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Paru dans les Cahiers PĂ©dagogiques, du n° 264-265 au n° 270, mai-juin 1988 Ă  janvier 1989.

 

Conversation avec Michel Serres

Vincennes, 16 février 1988

 " Quand vous coupez une orange dans le mauvais sens, vous perdez le jus… "

Bernard Defrance â€“ Michel Serres, quels sont vos souvenirs d’école ?

Michel Serres â€“ Ah ! Je voudrais dire qu’un des avantages qu’on avait dans les villages que j’ai connus autrefois, rappelez-vous, c’était que l’instituteur avait une classe unique, avec toutes les classes d’âges. LĂ , l’enseignement Ă©tait extraordinaire. Je me souviens dans ce petit village perdu du Quercy, avoir fait des rudiments d’algèbre juste après avoir appris Ă  Ă©crire, Ă  cause du dĂ©calage entre ceux qui allaient entrer en sixième et ceux qui sortaient Ă  peine de la maternelle. Il y avait une sorte de continuitĂ© entre les âges et avec l’instituteur, que je n’ai retrouvĂ©e que, disons, vingt Ă  trente après, dans le supĂ©rieur, quand je me suis mis Ă  enseigner moi-mĂŞme Ă  Clermont-Ferrand, qui Ă©tait une toute petite facultĂ© quand j’y suis entrĂ© en 58, et oĂą mes obligations d’enseignement m’amenaient Ă  enseigner les 1ères, 2ndes, 3èmes, 4èmes annĂ©es et l’agrĂ©gation, de sorte que le mĂŞme Ă©tudiant passait entre mes mains alors qu’il Ă©tait Ă  Bac + 1, et qu’il sortait de mes mains Ă  Bac + 4 ou 5, au moment de l’agrèg. Et je me souviens avoir eu lĂ  le mĂŞme rapport avec mes Ă©tudiants que moi-mĂŞme j’avais eu avec l’instit, 30 ans avant, dans la classe unique. Et j’ai l’impression qu’il y a lĂ  un secret de la pĂ©dagogie, que la division en tranches coupe, un peu comme quand vous coupez une orange dans le mauvais sens, comme vous perdez le jus, vous ne mangez plus l’orange ! Vous voyez ce que je veux dire. Et j’ai l’impression qu’il y a lĂ  un vrai secret, un vrai secret parce que la formation implique le temps et la longueur, et il est vrai que la constance de la prĂ©sence d’une mĂŞme personne, surtout quand c’était un bon instituteur, ça peut donner… C’est une question de maturation cette affaire d’annĂ©es.

B.D. â€“ Il y avait une sorte de bonheur des enfants…

M.S. â€“ Oui. Je me souviens très bien, d’une manière très aiguĂ«, de cette impression que j’ai retrouvĂ©e dans la perception de mes Ă©tudiants. Il y avait lĂ  quelque chose qui avait trait au choix : on avait l’impression, Ă©tant très jeunes, de pouvoir mordre Ă  des fruits, presque dĂ©fendus, tellement ils Ă©taient devant, voyez, et on avait toujours une oreille qui traĂ®nait lorsque l’instituteur faisait des choses très difficiles de l’autre cĂ´té… Enfin j’ai un souvenir absolument Ă©bloui de ces classes uniques. C’était le mĂ©lange…

B.D. â€“  L’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© des âges Ă©tait vĂ©cue positivement. Mais elle s’est complètement perdue ou presque…

M.S. â€“ Oui.

B.D. â€“ Et ça se poursuit, la perte de cette richesse…

M.S. â€“ Exactement.

B.D. â€“ Jusqu’au collège, oĂą, je crois, règne une violence des rapports entre les enfants assez forte.

M.S. â€“ Ah oui, ça je peux en parler !

B.D. â€“ Dans pas mal de collèges, et pas seulement dans les banlieues, d’une certaine manière on retrouve tout ce qu’il pouvait y avoir Ă©ventuellement d’inconvĂ©nients Ă  cette hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© sans aucun des avantages… Les grands de troisième qui vont suspendre les petits de sixièmes aux portemanteaux, et ces sortes de choses…

M.S. â€“ Cher ami, l’exemple de la violence que vous donnez est aussi un exemple que je pourrais vous donner. Lorsque j’étais petit, bien avant la seconde guerre mondiale, la rĂ©crĂ©ation a toujours Ă©tĂ© vĂ©cue, par mon frère et par moi, comme… le retour Ă  la loi de la jungle ! Et je peux mĂŞme dire quelque chose qui a probablement dominĂ© toute ma vie : j’ai expĂ©rimentĂ© lĂ , dans la cour de rĂ©crĂ©ation, quand j’avais de 6 Ă  8 ans, de 5 Ă  10 ans, une telle guerre, une telle violence, que, premièrement, j’étais content de revenir en classe lorsque la cloche sonnait, mais que, deuxièmement, j’ai trouvĂ© que dans la classe rĂ©gnait la mĂŞme violence, Ă  la diffĂ©rence près que, dans la cour je recevais des coups de poing et que, dans la classe, comme j’étais le premier, c’était moi qui dominait. Et que, troisièmement, j’en ai tirĂ© une morale qui m’a suivi toute ma vie, c’est-Ă -dire que j’ai toujours dĂ©testĂ© de façon dĂ©finitive ceux qui font les gros bras intellectuellement, c’est-Ă -dire que celui qui Ă©crase les autres au moyen de sa parole, dans les journaux, Ă  la tĂ©lĂ©, ou dans la science ! me paraĂ®t le mĂŞme voyou que celui qui cassait la gueule dans la cour aux petits parce qu’il Ă©tait le plus fort ! C’est pas parce qu’il est le plus fort intellectuellement que ça change quoi que ce soit Ă  la guerre… Et cette règle a Ă©tĂ© la règle de toute ma vie, et vous faites bien de parler de la violence, parce qu’il faut en parler de deux manières de la violence, non pas seulement avec les muscles, ou avec le racket des grands sur les petits, ce qui se passe Ă  peu près partout, enfin partout… quand on ne fait pas attention, mais aussi le racket et la violence que les plus savants, les plus connaissants, les mieux arrivĂ©s dans l’ordre de l’intellect font subir aux autres. C’est pareil !

B.D. â€“  Est-ce que le professeur…

M.S. â€“ Non, non, pas seulement les professeurs par rapport aux Ă©tudiants, ce qui peut arriver, mais les professeurs entre eux et les chercheurs entre eux ! Vous voyez ce que je veux dire : il y a une mĂŞme loi de la jungle, c’est pas parce qu’il s’agit de mathĂ©matiques ou de philosophie que la loi change, c’est la mĂŞme ! Et Ă  cet Ă©gard, le rapport intellectuel me dĂ©goĂ»te autant qu’autrefois le rapport musculaire… Et j’adorais le rugby parce que la violence y Ă©tait codĂ©e, c’est-Ă -dire qu’il y a plus de règles dans le sport par rapport Ă  la violence dans la cour que dans la recherche, parce que, dans ma discipline, dans la guerre dont je parle, tout le monde triche, tandis qu’au rugby si vous trichez, il y a un arbitre qui siffle et vous perdez trois points.

B.D. â€“ Et Ă  la limite il n’y a plus de jeu.

M.S. â€“ Voyez, lĂ , sur ce point, la pĂ©dagogie n’existe pas. Cette pĂ©dagogie-lĂ , la pĂ©dagogie des maĂ®tres, j’entends par lĂ  des " hyper-maĂ®tres ", n’existe pas. C’est-Ă -dire qu’il y autant de gangsters de haut niveau intellectuel qu’il y a de gangsters dans la cour. J’aimerais que vous disiez ça dans votre article, parce que ça me paraĂ®t une des expĂ©riences les plus profondes et les plus dĂ©cisives de toute ma vie : le rapport entre la cour de rĂ©crĂ©ation et la classe est non pas un rapport d’opposition mais de parallĂ©lisme, et dans la classe j’avais honte d’être le premier parce que ça me paraissait ĂŞtre la mĂŞme chose que celui qui dans la cour cassait la gueule aux plus jeunes. Je me suis aperçu tout de suite que ce qui Ă©tait parallèle, c’était la loi, c’est toujours la loi du plus fort, musculaire d’un cĂ´tĂ©, intellectuelle de l’autre, mais c’est quand mĂŞme la loi du plus fort.

B.D. â€“ Est-ce qu’il n’arrive pas souvent que ce soit justement les " bons Ă©lèves " qui se retrouvent dans la cour persĂ©cutĂ©s par les autres ?

M.S. â€“ Non, pas toujours… Ă€ cet Ă©gard, je suis assez anglais, parce que je suis du sud-ouest donc forcĂ©ment je suis plus anglais que les français, et quand je dis anglais, je le dis par mĂ©taphore, je veux dire par lĂ  qu’en Angleterre il n’est pas rare que le meilleur en grec ou en mathĂ©matiques soit le meilleur en troisième ligne ou le meilleur athlète, c’est-Ă -dire que le sport est assez parallèle. En France, on joue aux contraires, c’est-Ă -dire on veut que le plus fort…

B.D. â€“ â€¦en thème, binoclard…

M.S. â€“ c’est ça, soit timide et effacĂ©.

B.D. â€“ Cela dit, c’est une figure qu’on rencontre aujourd’hui dans les classes. Les bons Ă©lèves m’effraient un peu parfois…

M.S. â€“ Certes !

