pour imprimer le texte
Txt08

Paru dans les Cahiers PĂ©dagogiques n° 252, mars 1987, sous le titre : " Pour Ă©viter de conclure... ", p. 37, dossier " Drogues et toxicomanies " prĂ©parĂ© par Dominique Guy. Les notes qui suivent ont Ă©tĂ© ajoutĂ©es après publication.

 L’appel de la drogue.

 

Y a-t-il une culture, une civilisation sans sa cĂ©rĂ©ale de base et sans sa drogue ? L’opium et le riz, la coca (1) et le maĂŻs, le blĂ© et l’alcool (2)... Je me pose la question : les formes que prend l’usage de la drogue dans nos sociĂ©tĂ©s " dĂ©veloppĂ©es " ne sont-elles pas liĂ©es Ă  une dĂ©sacralisation du monde, Ă  une dĂ©structuration des rituels d’initiation et de convivialitĂ© ? L’usage du tabac n’est plus seulement liĂ© au rĂ©tablissement de la paix, la consommation du pain et du vin n’est plus le signe de l’agapĂŞ. DĂ©structuration inĂ©vitable bien sĂ»r, mais qui provoque peut-ĂŞtre des nostalgies. Rappelons-nous le beau film de John Boorman, La forĂŞt d’émeraude : l’initiation du garçon comprend un usage rĂ©glĂ©, ritualisĂ©, d’une drogue (dont il fera Ă  nouveau usage pour retrouver la mĂ©moire des lieux d’enfance) qui permet le franchissement des limites du sujet et du monde, une mort-extase qui autorise le passage Ă  l’état adulte. L’usage de la drogue dans certains groupes de jeunes n’équivaudrait-il pas Ă  une forme dĂ©gradĂ©e de ce rituel : retour rĂ©glĂ© Ă  la fusion primordiale, rĂ©gression contrĂ´lĂ©e et passagère (au sens propre de passage-pâque) qui autorisera prĂ©cisĂ©ment l’abandon dĂ©finitif du " paradis des amours enfantines " ?

On sait assez que, dans les sociĂ©tĂ©s traditionnelles, il n’y a pas d’adolescence Ă  proprement parler et que le passage se fait très rapidement de l’enfant Ă  l’adulte. Et on sait aussi que nos sociĂ©tĂ©s se caractĂ©risent Ă  l’inverse – je schĂ©matise bien sĂ»r, c’est très compliquĂ©... – par une sorte de pĂ©rennisation de l’adolescence, du " passager ", du prĂ©caire, des " branchements " provisoires, de la mobilitĂ© voire du " voyage " (nostalgie du nomadisme contre les excès de la sĂ©dentarisation ?), de l’immaturitĂ© comme valeur (" restez jeunes ! "). N’y aurait-il pas un lien, obscur certes – mais ce serait intĂ©ressant de creuser cette question –, entre lĂ©galiser les " petits boulots " et dĂ©pĂ©naliser l’usage de la drogue ? Ce sont les " statuts " qui fondent comme glace au soleil de la " crise " – mais la crise ne devient-elle pas notre Ă©tat " normal " ? – et devant cette chance et ces risques (de mort, qui n’est plus " passage " mais mort rĂ©elle), nombreux sont les partisans de la " glaciation " : Chevènement-Chalandon-Bergeron, quelles diffĂ©rences ? (3) La " statue " de l’adulte s’effrite : " Un postulat erronnĂ© veut qu’un homme soit bien dĂ©fini, c’est-Ă -dire inĂ©branlable dans ses idĂ©aux, catĂ©gorique dans ses dĂ©clarations, assurĂ© dans son idĂ©ologie, ferme dans ses goĂ»ts, responsable de ses paroles et de ses actes, installĂ© une fois pour toutes dans sa manière d’être. Mais regardez bien comme un tel postulat est chimĂ©rique. Notre Ă©lĂ©ment, c’est l’éternelle immaturitĂ©. " (Witold Gombrowicz).

