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Ă€ propos du bizutage...

Entretien publiĂ© dans la revue Panoramiques, n° 6, 1992, 106, boulevard de Saint-Denis, 92400 Courbevoie ; avec quelques lĂ©gères coupes : ici, version complète.

Ă€ propos du bizutage...

Entretien du 10 septembre 1991, avec Alain Ammar, journaliste Ă  TF1.

 

 

AA : Bernard Defrance, il semblerait que le phĂ©nomène du bizutage qu’on aurait pu croire en voie de disparition, connaisse une certaine recrudescence depuis peu de temps, disons depuis quelques annĂ©es. Ă€ quoi attribuez-vous cette renaissance ?

BD : Ă€ une certaine forme de nostalgie. C’est-Ă -dire que, au moment, historique, oĂą nous basculons dans des modèles nouveaux d’orga-nisation sociale, qu’il faut inventer, ce qui provoque quelques inquiĂ©tudes, se manifestent des mouvements de " rĂ©action ", de rĂ©assurance identitaire, sur ce qu’on connaissait dans le passĂ© comme modes d’intĂ©gration sociale. Et dans le passĂ©, effectivement, tous les groupes humains, quels qu’ils soient, instituent des rituels par lesquels ceux qui ne font pas encore partie du groupe devront passer pour y ĂŞtre intĂ©grĂ©s ; le novice doit satisfaire Ă  un certain nombre d’épreuves qui lui permettent d’être reconnu comme pair par les autres membres du groupe.

AA : Alors, est-ce que ces Ă©preuves doivent obligatoirement ĂŞtre pĂ©nibles pour ceux qui les subissent, comme c’est le cas, souvent ?

BD : Oui, elles sont en effet pĂ©nibles, et mĂŞme très douloureuses dans les sociĂ©tĂ©s traditionnelles. Mais elles ne sont pas seulement pĂ©nibles, elles ouvrent aussi pour le jeune un monde nouveau, des pouvoirs nouveaux. Avez-vous vu le film de John Boorman, La ForĂŞt d’Émeraude ? On y voit le hĂ©ros, jeune, recevoir l’initiation de la part des membres de la tribu des " Invisibles " : c’est très fidèle Ă  la rĂ©alitĂ© des rituels initiatiques indiens ; il se fait manger par les fourmis, il finit par s’évanouir sous la douleur, on le plonge dans le fleuve, c’est une sorte de baptĂŞme, et une fois qu’il a revĂŞtu la tenue du guerrier adulte et les peintures rituelles, on lui administre une drogue qui le fait accĂ©der Ă  une jouissance extrĂŞme, lui procure des visions, une sorte de fusion avec le cosmos. On voit bien lĂ  de quoi il s’agit : le passage de l’enfance Ă  l’âge adulte est probablement le moment le plus important dans une existence, et il s’agit donc de permettre au jeune de toucher ses limites, d’éprouver jusqu’oĂą il peut aller, du cĂ´tĂ© de l’extrĂŞme douleur aussi bien que du cĂ´tĂ© de l’extrĂŞme jouissance. On trouve cela dans Platon par exemple : il faut que les jeunes soient placĂ©s dans des situations d’extrĂŞmes difficultĂ©s et aussi d’extrĂŞmes plaisirs, Ă  la tentation desquels ils ne doivent pas cĂ©der au-delĂ  d’une certaine limite, ce qui permet alors de distinguer les meilleurs. Dans le film de Boorman, la phrase rituelle prononcĂ©e par le chef indien est : " Le garçon est mort et l’homme est nĂ© ! ". Vous voyez ici la symbolique de la mort et de la rĂ©surrection. Au fond, c’est une question très courante : jusqu’oĂą peut-on " aller trop loin ! ", avant d’accĂ©der Ă  la responsabilitĂ© adulte, au sens plein.

AA : Et c’est donc ce qui se passe dans les bizutages ?

BD : Non pas du tout !

AA : Comment ça ? Vous venez de...

BD : Disons, pour aller vite : alors que dans les sociĂ©tĂ©s traditionnelles l’initiation consacre l’accès Ă  la plĂ©nitude adulte, le bizutage, tel qu’il se pratique et revient en effet en force aujourd’hui, achève l’infantilisation Ă  laquelle l’institution scolaire rĂ©duit ceux qui y rĂ©ussissent. Apparemment, ce sont les mĂŞmes Ă©preuves, les mĂŞmes principes qui sont Ă  l’œuvre dans l’initiation traditionnelle et dans le bizutage : en rĂ©alitĂ© c’est tout le contraire ! L’initiation autorise le passage Ă  l’état adulte, l’égalitĂ© avec les pairs – et les pères ! –, alors que le bizutage achève l’infĂ©riorisation, consacre l’inscription dans des hiĂ©rarchies maffieuses, implacables, contraint le " bizut " Ă  entrer dans le jeu prostitutionnel des " plans de carrière " et la jungle des rivalitĂ©s professionnelles et des ambitions. Vous voyez, ce n’est plus du tout la mĂŞme chose ! C’est-Ă -dire que le bizutage n’est plus du tout destinĂ© Ă  faire prendre conscience au jeune de ses limites et de ses pouvoirs dans le groupe ou plus largement dans la sociĂ©tĂ© dans laquelle il entre, mais tout au contraire Ă  lui faire dĂ©finitivement (ou presque : ça ne marche pas toujours !) intĂ©rioriser sa propre impuissance. Vous savez... quel est le pouvoir rĂ©el d’un cadre supĂ©rieur ou d’un technocrate quelconque ? Ce n’est finalement pas grand-chose ! Les savoirs ne donnent accès souvent qu’à des pouvoirs dĂ©risoires... Celui de devenir bizuteur quand on a Ă©tĂ© bizutĂ© ! Et plus tard d’em... bĂŞter les autres qui vous sont soumis hiĂ©rarchiquement ! Voyez ici le bizutage est autant destructeur pour les acteurs que pour les victimes (et ce sont les mĂŞmes, avec un an de dĂ©calage bien sĂ»r... dans 99% des cas !), c’est le point final en quelque sorte de l’infantilisation Ă  laquelle nous rĂ©duit le fonctionnement ordinaire des institutions, et notamment l’École.

AA : Alors je suppose que les gens qui font ça sont des gens qui ont analysĂ© ce phĂ©nomène, ce sont des gens qui sont instruits, qui sont dans les " grandes Ă©coles ", qui ne sont pas idiots, ils le savent tout ça, et alors comment se fait-il qu’ils continuent Ă ...