B.D. â€“ Je suis dans un lycĂ©e industriel oĂą il y a 800 garçons dont 4 Ă  500 internes, avec une vingtaine de filles un peu perdues dans cette masse, et je suis très frappĂ© par une espèce de duretĂ©, banalisĂ©e, entre les Ă©lèves…

M.S. â€“ Ce n’est pas seulement la faute Ă  la classe, non, je crois que la sociĂ©tĂ© s’est durcie, Ă  beaucoup d’égards… Elle a toujours Ă©tĂ© atroce, la sociĂ©tĂ©, bien entendu, il faut ĂŞtre juste, mais l’idĂ©ologie des rapports amour…, enfin, amicaux a disparu, et la publicitĂ© nous montre toujours un gant de boxe, en disant : ma sociĂ©tĂ© est la plus forte. C’est toujours un gant de boxe qui le montre, ou " un constructeur sort ses griffes ", ça veut dire que le meilleur est celui qui griffe le plus, donc l’idĂ©ologie de la violence et du plus fort n’est plus tempĂ©rĂ©e par… par la loi d’amour, disons, qui avait force d’écriture, qui avait une plausibilitĂ©, et qui est maintenant un peu perdue…

B.D. â€“ Vous disiez " si on ne fait rien, quand on ne fait pas attention, ça se passe comme ça " Ă  propos des brimades des grands contre les petits… Est-ce que ce " on " ne serait pas l’enseignant justement ? Il y a des circonstances, dans la classe, oĂą je suis amenĂ© Ă  intervenir, Ă  propos de la violence ou des moqueries : je me souviens surtout d’un Ă©pisode qui s’est passĂ© il y a quelques annĂ©es, mais pratiquement tous les ans, dans toutes les classes, j’en ai six cette annĂ©e, ça se produit d’une manière ou d’une autre. Cette fois-lĂ , un Ă©lève, qui n’avait encore jamais dit quoi que ce soit en cours, dit quelque chose, je ne me souviens plus quoi, et toute la classe Ă©clate de rire, et je me rends compte que, visiblement, il n’apprĂ©cie pas du tout. Alors le calme revient… (1)

M.S. â€“ Et vous expliquez que c’est ça l’idĂ©e intĂ©ressante de l’annĂ©e…

B.D. â€“ Et je leur demande alors quelle est ici la règle : est-ce que, ici, on a le droit ou non de se moquer…

M.S. â€“ â€¦ de quelqu’un.

B.D. â€“ Ils avaient racontĂ© dĂ©jĂ  des histoires horribles de professeurs qui faisaient de l’ironie Ă  l’égard des Ă©lèves, et je prĂ©cise bien sĂ»r que la loi est la mĂŞme pour tout le monde…

M.S. â€“ Eh oui !

B.D. â€“ â€¦ et que si on a le droit, moi aussi j’aurais le droit, et que si on n’a pas le droit, alors moi non plus je n’aurais pas le droit… Voyez la question de la loi.

M.S. â€“ Eh oui ! La philosophie doit servir Ă  ça, Ă  mon avis, il n’y a aucun doute !

B.D. â€“ Je suis très frappĂ© de la vĂ©ritĂ© de ce que dit RenĂ© Girard sur les mĂ©canismes du bouc Ă©missaire…

M.S. â€“ Ah oui ! C’est inouĂŻ ! Ça se voit tout de suite !

B.D. â€“ Et cet incident nous avait donnĂ© matière Ă  des heures de travail…

M.S. â€“ â€¦ des heures de rĂ©flexion et de cours, et du coup, comme ils ont fait l’expĂ©rience, ils y sont encore plus sensibilisĂ©s. Sur le point du professeur ironique, j’ai un petit mot Ă  dire : j’ai beaucoup enseignĂ© dans les pays anglo-saxons, oĂą il y a des choses tout Ă  fait communes avec l’éducation, la pĂ©dagogie Ă  la française, mais aussi des choses un peu diffĂ©rentes. Il y a, je crois, deux diffĂ©rences fondamentales – je vais vous faire crier – : la première c’est que les Anglo-saxons aiment leurs enfants, pas les Français. Les Français n’aiment pas leurs enfants. Je crois ça fondamental. Ils aiment trop leurs chiens pour pouvoir aimer leurs enfants. Les Français aiment leurs chiens parce que les chiens obĂ©issent toujours. Tout simplement. Je suis arrivĂ© Ă  cette conclusion après vingt ans d’études comparĂ©es. Peut-ĂŞtre que les Anglo-saxons les aiment trop, c’est possible, mais

enfin ils les aiment, ça, il n’y a pas de doute, la preuve en est qu’il y a de la littĂ©rature pour eux, alors qu’il n’y en a que très peu en France, jusqu’à rĂ©cemment, et que, d’autre part, je voudrais que vous voyiez oĂą on met les jardins d’enfants, dans certains endroits, je ne sais plus dans quelle gare de Paris, la garderie est Ă  cĂ´tĂ© des chiottes ! La position des garderies c’est toujours très intĂ©ressant, en France, bon, bref… Et la seconde diffĂ©rence est la suivante : c’est l’exercice justement de l’ironie, de la critique telle que vous la dĂ©crivez. Un Ă©ducateur, dans les pays anglo-saxons, est toujours positif, quels que soient les Ă©vĂ©nements : " Tu rĂ©ussiras, tu es bon, tu as fait une erreur temporaire, si tu ne sais pas l’orthographe, c’est que tu t’y es mal pris, on va repartir Ă  zĂ©ro et si tu t’y prends bien il n’y aura pas de problèmes, etc. " ; tandis qu’il est vrai qu’en France il y a une espèce de culture globale de l’esprit critique, oĂą l’ironie, la critique, comme positions nĂ©gatives, s’exercent de la part de l’enseignant sur l’enseignĂ©. La diffĂ©rence : tu es bon / tu es con, est un peu… Je donne un petit coup de poing, lĂ , mais c’est ça.

B.D. â€“ Oui, pas plus tard qu’hier, un Ă©lève me racontait qu’à la fin de sa troisième, il dit au conseiller d’orientation qu’il voudrait faire de la mĂ©decine et l’orienteur lui rĂ©pond : " Tu te rends pas compte ! Sept annĂ©es d’études ! C’est pas possible ! "

M.S. â€“ Tu ne peux pas y arriver, voilĂ  !

B.D. â€“ Alors comme son père a fait les Arts & MĂ©tiers, il fait du technique, mais ça ne l’intĂ©resse guère…

M.S. â€“ J’entends en France : " Tu ne peux pas y arriver " et dans les pays de langue anglaise,

j’entends presque toujours : " Mais voyons, si tu le veux, tu y arriveras ". Et je crois que cela rebondit sur toute la sociĂ©tĂ© : c’est-Ă -dire, vous avez d’un cĂ´tĂ© une sociĂ©tĂ© qui se vante, qui est toujours positive – mais hĂ©las qui se vante â€“ c’est la sociĂ©tĂ© amĂ©ricaine, et de l’autre cĂ´tĂ© une sociĂ©tĂ© qui s’autocritique sans arrĂŞt, jusqu’à se faire saigner elle-mĂŞme, la sociĂ©tĂ© française. Je suis frappĂ© par exemple que les mĂ©dias critiquent toujours de façon atroce, je ne sais pas moi, l’équipe de rugby de France par exemple ! (2)

B.D. â€“ Je dois vous avouer que je ne lis pas…

M.S. â€“ Non mais ça ne fait rien ! Par exemple, vous savez pourquoi on n’a pas de prix Nobel en France ? Il faut le savoir, il faut le publier, si, si ! Tout simplement parce que quand le comitĂ© Nobel se balade dans le monde, il va en AmĂ©rique et il demande : " Qu’est-ce que vous pensez d’un tel ? " Et les collègues disent : " C’est le meilleur physicien, il est formidable, nous sommes… we are very proud ! Nous sommes très fiers de travailler avec lui. " Tandis que quand le comitĂ© Nobel vient en France : " Qu’est-ce que vous pensez d’un tel ? – Il est minable ! Vous allez quand mĂŞme pas lui donner le prix ! C’est la honte de… " VoilĂ  ! Voyez ce cĂ´tĂ© critique et nĂ©gatif tout le temps. Et ça, ça part de la pĂ©dagogie et ça envahit la totalitĂ© de la sociĂ©tĂ©. Il n’y a pas un journal qui ne dise pas que la France est en dĂ©clin, que ça va très mal, que le secondaire français est fichu, etc., il n’y en a pas un qui soit assez objectif pour aller comparer dans tous les pays du monde et s’apercevoir, et je le dis très haut et fort, que le système secondaire français est de très loin le premier du monde ! Mais personne ne le dit ça ! Enfin… peut-ĂŞtre le moins mauvais !

B.D. â€“ Peut-ĂŞtre le moins mauvais…

M.S. â€“ Parce qu’il a beaucoup de dĂ©fauts… Mais si vous voyiez ce qu’est le secondaire dans les autres pays ! Et j’en ai vraiment l’expĂ©rience. Bon, mais personne ne le sait en France.

" Parler Ă  quelqu’un, c’est d’abord l’écouter "

Bernard Defrance â€“  Michel Serres, imaginons : qu’est-ce que vous feriez si vous Ă©tiez professeur de philosophie dans une classe terminale de lycĂ©e ?

Michel Serres â€“ Ah oui… Comment vous dire ?

B.D. â€“ Une annĂ©e…

M.S. â€“ Ah ? Une annĂ©e ? Parce que… Je suis professeur dans le supĂ©rieur comme vous le savez, mais depuis que j’y suis, je n’ai jamais cessĂ© d’enseigner dans le secondaire.

B.D. â€“ Ah bon ?

M.S. â€“ Oui, je me donne tous les ans une ou plusieurs demi-journĂ©es Ă  enseigner dans une classe de philosophie. Je le fais tous les ans. Je le fais en cachette !

B.D. â€“ Comment ça ?

M.S. â€“ Enfin quelquefois le proviseur le sait, mais quelquefois il ne le sait pas, c’est-Ă -dire que je tĂ©lĂ©phone Ă  un de mes anciens Ă©lèves ou un de mes amis, qui sont professeurs de philosophie en lycĂ©e et je leur demande : est-ce que ça t’embĂŞterait si je viens faire une confĂ©rence ou un cours ?

