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Paru dans Vers une nouvelle culture pédagogique, chemins de praticiens, sous la direction de Jean HASSENFORDER, coéd

Paru dans Vers une nouvelle culture pédagogique, chemins de praticiens,

sous la direction de Jean Hassenforder, coéd. INRP - L’Harmattan, 1992.

 

  

Vingt ans d’enseignement philosophique :

chemins de traverse...

 

Raconter soi-mĂŞme le chemin parcouru en vingt-cinq ans d’Éducation Nationale... Dangereux ! J’ai quarante-cinq ans et je ne me sens pas encore prĂŞt Ă  affronter ce genre d’exercice qui sent un peu... la mort ! Disons plus modestement le " bilan ".

Mais après tout, pourquoi pas ? Le plus gĂŞnant, parce que les philosophes n’y sont guère prĂ©parĂ©s (malgrĂ© le Discours de la MĂ©thode), est peut-ĂŞtre de parler Ă  la première personne. Et puis aussi le sentiment qu’une aventure personnelle est sans doute irrĂ©ductible Ă  toute autre et que je ne vois pas qui ça peut bien intĂ©resser, Ă  part quelques amis que cela pourra faire rire et encore... Et puis le vague sentiment de se ridiculiser, de s’exposer... surtout s’agissant des lectures instructives ! Tant pis.

Parcours hors programmes...

Et puis il me faut remonter loin... Ă€ la bibliothèque paternelle pour tout dire. Laquelle contenait des ouvrages passablement hors normes... scolaires ! Par exemple, Blavatsky, RenĂ© GuĂ©non, Rudolf Steiner. Je me dis souvent que je l’ai Ă©chappĂ© belle, non pas que ces auteurs ne soient pas respectables, mais plutĂ´t qu’un certain fatras " spiritualiste " et pseudo-oriental ne prĂ©dispose guère Ă  l’exercice de l’esprit critique. Fort heureusement, il y avait aussi quantitĂ© d’ouvrages traitant de la question des origines de l’homme : Jean Rostand, Lecomte du NoĂĽy, des traitĂ©s de palĂ©ontologie et de prĂ©histoire, et aussi un curieux bouquin, L’Évolution rĂ©gressive (Lafont et Salet), qui a longtemps alimentĂ© les thèses anti-Ă©volutionnistes dont mon père Ă©tait un adepte fervent (je dois avoir encore un exemplaire de la confĂ©rence qu’il donnait parfois sur la question et dont il faisait rĂ©pĂ©tition devant ses enfants). Et je crois bien avoir Ă©tĂ© moi-mĂŞme adepte de cette thĂ©orie, tout au moins jusqu’à ma deuxième première : j’avais des polĂ©miques furieuses avec l’aumĂ´nier du lycĂ©e, qui Ă©tait plutĂ´t portĂ© sur Teilhard de Chardin, dont je rĂ©futais hardiment les thèses sans en avoir lu une ligne.