BD : C’est peut-ĂŞtre justement parce qu’ils ont Ă©tĂ©, gĂ©nĂ©ralement, de bons Ă©lèves ! C’est très compliquĂ©... Disons que les savoirs ne garantissent en rien contre la barbarie, que l’instruction sans l’éducation produit des individus encore plus dangereux que les ignorants, que la raison ne vous protège pas des pulsions, ou des " passions " pour parler de manière un peu archaĂŻque. Vous savez, les tortionnaires nazis Ă©coutaient aussi Mozart... Mais tout ça est un peu gĂ©nĂ©ral. Reprenons, si vous voulez, deux arguments très frĂ©quemment avancĂ©s par ceux qui sont partisans du bizutage : ils disent souvent que, d’une part, le bizutage permet de se " connaĂ®tre " entre Ă©lèves et que, d’autre part, " Ă§a soude le groupe " ; alors je passe rapidement – vous avez entendu les guillemets ! – sur cette " connaissance " : je ne connais l’autre en fait qu’à partir du moment oĂą il n’est plus un autre justement, rĂ©duits que nous sommes ensemble par l’uniformisation (et parfois l’uniforme tout court !), par l’abrutissement du manque de sommeil, par l’ivresse des cris et chants collectifs, de l’alcool (la drogue occidentale !), etc. Je ne " connais " de l’autre rien, si ce n’est ce Ă  quoi l’a rĂ©duit sa soumission aux sĂ©vices publics, de mĂŞme qu’il ne connaĂ®t rien de moi, et nous ne faisons bien souvent que partager cette espèce de complicitĂ© secrètement honteuse d’avoir subi les mĂŞmes humiliations, les mĂŞmes dĂ©foulements paillards par lesquels je suis devenu objet entre ses mains et par lesquels il est devenu objet entre mes mains. Quant au deuxième argument : c’est très intĂ©ressant cette mĂ©taphore de la " soudure " ! Parce que, justement, ce qui est " soudĂ© ", ça ne bouge plus ! Ça ne " travaille " plus... Il y a lĂ  une conception extrĂŞmement archaĂŻque de l’immobilitĂ©, du groupe composĂ© d’individus qui n’existent plus en tant que personnes, comme devant tous ĂŞtre identiques, interchangeables, " intĂ©rimaires " anonymes !, et comme devant tous faire la mĂŞme chose au mĂŞme moment. Or, ça c’est un modèle qui est en train de s’effondrer aujourd’hui, ce modèle de l’homogĂ©nĂ©itĂ©, de l’identique, de la rĂ©pĂ©tition, partout, Ă  l’école, Ă  l’armĂ©e, dans l’entreprise, dans les quartiers, oĂą la " crise des banlieues " est prĂ©cisĂ©ment un refus de l’entassement homogène. Ce qui est au contraire Ă  inventer (et vous reconnaissez lĂ  ce que dit Michel Serres sur le mĂ©lange, le mĂ©tissage, et ce que disent aussi bien d’autres, et c’est très difficile bien sĂ»r, très pĂ©nible, parce que cela introduit Ă  des dimensions de rĂ©flexions et d’actions extrĂŞmement complexes) ce sont des formes d’organisation, d’institution, qui vont permettre aux individus d’entrer en relation les uns avec les autres et de travailler ensemble non pas parce qu’ils sont identiques mais au contraire parce qu’ils sont diffĂ©rents. C’est grâce Ă  sa diffĂ©rence que je peux rencontrer l’autre... Ă  commencer par cette diffĂ©rence fondatrice : la diffĂ©rence sexuelle ! Il s’agit donc de trouver des modes d’articulation de ces diffĂ©rences, Ă  l’intĂ©rieur des groupes, par lesquels je vais pouvoir rencontrer l’autre et travailler avec, et aussi me faire plaisir avec !, justement parce qu’il est diffĂ©rent de moi. C’est aussi cette invention difficile qui se joue, dramatiquement, dans toutes les questions relatives Ă  l’immigration, au racisme, Ă  la construction europĂ©enne, aux diffĂ©rences culturelles...

AA : D’oĂą l’anachronisme du bizutage...

BD : Oui, comme forme d’accrochage infantile Ă  des modes d’intĂ©gration laminant. Alors, je dis cela indĂ©pendamment de toute considĂ©ration morale ou moralisante ! Voire juridique, mĂŞme s’il est vrai qu’il y a effectivement un certain nombre de choses qui se passent dans les bizutages qui relèvent du Code PĂ©nal : n’oublions pas ça ! Il faut agir contre ça bien sĂ»r, parce que des Ă©lèves sont dĂ©truits par ce genre de choses, parce que certains ne supportent pas de... de se retrouver mis Ă  poil, obligĂ© de bander en public, ou une bougie dans le cul ! Tout simplement ! Parce que la fille qui ne veut pas faire le strip-tease imposĂ© se retrouvera en butte pendant le reste de l’annĂ©e Ă  l’ostracisme des autres ! Il y a, oui, en effet, des choses qui se passent et qui sont intolĂ©rables et qui relèvent de la morale, oui, du Code PĂ©nal. Mais, outre le fait que l’action juridique est extrĂŞmement difficile Ă  mener, puisqu’il faut Ă©videmment apporter les preuves, que cela aurait plutĂ´t tendance Ă  faire ricaner dans les prĂ©toires, que les victimes ne parlent pas, sauf Ă  ĂŞtre poussĂ©es Ă  des limites qui vont les faire craquer psychologiquement de façon souvent dramatique, et dans ce cas on a plutĂ´t recours au mĂ©decin qu’au juge, cette action juridique ou ces protestations morales ne suffisent pas, ne peuvent pas suffire Ă  rĂ©duire le phĂ©nomène. Toute la difficultĂ© est que nous avons Ă  permettre aux jeunes d’entrer dans une sociĂ©tĂ© ouverte, inachevĂ©e, que nous savons inachevĂ©e et ouverte depuis l’invention de la dĂ©mocratie, oĂą il n’y a plus de rĂ©fĂ©rences stables, oĂą les adultes, qui donnaient eux-mĂŞmes l’initiation dans les sociĂ©tĂ©s traditionnelles, ne peuvent plus la donner aujourd’hui par disparitions des rĂ©fĂ©rences culturelles, j’allais dire religieuses, longues... Alors, il y a dĂ©sarroi collectif, vĂ©cu individuellement. D’oĂą ces exaltations identitaires, corporatistes, nationalistes, racistes, communautaires, religieuses... qui donnent l’illusion Ă  chacun de se sentir exister. Les jeunes sont dĂ©semparĂ©s, et pas seulement eux...

AA : Mais alors comment s’y prendre pour affronter ces questions redoutables ?

BD : Oui, vous voyez qu’ici le retour du bizutage n’est qu’une petite parcelle de la question. Je reviens quand mĂŞme, avant d’essayer d’esquisser quelques perspectives, Ă  ce mot : " dĂ©semparĂ© ". C’est un mot très intĂ©ressant parce que, bon, dans le sens ordinaire, ça veut dire que quand je suis dĂ©semparĂ©, je ne sais plus que faire ou penser, je ne sais plus Ă  qui me fier, c’est le dĂ©sarroi, bon... Par parenthèse, c’est cette crainte des pertes de repères qui fait que bon nombre de jeunes essaient après le lycĂ©e d’entrer dans des filières oĂą se prolongent les structures dĂ©jĂ  infantilisantes du collège ou du lycĂ©e, c’est-Ă -dire les " classes prĂ©pas ". Vous devriez un jour faire une enquĂŞte sur le coĂ»t humain, sur le gâchis Ă©conomique et... civique ! des classes prĂ©pas : c’est de lĂ  que sort l’élite ! Et que se forment les mafias d’anciens Ă©lèves, principal obstacle, chez nous en tout cas, Ă  la dĂ©mocratie. Je reviens Ă  mon adjectif : " dĂ©semparĂ© " ne veut pas dire seulement perdu, cela veut dire aussi libĂ©rĂ© ! ĂŠtre dĂ©semparĂ© c’est le contraire d’être " emparĂ© "… par des modèles, des structures, des idĂ©ologies, dans lesquels vous devez vous " fondre " (" se fondre dans le groupe ", comme disent les partisans du bizutage !), vous couler, et qui vous empĂŞchent d’être vous-mĂŞmes. Notre peur ici est d’avoir Ă  assumer notre libertĂ©.

