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Paru dans les Cahiers Pédagogiques, n° 318, “ L’éducation à la consommation ”, novembre 1993 ; repris dans le Journal du Droit des Jeunes, n° 178, octobre 1998

Paru dans les Cahiers PĂ©dagogiques, n° 318, " L’éducation Ă  la consommation ", novembre 1993 ; repris dans le Journal du Droit des Jeunes, n° 178, octobre 1998.

La passivitĂ© du consommateur moyen : fatalitĂ© ?

Trois fois par semaine, depuis une vingtaine d’annĂ©es, pendant l’annĂ©e scolaire, je tiens des permanences auxquelles peuvent s’adresser les habitants et consommateurs de Livry-Gargan, Clichy-sous-Bois, Montfermeil et d’autres communes environnantes. Nous sommes la seule organisation de consommateurs (1) prĂ©sente sur le terrain dans ce secteur gĂ©ographique. Les gens nous sont envoyĂ©s par l’Institut National de la Consommation, par des assistantes sociales, par des services municipaux, et le " bouche Ă  oreille " fonctionne aussi très bien.

Toute la gamme des litiges individuels et collectifs possibles dĂ©file, portant principalement sur des questions de consommation (appareils mĂ©nagers, meubles, automobiles, etc.) ou de logement (charges locatives ou de copropriĂ©tĂ©, travaux d’entretien, etc.). La plupart de ces litiges auraient pu assez facilement ĂŞtre Ă©vitĂ©s, si les consommateurs qui en sont victimes avaient connu leurs droits exacts. C’est la première constatation que je tire de cette expĂ©rience : l’ignorance quasi-gĂ©nĂ©rale dans laquelle se trouve le consommateur ou l’habitant moyen. Certains ignorent mĂŞme qu’ils " se sont fait avoir " et pensent en effet qu’il est normal, par exemple, que le propriĂ©taire leur facture le remplacement d’un chauffe-eau hors d’usage... L’ignorance des termes et procĂ©dures juridiques est encore plus manifeste : qui connaĂ®t la diffĂ©rence – essentielle – entre une " sommation " et un " commandement " de payer ? Qui connaĂ®t – et fait appliquer ! – la garantie lĂ©gale illimitĂ©e contre les " vices cachĂ©s " ?

On peut multiplier les exemples : ce serait fastidieux. Savoir tout de mĂŞme que derrière ces questions et ces litiges se cachent de multiples drames, dĂ©risoires ou non, qui empoisonnent la vie quotidienne de millions de gens : va-t-on dĂ©penser 5000 francs en frais d’avocat pour rĂ©cupĂ©rer les 3000 francs de caution que le propriĂ©taire refuse de restituer ? Faut-il vraiment perdre plusieurs journĂ©es de salaire pour aller vĂ©rifier les comptes d’un syndic dont les bureaux n’ouvrent au public que le matin trois fois par semaine ? Quel recours pour cette locataire qui fait une fausse couche, Ă  force d’escalader quatre fois par jour les huit Ă©tages parce que l’ascenseur est en panne depuis six mois ? Comment rĂ©gler la question du bruit provoquĂ© par les adolescents qui discutent dans le hall jusque très tard dans la nuit et faute d’autre endroit oĂą se rĂ©unir ? Comment obliger le propriĂ©taire Ă  faire rĂ©parer les fenĂŞtres pourries par lesquelles filtre la pluie, provoquant humiditĂ© et moisissures et rhino-pharyngites Ă  rĂ©pĂ©tition chez le petit dernier ?

MĂŞme quand nous connaissons les droits qui nous protègent, nous reculons souvent devant la complexitĂ© des dĂ©marches et procĂ©dures Ă  suivre pour les voir respecter. Comment tourner les termes d’une lettre de mise en demeure ? RĂ©diger une dĂ©claration au greffe ? Comment apporter la preuve du lien entre les rhino-pharyngites et l’état des fenĂŞtres ? Comment avancer les frais de l’expertise ordonnĂ©e par le tribunal quand on n’a pas droit Ă  l’aide juridictionnelle parce que les ressources dĂ©passent de 100 francs le plafond prescrit ? Comment rĂ©sister Ă  la tentation de " se faire justice Ă  soi-mĂŞme " quand on sait qu’il faut plus de huit mois Ă  tel tribunal pour vous communiquer le texte d’un jugement qui vous est favorable, et qu’entre temps vous ne pouvez pas le faire appliquer faute d’avoir pu le faire " signifier " Ă  votre adversaire (par huissier bien sĂ»r...) ? Etc., etc..

Ce sont les Ă©nergies et pertes de temps considĂ©rables qu’il faut mettre en Ĺ“uvre pour voir respecter nos droits quotidiens qui nous rebutent le plus souvent. Et nous nous rĂ©signons... aux aboiements nuit et jour du chien du voisin, Ă  ne pas rĂ©cupĂ©rer le dĂ©pĂ´t de garantie, Ă  payer des charges invĂ©rifiables, Ă  faire rĂ©parer la voiture dans un autre garage, Ă  remplacer soi-mĂŞme la robinetterie vĂ©tuste, etc. (2)

Ignorance des droits ou recul devant les dĂ©marches pour les faire respecter : ce sont les deux obstacles les plus Ă©vidents pour qui a la pratique des permanences des organisations de consommateurs.

