Paru dans les Cahiers
Pédagogiques, n° 270, janvier 1989 ; le premier épisode de cet article a été
repris dans Le plaisir d’enseigner, Quai Voltaire éd., 1992, p. 66-68 ;
réédition Syros, 1997.
Une revue porno circule...
Je parle : nous
sommes le 24 septembre et c’est la deuxième séance, le samedi de 10h 30 à 12h
30, avec cette terminale F1 (1). Ils sont trente-cinq, dont une fille. Ils
écoutent. Mais au bout d’un moment, je m’aperçois que mes explications sur
l’enseignement de la philosophie ne suffisent plus à " capter leur
attention " : ça " grouille " un peu dans
les derniers rangs. Deux solutions : ou bien je fais taire et je fais
noter mes explications, ou bien je continue Ă parler pour le premier et, Ă la
rigueur, le deuxième rang. L’inconvénient est que j’ai perdu, depuis longtemps,
l’habitude de l’une comme de l’autre de ces deux
" solutions ". Continuant donc à parler, je m’avance entre
les rangs vers le fond. Une revue circule provoquant la légère agitation
constatée. Et je pose le plus naturellement possible la question :
" Quelque chose d’intéressant ? " Sourires gênés,
disparition de l’objet. Je ne demande pas à voir : une image entr’aperçue
m’a suffit... " Ça circule beaucoup ce genre de
revue ? " J’enchaîne sur la fonction de ces images et ils
répondent : l’excitation, la mécanisation du corps, l’imaginaire, ce qui
peut se passer à l’internat, les jeux de touche-pipi dans les colos quand on
était " petit ", les défoulements pornos dans les cars au
retour des matchs de rugby... Ce coup-ci, j’ai quelques difficultés à leur
faire respecter un minimum d’ordre dans la parole : ça déferle. Et Sylvie
observe ce déferlement, ironique. Moi je reste attentif, technique, sérieux.
C’est en effet tout à fait sérieux ; des angoisses affleurent, des rires
un peu crispés, l’excitation monte... Il est temps de
" refroidir " : " Vous racontez lĂ ce qui,
d’ordinaire, ne se raconte pas en classe, en cours. Vous pouvez aussi
l’écrire. " Et je demande précisément à plusieurs d’écrire, là , tout
de suite, comme ils les ont racontées, l’orthographe on s’en fout pour
l’instant, leurs " histoires ". Et, miracle (mes demandes
ne sont pas des ordres), plusieurs s’y mettent, et les autres suivent, et, en
dix minutes à peine, tous se sont mis à écrire, et cela dure jusqu’à la
sonnerie où certains, n’ayant pas fini, poursuivront chez eux. Samedi prochain,
je lirai ces textes à haute voix, pour l’instant anonymes (pour moi). Nous
voilà pourvus de thèmes de réflexion pour un bon moment : la sexualité,
l’amour, la violence, le rapport à autrui, pulsions/institutions,
nature/culture... tout ça est au programme ! Quelques textes
philosophiques viendront éclairer nos réflexions. Les deux heures de
philosophie n’y suffiront pas. On pourra aussi publier leurs textes, signés
cette fois. Voici donc le banal, le dérisoire, le
" hors-sujet ", c’est-à -dire l’ob-scène, qui revient en
scène...
Autre
classe : terminale B. C’était la veille, le 23 septembre. Comme Ă
l’ordinaire, je leur demande, avant de poursuivre le travail sur un texte
entamé la séance précédente : " Quoi de neuf ? Des
questions ? Des remarques ? " (sous-entendu sur n’importe
quoi, le menu de la cantine, la Nouvelle-Calédonie, le film d’hier soir, le
petit chat est mort...). Bref moment d’échanges variés qui nous permet parfois
de décider de creuser, plus tard, telle ou telle question. Mais ce matin,
visiblement, c’est un peu l’ébullition : ils se prenaient déjà à partie
dans le couloir. La cause de cette excitation ? Un changement d’emploi du temps :
finies les grasses matinées du mercredi, deux heures de sciences naturelles
viennent s’y loger. Explosion ! Le problème est tourné et retourné dans
tous les sens – il faudra même que le censeur vienne s’expliquer, ce qu’il fait
avec courtoisie et fermeté : le professeur vient faire ces heures
optionnelles d’un autre établissement, toute autre solution se révèle
impossible. Un compromis léserait la petite minorité qui ne fait pas de
sciences naturelles. Les débats sont houleux, la violence verbale ne se contient
qu’à peine. Il va sans dire que je n’interviens pas : à eux de
s’organiser. Une fois pourtant, je donne un petit coup de pouce en résumant
sous forme de schéma les deux solutions avec avantages et inconvénients, ce qui
évite à deux d’entre eux d’en venir aux injures s’apercevant qu’ils défendent
la même solution... L’orage passé, je livre quelques réflexions sur la manière
dont ils parlent, ou croient parler entre eux : la prédominance des
" forts en gueule ", la formation des " clans ",
la façon dont on se met à parler à son voisin pour éviter d’entendre la réponse
à une question qu’on a pourtant soi-même posée ; sur les trois-quarts
d’heure du " débat ", il n’est arrivé que trois fois (ce
qui représente en tout à peine cinq minutes – en ne comptant pas mon
intervention, où là tout de même...) qu’un seul parle à la fois. Beaucoup
d’agressivité entre eux, dont je leur demande la raison : que se
passe-t-il dans un groupe pour qu’il soit si difficile de s’entendre ? Je
leur demande de bien vouloir écrire leurs hypothèses explicatives. La fois
suivante je lirai les textes. Et nous voici partis : un texte sur
l’origine de l’agressivité (2) ; nous parlerons aussi des théories de
la communication, du langage, du rapport Ă autrui, des fonctionnements
institutionnels, de l’emploi du temps, c’est-à -dire des rapports du temps et de
la liberté. Nous aurons plus de... temps ( ! ) dans cette classe
puisque nous nous voyons cinq heures par semaine.