AA : Oui, mais alors, ça fait effectivement très peur ce que vous dites, parce qu’on se demande comment on va pouvoir assumer ça, Ă©viter par exemple le balancement perpĂ©tuel entre l’atomisation des individus renvoyĂ©s Ă  leurs solitudes et la " soudure " des groupes, des commandos, des bandes...

BD : ... des gangs, des tribus, oui.

AA : Parce que ça va prendre du temps et que pendant ce temps-lĂ , le bizutage continue !

BD : Oui... Mais Ă  l’échelle historique, vous savez... Alors quelles solutions ? Je crois qu’un des moyens pour les Ă©lèves, et Ă©ventuellement leurs parents, est d’essayer de s’organiser. Vous savez il y a des exemples : Ă  l’École de SantĂ© militaire de Lyon, il n’y a pas de bizutages et c’est par le fils d’un ami que j’ai su pourquoi ; il avait subi, comme tous ses camarades, le bizutage traditionnel en première annĂ©e, très... comment dire ? hard ! Parce qu’on est ici au croisement des traditions de la mĂ©decine et de l’armĂ©e, (et ça se passe toujours Ă  l’École de SantĂ© militaire de Bordeaux oĂą le cas d’un Ă©lève renvoyĂ© en fin de première annĂ©e a dĂ©frayĂ© la chronique en 1989 – il a Ă©tĂ© renvoyĂ© parce qu’on avait falsifiĂ© ses notes et qu’il ne se pliait pas aux " traditions ", beuveries et partouzes hebdomadaires, l’affaire est devant le tribunal administratif) bref, Ă  Lyon, le fils de cet ami, une fois passĂ© en position de bizuteur, avec d’autres camarades qu’il avait rĂ©ussi Ă  persuader, ils ont tout simplement refusĂ© de devenir bizuteurs Ă  leur tour ! Vous voyez ? LĂ  c’est efficace ! Je dis souvent Ă  mes Ă©lèves que s’il leur arrive d’avoir Ă  subir ce genre de choses, ils peuvent s’efforcer de le supporter avec sĂ©rĂ©nitĂ©, et, une fois passĂ©s de l’autre cĂ´tĂ©, en deuxième annĂ©e, alors il est en leur pouvoir de refuser, de transformer le bizutage en autre chose... Il est vrai qu’en première annĂ©e, vous n’y pouvez rien : il y en a cinq ou dix qui vous tombent dessus, vous foutent Ă  poil... bon ! Vous attendez que ça se passe, bof ! Si ça les amuse... ! Vous n’y pouvez rien. En revanche quand vous passez en seconde annĂ©e, alors, lĂ , oui, vous y pouvez quelque chose ! Et vous pouvez refuser d’entrer dans ces jeux grotesques, et vous pouvez refuser d’infliger aux nouveaux ce que vous aviez vous-mĂŞmes refusĂ© ! Tout au moins supportĂ© sans en ĂŞtre complices... Évidemment il y faut une certaine soliditĂ© psychologique, et Ă  cela, professeurs de lycĂ©e, nous pouvons essayer de prĂ©parer nos Ă©lèves de terminales. Alors, bien sĂ»r, il faudrait aussi que les professeurs sortent de leur cĂ©citĂ©, de leur aveuglement devant ces phĂ©nomènes, voire de leur complicitĂ© ! Quand on voit l’attitude des responsables de la Catho de Lille par exemple, ça a quelque chose de proprement terrifiant, accablant, sur leur degrĂ©... comment dire ? de dĂ©bilitĂ© profonde et d’ignorance qui est la leur quant aux effets produits par ces bizutages, y compris et surtout pour ceux des Ă©tudiants qui aiment ça, approuvent et organisent ! Je ne vois pas très bien d’ailleurs comment ils concilient leur " morale " – entendez les guillemets ! – avec le fait de savoir que des bizuts, " rĂ©cals " comme ils disent, c’est-Ă -dire rĂ©calcitrants !, filles ou garçons, se retrouvent " larguĂ©s ", comme ils disent, en pleine nuit, sans papier ni argent, en Belgique ou ailleurs et doivent se dĂ©brouiller, et subissent d’autres sĂ©vices nettement moins racontables... Mais bon, passons sur ces responsables qui se croient responsables... Oui, je crois qu’il faudrait que les Ă©ducateurs, et au premier chef les enseignants bien sĂ»r, sortent de leur aveuglement quant Ă  la violence qui règne souvent en effet entre les jeunes eux-mĂŞmes et mĂŞme entre les enfants. Parce que nous parlons lĂ  des bizutages dans les classes prĂ©paratoires, les facultĂ©s de mĂ©decine, les " grandes Ă©coles ", etc., mais il faudrait aussi parler des cours de rĂ©crĂ©ation d’écoles primaires et maternelles, des collèges, oĂą les " grands " suspendent les " petits " aux porte-manteaux et bien pire, de ce qui se passe dans certains internats, etc. J’ai lĂ -dessus des quantitĂ©s de tĂ©moignages : dans une classe de 35 Ă©lèves de terminales, et j’ai entre six et dix classes de terminales tous les ans, faites le calcul, pas un qui n’ait une histoire Ă  raconter lĂ -dessus... et cela fait vingt ans que j’enseigne ! Le pire est pour l’enfant, le jeune, de n’avoir personne Ă  qui parler de cela, de cette violence qu’il subit, Ă  laquelle il finit par se rĂ©signer, pire qu’il finit par exercer lui-mĂŞme ou retourner contre lui-mĂŞme dans la dĂ©pression, la drogue ou le suicide... Que nous sachions apprendre, nous enseignants, 1/ Ă  entendre ce que disent ou ne disent plus nos Ă©lèves, 2/ Ă  organiser nos classes pour qu’elles commencent Ă  devenir des lieux de parole et de savoir, de connaissance et de reconnaissance, et 3/ Ă  assumer, limiter, notre propre violence ; que nous inventions des situations pĂ©dagogiques oĂą les jeunes puissent commencer Ă  dĂ©couvrir leurs pouvoirs, leur libertĂ©, avec les autres et non contre les autres... Si j’apprends un certain nombre de choses, c’est pour augmenter mes capacitĂ©s, accroĂ®tre mes pouvoirs, apprendre Ă  articuler ma libertĂ© avec celle de l’autre, et c’est donc dans la classe, Ă  l’école, que je dois pouvoir apprendre cela, pas seulement pour " plus tard " mais pour le prĂ©sent mĂŞme de la classe et de l’école. J’ai travaillĂ© dans des classes primaires avec des instituteurs qui font cela. Mais tant que l’école, la classe, sont vĂ©cues comme le lieu des fatalitĂ©s instituĂ©es, inscrites dans les emplois du temps et de l’espace, ce sont alors les sentiments d’impuissance, du " on n’y peut rien, c’est comme ça ", qui se dĂ©veloppent, s’intĂ©riorisent, et ce sont ces sentiments, joints Ă  ce que j’appelle l’effet " cause toujours ", qui empĂŞchent l’accès Ă  la citoyennetĂ©, qui constituent le principal obstacle au dĂ©veloppement de la dĂ©mocratie. Et c’est très grave, parce que si les Ă©lèves ne peuvent apprendre Ă  exercer leurs libertĂ©s dans l’école, alors le rapport Ă  la loi s’en trouve irrĂ©mĂ©diablement perverti, de mĂŞme que le rapport au savoir. Et alors ce n’est que dans les " failles ", les interstices que laisse encore libres, – enfin " libres ", disons plutĂ´t vides ! –, le jeu des institutions qu’ils vont alors essayer d’exercer des pouvoirs dĂ©risoires, et d’éprouver les plaisirs souvent destructeurs et auto-destructeurs qui vont avec : ce sont alors les " cuites " ou les " bastons " rituels des samedis soirs, l’usage extrĂŞme de la moto ou de la voiture, les paris stupides, les dĂ©fis, la violence... J’ai eu un Ă©lève qui m’avait Ă©crit un texte oĂą il expliquait qu’il " s’éclatait " en roulant Ă  180 dans le brouillard, jusqu’au jour oĂą il s’était effectivement " Ă©clatĂ© " contre un camion, il lui a fallu deux ans pour recoller les morceaux...