Les ravages liĂ©s Ă  l’usage de la drogue ne seraient-ils pas dus prĂ©cisĂ©ment au fait que cet usage n’est plus rĂ©glĂ©, momentanĂ©, n’ouvre plus l’accès Ă  un Ă©tat adulte en voie d’extinction ? Mais, d’un autre cĂ´tĂ©, n’est-il pas bĂ©nĂ©fique que se dissipent les illusions de l’achèvement adulte ? Simplement cette " dissipation " provoque des dĂ©sarrois qui peuvent se rĂ©vĂ©ler, dans certaines circonstances, insurmontables...

Le dĂ©senchantement du monde (Max Weber) (4), la " dĂ©sacralisation " contemporaine libèrent, certes, mais laissent tout un chacun dĂ©semparĂ©, dans le sens ordinaire de dĂ©sarroi mais aussi dans le sens littĂ©ral, c’est-Ă -dire le contraire d’être " emparĂ© "... par des structures sociales Ă©troitement contraignantes et une vision du monde d’essence religieuse (5). Cette libertĂ© neuve, dans le monde et dans l’histoire, implique l’angoisse, rĂ©vèle les manques, renvoie chacun Ă  la responsabilitĂ© inĂ©luctable de construire le sens au lieu de l’accepter tout montĂ© de la famille, de la " tribu ", de la sociĂ©tĂ© ou de l’État. Mais ne faudrait-il pas alors que l’éducation entière soit orientĂ©e vers la perspective de l’inachèvement et vers la possibilitĂ© pour le sujet de l’affronter ? La " fatalitĂ© " est confortable qui transforme l’avenir en passĂ©, de mĂŞme que nos programmes et programmations... Or, nous voici, collectivement et personnellement, devant l’imprĂ©visible.

Sans doute les jeunes ressentent-ils plus l’angoisse que le plaisir de la libertĂ© : mais l’école (et les autres institutions...) leur permet-elle d’éprouver ce plaisir de la libertĂ© ? Ils sont en manque... et les adultes, parce qu’ils ont renoncĂ© Ă  leur propre dĂ©sir, Ă  leur propre libertĂ©, achèvent de se ridiculiser en leur prĂ©sentant un système de valeurs – voir Tapie et la publicitĂ© tĂ©lĂ©visĂ©e pour les piles Wonder (6) – qui pue la robotisation, c’est-Ă -dire la mort.

Quel est donc l’appel dans l’usage de la drogue ? OĂą et comment retrouver le frĂ´lement initiatique de la mort comme passage vers une vie ouverte et non close, vers une rĂ©surrection symbolique, un accès aux maĂ®trises limitĂ©es mais rĂ©elles, vers une convivialitĂ© oĂą la puissance et la jouissance de chacun s’augmentent de celles de l’autre ? Inversion tragique qu’effectue le droguĂ© : voulant Ă©chapper Ă  la mort de son dĂ©sir dans la " lutte pour la vie ", il se tue ; voulant Ă©chapper Ă  l’angoisse de la libertĂ©, il l’abolit dans la poursuite infinie de la " dose " ; voulant Ă©chapper Ă  la mĂ©canisation scolaire, salariale, mĂ©dicale, il tombe dans la rĂ©pĂ©tition du mĂŞme geste qui ne procure mĂŞme plus le plaisir. Le sens et les rĂ©sultats du rituel sont donc rigoureusement inversĂ©s... Un Ă©ducateur, un enseignant, peuvent-ils Ă©chapper Ă  cette question : suis-je capable d’entendre, en moi-mĂŞme et en l’autre, l’appel Ă  assumer une libertĂ© dans la construction, toujours inachevĂ©e et inachevable, de sens nouveaux ?

 

Bernard Defrance.

_____________________________________________________

1. Ou le tabac en Amérique du nord.

2. Ou le haschich après l’interdiction de l’alcool par l’Islam.

3. On peut se souvenir du contexte politique de 1985-87.

4. Cf. Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Gallimard, 1985.

5. On pourrait presque dire ici, paradoxalement, que le religieux s’oppose au transcendant : en ce sens que la transcendance ouvre tandis que le religieux ferme...

6. On se souvient de ce spot publicitaire, oĂą Tapie Ă©liminait les concurrents grâce Ă  l’énergie des piles placĂ©es dans son dos, sous le regard extasiĂ© des femmes (secrĂ©taires...) ; il semble bien aujourd’hui que ces " piles " n’étaient pas Ă©ternelles...


pour imprimer le texte