Ma " deuxième " première... C’est qu’en effet lire tous ces ouvrages, grosso-modo depuis la quatrième, et auxquels s’étaient ajoutĂ©es Ă  partir de la classe de seconde les productions Pauwels et Bergier, la revue Planète, ne laissait plus beaucoup de temps pour le travail et les auteurs scolaires. Surtout qu’arrivĂ© en première, j’avais entrepris une autre polĂ©mique, cette fois-ci avec Voltaire et les EncyclopĂ©distes : ce qui n’était pas, m’a-t-il semblĂ©, du goĂ»t de notre professeur. Je lisais aussi beaucoup d’auteurs bizarres et hors programme du genre Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam, Edgar PoĂ«, LĂ©on Bloy, Huysmans, LautrĂ©amont... Tout ceci n’était pas très utile, scolairement parlant. J’avais dĂ©jĂ  redoublĂ© la cinquième et la quatrième... Et la passion pour la question des origines se tarissait d’autant moins que je passais les vacances, avec frères et sĹ“urs, Ă  explorer les grottes de la vallĂ©e de la VĂ©zère, Ă  la recherche de fossiles, stalactites excentriques et autres silex taillĂ©s. L’abbĂ© Glory habitait Le Bugue et sa bibliothèque Ă©tait Ă©galement bien fournie. J’avais visitĂ© Lascaux avant sa fermeture, et je me souviens encore de mon frère aĂ®nĂ© tenant sa chaise Ă  l’abbĂ© Breuil en visite Ă  la caverne de Bara-Bahau... Bref, ce qu’on me racontait au lycĂ©e, dans toutes les disciplines, ne m’intĂ©ressait que rarement. Je n’ai de souvenirs très prĂ©cis que de ce que j’ai moi-mĂŞme cherchĂ© et Ă©crit : une brochure sur la Lune en classe de sixième, dont une bonne partie des informations provenait de l’exposĂ© du professeur Tournesol dans la fusĂ©e de On a marchĂ© sur la Lune (le journal Tintin arrivait toutes les semaines Ă  la maison) ; une rĂ©daction en cinquième, avec un 16, qui m’a ancrĂ© dans la certitude que je savais Ă©crire ; un exposĂ© en troisième sur Le Misanthrope, qui n’était pas au programme. Bref, je n’apprenais pas mes leçons et je ne faisais que le plus rarement possible mes devoirs, ce qui me valait, ajoutĂ© Ă  une certaine tendance Ă  la rĂ©plique " insolente ", de nombreuses heures de colle.

Enfin ! Ma deuxième première : je commençais Ă  entendre parler de choses intĂ©ressantes. Et surtout, le professeur de français et latin avait l’air de considĂ©rer comme tout Ă  fait admissible de ne pas remettre les versions imposĂ©es ou de rĂ©diger des dissertations sur d’autres sujets que ceux qu’il demandait, dissertations qu’il corrigeait mais ne notait pas ! J’étais très flattĂ© de ses apprĂ©ciations Ă©logieuses...

En classe de philosophie, l’éblouissement : neuf heures par semaine, j’écoutais, fascinĂ©, et je grattais des cahiers entiers (qu’il m’arrive encore de relire et d’utiliser). Depuis la première première j’appliquais un prĂ©cepte curieux que nous avait indiquĂ© le professeur de français : Ă©crire une page tous les jours, sur n’importe quel sujet ; j’y arrivais assez bien et j’y pris rapidement du plaisir. Notre professeur de philosophie Ă©tait un ancien Ă©lève d’Alain. Outre ses cours je me plongeais dans la phĂ©nomĂ©nologie (Merleau-Ponty). De plus, je faisais partie, depuis la seconde, d’une Ă©quipe de la JEC dans laquelle les discussions allaient bon train, ce qui m’amenait Ă  lire aussi quelques thĂ©ologiens. Bref, la philosophie me paraissait vraiment la seule discipline digne d’intĂ©rĂŞt, et, du coup, Ă  cause des cours en philo sur ces questions, je reprenais goĂ»t aux mathĂ©matiques, Ă  l’histoire, Ă  la littĂ©rature (je fis un exposĂ© sur Le Procès), aux sciences (ce qui me permit de rectifier les thĂ©ories invraisemblables qui me hantaient encore l’annĂ©e d’avant) : mais ces intĂ©rĂŞts se rĂ©veillaient un peu tard pour ĂŞtre rentables scolairement. Je finis quand mĂŞme par obtenir le bac, en juin 1965, Ă  presque vingt ans. Ouf ! NommĂ© maĂ®tre d’internat dès la rentrĂ©e suivante, je m’inscrivis aussitĂ´t en philosophie Ă  la Sorbonne.

 

La formation universitaire ne suffit pas...