B.D. â€“ Mais il faut venir Ă  La Fayette !

M.S. â€“ Quand vous voudrez. Je le fais tous les ans, je vais par ci par lĂ , et je fais un cours… Alors je me casse la gueule ou pas ! mais c’est quand mĂŞme une expĂ©rience. Donc j’ai gardĂ© le contact et… Alors, qu’est-ce que je ferais pendant une annĂ©e, ça c’est tout un programme que vous me demandez lĂ  !

B.D. â€“ Non, il ne s’agit pas d’élaborer un programme, mais… Quelles sont les possibilitĂ©s d’un professeur de philosophie ?

M.S. â€“ Elles sont Ă©normes. D’abord je crois que c’est une des fortunes de l’enseignement français d’avoir gardĂ© la philosophie en terminale. La première chose c’est de dire ça. Parce que la philosophie c’est tout. C’est aussi simple que ça ! Le latin, c’est le latin, les mathĂ©matiques, c’est l’algèbre ou la gĂ©omĂ©trie, la physique, c’est l’optique ou la thermodynamique, mais la philosophie, c’est tout, et par consĂ©quent c’est vrai qu’on peut tout faire en classe de philosophie, et la première chose c’est de ne pas se dĂ©cider Ă  faire quoi que ce soit avant d’avoir vu ses clients ! Je crois que c’est ça. C’est-Ă -dire… Un professeur – pardon ! – un homme qui parle en public, c’est un homme qui rĂ©pond. Le public, mĂŞme s’il ne dit rien, parle au bon orateur, et selon que le public est chaud ou froid, attentif ou distrait, l’orateur adapte la hauteur, l’intensitĂ©, la profondeur de son…

B.D. â€“ Soit il parle pour les trois premiers rangs, soit pour…

M.S. â€“ VoilĂ . Bon. Et par consĂ©quent, parler Ă  quelqu’un c’est d’abord l’écouter, c’est vrai. C’est rĂ©pondre Ă  cette espèce de silence que le bon orateur entend.

B.D. â€“ Oui, j’ai constatĂ© ça souvent, cette espèce d’effet de cercles concentriques, il y en a qui sont sur la pĂ©riphĂ©rie, en train de faire hâtivement leur Ă©lectronique ou autre chose pour le cours suivant, parce qu’ils se sont laissĂ©s prendre par le temps…

M.S. â€“ Tout le problème est de les attirer.

B.D. â€“ Et ils sortent Ă  la fin de l’heure en disant : " Zut ! Du coup j’ai pas eu le temps de finir mes maths ! "

M.S. â€“ C’est ça !

B.D. â€“ Naturellement l’inverse se produit aussi !

M.S. â€“ Bien entendu !

B.D. â€“ Parce qu’on n’est pas toujours…

M.S. â€“ Vous avez peut-ĂŞtre quelquefois vu des courses de taureaux ?

B.D. â€“ ?? Euh… non. Enfin si, au Portugal, mais il n’y a pas de mise Ă  mort.

M.S. â€“ Ah mais il n’y a pas besoin de mise Ă  mort ! Le torero appelle le taureau, vous savez, en tapant lĂ©gèrement du pied, ça s’appelle citer, vous voyez ? Citer Descartes… Le mot citar, en espagnol, ça veut dire appeler le taureau ! On appelle le taureau, puis le taureau vient, attirĂ© par la cape rouge, et quand le taureau est lĂ , les passes que fait le torero autour du taureau sont de plus en plus difficiles, de plus en plus proches, de plus en plus… et Ă  ce moment-lĂ  la foule hurle d’enthousiasme ! Je crois qu’un cours c’est comme ça : on appelle le taureau et puis il est lĂ , tout d’un coup, et au moment oĂą il est lĂ , on en profite, on dit des choses de plus en plus difficiles, et puis Ă  un moment c’est tellement difficile que le taureau s’en va ! Bon ! Et Ă  ce moment-lĂ  tout le problème est de rappeler le taureau. VoilĂ  ! Alors, pas question de le mettre Ă  mort ! (rire !) Je crois que… Je vis un cours comme ça, comme une sorte d’appel Ă  l’attention, captatio benevolentiae, vous vous rappelez, capter la bienveillance, et puis quand la bienveillance est lĂ , qu’elle vous entoure, qu’elle est tout Ă  fait lĂ , alors vous vous mettez Ă  enseigner Ă  toute force, pan-pan ! pan-pan ! des choses très difficiles…

B.D. â€“ La difficultĂ© est aussi je crois que tout le monde n’est pas captĂ© en mĂŞme temps ni de la mĂŞme manière. Il y a souvent une espèce d’oscillation entre soit le cours magistral, hyper-magistral comme vous disiez, qui tombe dans l’indiffĂ©rence, soit l’absence de cours structurĂ©, les " dĂ©bats " au mauvais sens du terme, le bavardage…

M.S. â€“ Ah oui, ça, Ă  Ă©viter Ă  tout prix !

B.D. â€“ Ă‡a m’arrive aussi… Je crois que le mĂŞme professeur peut passer par ces diffĂ©rentes positions…

M.S. â€“ Absolument, et dans le mĂŞme temps et dans la mĂŞme classe, on peut mĂ©langer les deux…

B.D. â€“ LĂ  oĂą ça devient vraiment intĂ©ressant c’est lorsque, au lieu de faire appel Ă  leurs " opinions " – " Qu’est-ce que vous pensez de… ", c’est une question que je ne pose jamais â€“, mais lorsque, eh bien comme dans l’exemple de tout Ă  l’heure, ils racontent, on peut alors saisir lĂ  parfois des choses qui sont…

M.S. â€“ C’est ça.

B.D. â€“ â€¦quelquefois fondamentales.

M.S. â€“ L’épisode que vous racontez Ă  propos de ces rires après l’intervention de quelqu’un est effectivement matière Ă  rĂ©flĂ©chir pendant deux ou trois heures de cours et Ă  ramener Ă  cette occasion la sociologie, la psychologie, enfin tout un tas de choses… la violence.

B.D. â€“ On peut mĂŞme amener des textes qui sont alors reçus de manière très diffĂ©rente qu’à l’ordinaire. Quelquefois ça peut paraĂ®tre dĂ©cisif : pas plus tard qu’hier j’ai lu ce texte, lĂ , dans Genèse, Ă  la page 215, sur l’angoisse…

M.S. â€“  (parcourant le texte) Ah ! Oui, c’est ça : si tu as peur c’est que tu fais des progrès…

B.D. â€“ Et pendant que je lis, je vois un Ă©lève qui Ă©tait Ă  ma gauche, qui avait un Ĺ“il de plus en plus fixe, qui buvait…

M.S. â€“ Ce que vous lisiez.

B.D. â€“ Et j’ai su après, par un de ses camarades qui est venu me voir discrètement Ă  la fin du cours, qu’il avait Ă©tĂ© pendant les dernières vacances Ă  deux doigts de se suicider…

M.S. â€“ Vous lui avez peut-ĂŞtre sauvĂ© la vie.

B.D. â€“ Ah, je… j’en sais rien, je ne crois pas que cela aurait suffi, mais j’avais l’impression que ce texte…

M.S. â€“ â€¦ lui tapait dessus et vous lui avez peut-ĂŞtre sauvĂ© la vie Ă  cet homme.

B.D. â€“ Enfin…

M.S. â€“ Non mais vous lui expliquiez des choses, que son angoisse, ce n’était pas nĂ©gatif, que ça pouvait…

B.D. â€“ â€¦ que l’angoisse la plus forte peut peut-ĂŞtre se retourner en Ă©nergie…

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 â€¦ Nous entretenons des rapports avec des choses sans rapport. Notre pensĂ©e, notre comprĂ©hension, notre vie, nos maĂ®trises, tout se joue lĂ . Les rafales perceptives, l’environnement turbulent, les circonstances et les accidents, les intuitions inattendues, les nouvelles, les dangers, enfin, flèches volantes dans le jour, nous Ă©veillent. Si nous sommes requis, debout, intĂ©ressĂ©s, tendus, si nous sommes vivants, c’est que nous savons, c’est que nous espĂ©rons qu’arrivera l’imprĂ©visible, qu’il n’aura aucun lien avec le dĂ©jĂ  lĂ  ou le dĂ©jĂ  montĂ©, qu’il nous prendra au dĂ©pourvu et qu’il faudra le nĂ©gocier. Rencontres au milieu du carrefour, drame, chance, changement de cap. La vie et la pensĂ©e meurent et dorment de l’absence d’évĂ©nement, d’aventure, d’avènement, de l’absence d’histoire. Si l’histoire Ă©tait aux ordres d’une ou de quelques lois, nous ne serions plus que ce que nous pensons que sont les bĂŞtes brutes. Nous ne comprenons rien Ă  l’origine ou aux commencements parce que nous sommes droguĂ©s d’ordre, que nous rĂŞvons lovĂ©s dans la morne sĂ©curitĂ© de nos complexes.