Multiplicités,
éclatements, branchements provisoires, passions d’autant plus absolues qu’elles
sont brèves. Michel Serres a beau dire que la culture classique française était
déjà une culture de " clips " (3), je ne me résigne
pas encore à ne pas tenter d’organiser une continuité dans la réflexion. Je m’attache
donc à essayer de résoudre trois difficultés :
1. l’éparpillement
apparent de leurs " intérêts " et leur morcellement dans le
temps ;
2. le
conditionnement scolaire qui réduit l’éducatif à une augmentation de l’avoir en
renonçant à viser l’être ;
3. les
conséquences de la désacralisation du rapport pédagogique.
Sur le
premier point : l’écriture est ici fondamentale. Je dis d’emblée – et je
répète souvent – que leurs " pensées " ne m’intéressent
pas. Il n’y a pas dans ma classe de " débats ", et, quand
ils s’amorcent, je laisse courir, pour qu’ils touchent eux-mêmes leurs limites,
les limites du bavardage et le vide de l’" opinion ". De
même je ne leur demande pas d’" exposés ", séances
pénibles, où l’un d’entre eux, avec l’indulgence cruelle de ses camarades,
s’efforce de singer le maître. Si leurs " pensées " ne
m’intéressent pas, en revanche leurs vies, leurs expériences, leurs émotions,
leurs haines et leurs amours, leurs indifférences, etc. m’intéressent beaucoup.
Et, s’ils parlent en effet beaucoup, soit spontanément (" J’ai été
agressée samedi dernier sur le quai, personne n’a bougé – Vous pouvez
raconter ? "), soit en réponse à mes questions (" Vous
avez déjà eu des expériences professionnelles ? Comment ça s’est
passé ? – Le week-end, je garde des enfants... – Je travaille dans un
bar... – J’étais pompiste... – ... à la comptabilité d’une
boîte... "), c’est sur le mode du récit et des émotions. Et je
demande toujours d’écrire (mais, répétons, mes demandes ne sont pas des
ordres). Quand nous avons le temps, nous publions. Il ne leur est pas aussi
interdit de réfléchir à ce qui leur arrive et de l’écrire : la plupart du
temps ce sera d’ailleurs sous forme de questions sans réponse...
Ainsi Karol
s’est fait arrêter par la police pour excès de vitesse : à l’occasion de
ce récit – triste banalité – plusieurs témoins à charge ( ! )
confirmeront que son mode habituel de conduite est un peu fou, et les filles
sont ici les plus violentes dans la condamnation. Je ne me joins pas (encore)
au chœur des " raisonnables " et je lui demande seulement
la " raison " de ce comportement : " Le
plaisir de la vitesse... – Oui, mais en quoi consiste ce plaisir ?
Pourquoi prendre son plaisir de cette manière ? " Et il finit
par dire qu’il ne sait pas... Je parle alors, en généralisant, de la signification
quasi-initiatique de ces comportements-limites, qu’on retrouve dans l’usage de
la moto, dans les sports extrĂŞmes, dans la fauche aux Ă©talages des grandes
surfaces, dans la drogue aussi... Nous parlons aussi de l’échec inévitable de
ces recherches de sensations extrĂŞmes, de cette approche des
" limites " de soi dans la jouissance et l’angoisse, qui
tombent inévitablement dans la répétition sans fin (au deux sens du mot),
puisque, se situant précisément dans les minces interstices de temps laissés
" libres " par les institutions familiales et scolaires,
elles ne donnent accès à aucun pouvoir réel, aucune liberté, venant même, par
leur rôle de " défoulement " conforter la visée de
prolongation de l’état d’" enfance ", c’est-à -dire
d’infantilisation, de ces institutions sur eux. Au passage, puisque l’un
d’entre eux y fait allusion, nous comprendrons le délire pervers et mortel du
superbe film Le Grand Bleu – qu’ils ont tous vu ou presque. Je n’ai pas
besoin d’avoir recours à quelque procédé ou " truc " pédagogique
pour qu’ils écoutent ce que j’essaie de dire. Mais c’est peut-être aussi que je
leur parle de ce qu’ils savent déjà ... Ce frôlement de la mort en quoi
consistent certaines " expériences " a un sens
d’appel (4), et peut-être que de commencer à l’entrevoir leur permettra de
ne pas aller grossir les statistiques des accidents et des suicides
(respectivement première et deuxième cause de mortalité dans leur tranche
d’âge).
