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Paru dans Cahiers Pédagogiques n° 253, avril 1987.

Éloge de la fragilité.

 

Nous ne savons pas ce qu’est une personne. Nous vivons avec le fantasme toujours prĂ©sent de nous " achever ", c’est-Ă -dire de rĂ©aliser " pleinement " nos aspirations, nos dĂ©sirs. Et le dĂ©sir de tout Ă©ducateur n’est-il pas de voir se rĂ©aliser ce fantasme pour chacun des jeunes dont il a la responsabilitĂ© ? Mais voici que se dissipent irrĂ©vocablement les illusions de l’achèvement adulte...

Nous savons bien, si nous voulons nous écouter nous-mêmes, quelle faille traverse ce que nous croyons être notre personnalité, sur quelles fragilités intimes nous essayons, jour après jour, de donner l’apparence de l’équilibre, de la raison, de la maturité. Nous savons bien nos impuissances, nos manques.

Il me semble, Ă  moi enseignant, que les Ă©lèves ressentent confusĂ©ment nos impuissances, perçoivent nos limites, percent Ă  jour le jeu parfois tragique par lequel nous essayons de masquer cette faille intime que nous nous refusons Ă  reconnaĂ®tre. Nous ne " gardons la face " – nous croyons ne la garder – qu’au prix d’un effort dont la dĂ©pense Ă©nergĂ©tique nous mine de l’intĂ©rieur.

Je crois que tous les cours et discours, les leçons programmées, y compris la langue de bois militante, ne viennent là que pour boucher, pour tenter de boucher l’évidence de cette faille, pour se défendre contre l’angoisse qu’elle provoque.

D’ailleurs les enfants et les jeunes " demandent " que je ne rĂ©vèle pas cette angoisse, et ce sera pour eux un rude travail de dĂ©couvrir que les adultes qui les entourent ne sont pas parfaits – au sens propre du terme. Peut-ĂŞtre pourrions-nous tenter de retourner la question, de retourner l’angoisse en Ă©nergie, trouver les voies par lesquelles, reconnaissant pour nous-mĂŞmes nos manques, nous autoriserions alors l’autre Ă  reconnaĂ®tre les siens ?

N’est-ce pas ici le sens mĂŞme de l’évolution biologique et de l’histoire ? Pour dĂ©fendre l’organisme des agressions de l’extĂ©rieur, la vie invente d’abord les carapaces, Ă©cailles et coquilles ; puis, progressivement, le dur s’intĂ©riorise en armatures et squelettes qui laissent le mou en surface : c’est apparemment plus fragile... en rĂ©alitĂ© beaucoup plus efficace. La valeur dominante dans notre histoire est encore du cĂ´tĂ© du " dur ", de la force, de la violence. Mais il est probable que nous vivons le retournement de cette valeur, par lequel nous commençons Ă  comprendre que se reconnaĂ®tre faible, en manque, mal assurĂ© de soi, ouvre les voies de la rencontre de l’autre. Dimensions psychologiques, intimes, et politiques, planĂ©taires, inextricablement mĂŞlĂ©es.

Comment pouvons-nous aider les jeunes Ă  affronter leur propre inachèvement inĂ©luctable, si nous nous refusons Ă  reconnaĂ®tre le nĂ´tre et que nous nous enfermons dans les cuirasses institutionnelles ? Peut-ĂŞtre que devenir adulte c’est commencer Ă  comprendre qu’on ne le sera jamais.

Bernard Defrance.


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