Vous avez peur de votre angoisse, vous courez l’échanger contre votre argent, pour qu’elle se compare et qu’elle se mesure à l’équivalent général, vous avez peur du bruit, de cette noise qui se lève dans le silence des organes. Elle se tord, hurle, elle se déchaîne, insensée. Silence au bruit, la santé n’est que ce silence. Non. L’inadaptation, l’inquiétude, la rumeur qui court dans le corps tacite sont déjà, sont souvent des guides de vie. Tuer ce parasite, étouffer la clameur naissante, avoir peur de ses propres pleurs, n’est-ce pas la même bévue que d’éliminer le confus de la pensée claire ? Parfois l’indistinct est signe d’invention, quelquefois la douleur est le début du changement. Ce que nous avons et ce que nous sommes de plus précieux sont ces écarts qui écartèlent, qui lancent en avant et comme en porte à faux l’adaptabilité, qui la mettent en risque, en danger, au supplice, pour la chance de rendre l’existence plus riche et plus festive notre connaissance. Je souffre donc je me transforme. Nous appelons souvent pathologique ce qui devrait guider le normal, ce qui le tire hors du fossé pour enrichir, diversifier les solutions, hélas, nous nous méfions des ressourcements imprévus de la vie. Et si, tout à l’inverse, était pathologique ce lieu au fond du puits de l’équilibre, ce point conservatif et attirant où nous nous complaisons avec délectation morose ? Ici tout écart s’annule, ici tout appel fait silence, ici tout dessein est gommé. La santé n’est pas le silence, la santé n’est pas l’harmonie, la santé négocie tout appel, tout cri, le charivari, elle fait à partir d’une maigre musique archaïque, moi aujourd’hui, faible, ignorant et lâche, plus la clameur des circonstances, des fastes orchestraux nouveaux, son œuvre. La santé ne cesse pas de commencer. Elle cherche l’accord puissant, coloré, chaud, cuivré, d’abondance, dans le déchirement et l’horreur de la noise. Oui, l’angoisse est guide de vie et l’inquiétude annonce le nouveau. Nous produisons sans y songer de l’imprévu, notre espérance, et du danger, notre enrichissement.

Michel Serres, Genèse, Grasset éd., p. 215-216

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B.D. â€“ Voyons ! comment ça se passe vos cours " clandestins " ?

M.S. â€“ Ah ! Ça dĂ©pend ! on peut tomber sur des classes fantastiquement bien avancĂ©es. Je suis tombĂ© une fois dans une terminale C d’un lycĂ©e du 15e, oĂą les gens Ă©taient d’un tel niveau que j’ai montĂ©, montĂ©, montĂ© et j’ai fini par faire un cours bien supĂ©rieur Ă  celui que j’ai l’habitude de faire dans les facultĂ©s. Ça peut arriver, parce qu’en lettres nous ne touchons pas dĂ©sormais les meilleurs, de sorte que, paradoxalement, le professeur de philosophie de l’universitĂ© peut avoir de meilleurs Ă©tudiants lorsqu’il va au lycĂ©e en terminale C que ceux qu’il a en licence de lettres ! Alors je me suis mis Ă  parler, quand je les ai vu si bons, j’ai fini par leur parler de mathĂ©matiques, de l’histoire des mathĂ©matiques et ça montait… et ça peut terminer très fort, bien sĂ»r.

B.D. â€“ La difficultĂ© des lycĂ©es techniques est que ce sont des Ă©lèves qui n’ont pratiquement aucun…

M.S. â€“ â€¦ Ă©cart.

B.D. â€“ â€¦ aucun Ă©cart, aucun recul critique, et souvent ils disent qu’ils sont dans le technique justement parce que le français ne marchait pas. Ils assimilent la philo au français, au dĂ©but tout au moins, il y a une forte rĂ©sistance…

M.S. â€“ Ă‡a ne les intĂ©resse pas !

B.D. â€“ Il y a une difficultĂ© considĂ©rable Ă  les amener Ă  se rendre compte eux-mĂŞmes de leur propre valeur, de leurs propres capacitĂ©s Ă  rĂ©flĂ©chir, ils n’y croient pas eux-mĂŞmes.

M.S. â€“ Et pourtant on ne pourrait pas leur parler de la technique elle-mĂŞme ?

B.D. â€“ Oui bien sĂ»r, mais en mĂŞme temps il y a une espèce de saturation…

M.S. â€“ Ah oui…

B.D. â€“ Vous avez dit dans un entretien rĂ©cent que, quand en 67-68, vous vouliez intĂ©resser les Ă©tudiants vous leur parliez politique et pour les faire rire vous leur parliez religion, et qu’aujourd’hui c’est exactement l’inverse… Eh bien, avec les lycĂ©ens c’est un peu pareil, ils s’intĂ©ressent, enfin pas tous, mais c’est loin d’être une minoritĂ©, à…, je ne sais pas moi, la parapsychologie, les civilisations disparues, la rĂ©incarnation…

M.S. â€“ Ah oui… Ă  ce point…

B.D. â€“ Et toute cette littĂ©rature qui leur flotte dans la tĂŞte, il faut pouvoir la reprendre positivement, anthropologiquement presque ! dĂ©construire positivement…

M.S. â€“ Oui… c’est ça. Et c’est très difficile…

" La culture classique est une

culture de clips "

Michel Serres â€“ Et est-ce que vous trouvez, chez les Ă©lèves, qu’il y a une grosse influence des mĂ©dias ? Est-ce que les mĂ©dias jouent un rĂ´le pĂ©dagogique ?

Bernard Defrance â€“ Non, très peu chez les Ă©lèves que j’ai, parce que…

M.S. â€“ Est-ce que ce n’est pas un contre-modèle ?

B.D. â€“ Si, mais c’est un peu diffĂ©rent lĂ  oĂą j’enseigne, parce qu’ils sont internes et qu’ils regardent très peu la tĂ©lĂ©vision ; dans une classe oĂą les deux tiers sont internes…

M.S. â€“ Ah, ça change tout.

B.D. â€“ Hier soir par exemple, j’ai signalĂ© Testard sur FR3, comme les autres Ă©missions d’OcĂ©aniques sur Foucault, Lacan, etc., mais Ă  onze heures du soir, et les externes aussi d’ailleurs, ils dorment ou ils travaillent encore…

M.S. â€“ Oui, tout le monde est au lit !

B.D. â€“ Ou en train de travailler ! Ils ont beaucoup de travail…

M.S. â€“ Non mais, ce que je veux dire, ce sur quoi je rĂ©flĂ©chis, cette chose qui doit ĂŞtre banale pour vous, c’est que, au fond, la pĂ©dagogie, depuis… depuis la paĂŻdeia grecque, l’origine de l’enseignement lui-mĂŞme, la pĂ©dagogie est toujours, je dirais fabricatrice d’images, j’entends par lĂ  le hĂ©ros. Le premier texte pĂ©dagogique c’est l’OdyssĂ©e, voyez : le hĂ©ros, le navigateur qui se dĂ©merde, qui est costaud, qui se dĂ©brouille dans le mauvais temps, qui sait faire un bateau, qui est Ă  la fois le modèle de l’intelligence, de la ruse, de la fabrication, de la sagesse… enfin, le hĂ©ros ! Et que ce soit la pĂ©dagogie grecque, latine, mĂ©diĂ©vale, classique, elle a toujours Ă©té… : De Viris Illustribus, et peu Ă  peu, les hommes illustres… eh bien voilĂ  ! je trouve que la tĂ©lĂ©vision ou les mĂ©dias en gĂ©nĂ©ral sont Ă  leur tour maintenant des fabricateurs d’images… c’est-Ă -dire que c’est Madonna, Gainsbourg, Collaro…

B.D. â€“ Collaro… peut-ĂŞtre pas !

M.S. â€“ Ha ! Ha ! Non je ne sais pas, j’invente ! Et lĂ  je crains, je ne sais pas, c’est moi qui pose la question lĂ  maintenant : est-ce que nous sommes capables de fabriquer des images assez costaudes, pour concurrencer les images que fabriquent les mĂ©dias, voyez, l’image du champion ou l’image du chanteur… ?

B.D. â€“ Je me demande si ce ne serait pas une erreur prĂ©cisĂ©ment que de vouloir concurrencer…

M.S. â€“ Peut-ĂŞtre alors, voilĂ .

B.D. â€“ Et s’il ne faut pas se placer dĂ©libĂ©rĂ©ment sur un autre terrain, sinon ce serait la guerre des images ! Peut-ĂŞtre essayer de montrer, si peu que ce soit, justement, comment ces images sont construites, fabriquĂ©es.

M.S. â€“ Oui, de voir que les spectateurs sont des dupes.

B.D. â€“ Des dupes… enfin, ils y consentent un peu aussi Ă  l’être, dupĂ©s ! Mais de voir comment ces images sont fabriquĂ©es, peut-ĂŞtre, je crois que ça permet de ne pas se situer en concurrence, sinon, ce serait…

M.S. â€“ Ce serait perdre Ă  tous les coups.

B.D. â€“ Ă‡a obligerait Ă  jouer…

M.S. â€“ Eh oui ! Vous ne pouvez pas vous mettre en strass ! Ha, ha ! Eh oui, c’est ça !

B.D. â€“ Non je crois que l’influence des mĂ©dias est d’un autre ordre : le clip, la rapiditĂ©, l’immĂ©diatetĂ©, la superposition très rapide des images. Je crois qu’il y a une sorte de morcellement…

M.S. â€“  Ah oui, de l’attention…

B.D. â€“ Oui, la succession rapide des Ă©vĂ©nements, ça produit des difficultĂ©s… Ce matin, par exemple, on a tĂ©lĂ©vision et magnĂ©toscope dans ma salle, je passais le film de Losey, le Don Giovanni de Mozart, dans une classe de prĂ©paration Ă  un BTS. J’en ai passĂ© de très larges extraits pendant une heure et demie, presque deux heures, l’ouverture, le duel, l’air du catalogue, la fin du premier acte, etc., et surtout la scène finale, le festin de pierre… Eh bien ! Ç’a Ă©tĂ© pour bon nombre d’entre eux une dĂ©couverte inouĂŻe, ils Ă©taient… bon, mais en mĂŞme temps ils avaient une difficultĂ© incroyable Ă  se concentrer. Une fois, j’ai voulu le passer en entier, les trois quarts de la classe ont craquĂ© bien avant la fin du premier acte ! Cette habitude je crois de l’immĂ©diat, de l’éphĂ©mère, du clip quoi ! les empĂŞche de pouvoir se concentrer pendant deux ou trois heures et de jouir de cette concentration ! Alors je passe des extraits. La difficultĂ© est extrĂŞme d’arriver Ă  une concentration soutenue.