AA : Mais nous sommes loin du bizutage, lĂ ...

BD : Non, c’est bien toujours la mĂŞme nostalgie des rituels initiatiques, le mĂŞme frĂ´lement de la mort dans les dĂ©chaĂ®nements primaires, la mĂŞme traduction des mĂŞmes angoisses fondatrices. Dans le bizutage on retrouve tout Ă  fait cela, ce mĂ©lange très complexe de fascination-rĂ©pulsion, de peur et de plaisir. Simplement dans les sociĂ©tĂ©s traditionnelles il s’agit de " passages " ritualisĂ©s, rĂ©glĂ©s par les adultes, alors que dans le bizutage c’est tout le contraire comme je le disais au dĂ©but de notre entretien. Voyez, au fond, et ça va peut-ĂŞtre paraĂ®tre un peu dur ce que je dis lĂ  pour ceux et celles qui ont subi des sĂ©vices qui les ont marquĂ©s, humiliĂ©s, mais finalement tout ça est beaucoup plus grave pour ceux qui " consentent ", et qui deviendront bizuteurs Ă  leur tour, que pour ceux qui sont victimes et, de plus fort, que pour ceux qui essaient de rĂ©sister. Bien sĂ»r, il est hors de question d’oublier que c’est souvent absolument scandaleux, que des Ă©lèves sont amenĂ©s rĂ©gulièrement Ă  dĂ©missionner, Ă  renoncer Ă  leur vocation, au mĂ©tier qu’ils avaient choisi, Ă  la suite de ces humiliations, parfois extrĂŞmes. Et il ne faut pas non plus oublier, ce qui est très important et imprĂ©visible tant qu’on n’y est pas confrontĂ©, qu’une mĂŞme brimade, un dĂ©shabillage forcĂ© par exemple, peut ĂŞtre ressentie très violemment par l’un et de manière tout Ă  fait anodine par un autre. J’ai ainsi connu un Ă©lève qui avait fait une tentative de suicide suite Ă  une " mise Ă  l’air " et une " bite au cirage " dans un internat : ce que ne savaient Ă©videmment pas ses gentils camarades c’était qu’il avait dĂ©jĂ  subi des sĂ©vices sexuels dans sa prime enfance, et que ce n’était pas tout Ă  fait guĂ©ri... Et quoi de plus banal que la bite au cirage, n’est-ce pas ? Il paraĂ®t que ça se pratique aussi chez les pompiers volontaires : j’ai appris ça cette annĂ©e d’un de mes Ă©lèves qui est pompier volontaire... Mais je maintiens, oui, que c’est plus grave pour celui qui se plie Ă  la chose, Ă  moins que ce ne soit une tactique pour rester serein et sans ĂŞtre dupe de ce qui se passe – voyez comme c’est compliquĂ© ! – c’est plus grave pour celui qui entre dans ces dĂ©chaĂ®nements sado-masochistes en les habillant de pseudo-rationalisations idĂ©ologiques – et en y croyant ! – que pour celui qui rĂ©siste, au prix d’une cassure, irrĂ©versible parfois. Et il faudrait creuser plus loin encore l’analyse : un de mes anciens Ă©lèves m’a ainsi racontĂ© le joyeux carnaval en quoi a consistĂ© son bizutage en maths-sup dans un grand lycĂ©e technique parisien, ça s’était passĂ©... assez bien pour lui, quoi ! Et je l’interrogeais sur la suite et, lĂ , il exprimait sa souffrance de n’avoir plus une minute Ă  lui Ă  cause du changement de rythme considĂ©rable dans le travail entre la terminale et la maths-sup, qu’il essayait de s’accrocher, que c’était l’enfer... Et je me souviens de lui avoir dit en manière de boutade que le vrai bizutage commençait seulement... D’ailleurs il n’a pas tenu le coup et a changĂ© son orientation. Faites cette enquĂŞte dont je parlais plus haut sur notre système de formation-destruction des " Ă©lites " ! Le carnaval du bizutage ne sert peut-ĂŞtre qu’à amener Ă  accepter la suite ! Cela servirait, pour parler de manière un peu simpliste, de dĂ©fouloir... Ce qui explique du coup la complicitĂ©, implicite ou explicite, des administrations et des enseignants : pendant qu’ils s’amusent, ils ne songent pas Ă  remettre en cause les structures et les contenus de leur formation.

AA : Alors pourquoi y a-t-il tant de violences parfois ?

BD : â€¦ Parce que… cette violence-lĂ , elle est en chacun de nous. Parce qu’il n’y a pas d’un cĂ´tĂ© les violents et de l’autre les non-violents. Parce que vous et moi, placĂ©s dans des situations oĂą toute limite est abolie, nous serions capables de... faire la mĂŞme chose ! Enfin... peut-ĂŞtre pas ! Mais en tout cas, il est sĂ»r que ce mĂ©lange de violences et de paillardises provoque en nous des excitations inavouables : si nous Ă©tions placĂ©s dans des situations oĂą, non seulement nous serions assurĂ©s de l’impunitĂ©, mais oĂą ces dĂ©chaĂ®nements trouveraient une pseudo-justification liĂ©e aux " traditions ", alors sommes-nous vraiment sĂ»rs que nous pourrions rĂ©sister aux pressions collectives ? C’est pour cela que j’essaie de rester très prudent dans le maniement des indignations morales... Et c’est prĂ©cisĂ©ment la tâche de l’éducateur que d’arriver, non pas magiquement Ă  faire comme si ces pulsions n’existaient pas, se fermer les yeux devant la violence, mais Ă  crĂ©er les situations dans lesquelles cette Ă©nergie pourra ĂŞtre utilisĂ©e de manière crĂ©atrice et non destructrice. Ce sont des choses finalement assez banales vous savez : quand un groupe de jeunes constitue un groupe-rock, ils utilisent cette Ă©nergie qui aurait pu tourner en violence dans le domaine de l’art ; quoi de plus extraordinairement violent qu’Hamlet ou Don Giovanni, ou Le Loup et l’Agneau ? Il y a donc pour les Ă©ducateurs une tâche tout Ă  fait fondamentale, Ă  commencer pour eux-mĂŞmes – et ça pose de très profondes exigences quant Ă  la formation des enseignants ! –, qui est d’essayer d’utiliser ce qu’il peut y avoir de plus obscur, de plus destructeur et parfois auto-destructeur en nous, de manière positive, constructive, crĂ©atrice. Et ensuite de permettre aux Ă©lèves, aux jeunes, de se constituer une soliditĂ© psychologique et morale, de devenir capables aussi de voir oĂą sont les vĂ©ritables violences. Le Loup et l’Agneau, justement : l’agneau est victime innocente bien sĂ»r, mais le loup ? Dissident solitaire, exclu, pourchassĂ© depuis l’aube des temps par la meute des " bons bergers ", d’oĂą lui vient sa violence ? D’oĂą vient la violence des " bons Ă©lèves " dans le bizutage ? D’oĂą vient la violence de l’honnĂŞte locataire qui tire sur les gamins qui discutent au pied de l’immeuble ? De mĂ©canismes anthropologiques extrĂŞmement archaĂŻques, et vous reconnaissez lĂ  ce que dit RenĂ© Girard par exemple sur la violence sacrificielle : au fond, les bizutages sont autant, sinon plus, des rĂ©surgences des antiques sacrifices humains que des rituels initiatiques. Sur quels " meurtres " cachĂ©s se fondent la cohĂ©sion des groupes, l’homogĂ©nĂ©itĂ©, la " bonne ambiance " ? Pas une seule classe sans sa " tĂŞte de turc ", pas un seul groupe de professeur sans son " chahutĂ© ", parfois abominablement, et sur le sort duquel les autres collègues ferment pudiquement les yeux...