LĂ , première expĂ©rience assez douloureuse : le cours de JankĂ©lĂ©vitch ; tout le monde dans l’amphi semblait comprendre et j’avais brusquement le sentiment d’être devenu dĂ©bile mental. Pendant de longs mois je fus incapable de prendre la moindre note, tout en Ă©tant littĂ©ralement hypnotisĂ© par le personnage. Ce qui me sauva fut le groupe de travaux dirigĂ©s du mercredi soir – je rentrais au lycĂ©e de Mantes-la-Jolie Ă  minuit passĂ© par le dernier train, Ă  vapeur et banquettes de bois... Y participaient une douzaine de personnes, mĂ©decins, ingĂ©nieurs, professeurs, deux autres " pions " comme moi, etc. L’assistant, amateur d’haltĂ©rophilie, n’était pas le plus âgĂ©. Chacun Ă  notre tour nous faisions un exposĂ©. J’en profitais pour rĂ©gler son compte Ă  cette vieille passion sur la question des origines, et, voulant ĂŞtre exhaustif, j’occupais cinq sĂ©ances d’affilĂ©e de deux heures chacune sur la thĂ©orie de l’évolution ! Je me demande encore comment les membres du groupe ont pu supporter... Je lus pour ce travail Ă  peu près tout ce qui pouvait ĂŞtre disponible en librairie – ma paie de pion y passait – sur la question. Ă€ la fin, l’assistant me dit que j’avais en quelque sorte, trois ans avant, rĂ©digĂ© mon mĂ©moire de maĂ®trise. J’étais bien content. Mais je ne fis Ă©videmment pas mon mĂ©moire sur ce sujet... Et la perspective de la licence me paraissait encore fort lointaine et incertaine. J’avais le vague projet d’enseigner en effet et je croyais naĂŻvement que, pour ce faire, la licence (puisqu’elle Ă©tait dite " d’enseignement ") suffisait. Pour l’instant, ce qui me rĂ©jouissait Ă©tait de gagner ma vie et de n’étudier que ce qui m’intĂ©ressait.

Je m’inscrivis en deuxième annĂ©e Ă  Nanterre : mais je n’y mis pratiquement pas les pieds et n’obtins aucun diplĂ´me. Nous Ă©tions en 1966-67. On m’avait confiĂ© Ă  la JEC la responsabilitĂ© des dĂ©partements de l’ex-Seine & Oise : cela donnait beaucoup de travail, d’autant que l’équipe rĂ©gionale parisienne Ă©tait en conflit avec l’équipe nationale, mise en place par les Ă©vĂŞques, suite au coup de crosse de Veuillot en 1965. Il nous fallait reconstruire et nous y parvĂ®nmes Ă  peu près suffisamment pour que la JEC ne soit pas trop dĂ©phasĂ©e en Mai 68. Pendant cette annĂ©e universitairement sabbatique je picorais au hasard dans les philosophes et les scientifiques : Bergson, Kant, Platon, l’histoire de la philosophie de BrĂ©hier, des savants comme Heisenberg, Max Planck, et aussi Marx, par l’intermĂ©diaire du livre de Calvez (sans doute si un jĂ©suite avait pu Ă©crire un aussi bon livre, recommandĂ© par les marxistes eux-mĂŞmes, c’est que Marx n’était pas aussi sulfureux que le prĂ©tendaient certains). Je lisais aussi les thĂ©ologiens conciliaires : Rahner, Metz, Congar, Chenu. J’ignorais tout, jusqu’à leur existence ou presque, des " maĂ®tres Ă  penser " du moment, Lacan, Althusser, Barthes, Foucault ou LĂ©vi-Strauss. En revanche, pour mes responsabilitĂ©s Ă  la JEC, Les HĂ©ritiers de Bourdieu et Passeron me fut fort utile. Et bien sĂ»r, Ă  cause de " la libertĂ© ", je ne quittais pas Sartre et Merleau-Ponty.