Il y a deux
verbes que je ne supporte plus dans la littérature pédagogique (et
militante...) : " faire passer " (le message) et
" transmettre " (le savoir). Je suis Ă mĂŞme de constater
tous les ans (depuis 16 ans) en corrigeant le bac [combien les cours et
discours glissent la plupart du temps sur eux comme " l’eau sur les
plumes d’un canard " et n’ont pas grand chose à voir avec] (5)
ce qui fait le travail philosophique (au sens oĂą on dit que le bois
" travaille ").
Donc leurs
récits donnent lieu à écriture, publications, analyses, lectures d’autres
textes (de philosophes au programme, de scientifiques, d’historiens, de poètes,
etc.). Bref, au-delà du " c’est super " ou du
" c’est nul ", il y a place pour un échange, une analyse,
une pensée qui s’ouvre sur des questionnements inachevables.
VoilĂ pour le
morcellement, et le second point a déjà été abordé : je n’arrive toujours
pas Ă comprendre comment on pourrait rĂ©duire l’enseignement philosophique Ă
n’être qu’un travail d’ingurgitation-régurgitation ou d’apprentissage d’une
technique rhétorique. Je me demande aussi – question " sacrilège " ?
– si la dĂ©ception frĂ©quente des Ă©lèves ne tient pas Ă ce qu’ils ont affaire Ă
des professeurs de philosophie et non Ă des philosophes... Disons, pour essayer
de diminuer le recul inévitable devant l’incroyable audace à se prétendre
philosophe, que je ne me résigne pas tout à fait à ce qu’une encore jeune
idiote ou un futur pur salaud s’envoient 16 en dissertation, et que la plus
géniale ou le plus désespéré se récoltent 2. Certes, nous serons bien obligés
de sacrifier du temps à l’apprentissage rhétorique de la dissertation... Et il
s’agit bien aussi de se donner les informations, les textes, qui peuvent
permettre d’élargir les horizons de pensée, il s’agit bien d’acquérir les
savoir-faire d’écriture et de réflexion ; il s’agit bien d’acquisitions,
mais qui ne débouchent pas forcément, c’est le moins qu’on puisse dire, sur des
changements dans les personnes, sur une altération réciproque risquée dans la
relation pédagogique elle-même, médiatisée par la parole, l’écriture,
l’imprimerie ou la radio... (6) Viser l’être mĂŞme, donc les dĂ©sirs, Ă
commencer par les siens propres, y compris ses propres fantasmes de maîtrise,
qui n’habitent pas seulement le " maître ".
Il s’agit
pour finir, il me semble, et c’est le troisième point – mais j’écourte faute de
place, on y reviendra – de commencer à assumer une perte : celle des
assurances contre l’angoisse liée au travail d’élucidation des rôles institués.
Travailler, se travailler, ne va pas toujours sans douleur : " La
montée vers la maîtrise est élévation à l’inquiétude et à l’absence de repos " (7).
Mais comment définir autrement la philosophie ?
Repérer en
soi, élève ou maître, les marques de l’institution, les effets des
programmations et tenter de s’en déprendre, si peu que ce soit, et donner
" traces " de ce faire, descendre de la chaire dans la
chair... La révolution inaugurée par Socrate se poursuit : ce n’est plus
l’élite seule qui a droit à l’" initiation ", c’est tous
qui ont droit à l’éducation, c’est-à -dire à devenir philosophes.
Bernard Defrance.
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1 Fabrication mécanique.
2 Henri Laborit,
" Opinions réduites sur l’agressivité ", dans Le Journal
de la Paix, n° 230, mai 1975.
3 Voir Cahiers PĂ©dagogiques,
n° 267, page 46.
4 Voir Cahiers PĂ©dagogiques,
n° 252, page 37.
5 Passage entre crochets
malencontreusement coupé par erreur dans les Cahiers Pédagogiques.
6 Il m’arrivait assez souvent, Ă
cette époque, d’inviter des élèves dans l’émission hebdomadaire du dimanche
soir que je tenais sur Radio-Contact Ă Bondy.
7 Michel Serres, Genèse,
Grasset Ă©d., 1982.