AA : Oui... Mais alors comment faire ? Comment faites-vous vous-mĂŞme, puisque vous ĂŞtes professeur de philosophie ? Si je peux me permettre cette question... peut-ĂŞtre indiscrète ? Peut-ĂŞtre avez-vous vous-mĂŞme vĂ©cu le bizutage ?

BD : Non, je n’ai jamais Ă©tĂ© bizutĂ© moi-mĂŞme. Mais, quand j’étais maĂ®tre d’internat, j’ai assistĂ© Ă  un certain nombre de sĂ©ances, que j’interrompais d’ailleurs lorsque c’était en mon pouvoir, dans le dortoir que je surveillais par exemple. Et voilĂ  justement pour illustrer ce que je disais Ă  l’instant sur le rĂ´le de l’éducateur : j’arrive un soir au dortoir, un peu en retard, et je tombe sur une sĂ©ance de " mise Ă  l’air ", un gamin est en train de se faire foutre Ă  poil par quelques autres. J’interromps la chose bien sĂ»r, sans aucune espèce de douceur... Bon. Une fois l’ordre rĂ©tabli, je demande aux Ă©lèves pourquoi ils font ça. Par parenthèse, pourquoi rĂ©tablir l’ordre si ce n’est pour rouvrir le champ de la parole ? Pourquoi faire taire si ce n’est pour pouvoir faire parler ? Toute la pĂ©dagogie est dans ce nĹ“ud... Donc je demande pourquoi ces petites sĂ©ances. RĂ©ponses : " Ben, m’sieur, on s’dĂ©foule, on s’éclate... " Je leur demande derechef : " Oui ? Mais pourquoi ça tombe sur certains et pas sur d’autres ? " Je dĂ©signe le leader : " Si je dis aux autres de te le faire, qu’est-ce qui se passe ? - Ben... " Vous me demandiez ce que je fais comme professeur de philosophie aujourd’hui : ce serait Ă©videmment trop long Ă  raconter maintenant – je vous enverrai le futur bouquin sur la question ! (1) â€“ mais nous expĂ©rimentons parfois cette question de la rĂ©ciprocitĂ© et de l’égalitĂ©, de la fondation du droit. Donc, nous parlons et les Ă©lèves, ce sont des secondes et des premières dans ce dortoir, m’expliquent que tout ça est rigolo, que " c’est pas mĂ©chant "... La discussion peut durer, tout le dortoir est lĂ , jusqu’à une heure du matin ! Ils dĂ©couvrent des choses qui les habitent, et qui m’habite aussi bien sĂ»r !, les dĂ©foulements, la sexualitĂ©, les rapports de forces, l’homosexualitĂ© de ces internats, les mĂ©canismes pulsionnels et institutionnels : " Vous vous dĂ©foulez de quoi ? - Ben, les huit heures de cours, les deux heures d’étude, les profs, la famille, ceci, cela, il n’y a que lĂ  qu’on se marre... " Bref, ils dĂ©crivent la fonction de ces petites failles dans le rĂ©seau de la surveillance, qui permettent prĂ©cisĂ©ment de se dĂ©fouler de la pression institutionnelle, aux dĂ©pens des plus " faibles ", des timides, des inhibĂ©s. Mais je n’arrive pas tellement Ă  les convaincre ! Les discours... efficacitĂ© limitĂ©e ! Alors : " Bon, ok ! On va jouer ! Jouons ! Mais j’impose trois règles : un, on a le droit, sans courir le risque de se faire moquer, de ne pas jouer, deux, on peut s’arrĂŞter quand on veut mĂŞme si on a commencĂ©, trois, celui qui fait subir Ă  quelqu’un quelque chose accepte du mĂŞme coup qu’on le lui fasse subir ". Vous voyez ? LibertĂ© et rĂ©ciprocitĂ©. Et nous avons jouĂ© bien sĂ»r ! Et nous avons beaucoup ri ! Mais je ne vais pas vous raconter la nature de ces jeux, je ne sais pas s’il y a prescription !

AA : Vous y participiez ?

BD : Oui, bien sĂ»r !

AA : Et donc ?

BD : Eh bien... Peut-ĂŞtre ont-ils pu dĂ©couvrir que la vĂ©ritable autoritĂ© ne rĂ©side pas dans les signes extĂ©rieurs du " pouvoir ", que ce n’est pas forcĂ©ment le chef qui a la plus grosse !

AA : Ah, oui... je vois ! Mais vous courriez quelques risques, lĂ , non ?

BD : Oui.

AA : Vous ne... voulez pas en dire plus ?

BD : Non.

AA : Bon, alors revenons-en au bizutage, Ă  l’urgence, si vous voulez bien : les administrations, la justice mĂŞme, ferment les yeux. Et il y a dans les bizutages des cas dramatiques, plus qu’on ne croit. Alors faut-il condamner, interdire, de manière Ă©nergique, ou bien laisser faire ?

BD : SĂ»rement pas laisser faire ! Évidemment c’est très difficile pour une administration de dĂ©couvrir qu’il se passe dans ses murs des choses qui relèvent du Code PĂ©nal et qu’elle ne contrĂ´le pas...

AA : Et les administrateurs font souvent tout pour essayer d’étouffer les scandales !