L’annĂ©e 1967-68 : explosive ! – pas seulement pour moi... Il faut dire que les lycĂ©ens de Mantes-la-Jolie avaient " fait " Mai 68 un an avant tout le monde, en Mai 67 ! J’étais donc prĂ©parĂ© Ă  la suite... Le proviseur avait failli ĂŞtre lynchĂ© et, Ă  l’internat, ce furent de joyeuses bacchanales. Toute l’équipe administrative fut mutĂ©e et je me retrouvais pion au lycĂ©e Hoche Ă  Versailles oĂą j’avais Ă©tĂ© Ă©lève deux ans avant. Curieux effet de retrouver ses anciens profs presque sur un pied d’égalitĂ© ! Malheureusement le professeur de philosophie avait entre temps pris sa retraite.

L’histoire s’accĂ©lĂ©rait : renversement de l’équipe nationale JEC et mise en place d’une nouvelle ; dans les lycĂ©es, les " comitĂ©s Vietnam " se mettaient en place clandestinement ; je participais Ă  l’assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale de fondation des ComitĂ©s d’Action LycĂ©ens comme observateur de la JEC, dont l’équipe parisienne rĂ©unit près de trois cents lycĂ©ens Ă  Charenton en fĂ©vrier 1968, les thèmes des journĂ©es Ă©tant : les relations profs-Ă©lèves, les notations, les orientations, la dĂ©mocratie au lycĂ©e, etc., – les documents de l’époque n’ont pas pris une ride ! Les cours Ă  Nanterre : un peu de sociologie, et surtout Zac, Ramnoux et LĂ©vinas. Mais je n’y prenais toujours pratiquement pas de notes : j’y allais un peu comme au concert ou au théâtre... Passons sur le reste de l’annĂ©e : les rĂ©cits d’anciens combattants ne sont pas forcĂ©ment passionnants. Je lus aussi Marcuse, Reich, Freud (un peu), et j’obtins ce qui s’appela le DUEL. J’achetais aussi, Ă  un stand dans la cour de la Sorbonne occupĂ©e, presque par hasard, Vers une pĂ©dagogie institutionnelle de Vasquez et Oury : je ne le lus vraiment que bien plus tard, dans la perspective d’avoir Ă  enseigner la psychopĂ©dagogie en Ă©cole normale d'instituteurs. Pendant l’annĂ©e de licence, DumĂ©ry nous fit un cours sur Plotin, je fis un exposĂ© sur les rapports entre foi chrĂ©tienne et politique, qui dĂ©cida l’annĂ©e suivante du thème de mon mĂ©moire de maĂ®trise : Utopies politiques et Royaume de Dieu, dont DumĂ©ry eut l’indulgence de suivre l’élaboration ; je lus tout ce qui pouvait se rapporter Ă  la question, notamment sur les mouvements millĂ©naristes (MĂĽhlmann, Ernst Bloch, notamment).

Je dĂ©couvris alors que, pour enseigner la philosophie, il fallait se prĂ©senter aux concours de l’agrĂ©gation ou du CAPES. L’agrĂ©gation, il ne fallait pas trop y compter : il y avait un programme ! J’avais peut-ĂŞtre plus de chances au CAPES qui me semblait offrir plus de libertĂ© dans la nature mĂŞme de ses Ă©preuves. Mais les pourcentages de succès Ă©taient tels (1 ou 2% !) que je commençais Ă  me renseigner sur les possibilitĂ©s de devenir surveillant gĂ©nĂ©ral (on ne disait pas encore conseiller d’éducation), puisqu’entre temps je m’étais mariĂ© et qu’il fallait tout de mĂŞme songer Ă  entrer dans la " vie active " !

Enseigner la philosophie, oui, mais comment ?

