Paru dans les Cahiers
Pédagogiques, n° 314-315, mai-juin 1993.
Prendre les élèves tels qu’ils
sont ?
C’est un des défis actuels : ce n’est pas
spontanément, par une sorte d’adéquation " naturelle ", que
les élèves d’aujourd’hui adhèrent aux démarches proposées (imposées ?) par
l’école. L’hétérogénéité de nos classes a longuement déjà été analysée et les
réponses pédagogiques à cette hétérogénéité culturelle déjà élaborées.
Cependant certains s’obstinent dans la négation des évidences, dans l’imposition
d’un " modèle " unique, prétendument universel, d’accès aux
savoirs. À l’inverse, d’autres s’abîment dans le " vécu ",
dans le morcellement des expĂ©riences singulières, des diffĂ©rences, renonçant Ă
la reconnaissance de l’autre comme autre soi-même, par laquelle en effet nous
pouvons parler ensemble.
Quelquefois,
nous devinons que l’inattention de tel ou tel doit bien avoir quelques
raisons cachées. La reconnaissance implicite, silencieuse, du mystère de
l’autre peut ouvrir notre regard et notre écoute, et nous préserver des
tentations de la maîtrise.
Ă€ dix-huit
ans, Michel doit planquer les deux camions du père poursuivi par les huissiers
et trouve un petit boulot pour faire bouillir la marmite ; il est traité
de fumiste en conseil de classe pour ses absences répétées. Arnaud, même
âge, travaille tous les week-ends, petites et grandes vacances pour rembourser
son père : sortant d’une " boîte " un samedi soir, il
s’est fait raccompagner en stop ; la voiture était volée, le conducteur
l’avait abandonnée à deux pas de chez lui : quatre mois de prison avec
sursis, dix-mille francs d’amende ; ses parents n’ont pas cru à son
innocence et ont avancé tous les frais... Après une bagarre avec son beau-père,
David s’enfuit de chez lui et passera une semaine hébergé chez un copain,
jusqu’à ce que l’assistante sociale puisse le faire entrer à l’internat du
lycée. Jean-Christophe, dix-sept ans, fait un enfant à sa copine ; ils
décident de le garder ; ses parents lui font la gueule : elle est
noire. La mère d’Ahmed vient de faire une fausse couche : quatre fois par
jour, huit Ă©tages, ascenseur en panne depuis plus de trois ans. CĂ©line a dĂ©jĂ
goûté à la prostitution : elle s’enferme sans rien dire en classe ;
bulletin du deuxième trimestre : ne participe pas assez à l’oral. Le père
de Christophe a disparu : cinq frères et sœurs, les
" allocs " pour vivre. Gilles, rouquin, timide inhibé, dont
les autres se moquent lorsqu’il répond par une bourde aux questions de la prof
d’anglais ; il a le malheur de sourire aux plaisanteries : nul en
anglais et fier de l’être ! (bulletin du deuxième trimestre). Jérôme,
amoureux fou, transi et paralysé, d’une fille de la classe, écrit des poèmes
superbes : je lui explique qu’il vaudrait mieux les écrire pendant les
deux heures de philo plutĂ´t que pendant les heures de physique ; il me
répond que l’inspiration ne se commande pas...
J’ai entre
deux et trois cents élèves par an. Je ne connais que quelques
" histoires ". Rien de tout cela ne sera étalé au conseil
de classe, bien sûr. Je sais que je ne sais pas ce que vivent mes élèves.
J’aimerais tant que les collègues veuillent bien suspendre leurs jugements,
sans pour autant tomber dans le voyeurisme " psy ".
J’aimerais tant pouvoir moi aussi comprendre que c’est précisément parce que je
ne suis ni confesseur, ni assistante sociale, ni psychologue, mais professeur
dans telle ou telle discipline que je peux prĂ©cisĂ©ment aider les Ă©lèves Ă
dépasser les engluements dans l’affectif et le familial.
J’apprends donc, progressivement, à accepter les élèves tels qu’ils sont, pour
qu’ils ne le restent pas, ce qu’ils sont. L’accès à l’universel passe par
l’articulation des différences. Plus facile à dire qu’à faire... : et
le programme ? Et l’examen ?
Bernard Defrance.