BD : Eh oui ! Vous vous en ĂŞtes sĂ»rement aperçus dans votre enquĂŞte ! C’est toujours le mĂŞme principe, la mĂŞme logique de l’immobilitĂ© : que rien ne bouge ! " Surtout pas d’histoires ! " Alors que parfois cela relèverait de la brigade des mĹ“urs ! La justice elle-mĂŞme est aveugle ! On se dit : ils se sont laissĂ©s emporter par l’ambiance ! Vous comprenez : cinq Ă  dix ans de rĂ©clusion criminelle pour un balai de chiottes dans le cul, ça peut paraĂ®tre complètement disproportionnĂ© ! Et pourtant c’est bien un viol... Bon. Il y a une espèce de loi du silence qui doit ĂŞtre brisĂ©e. Mais, du point de vue de l’éducateur, les choses sont beaucoup plus compliquĂ©es qu’il n’y paraĂ®t, ce n’est pas une question... comment dire ? quantitative. L’important pour un Ă©ducateur, je ne dis pas pour un juriste ou mĂŞme pour les parents, mais pour l’éducateur que je suis l’important n’est pas dans le degrĂ© de violence, ce n’est pas une question de quantitĂ© et de sanctions tarifĂ©es, de seuil en-deçà duquel il y aurait brimade anodine et au-delĂ  duquel il y aurait violence condamnable, l’important est de savoir quel est le moment (et je disais cela tout Ă  l’heure Ă  propos de cet ancien Ă©lève qui avait fait une tentative de suicide : ce moment est très variable d’une personne Ă  l’autre en fonction de son histoire personnelle) Ă  partir duquel la victime se trouve complètement dĂ©bordĂ©e, rĂ©duite au rang d’objet, et entre vĂ©ritablement dans quelque chose qui est de l’ordre d’une souffrance intolĂ©rable, oĂą la mort devient brutalement une Ă©ventualitĂ© proche, immĂ©diate, pour soi, ou pour l’autre. Pour certains, ce moment oĂą tout bascule, ce sera la simple moquerie... Xavier a Ă©crit un texte l’an dernier en cours de philosophie, oĂą il raconte comment il s’était senti emportĂ© par une rage dĂ©vastatrice, devenu en quelques secondes capable de tuer, vraiment : il Ă©tait en sixième et un de ses amis – son meilleur ami ! – venait une fois de plus, une fois de trop, de l’appeler par le surnom moqueur qui le poursuivait depuis le cours prĂ©paratoire... La bataille fut sanglante, au sens propre. Et les larmes l’ont submergĂ© après la crise... Par parenthèse, je vous laisse Ă  penser l’efficacitĂ© du cours de maths qui suivait ! Mais les profs ne voient rien... S’il fallait s’occuper de tous les enfants qui pleurent, dĂ©chirĂ©s... par ces " histoires " minuscules et dĂ©risoires ! La question radicale est donc bien celle-lĂ  : nous sommes, dans nos faiblesses et richesses, irrĂ©ductiblement semblables et diffĂ©rents, et donc comment le groupe, l’institution, la vie en commun avec les autres, va me permettre d’être moi-mĂŞme, avec mes richesses certes, mais aussi mes limites, mes timiditĂ©s, mes handicaps... J’ai bien le droit d’être timide, inhibĂ©, puceau ! Est-ce que le groupe, la classe, peuvent me permettre d’être moi-mĂŞme ? Avec les autres ?

AA : Alors, justement, si vous voulez, quittons ce terrain de l’analyse, de la philosophie, un instant, et essayons de voir pratiquement comment faire. Par exemple, un Ă©lève qui entre dans une Ă©cole vĂ©tĂ©rinaire, ou ailleurs, et qui, du fait de ce bizutage qu’il ne supporte pas, se trouve obligĂ© d’abandonner ses Ă©tudes, c’est quand mĂŞme tout Ă  fait intolĂ©rable !

BD : Tout Ă  fait, oui.

AA : Et donc, comment faire ? Quels moyens ?

BD : Il y a d’abord lĂ  quelque chose qui est de la responsabilitĂ© directe des administrations qui dirigent ces Ă©coles. Un point d’analyse quand mĂŞme en ce qui concerne la mĂ©decine ou vĂ©to : ce sont des gens qui vont, toute leur vie professionnelle, s’affronter Ă  la mort, Ă  la maladie. Et peut-ĂŞtre que l’extrĂŞme paillardise qu’on voit se dĂ©chaĂ®ner dans les amphis constitue en quelque sorte un moyen de conjurer cette angoisse de la mort, et la brutalitĂ© militaire serait aussi peut-ĂŞtre Ă  mettre Ă  ce compte, puisqu’il faudrait lĂ  se prĂ©munir contre l’angoisse et la culpabilitĂ© inĂ©vitables qu’il y a Ă  devoir donner la mort. Ces dĂ©chaĂ®nements obscènes ou violents joueraient l’angoisse, affirmeraient la pulsion de vie contre la pulsion de mort. Pourquoi y a-t-il, au-delĂ  de l’image dĂ©gradante, machiste, de la femme qui s’y manifeste, toutes ces photos de femmes nues dans les casernes, les ateliers, les internats, les prisons ? Peut-ĂŞtre parce qu’il y a lĂ  en quelque sorte, tout de mĂŞme, affirmation de la vie contre la mort, contre ces lieux de mort que sont en effet souvent ces institutions et leur homosexualitĂ© institutionnelle. Il y a sans doute, oui, dans un certain rapport Ă  la pornographie, quelque chose qui demeure d’une certaine revendication de la vie, du plaisir... Mais bon, laissons l’analyse : ce que je viens de dire n’enlève rien, au contraire, au caractère intolĂ©rable de la chose pour celui ou celle qui a dĂ» renoncer dĂ©finitivement Ă  ses Ă©tudes, Ă  une vocation, un idĂ©al. Alors que faire ? Je vais vous raconter une histoire : ça se passe au collège, bien avant les Ă©coles qui se croient " grandes " ! Un jour donc, un grand de troisième est surpris Ă  tabasser un petit de sixième, pour rien, comme ça, pour le plaisir ! Il y a du plaisir dans la violence, ne l’oublions pas... Donc ça l’amuse de persĂ©cuter et terroriser un petit. Bien. Le pion emmène les deux Ă©lèves chez le conseiller d’éducation, qui engueule l’agresseur bien sĂ»r. Et alors quelle a Ă©tĂ© la punition ? Le conseiller d’éducation a fait inscrire dans l’emploi du temps de cet Ă©lève de troisième deux fois une heure par semaine, pendant lesquelles, au CDI, il a dĂ» aider le petit de sixième Ă  faire ses devoirs, tenir son cahier de textes, apprendre ses leçons, etc. Accessoirement, le grand, qui Ă©tait un cancre, a fait du coup quelques progrès ! Bien mieux, il angoissait quant aux rĂ©sultats du petit les veilles d’interros ! C’est un système qui a Ă©tĂ© institutionnalisĂ© dans certains collèges : le monitorat entre Ă©lèves, pour lutter contre l’échec scolaire. Ce qui est curieux, c’est de constater que c’est une structure du mĂŞme ordre qui existe bien souvent dans le bizutage : chaque bizut a un " parrain ", mais, mĂŞme si certains Ă©lèves – on dit " Ă©lève " dans les " grandes Ă©coles " et non " Ă©tudiant "... – utilisent positivement ce système, ils ne sont pas tous idiots ou sadiques !, cela tourne Ă©videmment très frĂ©quemment Ă  ce que l’on connaĂ®t du système des " fags " en Angleterre (voyez le film de Lindsay Anderson : If... ), c’est-Ă -dire que le bizut devient l’esclave du parrain...

AA : Il faut donc interdire le bizutage !