La " vie active "... Certes ! Sans pour autant renoncer aux passions politiques, religieuses et pĂ©dagogiques. Cela tombait bien, puisque mon Ă©pouse Ă©tait prĂ©cisĂ©ment une ancienne responsable de la JEC, et enseignait la mathĂ©matique. Elle s’occupait aussi d’une association locale, Ă  Livry-Gargan, l’Association Populaire Familiale, rattachĂ©e Ă  une organisation nationale. Ce qui me permit de faire la connaissance de militants de l’éducation populaire (Louis Caul-Futy, Pierre Boucault, Guy Baudrillart, Antoine Lejay...) qui venaient expliquer dans les quartiers, Ă  un public qui n’avait pas le certificat d’études, des questions aussi compliquĂ©es que la fiscalitĂ© ou la gestion communale, Ă  l’aide de moyens audiovisuels, et avec beaucoup d’efficacitĂ©. Ma dĂ©cision fut vite prise de quitter cette " salle des pas perdus " qu’était devenu le PSU et oĂą, Ă  l’évidence, ne se rĂ©alisait pas du tout cette " alliance ", tant invoquĂ©e et espĂ©rĂ©e dans les jours de Mai, entre " travailleurs et intellectuels ". Je m’engageais donc au M.L.O. (Mouvement de LibĂ©ration Ouvrière, qui travaillait surtout avec les A.P.F. et qui fusionna en 1972 avec le C.C.O., Centre de Culture Ouvrière, pour fonder Culture & LibertĂ©), dans l’idĂ©e de participer Ă  ce travail Ă©tonnant de " conscientisation des masses " (comme disaient les thĂ©ologiens latino-amĂ©ricains de la rĂ©volution – je dĂ©couvris notamment Paulo Freire). J’étais alors pion au lycĂ©e technique d’Aulnay-sous-Bois et l’ambiance n’y Ă©tait pas exactement la mĂŞme qu’à Versailles... J’y appris notamment Ă  parler avec les Ă©lèves. J’en profitais aussi pour faire de nombreux stages sur des questions multiples, l’économie, la gestion municipale, la planification, l’urbanisme, la fiscalitĂ©, et aussi d’expression corporelle et théâtrale. Je lus alors tout ce qui me tombait sous la main sur ces questions, notamment Henri Lefèbvre, Le droit Ă  la ville et Henri Laborit, L’homme et la ville.

Par un heureux hasard, je fus reçu au CAPES. La question de la " profession " Ă©tait donc rĂ©glĂ©e. Et la rencontre de l’annĂ©e de CPR. fut celle de Roland Brunet dans ses classes du lycĂ©e Voltaire Ă  Paris. Je me souviens notamment d’une sĂ©ance dans une terminale C oĂą il expliquait, calculs et formules Ă  l’appui, trois tableaux couverts, la relativitĂ© restreinte et gĂ©nĂ©rale... Et aussi de cette tirade enflammĂ©e le lendemain de l’assassinat de Pierre Overney. Les dĂ©jeuners dans un bistrot du coin Ă©taient fort instructifs, de mĂŞme que ce repas de prĂ©paration de l’épreuve pratique, chez lui : je n’étais pas prĂ©venu et j’eus quelques difficultĂ©s Ă  retrouver mes esprits après avoir goĂ»tĂ© aux diffĂ©rents crus de sa cave... Cette annĂ©e-lĂ , je suivis aussi un groupe de formation qui se rĂ©unissait une fois par semaine, animĂ© par AndrĂ© de Peretti : nous nous connaissions dĂ©jĂ , puisqu’il Ă©tait venu dans plusieurs sessions de la JEC et qu’en Mai 68 nous avions parcouru ensemble quelques amphis en Ă©bullition. Du coup je me mis Ă  lire quelques psychosociologues, Rogers et d’autres.

L’épreuve pratique passĂ©e (ce fut mauvais), je reçus ma première nomination : l’École Normale d’instituteurs de Châteauroux. J’étais bien content : il me semblait en effet que toute " aliĂ©nation " prenait sa source, pas seulement dans la famille, mais aussi dans ce qui se passait Ă  l’école primaire et que, donc, travailler Ă  la formation des instituteurs permettait de s’attaquer Ă  la racine mĂŞme de " l’aliĂ©nation des travailleurs " et des citoyens. Ă€ l’occasion des Ă©lections municipales, l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente, j’avais parcouru une vingtaine de communes de la Seine-St-Denis, diapositives et panneaux Ă  l’appui, pour expliquer Ă  l’attention des APF les enjeux de la dĂ©mocratie locale : les rĂ©unions rassemblaient Ă  chaque fois de quarante Ă  quatre-vingts personnes, et j’y ai appris lĂ  Ă  parler en public. La perspective de me retrouver en École Normale me fit plonger tout l’étĂ© dans Piaget, en commençant par l’épistĂ©mologie. J’avais achetĂ© De la classe coopĂ©rative Ă  la pĂ©dagogie institutionnelle : ce fut un nouvel Ă©blouissement et je retrouvais Vers une pĂ©dagogie institutionnelle. Je tenais lĂ , et je tiens toujours, la clĂ©, plus exactement l’outil. J’arrivais enfin, grâce Ă  la pĂ©dagogie, Ă  articuler l’Eschatologie et l’Histoire !