M.S. â€“ J’ai peut-ĂŞtre une rĂ©ponse Ă  ça : l’âge classique, le XVIIe siècle français…

B.D. â€“  ?

M.S. â€“ Le Loup et l’Agneau, trente-cinq secondes, La Cigale et la Fourmi, dix secondes ! Un texte de Couperin… Savez-vous que Louis XIV et le… le… je ne sais pas comment on appelait ça, celui qui ordonnait les rites dans la chapelle de Versailles, demandaient expressĂ©ment Ă  Couperin, qui Ă©tait le plus grand compositeur de l’époque et peut-ĂŞtre de toute l’histoire de la musique française, de ne jamais excĂ©der quarante-cinq secondes ! C’est ça la diffĂ©rence entre les protestants et les catholiques, vous le savez sans doute, c’est que comme les protestants n’ont pas le rite de la messe, leur musique pouvait durer plus longtemps, d’oĂą Bach par rapport Ă  Couperin. Et donc la culture classique, dans la plupart des cas, est une culture de clips ! Je ne plaisante pas ! La Fontaine, La Bruyère…

B.D. â€“ La plus longue des sonates de Scarlatti fait sept minutes.

M.S. â€“ Sept minutes ! Couperin, Scarlatti, toute la culture classique est une culture effroyablement brève !

B.D. â€“ Je n’avais jamais pensĂ© Ă  ça…

M.S. â€“ Eh oui ! Ne considĂ©rez pas comme inculte une culture qui loue le petit, le bref, parce que nous sommes passĂ©s par lĂ , il ne faut pas l’oublier. Si vous regardez La Rochefoucauld, c’est divisĂ© en tous petits morceaux, La Bruyère, c’est des portraits qui durent quelquefois une demi-page ! Eh oui ! Du coup, le long, l’interminable, l’attention pendant trois heures, je crois que c’est le drame romantique, moi, c’est assez rĂ©cent, du coup ! Parce que mĂŞme si vous prononcez une oraison funèbre de Bossuet – chose que plus personne ne lit ! â€“, mais savez-vous que Bossuet la coupait en morceaux ? Il s’arrĂŞtait, il disait un Notre-Père, c’était tout petit les textes de Bossuet ! Il s’arrĂŞtait et il disait : " Bon, adressons Ă  Dieu notre prière ", il se mettait Ă  genoux dans la chaire, et tout le monde rĂ©citait une prière, et il recommençait…

B.D. â€“ Oui, les auditeurs bougeaient, s'agenouillaient…

M.S. â€“ VoilĂ .

B.D. â€“ Ils se dĂ©tendaient quelques secondes…

M.S. â€“ VoilĂ , de sorte que l’oraison funèbre Ă©tait coupĂ©e en clips, mon vieux ! Alors, du coup, si on rĂ©flĂ©chit Ă  la culture actuelle, il ne faut pas croire qu’elle est inculte parce qu’elle est coupĂ©e en petits morceaux, puisque des gens, quand mĂŞme, comme La Fontaine, Bossuet, ce n’étaient pas des gens incultes !

B.D. â€“ Ă‡a me rassure un peu ce que vous dites, parce que…

M.S. â€“ VoilĂ . Je suis pour le court, moi.

B.D. â€“ J’ai un fils de quinze ans, il regarde des clips Ă  la tĂ©lĂ©, donc il m’arrive d’en regarder aussi…

M.S. â€“ C’est la sonate de Scarlatti, c’est la fable de La Fontaine, c’est le portrait de La Bruyère, et si nous Ă©tions de bons producteurs nous saurions retrouver dans son droit fil notre culture, qui est la culture de langue française. La culture de langue française ce n’est pas le long truc emmerdant de trois heures, c’est pas vrai, la culture de langue française…

B.D. â€“ Don Giovanni ce n’est pas emmerdant ! D’ailleurs c’est aussi coupĂ© en clips ! L’air du champagne…

M.S. â€“ Oui ! Mais la culture de langue française c’est le petit truc raffinĂ©, travaillĂ© comme

un bijou, que tout le monde apprend par cĹ“ur très vite… eh oui ! Donc je ne suis pas contre le clip.

B.D. â€“ Donc lĂ  non plus, il ne faut pas se situer en concurrence, mais simplement leur permettre de rencontrer les expressions culturelles les plus variĂ©es possibles.

M.S. â€“ Il y a du positif lĂ  : on peut faire très court, très transparent, et fantastiquement cultivĂ©.

B.D. â€“ Cela dit, il n’est pas sĂ»r que tous les clips…

M.S. â€“ Ah non, ah non ! Bien sĂ»r ! Je n’ai pas dit…

B.D. â€“ En mĂŞme temps que Couperin, il y en avait des dizaines d’autres, en mĂŞme temps que Mozart il y avait des dizaines de Salieri…

M.S. â€“ Bien sĂ»r, sur la question de la qualitĂ©, bien sĂ»r… Mais il y a encore autre chose Ă  dire Ă  propos des clips, des thèmes qu’on retrouve dans les clips d’aujourd’hui : je crois qu’on a fait une statistique aux États-Unis â€“ mais ça ne s’appelle pas des " clips " aux États-Unis, clip est un mot français ! â€“ neuf sur dix sont sacrificiels, vous le savez.

B.D. â€“ Neuf sur dix ?

M.S. â€“ â€¦ sont sacrificiels, c’est-Ă -dire qu’il y a un meurtre…

B.D. â€“ symbolique…

M.S. â€“ â€¦ ou huit sur dix, c’est-Ă -dire que pour attirer l’attention…

B.D. â€“ il y a un meurtre…

M.S. â€“ symbolique…

B.D. â€“ qui est joué… mais dans la tragĂ©die, c’est pareil !

M.S. â€“ Eh oui, c’est la tragĂ©die…

" Le philosophe est le gardien des semences "

Bernard Defrance â€“  Pour en revenir Ă  la classe de philosophie, j’ai souvent l’impression que tout se passe parfois, assez souvent mĂŞme, comme si les Ă©lèves redĂ©couvraient certaines questions qu’ils s’étaient dĂ©jĂ  posĂ©, mais que, devant peut-ĂŞtre la surditĂ© des Ă©ducateurs ou des adultes en gĂ©nĂ©ral, ils avaient appris progressivement à…

Michel Serres â€“ â€¦ oublier.

B.D. â€“  Oui, et qui renvoient Ă  des questions, Ă  des angoisses parfois, enfantines. Vous dites, toujours dans Genèse, que le philosophe… attendez je retrouve le texte : " Le philosophe est le berger qui paĂ®t sur les hauteurs, le troupeau mĂŞlĂ© des possibles… Il a pour soin et passion de protĂ©ger au mieux le possible… Il est le berger des multiplicitĂ©s, il remonte le talweg… " (3) Je crois que c’est ça qui se passe souvent : nous remontons parfois au temps oĂą les choses, les vies Ă©taient encore ouvertes. Un psychanalyste dit ça aussi, Jean Oury, que l’instituteur, au sens fort du mot, est celui qui peut empĂŞcher que les choses se referment…

M. S. â€“ Oui, tout Ă  fait. Cela c’est l’amont, et je crois qu’il y aussi un effet de l’enseignement philosophique en aval. C’est quelque chose qu’on a tendance Ă  minimiser. J’ai 57 ans et donc je peux le dire Ă  cause de mon âge, je rencontre de plus en plus de gens de mon âge, qui ne sont pas professeurs, qui sont dans la vie active…

B.D. â€“ La vie des profs n’est pas active ?

M.S. â€“ Ha, ha ! Non mais ils ne sont pas dans l’Éducation nationale, et ils me disent souvent : ah ! on a pensĂ© Ă  toi rĂ©cemment parce que telle expĂ©rience nous a fait repenser Ă  quelque chose que nous avions appris en classe de philosophie et que nous n’avions pas compris ! Vous me demandiez ce que je ferais en classe de philosophie : il m’arrive quelquefois de penser qu’il ne faut pas hĂ©siter Ă  dire des choses complètement incomprĂ©hensibles… vous voyez ce que je veux dire ! Parce que cette chose obscure, incomprĂ©hensible, qui, sur le moment, n’est pas comprise, bien sĂ»r, reste quelquefois dans dix cas sur cent peut-ĂŞtre, j’en sais rien, dans l’estomac de quelqu’un et germe trente ans après. C’est une Ă©norme erreur pĂ©dagogique de n’enseigner que le comprĂ©hensible. Si vous n’enseignez que le comprĂ©hensible, vous n’ouvrez pas, justement, vous refermez, et vous ne faites faire finalement aucun progrès aux gens puisqu’au point de vue intellectuel ils restent dans ce qu’ils peuvent comprendre. Il ne faut pas hĂ©siter Ă  enseigner de l’incomprĂ©hensible, parce que l’incomprĂ©hensible…

B.D. â€“ Le philosophe est le gardien des semences. (4)

M.S. â€“ C’est ça : l’incomprĂ©hensible c’est la semence des progrès futurs. Et Ă©videmment, ça s’inscrit tout Ă  fait contre ce qu’on nous dit actuellement, contre la mode pĂ©dagogique…

B.D. â€“ Non, pas tout Ă  fait…

M.S. â€“ Pas tout Ă  fait ?

B.D. â€“ Enfin, j’en sais rien, je ne sais pas ce que c’est que la " mode pĂ©dagogique "…

M.S. â€“ Il m’est mĂŞme arrivĂ© de… il y a six mois, si je vous avouais qu’il y a six mois je me suis tapĂ© la main contre le front en disant : mais c’est donc ça ! que voulait dire tel thĂ©orème de mathĂ©matiques que j’avais appris quand j’avais dix-sept ans ! Et que j’ai mis exactement quarante ans Ă  comprendre !

