Fen-Actualités
- L’Enseignement Public - N° 37, 22 janvier 1994.
Fen-Actualités : Le
thème central du congrès de la FEN est " Violences et missions
Ă©ducatives ". Que vous Ă©voque le rapprochement des ces deux
termes ?
Bernard
Defrance : Une question millénaire ! C’est sans doute la
première fois dans l’histoire de l’humanité que nous nous posons la question de
savoir si on peut éduquer le petit d’homme sans exercer de violences à son
égard : les verges, le fouet, la férule, accompagnent toutes les
représentations de situations d’école de la plus haute antiquité jusqu’au début
de notre siècle. Et aujourd’hui, enseignants, nous nous retrouvons
" en première ligne " à supporter les effets des violences
sociales multiples subies par nos élèves, de même que nous nous trouvons pris,
comme eux, dans des fonctionnements institutionnels qui engendrent, dans la
classe elle-même, des rapports de force, une situation d’affrontement direct ou
indirect. L’angoisse de l’enseignant (" Vais-je pouvoir
tenir ? Voire survivre ? ") pèse sur les élèves, et
l’angoisse des élèves (" Qu’est-ce que je fais là ? A quoi ça
sert tout ça ? Ce n’est pas de savoir réciter cette poésie qui va me
permettre d’échapper au chômage ! ") pèse sur l’enseignant.
Quand nous entrons en classe nous avons peur... " Missions
éducatives " ? C’est-à -dire dans la classe : comment
retourner cette angoisse en Ă©nergie, comment rendre crĂ©atrices les pulsions Ă
l’œuvre dans la violence ? Pour pouvoir enseigner vraiment...
F-A : La
violence de la jeunesse n’est pas un phénomène nouveau. Quelles en sont les
caractéristiques actuelles ?
BD : Oui,
bien sûr, ce n’est pas nouveau ! Puisque la jeunesse ne sait pas encore
différer et hiérarchiser les pulsions. Mais nous parlons de quels
" jeunes " ? Des " voyous " de
banlieue ? Des futurs " gagneurs " de classes
préparatoires ? Je ne suis pas sûr que leurs " morales "
diffèrent tellement ! Il s’agit toujours de
" s’imposer " à l’autre et la libido dominandi peut
emprunter des chemins plus ou moins " courts " et très
variés ! Du racket (" La bourse ou la vie ! ")
à la réussite aux concours (" Je suis le meilleur ! "),
si les moyens sont différents, la pulsion est la même : il s’agit toujours
d’être " le plus fort ". Mais aujourd’hui, on constate
plutĂ´t une diminution des violences visibles : ne confondons pas la
réalité de la violence et sa perception, inévitablement amplifiée par les
médias. Et une des caractéristiques actuelles est, par exemple, l’usage des drogues
légales ou illégales, qui agissent comme sédatifs de masse : on retourne
la violence contre soi-mĂŞme, douze Ă quinze suicides de jeunes par jour,
aujourd’hui, en France...
F-A : Comment
expliquez-vous ces phénomènes ?
BD : Vaste
question ! J’énumère simplement : les angoisses et difficultés
réelles de " l’entrée dans la vie " aujourd’hui,
principalement l’accès au travail et au logement (qui entraînent beaucoup
d’échecs dans les premières relations amoureuses) ; l’impuissance
scolaire, sociale, et la recherche corollaire de plaisirs compensateurs dans
les failles des systèmes de surveillance (il faudrait rendre obligatoire la
participation Ă une rave-party dans la formation des
enseignants !) ; le fonctionnement hors-droit de l’institution
scolaire qui interdit l’apprentissage et donc l’exercice de la citoyenneté
(c’est-à -dire la non-distinction des " pouvoirs "
législatif, exécutif et judiciaire dans la classe, qui contraint au face-à -face
sans médiation) ; l’aveuglement devant la prégnance souterraine des
identités particularistes (de classes, de quartiers, de cultures, de
religions...) qui interdit l’accès à l’universel ; la fréquence des
transgressions de la loi par nous, enseignants, qui devrions en ĂŞtre les
garants : si je suis " savant " dans la classe, j’ai
aussi à y être citoyen ! Et la première urgence, qui pourrait peut-être
changer notre regard sur les " violents ", serait de
s’étonner plutôt, dans ces conditions sociales, économiques et
institutionnelles, de l’absence de violences...
F-A : Le
point de vue que vous défendez remet en cause certains fonctionnements de
l’institution scolaire. Quel accueil est réservé à vos idées parmi vos
collègues ?
BD : Je
ne sais pas ! Il faudrait le leur demander... Quand on m’invite Ă
développer ces quelques idées, c’est qu’il y a déjà souvent une certaine
connivence, parce que ce sont souvent des collègues qui sont affrontés à des
situations difficiles, et donc sont déjà entrés dans une démarche de remise en
question de leurs pratiques et surtout de ces fonctionnements institutionnels
et qui cherchent... La difficulté est que vouloir résoudre ces questions
suppose des mises en question de soi et que les réponses sont pédagogiques,
tout au moins ce sont celles-lĂ qui sont en mon pouvoir. Mais cette mise en question
provoque souvent de la culpabilisation, ou des oscillations stériles entre
autoritarisme et laisser-faire. J’ai, comme professeur, une revendication qui
passe avant toutes les autres : qu’on inscrive dans mon temps de service
l’équivalent en heures d’une semaine ou deux de formation par an, que je me
donnerais avec mes pairs. Cet accompagnement, ce soutien continu mutuel, est
aujourd’hui la condition de reconstruction du sens de notre travail et de notre
identité professionnelle.