De la question des " Origines " Ă  celle des " Fins ", j’en arrivais au " prĂ©sent " : que faire, ici et maintenant, avec les normaliens ? Que savent faire les profs ? RĂ©citer ce qu’ils ont appris. Je rĂ©citais donc Piaget, avec quelques zestes de Freud. Au bout d’un mois et demi, Jean-Marc Luneau et quelques autres Ă©lèves prirent leur courage Ă  deux mains pour me faire remarquer qu’ils pouvaient tout aussi bien lire Piaget eux-mĂŞmes et que l’on pouvait peut-ĂŞtre passer les heures de philosophie de manière plus intĂ©ressante pour tout le monde : ce fut le dĂ©but de l’aventure, qui dure encore... Je pus expĂ©rimenter, en situation scolaire, ce que j’avais appris Ă  faire Ă  la JEC et Ă  Culture & LibertĂ©. A savoir, avant toute tentative de rĂ©flexion globale ou thĂ©orique, avant tout " cours ", prendre en compte dans toute son Ă©paisseur l’expĂ©rience personnelle de chacun des membres du groupe, ce qui suppose alors de crĂ©er les conditions grâce auxquelles cette expĂ©rience peut s’exprimer en toute libertĂ©. Je ne trouvais alors d’outils proprement pĂ©dagogiques que dans Vasquez et Oury, dans les techniques Freinet. Ce fut lĂ  le point de dĂ©part de ma mĂ©thode : situations qui crĂ©ent la nĂ©cessitĂ© et le plaisir de parler, de raconter, puis Ă©criture, puis publication, et lectures philosophiques diverses. Je ne crois pas avoir trouvĂ© beaucoup d’aide du cĂ´tĂ© des " sciences de l’éducation "... Je lisais plutĂ´t les praticiens qui s’exprimaient – et s’expriment toujours – dans L’Éducateur et les Cahiers PĂ©dagogiques. Bien sĂ»r, je lus aussi Baudelot et Establet, et beaucoup de psychologie de l’enfant et de l’adolescent. Mais, pour tout dire, ces traitĂ©s de psychologie, tout en Ă©tant fort intĂ©ressants, ne me fournissaient pas beaucoup d’outils pour le travail proprement pĂ©dagogique. Quant aux analyses de Baudelot et Establet, elles me semblaient surtout utiles pour chercher les moyens de les faire mentir ! C’est sans doute la raison pour laquelle j’ai participĂ© Ă  des recherches (sur l’enseignement du français, sur l’évaluation) dirigĂ©es par l’INRP. Ce qui m’a sans doute Ă©tĂ© le plus utile fut :

1/ le travail que je poursuivais bĂ©nĂ©volement Ă  Culture & LibertĂ© dans la formation d’adultes, qui m’obligeait Ă  beaucoup de lectures " transversales " (Pierre Belleville et la revue de l’ADELS, notamment), surtout lorsque je dus rĂ©diger le rapport Ă  l’assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale de 1974, rĂ©daction pour laquelle je rencontrais Ă  peu près tous les groupes Culture & LibertĂ© en France ;