B.D. â€“ Moi il m’est arrivĂ© d’avoir l’impression de commencer seulement Ă  comprendre tel problème de philosophie le jour oĂą un Ă©lève m’a provoquĂ© sur cette question…

M.S. â€“ Exact. C’était donc ça ! Et donc se rĂ©duire au clair et au comprĂ©hensible me paraĂ®t ĂŞtre, peut-ĂŞtre, une erreur.

B.D. â€“ L’erreur serait de vouloir, au mauvais sens de l’expression, " se mettre Ă  la portĂ©e de… " Les Ă©lèves me disent ça assez souvent : stop ! on ne comprend plus…

M.S. â€“ " Mettez-vous Ă  ma portĂ©e "…

B.D. â€“ Or, dans tous les mots que je viens d’utiliser, il n’y en a pas un seul qui soit du jargon, qui ne soit clair, et alors il faut reprendre… Je crois qu’il y a plutĂ´t une sorte de rĂ©sistance aux ruptures philosophiques et je me demande si le travail pĂ©dagogique ne consiste pas Ă  essayer, en philo tout au moins, de retourner cette rĂ©sistance sur elle-mĂŞme, de la faire travailler…

M.S. â€“ Et mĂŞme dans l’apprendre " par cĹ“ur " ! Sans qu’il y ait toujours comprĂ©hension, je crois que cela inscrit un texte dans le corps mĂŞme de la personne et que cela permet finalement des rĂ©surgences plus tard. Je crois qu’il y a dans l’incomprĂ©hensible, dans le difficile, la semence d’une culture future.

B.D. â€“ Oui, je me souviens de mon professeur de philosophie en terminale, qui parlait peut-ĂŞtre pour quatre ou cinq dans cette classe oĂą nous Ă©tions quarante, mais tout le monde Ă©tait fasciné… Il nous avait fait apprendre par cĹ“ur les " règles de la MĂ©thode " !

M.S. â€“ Vous Ă©tiez oĂą Ă  cette Ă©poque ?

B.D. â€“ Au lycĂ©e Hoche, Ă  Versailles. C’était un ancien Ă©lève d’Alain et c’était fantastique, il fascinait tout le monde, alors que, pratiquement, sauf pour quelques digressions polĂ©miques, il ne quittait pas des yeux son texte Ă©crit, qu’il lisait sur des demi-feuilles jaunies. J’ai Ă  cette Ă©poque couvert des pages, des cahiers entiers, que j’ai toujours, qui me servent toujours, et que je n’ai compris que des annĂ©es plus tard ! Je ne comprenais rien aux phrases que j’entendais et que j’écrivais… Mais il est vrai aussi qu’enfin, en philosophie, j’entendais des choses capitales, alors que ma scolaritĂ© avait Ă©tĂ© jusque lĂ  très mĂ©diocre, plusieurs redoublements…

M.S. â€“ La philosophie vous a dĂ©livrĂ© !

B.D. â€“ Tout Ă  fait ! Enfin on parlait de choses sĂ©rieuses ! Mais je n’y comprenais pas grand-chose…

M.S. â€“ Alors il ne faut Ă©videmment pas exagĂ©rer dans ce sens ! Parler de manière toujours incomprĂ©hensible ! Tout le monde prendrait la fuite !

B.D. â€“ Ce que je crois, quand je repense Ă  ma classe terminale, c’est qu’il y avait – il y a toujours – le dĂ©sir.

M.S. â€“ Ah oui ! On ne peut pas commencer Ă  enseigner sans susciter le dĂ©sir ! Susciter le dĂ©sir est le premier acte.

B.D. â€“ Et comment susciter ce dĂ©sir ? Parce que c’est bien lĂ  le drame ! On entend des lamentations chez les professeurs de philosophie, ceux qui enseignent dans le technique notamment, surtout que… eh bien, moi, par exemple, j’ai six classes et deux cents Ă©lèves ! J’entends donc des lamentations effrayantes â€“ certains font mĂŞme de leurs lamentations des succès de librairie… â€“ sur l’indiffĂ©rence des Ă©lèves, mĂŞme le chahut, sur le fait que le prof n’arrive pas Ă  faire surgir un dĂ©sir qu’il voudrait voir dĂ©jĂ  là… Moi je prends beaucoup de plaisir dans mon travail, mais je n’ai pas beaucoup d’échos qui vont dans le mĂŞme sens…

M.S. â€“ Eh oui, il faut y arriver, le tout est d’y arriver…

B.D. â€“ Si peu que ce soit, mĂŞme temporairement, mĂŞme pour certains seulement, mais cela suppose des traversĂ©es parfois un peu dĂ©sertiques ! Au sens propre du terme mĂŞme, parfois…

M.S. â€“ Nous sommes un peu des magiciens. Il faudrait arriver Ă  faire passer un peu de magie. Enfin, quand je dis magie, je ne sais pas ce que je dis, c’est-Ă -dire que c’est un mot qui, une fois de plus, recouvre une ignorance !

B.D. â€“ J’essaie de les faire parler, je veux dire de les faire raconter.

M.S. â€“ Oui, et lĂ -dessus vous rebondissez sur un problème qui est de la philosophie.

B.D. â€“ Je n’y arrive pas toujours. Les collègues me disent parfois : j’ai essayĂ© de les faire parler, ça tombe dans le bavardage…, et justement le bavardage, au mauvais sens du terme â€“ je crois qu’il y en a un bon â€“, ce bavardage c’est l’" opinion ", c’est le " qu’est-ce que vous pensez de "… Mais ils n’en " pensent " rien ! Ils s’en moquent ! Ou quand ils ne s’en moquent pas, ça n’a guère de sens, Ă  cause d’une absence d’informations un peu sĂ©rieuses, ou de mĂ©thode. Enfin, bref, c’est l’" opinion " ! Donc je leur demande essentiellement de raconter. Par exemple, l’un d’entre eux dit qu’il a Ă©tĂ© barman pendant un mois de vacances â€“ il faut dĂ©jĂ  crĂ©er les conditions pour qu’il puisse le dire, ça, en cours de philosophie ! â€“ alors je lui dis : " Raconte, raconte les horaires, le service, les rencontres, les rythmes, les clients… ", et il raconte, et les autres n’en perdent rien, et posent des questions, demandent des dĂ©tails, et souvent mĂŞme je dis : " Ce que tu racontes lĂ , Ă©cris-le, lĂ , tout de suite, comme tu le racontes ", et je peux sortir de mon armoire " le garçon de cafĂ© ". (5)

M.S. â€“ Oui, mais vous ne pouvez pas le prĂ©voir !

B.D. â€“ Eh oui ! C’est l’imprĂ©vu ! Mais si le texte n’est pas disponible immĂ©diatement ou en nombre suffisant, je l’apporte la fois suivante. Je crois que dans le bavardage du " je pense que ", de toute façon, il y a toujours sous-jacent : " De toute façon, ça sert Ă  rien de discuter, de toute façon le prof aura le dernier mot, alors… Il parle mieux que nous ", et cette parole Ă©crase. Les " dĂ©bats " sur le racisme par exemple, c’est effrayant ! Et effectivement, toutes, ou presque, les tentatives de dĂ©bats s’achèvent sur un monologue professoral qui finit par glisser sur eux comme l’eau sur les plumes du canard ! Et d’ailleurs je tombe aussi dans ce piège… Heureusement il y a toujours un Ă©lève pour dire : stop ! Parce qu’ils ont le droit de dire stop.

M.S. â€“ Mais est-ce que ce ne sont pas toujours les mĂŞmes, ceux qui savent dĂ©jĂ  parler, qui prennent toujours la parole ?

B.D. â€“ Si on fait des " dĂ©bats ", oui, bien sĂ»r ! Mais si on dit : raconte ce que tu fais, ce que tu vis, alors lĂ  c’est plus facile, ils peuvent tous raconter quelque chose, se raconter. Enfin " plus facile ", non, pas du tout ! Parler de soi, s’impliquer, c’est très difficile ! Mais enfin tous peuvent raconter quelque chose, ou l’écrire, ils ont tous une expĂ©rience sociale, ne serait-ce que celle de l’école, souvent riche, en tout cas diffĂ©rente de la mienne, de celle des autres. C’est quelquefois très utile que celui qui n’est pas Ă  l’aise dans le bla-bla â€“ et c’est tant mieux ! â€“ se dĂ©couvre lui-mĂŞme capable de raconter, d’être entendu, capable d’intĂ©resser les autres, et surtout le prof bien sĂ»r, Ă  ses " histoires ", Ă  son histoire ! Et si j’en fais ensuite un commentaire structurĂ© â€“ quelquefois et mĂŞme souvent un peu difficile Ă  comprendre â€“ ils aperçoivent des lueurs dans leur propre histoire, voyez ! J’ai un Ă©lève cette annĂ©e, il est extraordinaire, il bafouille quand il parle, c’est-Ă -dire qu’il n’hĂ©site plus Ă  commencer Ă  parler sans toujours savoir oĂą il va arriver ! Et personne ne rit ! Personne ne se moque ! Il rĂ©flĂ©chit Ă  voix haute, il se reprend… Il a , enfin !, renoncĂ© Ă  " tourner sept fois la langue dans sa bouche avant de parler ", prĂ©cepte admirable qui rend tout le monde muet et grâce auquel les " hyper-maĂ®tres " assoient leur pouvoir ! C’est ça !

M.S. â€“ Il pense en mĂŞme temps qu’il parle et les autres peuvent alors se reconnaĂ®tre dans le bredouillis de leur camarade et ne pas hĂ©siter Ă  essayer eux aussi… Ah, je comprends ça.

B.D. â€“ Mais il faut aussi respecter le silence…

M.S. â€“ â€¦ de celui qui veut se taire. Oui, bien sĂ»r.

B.D. â€“ Certains silences ont un sens et peuvent ĂŞtre prĂ©cieux.

