espĂ©rais tant qu’il m’aiderait dans ma tâche ". Et je leur demande : " Qu’en pensez-vous, vous, en tant que saisis, formĂ©s ou sculptĂ©s " Et il leur vient alors comme un doute… notamment sur le partage " Ă©vident " entre bons et mĂ©chants.

Et nous pouvons alors relever quelques dĂ©tails significatifs (au besoin nous revoyons les sĂ©quences : intĂ©rĂŞt considĂ©rable de la situation pĂ©dagogique). Par exemple, dès la première sĂ©ance avec la classe, Dadier impose Ă  West de retirer sa casquette (6) : juste avant que West ne s’y rĂ©signe, il jette un coup d’œil circulaire sur la classe et tous ses camarades qui le regardaient se dĂ©tournent tous. Personne ne vient Ă  son secours : on croit alors qu’il est sans doute trop tĂ´t pour l’affrontement, en rĂ©alitĂ© il s’agit de la prĂ©figuration de l’abandon et de l’expulsion Ă  la fin. Quelle est la " stratĂ©gie " de Dadier ? Faire progressivement basculer la classe du cĂ´tĂ© de l’ordre, de la morale, de la culture : Ĺ“uvre de civilisation (7) oĂą il trouvera Miller comme alliĂ©, puisque celui-ci a un travail (le garage oĂą il rĂ©pare des voitures après la classe tous les soirs), et un enracinement culturel (il chante des spirituals Ă  la fĂŞte de l’école Ă  NoĂ«l), et West comme ennemi, qui règne dĂ©risoirement sur quelques rues par diverses activitĂ©s dĂ©lictueuses (8)… Ancien combattant de la guerre de CorĂ©e, comment Dadier pourrait-il entendre la " vĂ©ritĂ© " que lui crie West dans la rue : " La prison, ce n’est pas pire que l’armĂ©e " ? Il est vrai que West lui-mĂŞme ne se rend Ă©videmment pas compte que la " loi " (" You are in my own class-room… ") qu’il fait appliquer Ă  son coin de rue est, fondamentalement, la mĂŞme que celle que son pays (le drapeau dans la classe ! comme dans toutes les classes aux États-Unis…) applique Ă  l’échelle de la planète.

Aucun des protagonistes – et Dadier encore moins que les autres – ne comprend dans quelle " fatalitĂ© ", dans quelle structure il se trouve pris, Ă  illustrer d’une manière aussi Ă©clatante les mĂ©canismes de la victime Ă©missaire, le mĂ©canisme sacrificiel (9). L’ordre culturel, l’harmonie du groupe seront donc rĂ©tablis au prix de l’expulsion de West (et de son acolyte) : " Ils n’ont pas leur place parmi nous ! ". MĂŞme si cette expulsion a lieu " au nom de la loi ", on voit bien quelle substitution s’opère ici et comment le juridique voile pudiquement le sacrificiel.

Quand j’ai affaire Ă  une classe qui ne parle pas " spontanĂ©ment " après avoir vu le film, je provoque en disant que je prends lĂ -dedans le parti de West… GĂ©nĂ©ralement, ça fait rĂ©agir ! Et les thèmes de rĂ©flexion ne manquent pas, emboĂ®tĂ©s comme des poupĂ©es russes : politiques (le drapeau, la guerre rĂ©cente, la ville de New-York…), psychologiques (les fantasmes de Dadier sur la " formation " (10) et la paternité…), anthropologiques (sur les mĂ©canismes de la violence). Film efficace, que l’on peut dĂ©monter, " dĂ©construire " dans toutes ses dimensions pour faire comprendre sur quels " meurtres ", symboliques ou non, se construisent " la paix et l’harmonie " (11). Comment s’en sortir ? Eh bien, voyez du cĂ´tĂ© de la pĂ©dagogie institutionnelle (12)…

Bernard Defrance

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1. Dixit le critique de Télérama.

2. Dans cette brève note, je suppose le film connu par le lecteur.

3. Ce " nous " dĂ©signe les Ă©lèves et moi.

4. Rappelons tout de mĂŞme que le hĂ©ros, ancien combattant de la guerre de CorĂ©e, est reclassĂ© dans l’enseignement et se retrouve dans une Ă©cole " dure " de New-York oĂą s’affrontent, notamment dans sa classe, les diffĂ©rents " clans " : noirs, italiens, irlandais, portoricains… De plus il vient de se marier et sa jeune femme est enceinte. Le professeur est Dadier, le " bon noir " est Miller, le " mĂ©chant blanc " West. Ce scĂ©nario a fait l’objet d’un remake (plus connu des Ă©lèves !), Classe 84, qui est un navet absolu, dĂ©truisant tout le sens du film de Richard Brooks et qui sombre dans l’hyper-violence (note ajoutĂ©e pour le prĂ©sent tirage).

5. On sait que les conditions en France s'approchent de celles du film, dans certains secteurs et Ă©tablissements : voir les reportages rĂ©cents Une vie de prof (Canal Plus), La loi du collège (Arte) et le livre de Jean-Michel Dumay, L’école agressĂ©e, rĂ©ponses Ă  la violence, Belfond Ă©d., 1994 (note ajoutĂ©e pour le prĂ©sent tirage).

6. On sait que " la scène de la casquette " redevient un classique aujourd’hui dans de très nombreux Ă©tablissements : la " casquette ", c’est le petit casque…

7. Voir Francis Imbert, Si tu pouvais changer l’école, l’enfant stratège, Le Centurion éd., 1983, p. 46-54.

8. Voir Fernand Deligny, Les vagabonds efficaces, Maspéro éd., 1975, réédition chez Dunod, avec Graine de crapules et autres textes.

9. Voir René Girard, La violence et le sacré, Grasset éd., 1972.

10. Voir René Kaës, Didier Anzieu et alii, Fantasme et formation, Dunod éd., 1973, et Désir de former et formation du savoir, Dunod éd., 1976.

11. Voir " Paix et Harmonie " dans les Cahiers PĂ©dagogiques, n° 218/219, et " Banale violence " dans les Cahiers PĂ©dagogiques, n° 227.

12. Claire Colombier, Gilbert Mangel et Marguerite Perdriaux, Collèges : faire face Ă  la violence, Syros Ă©d., 1983.


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