2/ la participation progressive Ă  l’action syndicale de quartier aux Associations Populaires Familiales, qui devinrent en 1976 la ConfĂ©dĂ©ration Syndicale du Cadre de Vie – ce qui n’alla pas sans quelques conflits ; et avec un petit groupe de militants de la rĂ©gion parisienne, nous produisĂ®mes un montage audiovisuel dĂ©nonçant assez violemment " l’École-caserne " (le livre de Jacques Pain et Fernand Oury Ă©tait devenu mon livre de – quasiment ! – chevet) ;

3/ la prĂ©sence Ă  l’École Normale de Châteauroux, Ă  partir de la fusion des deux Écoles normales (d’instituteurs et d’institutrices), de Jean Aubegny, qui Ă©tait membre du comitĂ© de rĂ©daction des Cahiers PĂ©dagogiques, et qui me demanda mon premier article, et celle de Francis et Anne-Marie Imbert, dont les travaux commençaient Ă  me passionner tout Ă  fait : c’était un grand plaisir de lire certains de leurs textes avant publication, et chaque Ă©vĂ©nement Ă  l’École Normale Ă©tait prĂ©texte Ă  des analyses extrĂŞmement subtiles et utiles. Je me souviens aussi de polĂ©miques serrĂ©es concernant Illich et sa critique de l'École…

Je continuais par ailleurs à faire des stages, dans la mesure de mes disponibilités, sur le logement, la consommation, le système judiciaire, la santé, etc. Mais au bout de six années d’allers et retours entre Livry-Gargan et Châteauroux, j’éprouvais le besoin de me rapprocher un peu de chez moi, où l’action dans les quartiers me prenait de plus en plus de temps.

J’ai donc passĂ©, avant de me retrouver au lycĂ©e Pierre de Coubertin Ă  Meaux, dix annĂ©es au lycĂ©e La Fayette Ă  Champagne-sur-Seine. Et lĂ  j’ai dĂ©couvert une certaine efficacitĂ© de l’enseignement philosophique avec des classes de terminales techniques industrielles, Ă  condition de poursuivre dans le mĂŞme sens que ce que j’avais dĂ©jĂ  expĂ©rimentĂ© Ă  Châteauroux, et dans le mĂŞme esprit que la formation chez les adultes. RĂ©cits, Ă©critures, publications, quelques Ă©missions de radio, et... lectures philosophiques ! J’avais Ă©galement suivi les travaux du GREPH, grâce Ă  Roland Brunet et Francis Godet, et, puisque je complĂ©tais mon service en classes prĂ©paratoires aux divers BTS, j’avais souvent un grand nombre d’élèves deux ou trois ans de suite, ce qui donnait encore une dimension supplĂ©mentaire Ă  l’enseignement philosophique. J’ai eu le sentiment Ă  ce moment-lĂ  de reprendre contact avec la philosophie proprement dite, et je me suis mis Ă  lire les contemporains : dĂ©couverte de Derrida, Serres, Foucault, ainsi que des anthropologues, notamment Clastres, Jaulin, Sahlins, Girard, Balandier... Du cĂ´tĂ© de la pĂ©dagogie et des sciences de l’éducation mes lectures se limitaient aux Cahiers PĂ©dagogiques dont je devins membre du comitĂ© de rĂ©daction. Et c’est grâce Ă  cette participation que je pus lire (et rencontrer) Meirieu, Astolfi, Ranjard, Hameline et bien d’autres. J’ai fait aussi deux stages de pĂ©dagogie institutionnelle et participĂ© Ă  la " moulinette ", avant sa publication, du livre de Catherine Pochet et Fernand Oury, Qui c’est l’conseil ?. Je dois dire aussi que la participation, pendant ces dix ans, Ă  un groupe de recherche et d’analyse clinique avec Francis Imbert et d’autres, me fut aussi une formation extrĂŞmement prĂ©cieuse : j’y ai appris Ă  essayer de commencer Ă  comprendre mes fantasmes de maĂ®trise et de totalitĂ©, Ă  dĂ©faut de m’en dĂ©faire totalement... Travail sur soi, constamment reliĂ© Ă  l’intensitĂ© et Ă  la complexitĂ© du travail en classe, et aussi du travail de formation d’autres enseignants, en collège et en lycĂ©e, puisque je commençais Ă  animer des stages en Ă©tablissements pour la MAFPEN de CrĂ©teil, en collaboration avec Pierre Mahieu.