Et pourtant ces deux difficultĂ©s ne sont pas, me semble-t-il, les plus graves. On peut parfois, et mĂŞme assez souvent, les dĂ©passer et voir rĂ©soudre enfin les litiges Ă  l’avantage des consommateurs. Les obstacles les plus difficiles Ă  vaincre, pour que les droits des consommateurs soient respectĂ©s, me paraissent :

1. la soumission Ă  de pseudo-fatalitĂ©s, le sentiment d’impuissance devant " forte partie " (agents immobiliers, sociĂ©tĂ©s commerciales, maires, etc.), la rĂ©signation ;

2. les rĂ©ticences, pour ne pas dire plus, Ă  s’associer entre victimes de la mĂŞme situation (le " chacun pour soi " !) ;

3. le comportement " d’assistĂ©s " on attend que les responsables, " qui s’y connaissent ", rĂ©solvent les problèmes Ă  votre place.... et on s’impatiente des lenteurs de l’action ! Et c’est ici que l’école me semble avoir une responsabilitĂ© majeure dans le dĂ©veloppement de cet Ă©tat d’esprit que l’on rencontre constamment, Ă  des degrĂ©s divers, dans le travail quotidien des " militants ".

Quand on parle d’éducation Ă  la consommation il me semble qu’on oublie le principal, Ă  savoir que ce sont les attitudes exigĂ©es des Ă©lèves dans le fonctionnement ordinaire de la classe et de l’établissement qui sont en contradiction avec ce qu’exige la dĂ©fense des droits dans la vie quotidienne. Nous sommes un certain nombre, je crois, et depuis longtemps, Ă  dĂ©noncer inlassablement les structures de non-droit dans lesquelles se passent les opĂ©rations prĂ©tendues d’instruction et/ou d’éducation. Cette dĂ©nonciation ne se fait pas Ă  partir de positions " idĂ©ologiques " quelconques, mais d’abord Ă  partir de nos pratiques quotidiennes : nous savons qu’il n’est pas fatal que les Ă©lèves ne " rĂ©ussissent " Ă  l’école qu’en fonction de leur degrĂ© de docilitĂ© Ă  l’ordre.

Le sentiment d’impuissance et la passivitĂ©, les rĂ©ticences Ă  s’associer et le repli sur soi, me semblent ĂŞtre le rĂ©sultat direct de la structure des classes, des Ă©tablissements scolaires, de l’école (3). Et les consommateurs qui s’adressent Ă  nos permanences ne reprĂ©sentent sans doute qu’une infime partie (heureusement pour les bĂ©nĂ©voles dĂ©bordĂ©s !) des gens lĂ©sĂ©s par des pratiques commerciales douteuses ou carrĂ©ment illĂ©gales.

L’éducation Ă  la consommation est un aspect partiel de l’éducation au droit. L’école produit aujourd’hui des " citoyens " qui, non seulement ignorent presque tout de leurs droits, mais de plus ont dĂ©veloppĂ© un Ă©tat d’esprit de soumission qui les fait ensuite se rĂ©signer dans les multiples alĂ©as, litiges et conflits de la vie quotidienne.

Ce n’est pas très compliquĂ© d’apprendre Ă  lire une feuille de taxe d’habitation, un dĂ©compte de charges, une assignation, un contrat, d’apprendre Ă  prĂ©venir les litiges futurs lors d’un Ă©tat des lieux, de la signature d’un bon de commande, d’apprendre Ă  faire jouer les garanties, et mĂŞme Ă  se prĂ©munir contre les tentations du surendettement. Certes, il vaudrait mieux savoir tout cela en sortant de l’école. Mais la vie quotidienne peut permettre de l’apprendre aussi : c’est tout le travail d’information et de formation auquel se livrent depuis longtemps les organisations de consommateurs.

En revanche, lutter contre des conditionnements psychologiques acquis Ă  raison de six Ă  huit heures par jour dans le fonctionnement institutionnel actuel de l’école, surtout lorsque ces mĂ©canismes institutionnels se prolongent dans les structures de l’habitat, de la santĂ©, du commerce, des mĂ©dias, etc. est beaucoup plus difficile. RĂŞvons donc de classes coopĂ©ratives oĂą les enfants apprendraient Ă  gĂ©rer le temps, l’espace, les activitĂ©s, les outils, l’argent, les conflits, apprendraient Ă  faire la loi ensemble, Ă  devenir citoyen... Mais il est vrai qu’alors nous n’aurions plus personne Ă  nos permanences !

Bernard Defrance,

professeur de philosophie, lycée Pierre de Coubertin, Meaux,

responsable CSCV en Seine-St-Denis.

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(1) La Confédération Syndicale du Cadre de Vie (CSCV), devenue la Confédération de la Consommation, du Logement et du Cadre de Vie (CLCV) en 1998.

(2) Beaucoup de " etc. " dans ce texte... Mais je ne vais pas ici Ă©numĂ©rer tous les litiges en cours !

(3) Je n’ai pas la place ici pour dĂ©velopper ces affirmations qui peuvent paraĂ®tre un peu abruptes ; je me permets de renvoyer Ă  La violence Ă  l’école, Les parents, les profs et l’école et Sanctions et discipline Ă  l’école, chez Syros Ă©d.


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