" Ce n’est pas la fin du monde ! "

Michel Serres â€“ L’idĂ©e maintenant que l’enseignement a beaucoup changĂ©, que la culture a beaucoup baissĂ©, j’entends beaucoup mes collègues dire cela, que le niveau baisse… Je crois que ce n’est pas vrai ! Parce que je me souviens très bien de la façon dont j’ai Ă©tĂ© Ă©levĂ©, moi, eh bien, c’est plutĂ´t mieux maintenant, je trouve !

Bernard Defrance â€“  Ah ! Le fameux leitmotiv sur la baisse de niveau ! Vous connaissez la plaisanterie : le niveau a tellement baissĂ© qu’il a dĂ©jĂ  atteint celui de l’annĂ©e prochaine !

M.S. â€“ Cela tient souvent je crois au fait que le professeur est le plus souvent un ancien bon Ă©lève, qui a rĂ©ussi facilement aux examens et que, quand il enseigne, eh bien il est en prĂ©sence d’élèves qui le sont moins, tout simplement.

B.D. â€“ On sait bien qu’aujourd’hui les Ă©lèves de sixième font en mathĂ©matiques des choses que nous aurions Ă©tĂ© incapables de faire en première !

M.S. â€“ Oui, tout Ă  fait. Moi qui suis de la campagne, de l’extrĂŞme province, je me souviens très bien du niveau auquel nous Ă©tions en terminale : ça n’avait rien d’extraordinaire, croyez-le bien ! Je n’y crois pas du tout Ă  cette baisse de la culture… Il y a certainement une sorte de dĂ©placement des intĂ©rĂŞts, il est vrai qu’il y a moins de latinistes ou d’hellĂ©nistes, il y a plus de scientifiques…

B.D. â€“ MĂŞme pas !

M.S. â€“ C’est peut-ĂŞtre mĂŞme pas vrai ! Je n’en sais rien…

B.D. â€“ Il y a aujourd’hui, en nombre, pas en proportion bien sĂ»r, mais en nombre, quatre Ă  cinq fois plus d’élèves dans les collèges qui font du latin ou du grec qu’avant guerre ! Et les effectifs des terminales C et E n’ont pas bougĂ© ces vingt dernières annĂ©es… (6)

M.S. â€“ Je vais vous donner un autre chiffre puisque ça vous amuse : vous savez que je publie le Corpus des philosophes de langue française ; nous en sommes Ă  notre cinquantième volume bientĂ´t…

B.D. â€“ DĂ©jĂ  cinquante !

M.S. â€“ Eh oui, ça marche bien ! Enfin non, ça ne marche pas, parce que nous n’en vendons pas, alors… L’éditeur nous envoie les dĂ©comptes, et c’est vrai les chiffres de vente sont absolument lamentables !

B.D. â€“ Je vais faire une note dans les Cahiers…

M.S. â€“  Oui, oui, faites une note dans les Cahiers PĂ©dagogiques ! Alors, hier, Ă  la rĂ©union, l’un de nous a donnĂ© un chiffre qui m’a consolĂ© Ă  jamais de toutes mes difficultĂ©s. Nous avons publiĂ© un volume du XVIIe siècle, un traitĂ© des passions de Senault (7), qui est admirablement Ă©crit, vraiment superbe ! et dont il n’y avait eu aucune Ă©dition depuis le XVIIe siècle, et qui est vraiment très très beau, magnifique, etc. HĂ©las, hĂ©las ! nous n’en avons vendu que 520, ce qui est vraiment une toute petite vente ! Eh bien ! nous avons rĂ©ussi Ă  Ă©tablir qu’en un ou deux ans, nous en avions vendu plus que dans toute l’histoire il ne s’en Ă©tait vendu ! C’est-Ă -dire que, entre le XVIIe siècle, oĂą ce texte a Ă©tĂ© publiĂ© et mis Ă  la disposition des gens, et nos jours, on n’en avait vendu que 370 ! Et nous en avons vendu 520, en dix-huit mois, deux ans… Ha ! ha ! Alors, on se lamente, la culture disparaĂ®t ! Mais enfin, bon, il y a lĂ  un chiffre, lĂ , quand mĂŞme, qui est prodigieux !

B.D. â€“ Il y a quelques annĂ©es, les Ă©lèves d’un BTS avaient eu Ă  commenter Ă  leur examen un texte de Ionesco qui se lamentait sur cette disparition de la culture, et dans le corrigĂ© â€“ on Ă©tudie toujours les textes d’examen l’annĂ©e suivante â€“ j’avais indiquĂ© qu’au moment mĂŞme oĂą nous parlions, il y avait très certainement, au mĂŞme moment, dans le monde entier, beaucoup plus de monde, infiniment plus de gens, avec les disques, les radios, les concerts…, qui Ă©coutaient du Mozart que de gens qui ont pu en Ă©couter pendant toute la vie mĂŞme de Mozart, et mĂŞme depuis…

M.S. â€“ Ah ! C’est certain ! Et lĂ  je reconnais le dĂ©but de notre conversation, le cĂ´tĂ© mĂ©lancolique et critique des français qui veulent toujours que ce soit toujours la fin du monde ! Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas la fin du monde ! Et voyez, la France se tient beaucoup mieux qu’on ne le croit, la culture beaucoup mieux qu’on ne le dit, et ainsi de suite… Alors ! Inutile aussi d’être des optimistes comme des cochons roses ! Mais il faut mettre un peu d’équilibre dans nos jugements.

" C’était la fĂŞte de la philosophie ! "

Bernard Defrance â€“ Je me demande pour en revenir aussi Ă  ce que nous disions au dĂ©but et pour conclure, si la pĂ©dagogie ne consiste pas Ă  retrouver l’équilibre dans l’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© des Ă©lèves, dans la variĂ©tĂ© des situations Ă  tous les niveaux â€¦

Michel Serres â€“  Et Ă  propos de cet Ă©quilibre, justement, je voudrais terminer par ma paroisse, si vous voulez, parler de mes oignons : ce que je regrette le plus dans l’éducation et que seule la philosophie peut rĂ©parer, c’est cet extraordinaire divorce entre la culture scientifique et technique d’un cĂ´tĂ©, et la culture littĂ©raire et philosophique de l’autre. C’est quand mĂŞme un des scandales de l’après-guerre, ça ! Alors vraiment ! Un homme comme ValĂ©ry, un homme comme Bergson, c’étaient des gens… Enfin, Bergson parlait presqu’à Ă©galitĂ© avec Einstein ! ValĂ©ry s’occupait de thermodynamique ! Balzac frĂ©quentait les astronomes, les mĂ©decins, les chimistes de son temps, les mettait en scène… Tandis que maintenant on a l’impression d’une consĂ©cration totale de ce divorce.

B.D. â€“ Est-ce qu’il n’est pas tout de mĂŞme un peu en train de se rĂ©duire ? Je pense Ă  des gens comme Morin ou Jacob…

M.S. â€“ Ah, peut-ĂŞtre… Vous pensez ?

B.D. â€“ Et vous-mĂŞme, est-ce que vous n’y ĂŞtes pas un peu pour quelque chose dans le comblement de ce fossĂ© ?

M.S. â€“ J’ai essayĂ© ! Mais enfin… Peut-ĂŞtre il se rĂ©duirait dans la mesure oĂą on entraĂ®ne vers les terminales C des gens qui, au fond, sont plutĂ´t Ă  vocation linguistique, ou stylistique, ou littĂ©raire… Par exemple mon cours du samedi est plein d’ingĂ©nieurs, de mĂ©decins, de gens de ce genre. Mais je crois qu’il y a lĂ , dans l’école, par cette coupure, une dĂ©perdition extraordinaire d’intelli-gence ou d’inventivitĂ©, et ça, ça m’embĂŞte !

B.D. â€“ Et la blessure ou l’atrophie jouent dans les deux sens.

M.S. â€“ Oui, dans les deux sens.

B.D. â€“ C’est-Ă -dire que le littĂ©raire, il lui manque quelque chose d’essentiel sans qu’il s’en rende compte…

M.S. â€“ Il jouit d’être ignorant !

B.D. â€“ Il lui manque toutes les richesses de la culture technique par exemple…

M.S. â€“ Et de l’autre cĂ´tĂ© le technicien ou le scientifique mĂ©prisent ce qu’ils ne considèrent plus que comme du baratin. LĂ , il y a une incomprĂ©hension rĂ©ciproque qui est un artefact de la pĂ©dagogie, une division… De la mĂŞme façon qu’on parlait tout Ă  l’heure de la division des âges, lĂ  il y a une autre division. Aucun philosophe, ni Platon, ni Aristote, ni Kant, n’a jamais fait cette diffĂ©rence. Maintenant on a des philosophes purement " littĂ©raires ", c’est quand mĂŞme Ă©trange…

B.D. â€“ Il n’y a plus de Philosophie Zoologique ! Lamarck…

M.S. â€“  Ha, ha ! Oui ! Ou de MĂ©taphysique du calcul infinitĂ©simal de Lazare Carnot !

B.D. â€“ Puisque les divisions se recoupent, ça me fait songer… Est-ce qu’il vous est arrivĂ© de parler, d’enseigner Ă  des enfants ?

M.S. â€“ Non… Vous faites allusion Ă  l’idĂ©e qui avait percĂ© il y a une dizaine d’annĂ©es de faire de la philosophie dans les petites classes…

B.D. â€“ C’est ça, Ă  des expĂ©riences comme celle de Roland Brunet Ă  Voltaire (8).