Comment dire l’influence des lectures et des formations ? Je crois qu’elles m’ont Ă©tĂ© d’autant plus utiles qu’elles provenaient de praticiens : j’ai une vĂ©ritable passion pour le rĂ©cit et rien ne m’intĂ©resse plus que quelqu’un qui essaie d’expliquer dans un groupe, un livre, un article, ce qu’il fait, comment et pourquoi il le fait. D’autre part, je crois que ces formations m’ont Ă©tĂ© d’autant plus utiles que j’étais dĂ©jĂ  disposĂ© Ă  l’excentricitĂ© et Ă  la transversalitĂ© : qu’on me pardonne ces mots, mais je n’en trouve pas de meilleurs. Enfin, je crois qu’on ne peut vraiment lire les autres que si on Ă©crit soi-mĂŞme.

Une des questions posĂ©es pour cet article Ă©tait celles des changements qui ont pu affecter ma pratique : je ne crois pas avoir beaucoup " changĂ© " en vingt-cinq ans d’Éducation nationale, j’ai accru la palette de mes " outils ", et j’ai l’impression de devenir d’annĂ©es en annĂ©es, plus radical et plus critique.

Et tout ceci explique peut-ĂŞtre que si j’ai Ă©crit un petit livre sur la question de la violence Ă  l’école, c’était prĂ©cisĂ©ment parce que je travaillais dans un lycĂ©e parfaitement paisible... Ce travail continue, et le plaisir aussi. J’en ai beaucoup souffert Ă  l’époque, mais je ne suis pas trop mĂ©content, finalement (dans les deux sens de l’adverbe), d’avoir Ă©tĂ© un ancien cancre. Se placer dĂ©libĂ©rĂ©ment du cĂ´tĂ© des " mauvais Ă©lèves " me paraĂ®t de plus en plus nĂ©cessaire : on regarde la " rĂ©ussite scolaire " d’un autre Ĺ“il, et c’est ce qui me semble aujourd’hui le plus urgent.

Bernard Defrance.

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(1) Cf. Cahiers PĂ©dagogiques, n° 324, mai 1994 (note ajoutĂ©e après publication ).

(2) Jeunesse Étudiante ChrĂ©tienne, ce qui m’a permis aussi plus tard quelques rencontres formatrices avec Patrick Viveret, Pierre Rosanvallon, Jean-Pierre Sueur, Michel Bourguignat, Robert Jorens, Michel ClĂ©venot... et ma future Ă©pouse, Nicole LĂ©vĂŞque ! et quelques autres... C’est cet engagement qui m’a permis d’échapper aux pièges de l’extrĂŞme droite intĂ©griste catholique, dominante dans ma famille et dans les milieux militaires de Bourges (en seconde) et au lycĂ©e Hoche Ă  Versailles (Ă  partir de la première), surtout en pleine pĂ©riode de la fin de la guerre d’AlgĂ©rie. Il est vrai tout de mĂŞme que si j’étais " AlgĂ©rie Française ", c’était surtout, si j’en crois mes textes de l’époque (les pages quotidiennes), parce que j’étais opposĂ© aux frontières elles-mĂŞmes ! Et je ne regrette pas aujourd’hui d’avoir pu connaĂ®tre ces milieux-lĂ  de l’intĂ©rieur, et aussi de se souvenir de l’imbĂ©cile que j’étais (politiquement !) me permet de ne pas m’énerver bĂŞtement quand j’ai des classes Ă  moitiĂ© ou presque spontanĂ©ment " lepĂ©nistes " : c’est prĂ©cisĂ©ment dans ces classes-lĂ  que le travail philosophique devient utile me semble-t-il... (Note ajoutĂ©e après publication).


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