BD : Il l’est dĂ©jĂ , depuis longtemps, interdit ! Tous ces Ă©tablissements dĂ©pendent du ministère de l’Éducation, ou de la DĂ©fense, ou de l’Agriculture, etc. mĂŞme les Ă©tablissements privĂ©s ou les universitĂ©s, qui, de toute façon, restent soumis aux lois de la RĂ©publique ! Il y a des inspecteurs dits " de la vie scolaire " qui ont quelques pouvoirs pour faire respecter les règlements. Mais... attention ! Faire respecter cette interdiction, qui remonte Ă  une circulaire de 1928, très bien !, c’est nĂ©cessaire. Cependant, pourquoi ne pas faire la fĂŞte ? S’il y a lieu de cĂ©lĂ©brer l’arrivĂ©e des " nouveaux " pourquoi ne pas se rĂ©jouir, accueillir, faire la fĂŞte ? C’est une des dimensions capitales de notre existence, ça, que de se faire plaisir ensemble ! Seulement les responsables doivent ĂŞtre, avec la plus extrĂŞme vigilance, les gardiens de la loi, les gardiens de ce que j’appelais Ă  l’instant Ă  propos de nos jeux, en effet parfois obscènes !, Ă  l’internat, la libertĂ© et la rĂ©ciprocitĂ©. Mais combien de " responsables " seraient capables de cette libertĂ© et de cette rĂ©ciprocitĂ© eux-mĂŞmes ? Madame la directrice, – je pense ici Ă  cette directrice d’une " business-school " (le grotesque de cette appellation !) qu’on avait vue chez Dechavanne –, vous ĂŞtes pour le bizutage ? Très bien : alors allez-y, faites-nous donc un joli strip-tease... Vous ne voulez pas ? Bon, je vous envoie dix ou quinze Ă©lèves qui vont vous le faire de force... Vous direz après vos impressions. Monsieur l’officier, vous estimez nĂ©gligeable – " on n’est pas des gonzesses, quoi, hein ? " – la plainte de ce garçon qu’on a rasĂ© intĂ©gralement, exhibĂ© nu dans les chambrĂ©es et filmĂ© contraint Ă  se branler (c’est ce qu’un de mes anciens Ă©lèves a vu lui-mĂŞme, de ses yeux vu !, pendant son service) ? Très bien. Alors montrez vous-mĂŞme que c’est en effet nĂ©gligeable… Remarquez on en trouverait qui le feraient ! Massu s’était bien branchĂ© lui-mĂŞme la gĂ©gène ! Voyez : nous pouvons faire la fĂŞte, nous pouvons, si nous aimons ça, nous livrer Ă  tous les jeux obscènes que nous voulons, mais Ă  la condition impĂ©rative que la libertĂ© de chacun soit respectĂ©e ! Il y a, justement, dans la fĂŞte, si nous voulons qu’elle reste une fĂŞte et qu’elle ne tourne pas au cauchemar, libertĂ©, rĂ©ciprocitĂ©, plaisir pris grâce Ă  l’autre et non contre lui. Une deuxième manière de rĂ©duire la violence serait aussi de donner plus de pouvoir aux Ă©lèves, Ă  condition qu’on s’y prenne tĂ´t et que ce pouvoir ne se limite pas aux questions " pĂ©riphĂ©riques " de ce qu’on appelle " la vie scolaire " c’est-Ă -dire reste en dehors des questions de l’organisation mĂŞme de la formation, des cours et de l’évaluation. La question de l’apprentissage de la dĂ©mocratie Ă  l’école, de la genèse de la loi en chacun, va bien au-delĂ  de la consultation des Ă©lèves sur les menus de la cantine, mĂŞme si ce n’est pas nĂ©gligeable…

AA : Donc, organisation de vraies fĂŞtes, entraide entre les Ă©lèves, apprentissage de la dĂ©mocratie, et dans l’immĂ©diat, prĂ©parer les Ă©lèves Ă  subir sereinement le bizutage et Ă  le supprimer lorsqu’ils passent en seconde annĂ©e pour le remplacer par autre chose.

BD : Oui, j’ai un ami qui avait fait ça aux Beaux-Arts : il avait Ă©tĂ© Ă©lu responsable de l’orga-nisation du bizutage lorsqu’il Ă©tait passĂ© en seconde annĂ©e. Et les Ă©preuves consistaient Ă  demander, au cours d’une joyeuse fĂŞte, aux bizuts volontaires, qui d’ailleurs pour les rĂ©aliser pouvaient embaucher des anciens, de reproduire en tableaux vivants des tableaux ou des sculptures cĂ©lèbres de l’histoire de l’art : alors vous voyez ce que peuvent donner par exemples L’En-lèvement des Sabines de David, ou Le Baiser de Rodin ! C’était très drĂ´le et ça n’avait Ă©videmment plus rien Ă  voir avec les bizutages plus ou moins humiliants et malsains des annĂ©es prĂ©cĂ©dentes. Par parenthèse, voyez l’habiletĂ© de cet ami qui n’approuve pas les bizutages et se fait Ă©lire responsable de leur organisation !

AA : Pourquoi, Ă  votre avis, les victimes ne parlent pas ? Pourquoi est-ce si extraordinairement difficile d’obtenir leurs tĂ©moignages, comme nous nous en sommes rendu compte ?

BD : Alors, il faut revenir un peu Ă  l’analyse : les victimes ne parlent pas parce qu’elles se sentent coupables de ce qui leur est arrivĂ© ! Parce que, quand vous avez Ă©tĂ© gravement humiliĂ©, vous n’en parlez pas ! J’ai eu un Ă©lève qui s’appelait Christophe Trognon : impossible de lui faire Ă©crire, encore aujourd’hui, mĂŞme s’il m’a autorisĂ© Ă  citer son nom, ce qu’il a pu subir comme moqueries, pour reprendre cet exemple banal des " jeux " sur le nom, il me l’a pourtant promis Ă  plusieurs reprises, mais pour passer Ă  l’acte !... C’est dur ! La ruse suprĂŞme de la violence, du sadisme, et les mĂ©decins qui soignent les enfants victimes de violences ou des gens qui ont Ă©tĂ© torturĂ©s le savent bien, est de faire en sorte que la victime se sente coupable de ce qui lui arrive, de ce qu’elle subit. C’est très profond ça ! Cela nous ramène Ă  l’intĂ©riorisation inconsciente dans la prime enfance du principe hiĂ©rarchique : quand j’avais deux, trois ou quatre ans et que papa ou maman se fâchaient, c’était de ma faute, bien sĂ»r ! ForcĂ©ment ! Les adultes ne pouvaient pas, jusqu’à sept-huit ans, " l’âge de raison ", avoir tort ! Et c’est enfoui au plus profond de moi et quand je me retrouve en position d’infĂ©riorisation, d’humiliation, ça se rĂ©veille cette culpabilitĂ©. On peut alors comprendre pourquoi les victimes ne parlent pas, ou tout au moins l’extrĂŞme difficultĂ© Ă  parler de cela. D’autant qu’en ce qui concerne plus spĂ©cifiquement le bizutage, j’ai toujours, de manière plus ou moins consciente, au moment de " l’entrĂ©e dans la vie ", envie d’éprouver mes propres limites et donc, dans un premier temps, j’accepte ! Je joue avec ma peur et mon dĂ©sir, et les bizuteurs, qui sont " passĂ©s par lĂ  " avant, en jouent aussi. Et lorsque je m’aperçois que je ne peux plus supporter, il est trop tard... Mais j’avais acceptĂ© au dĂ©part, et donc comment se plaindre ? C’est cette ambivalence extrĂŞmement profonde en nous des pulsions de vie et de mort qui est en jeu ici... C’est lĂ -dessus que s’établit l’omerta, la loi du silence...