M.S. Oui, j’avais un peu de recul par rapport Ă  ça. Je ne sais pas quelle est votre position lĂ -dessus, la mienne Ă©tait un peu… J’avais une pudeur prĂ©alable, c’est la suivante : la philosophie c’est quand mĂŞme pas une religion. Et c’est comme ça qu’on enseigne les religions, Ă  partir du plus jeune âge, et j’ai peur que, dès le moment oĂą on enseignerait Ă  une âge extrĂŞmement mallĂ©able des choses qui sont aussi proches des idĂ©ologies, on en arrive Ă  faire de grosses sottises. J’ai peur, voilĂ . C’est cette peur-lĂ  qui me…

B.D. â€“ Mais est-ce que justement… Certes, on court le risque que vous indiquez, mais est-ce que justement l’enseignement philosophique ne permettrait pas d’éviter les adhĂ©sions non critiques aux idĂ©ologies, aux opinions, aux religions ?

M.S. â€“ Oui, qu’elles soient critiquĂ©es dès le dĂ©part. Eh oui… Mais le sens critique se dĂ©veloppe plus lentement que le sens de l’apprentissage. Vous qui ĂŞtes plus pĂ©dagogue que moi, vous devez savoir ça n’est-ce pas ? C’est-Ă -dire qu’on apprend avant de douter…

B.D. â€“ On adhère mĂŞme.

M.S. â€“ Oui, on adhère avant de douter. De sorte que le sens critique Ă©tant un peu lent Ă  s’éveiller â€“ peu de gens l’ont finalement, avec l’âge, des gens ne l’acquièrent jamais â€“ , si vous apprenez des choses proches de l’idĂ©ologie très très jeune, je crois qu’il y a plus de risques que de bĂ©nĂ©fices, voilĂ . C’est pour ça que cette idĂ©e, Ă  laquelle vous faites allusion, Ă  son Ă©gard, j’ai toujours eu une rĂ©ticence.

B.D. â€“ Le GREPH parle aujourd’hui de cet enseignement Ă  partir de la classe de seconde.

M.S. â€“ Bon, alors lĂ  c’est dĂ©jĂ  plus raisonnable, parce qu’au dĂ©but c’était Ă  partir de la sixième.

B.D. â€“ En fait les expĂ©riences au niveau du collège ont surtout Ă©tĂ© des expĂ©riences interdisciplinaires oĂą le prof de philo intervenait avec le prof de français, ou de maths, ou de sciences naturelles…

M.S. â€“ Ah oui ! En ce sens, oui ! Par exemple, j’ai vu Prigogine, prix Nobel de chimie, et un autre de mĂ©decine, Guillemin, faire ces expĂ©riences avec des Ă©lèves de sixième, cinquième, avec des Ă©lĂ©ments de physique, d’histoire naturelle, et lĂ , bravo ! On peut essayer ce genre de choses, et alors lĂ , ça revient exactement Ă  ce que je disais au dĂ©part, de mes souvenirs Ă©blouis de l’instituteur quand il enseignait aux grands et que j’attrapais comme ça… ça, c’est très bien ! La philosophie pourtant c’est un peu diffĂ©rent… C’est que, voyez-vous, n’oubliez pas qu’il y a beaucoup d’enseignants de philosophie qui sont des… qui sont relativement fanatiques de certaines… Vous voyez ce que je veux dire !

B.D. â€“  Oui, qui tombent dans le dogmatisme…

M.S. â€“ Qui n’enseignent pas le sens critique aux gens ! Alors voyez, vous donnez ça Ă  des sixièmes ! Alors, lĂ , je recule autant devant l’enseignĂ© que l’enseignant !

B.D. Oui, la loi de la jungle des rapports idéologiques dont vous parliez au début…

M.S. â€“ Exactement.

B.D. â€“ Mais, tout de mĂŞme, j’ai travaillĂ© dans des classes primaires oĂą certains instituteurs, des institutrices plutĂ´t, savent crĂ©er des situations qui, je crois, accĂ©lèrent un peu le dĂ©veloppement du sens critique : des classes oĂą les enfants cherchent, travaillent, produisent, s’organisent ensemble, se donnent des règles et des institutions…

M.S. â€“  Ah oui…

B.D. â€“ Voyez ? Il s’agit moins ici des contenus mĂŞmes de l’enseignement Ă  proprement parler, que d’apprentissage actif, coopĂ©ratif, qui, je crois, au sens fort, est d’une certaine manière philosophique. Ce sont des enfants qui apprennent Ă  ne plus ĂŞtre bĂ©ats devant la parole magistrale, ou Ă  l’inverse en rejet simple de cette parole, quels que soient les modes de ce rejet. Mais je vais pas vous raconter… je ne veux pas abuser de votre temps.

M.S. â€“  Non, non ! Encore une question…

B.D. â€“ Bien. Grand merci ! Toujours sur ces problèmes pĂ©dagogiques, est-ce que la question des horaires, je veux dire du temps consacrĂ© chaque semaine, selon les sections, Ă  la philosophie, vous paraĂ®t une question utile Ă  soulever ? C’est souvent lĂ -dessus que se manifestent les " revendications ", on dit par exemple : que voulez-vous faire en deux heures, et avec six ou huit classes ? Personnellement je ne crois pas que ce soit vraiment une question importante, mais enfin…

M.S. â€“ Oui, je risque lĂ  de faire une rĂ©ponse d’ignorant, parce que je suis un peu loin de ces problèmes, mais j’essaie quand mĂŞme une rĂ©ponse de bon sens : il me semble qu’au lieu de se battre sur deux, quatre, cinq ou neuf, il y a des questions de " masse " ; il doit y avoir des masses critiques, c’est-Ă -dire que le problème est d’abord de dĂ©cider si on fera de la philosophie ou si on n’en fera pas du tout. Il est vrai que si on n’en faisait qu’une demi-heure, une heure… Bon. Il doit y avoir une masse critique. Ă€ combien il faut l’estimer ? Deux heures, trois heures ?

B.D. â€“ Deux-trois heures.

M.S. â€“ Deux-trois heures. Il ne faut pas aller en deçà et on peut aller au delĂ .

B.D. â€“ Ce que j’ai proposĂ© Ă  une rĂ©union des professeurs de philosophie de Seine-&-Marne, c’était qu’on puisse, pour le mĂŞme horaire annuel, regrouper : au lieu d’avoir ces deux heures, en F par exemple, morcelĂ©es chaque semaine, qu’on puisse regrouper…

M.S. â€“ Ah oui ! Qu’on puisse avoir une après-midi de philosophie…

B.D. â€“ Ou une journĂ©e, ou un stage de trois Ă  cinq jours…

M.S. â€“ Oui, c’est ça. J’avais expĂ©rimentĂ© ça Ă  Vincennes, on avait libertĂ© pĂ©dagogique au dĂ©but, avant que ça ne devienne des choses… bon ! Et j’avais expĂ©rimentĂ© ce que vous dites : j’avais dit, bon Ă©coutez, on fera une journĂ©e de philo, alors on avait pris le dimanche de la PentecĂ´te, ou le 1er mai, quand la fac Ă©tait vide, ils apportaient leurs sandwichs pour midi, on commençait Ă  huit heures et on finissait Ă  six. On faisait la journĂ©e de philo. Et ça avait beaucoup de succès ! Évidemment j’en sortais laminĂ©, crevĂ©, extĂ©nuĂ©, transi, gelĂ©, perdu, immobile, rendu pour toute ma vie, c’était très dur, mais il y avait des choses qui se passaient… J’avais expĂ©rimentĂ© ça. Oui, ça ne serait pas bĂŞte de grouper, pour avoir l’effet de masse. Je peux vous confirmer : ça marche. Je l’ai expĂ©rimentĂ© et alors je mĂ©langeais tout le monde, de la première annĂ©e jusqu’à l’agrĂ©gation, tout le monde pouvait venir, on profitait des vacances, c’était la fĂŞte de la philosophie !

Bernard Defrance â€“ Très grand merci, Michel Serres, pour ce temps… Mais une toute dernière question, une remarque plutĂ´t : un " tintinologue " aussi averti que vous ! Le chevalier de Hadoque : " â€¦mort en l’île et statufiĂ© " (9), statufiĂ© oui, mais il n’est pas mort en l’île !

Michel Serres â€“ Eh non ! c’est vrai !

B.D. â€“ Il est revenu !

M.S. â€“ Oh mon dieu !

B.D. â€“ Il a rapportĂ© le trĂ©sor de Rackam le Rouge qui est retrouvĂ© dans la crypte Ă  Moulinsart…

M.S. â€“ Mais oui !

B.D. â€“ â€¦ au pied, justement, de la statue de St-Jean l’ÉvangĂ©liste !

M.S. â€“ Oh mon dieu ! Quelle page ? Il est mort… il est mort…

B.D. â€“ Ă€ Moulinsart, oĂą il a Ă©crit ses MĂ©moires. Page 160.

M.S. â€“ Le fĂ©tiche Ă©tait dans l’île, et le trĂ©sor au pied de la statue dans la crypte ! Page 160, bien, je tĂ©lĂ©phone Ă  l’éditeur ! Vous ĂŞtes aussi " tintinologue " ?

B.D. â€“ Tout Ă  fait oui, grand amateur en tout cas…

M.S. â€“ Vous savez que j’étais très ami avec Hergé…

(Et les souvenirs de l’amitié de Michel Serres et d’Hergé n’ont pas été enregistrés. La réédition de Statues dans la collection Champs de Flammarion a été corrigée…)

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1. Cf. Cahiers PĂ©dagogiques, n° 227, octobre 1984 : " Violence banale ".

2. La France venait de perdre l’un des matchs du tournoi des Cinq Nations contre l’Écosse…

3. op. cit., p. 46-47

4. ibid., p. 47

5. Sartre, L’Être et le Néant, Gallimard, p. 98.

6. Cf. Antoine Prost, L’enseignement s’est-il dĂ©mocratisĂ© ?, PUF, p. 38.

7. Jean-François Senault, L’Usage des Passions, Corpus, Fayard.

8. in GREPH, Qui a peur de la philosophie ?, Champs Flammarion.

9. Statues, éd. François Bourrin.

 


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