AA : Alors les bizuteurs ou les responsables qui ferment les yeux le savent ça, ils en profitent !

BD : Ils en jouissent mĂŞme... Mais n’oublions pas, encore une fois, que les bizuteurs sont d’anciens bizutĂ©s et que, devenir bizuteur permet justement en faisant subir Ă  d’autres ce qu’on a soi-mĂŞme subi de se dĂ©barrasser en partie de cette culpabilitĂ© en la faisant partager Ă  d’autres : les transgressions sont plus faciles Ă  commettre en groupe, bien sĂ»r. Il y a lĂ  un mĂ©canisme de rĂ©pĂ©tition morbide : j’en suis passĂ© par lĂ  (et souvent j’en suis fier !) et donc il n’y a pas de raisons pour que le suivant n’en chie pas aussi ! Donc les acteurs ne parlent pas, liĂ©s par leur complicitĂ©, et les victimes non plus, surtout celles qui ont craquĂ© : c’est comme un viol, qui dĂ©truit, souvent irrĂ©mĂ©diablement, quelque chose d’essentiel dans l’image de soi, de sa propre identitĂ©.

AA : Alors c’est quand mĂŞme Ă©tonnant que, dans notre sociĂ©tĂ©, Ă  l’époque oĂą nous vivons, nous ne parvenions pas Ă  enrayer ces mĂ©canismes archaĂŻques, qu’on ne puisse pas rĂ©primer avec plus d’efficacitĂ© !

BD : Si ! On y arrive, Ă  rĂ©primer, mais, justement, bien souvent on ne fait que cela ! RĂ©primer ! Très bien ! Mais pour ouvrir Ă  quoi ? Si on cherche seulement Ă  rĂ©primer, on ne fait bien souvent que renforcer ce que l’on voulait rĂ©primer, qui se maintient clandestinement. La difficultĂ© n’est pas de rĂ©primer – quoique ! – mais la rĂ©pression reste inefficace si elle n’est que rĂ©pression. C’est ce que je disais tout Ă  l’heure Ă  propos de cette " mise Ă  l’air " dans mon dortoir : avant toute chose, je rĂ©prime bien sĂ»r ! Mais pour qu’ensuite nous puissions parler ! Pour – quoi, en deux mots, faut-il rĂ©primer et au besoin sanctionner ? Pour redonner la parole Ă  la victime et Ă  l’agresseur : le loup de la fable pourrait alors dire la longue chasse dont il est victime depuis si longtemps... D’ailleurs, il le dit dans la fable, La Fontaine le dit : " Vous ne m’épargnez guère, vous, vos bergers et vos chiens ! ", mais nous n’entendons pas. Le bizuteur a Ă©tĂ© bizutĂ© et il continue Ă  payer en faisant payer aux autres, il continue Ă  se dĂ©truire lui-mĂŞme en entraĂ®nant l’autre dans son cercle destructeur. La violence laisse toujours deux " morts " sur le carreau : le violĂ© et le violeur. Donc la seule finalitĂ© de la rĂ©pression, de la punition, surtout en situation Ă©ducative !, est de rĂ©tablir l’ordre de l’échange humain, et je connais des classes, des Ă©tablissements mĂŞme, oĂą les Ă©lèves apprennent qu’on peut parler au lieu de se taper dessus. C’est le travail de l’éducation.

AA : Oui mais c’est quand mĂŞme curieux que ce soit justement aux niveaux les plus Ă©levĂ©s de notre système Ă©ducatif qu’il se passe prĂ©cisĂ©ment tout le contraire !

BD : Eh oui ! Ce sont de bons Ă©lèves ! Ces grandes Ă©coles – ou petites ! parce que les " petites " veulent imiter les " grandes " ! – font perdurer un rĂ©gime de rapport Ă  la loi et au savoir qui est dĂ©jĂ  inadaptĂ© pour des enfants de sept ans ! J’ai travaillĂ© dans des classes, pendant longtemps, quand j’étais professeur en École Normale d’instituteurs, oĂą les enfants apprennent Ă  rĂ©gler leurs comptes en parlant, Ă  faire la loi ensemble, Ă  dĂ©cider des emplois du temps et de l’espace, Ă  dĂ©cider des activitĂ©s, Ă  gĂ©rer leurs outils et leur budget, en plus d’apprendre Ă  lire, Ă©crire et compter... oĂą l’ordre est la condition de la libertĂ©, et oĂą on fait la fĂŞte ! Faites une enquĂŞte aussi lĂ -dessus, parce que les instituteurs ou les professeurs qui font cela restent vraiment trop discrets !

AA : Alors vous pensez que le bizutage vit ses derniers moments ?

BD : EspĂ©rons, oui, probablement ! Mais c’est toujours au moment oĂą ça va disparaĂ®tre que ça devient le plus virulent ! C’est un peu la mĂŞme chose en Europe, vous savez, les nationalismes s’exaspèrent au moment oĂą ils se savent sans avenir... Cela dit, pour ce qui est de la violence dans les bizutages, il s’agit encore, d’une certaine manière, d’une violence " rĂ©glĂ©e ", le rituel sacrificiel est un rituel rĂ©glĂ©, et je crois que le pire est encore Ă  venir, s’il n’a pas dĂ©jĂ  commencĂ© : la violence anomique, non rĂ©glĂ©e, " gratuite "... Voyez nos " banlieues ", voyez les " raiders " internationaux, les guerres... Voyez aussi, dans l’École, la bĂŞtise de nos dĂ©fenseurs de " l’élitisme rĂ©publicain " et leur impuissance Ă  prĂ©server un ordre " pĂ©dagogique " après lequel ils pleurent, parce qu’il les prĂ©servait de la " barbarie "... Oui, aujourd’hui, comme l’Église hier, l’École doit " passer aux barbares ". Et les barbares sont dans nos classes, puisque nous avons dĂ©sormais, irrĂ©versiblement, la chance inouĂŻe, historique, d’avoir le tiers-monde chez nous... Nos seules rĂ©ponses, la seule rĂ©ponse possible Ă  la violence, dont les bizutages ne sont pas l’exemple le plus grave, mĂŞme s’il est très inquiĂ©tant puisqu’il touche les futurs " dĂ©cideurs ", la seule rĂ©ponse est d’ordre pĂ©dagogique, Ă©ducatif : comment je peux trouver dans la classe, dans l’école, les moyens de dĂ©couvrir et dĂ©velopper mes pouvoirs, mes plaisirs, ma libertĂ©, en apprenant Ă  les articuler Ă  ceux des autres ? Comment puis-je apprendre Ă  me faire plaisir grâce Ă  l’autre et non contre lui ? Ce sont lĂ  des questions profondes : elles engagent le sens de la vie et le rapport Ă  la mort. Elles sont Ă  mon programme de philosophie...

AA : Bernard Defrance, merci.

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(1)     Livre paru depuis l’entretien : Le plaisir d’enseigner, Ă©d. Quai Voltaire, 1992, rĂ©Ă©d. Syros, prĂ©face de Jean-Toussaint Desanti, 1997.

 


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