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Paru dans la Revue de la Gendarmerie Nationale, 2ème trimestre 1994

Paru dans la Revue de la Gendarmerie Nationale, 2ème trimestre 1994.

 

 

La violence à l’école.

 

Un peu d’histoire...

" En mars 1883, le proviseur du lycĂ©e Louis-le-Grand renvoie un Ă©lève de la classe de prĂ©paration Ă  l’École de Saint-Cyr. Quelques jours plus tard, Ă  la sortie du rĂ©fectoire, un certain nombre d’élèves au lieu de se promener, comme c’est l’usage, se massent sous une galerie. Un maĂ®tre d’études les prie de circuler : des sifflets accueillent son ordre et des chants commencent Ă  s’élever. Le surveillant gĂ©nĂ©ral intervient : les sifflets et les chants redoublent. Le proviseur dĂ©cide d’expulser sept mutins et de les reconduire dans leurs familles. La rĂ©sistance des Ă©lèves se raidit. Ils conspuent le nom du chef d’établissement puis, forçant une grille, montent Ă  l’assaut du cabinet du proviseur et commencent Ă  briser les glaces de l’antichambre. Puis ils envahissent le dortoir affectĂ© aux Ă©lèves de mathĂ©matiques spĂ©ciales et le mettent Ă  sac, cassant les lits, Ă©ventrant les sommiers et brisant les lavabos. Le recteur est appelĂ© Ă  l’aide par l’administration ; ce haut fonctionnaire dĂ©cide de faire intervenir une escouade de sergents de ville.

Ceux-ci entrent dans la cour du lycĂ©e, bloquent les mutins dans le dortoir. Les Ă©lèves rebelles ne capitulent pas, couvrent les reprĂ©sentants de l’ordre d’injures grossières, certains s’arment de barres de fer, de tessons de vases de nuit ; l’un d’eux renverse trois sergents de ville et oblige les autres Ă  se dĂ©fendre. Tandis que se dĂ©roule aux Ă©tages supĂ©rieurs ce combat homĂ©rique, le proviseur fait prĂ©venir par tĂ©lĂ©grammes les parents et correspondants des Ă©lèves en rĂ©volte. Les sergents de ville rĂ©ussissent Ă  faire Ă©vacuer les dortoirs et Ă  maĂ®triser les insurgĂ©s. Parents et correspondants, prĂ©venus Ă  la hâte, arrivent au lycĂ©e. Les coupables leur sont remis. Le bilan est sĂ©vère : 12 Ă©lèves sont exclus de tous les lycĂ©es de France, 93 sont exclus de l’établissement, 16 sont autorisĂ©s Ă  rentrer comme externes, 4 sont rĂ©intĂ©grĂ©s après une sĂ©vère admonestation.

L’administration n’est pas la seule Ă  souffrir de l’indiscipline des collĂ©giens. Les heures de classe ou d’étude se prĂŞtent au chahut. Dans ses rapports l’inspection se plaint frĂ©quemment du relâchement ou de la mollesse de la discipline dans les classes qu’elle visite. DĂ©jĂ  sous la Restauration, les classes d’histoire ne sont pas prises au sĂ©rieux. Durozoir, supplĂ©ant de Guizot Ă  la Sorbonne, est incapable de tenir ses Ă©lèves : ses congĂ©s sont frĂ©quents et prolongĂ©s. Dans certains collèges de la capitale, Ă  Bonaparte par exemple, les Ă©lèves viennent en amateurs, la classe devient un lieu de rendez-vous mondain. En 1842, les meilleurs " disciplinaires " sont ceux qui obtiennent de leurs Ă©lèves " un demi-silence ". Edmond Saisset, sous la Monarchie de Juillet, se borne Ă  converser avec quelques Ă©lèves assis au premier rang de l’amphithéâtre ; les autres sont livrĂ©s Ă  eux-mĂŞmes. Quand le bruit est trop fort, Saisset doit descendre de la chaire pour se rapprocher de ses " disciples ". Les heures d’études favorisent l’indiscipline. Alphonse Daudet, au collège de Sarlande (Alès), a su se concilier la division des petits. TransplantĂ© dans l’étude des grands, il devient la victime de la malignitĂ© et de la " fĂ©rocitĂ© " de ses nouveaux Ă©lèves. Dans ce champ clos qu’est le collège, l’agressivitĂ© de l’enfance se dĂ©ploie. Balzac la souligne dans son Louis Lambert. Coteries et cabales enfantines divisent les classes ; les bandes rivales s’affrontent dans les cours ; rancunes contre les forts en thèmes, injustices mal acceptĂ©es, amitiĂ©s déçues suscitent les sĂ©vices et les tyrannies sournoises. Sous l’Empire, les offenses se règlent en duel ; c’est du moins le cas pour les rhĂ©toriciens d’Henri IV. Les mĹ“urs s’assagissent : le poing remplace l’épĂ©e.

Paul Gerbod. (1)

Et le port de l’épĂ©e ne sera interdit aux lycĂ©ens et collĂ©giens qu’à partir d’un dĂ©cret de 1848... Ce n’est pas d’aujourd’hui que la violence, sous toutes ses formes possibles, sĂ©vit Ă  l’école ; ce n’est pas non plus d’aujourd’hui que les enfants ou les jeunes " règlent leurs comptes " par la violence, dans l’école ou en dehors. Et la scène du châtiment du " traĂ®tre " BacaillĂ©, Ă  la fin du roman de Louis Pergaud, La guerre des boutons – mise Ă  nu, fustigation, crachats et excrĂ©ments (2) â€“, n’est Ă©videmment pas reprise telle quelle dans le film Ă©dulcorĂ© d’Yves Robert... Il y a quelques annĂ©es, la presse titrait abondamment sur les batailles entre gangs de " zoulous ", en rĂ©gion parisienne principalement, qui avaient fait un mort sur le parvis de la DĂ©fense. Mais, en 1815, un fonctionnaire local fait Ă©tat de cinq morts dans des rixes entre villages du Quercy, mettant aux prises les jeunes gens cĂ©libataires, en l’espace de huit mois seulement… (3) Tout rĂ©cemment, plusieurs faits divers ont mis en cause des lycĂ©ens utilisant des armes Ă  feu pour " rĂ©gler leurs comptes ". Mais pendant toute la première moitiĂ© du XIXe siècle, c’est Ă  l’épĂ©e que se règlent les conflits. (4)

L’analyse historique (5) montre combien l’association, qui nous est devenue familière, entre ville et violence, plus prĂ©cisĂ©ment banlieue et violence, reste sommaire : l’urbanisation de nos sociĂ©tĂ©s va de pair au contraire avec un adoucissement relatif des mĹ“urs ; et si la drogue, phĂ©nomène de masse nouveau, suscite bien aujourd’hui une dĂ©linquance spĂ©cifique, elle n’en fonctionne pas moins aussi comme une sorte de " sĂ©datif " de masse, et les Ă©nergies qu’elle Ă©teint (parfois dĂ©finitivement...) pouvaient jadis se dĂ©ployer de manière d’autant plus sauvage que le maillage des rĂ©seaux de " surveillance " (6) et de prise en charge sociale (Ă©cole, police, mĂ©decine, etc.) (7) Ă©tait beaucoup moins serrĂ© qu’aujourd’hui.

... et de géographie.

Ă€ la relativisation historique des phĂ©nomènes de violence il faut ajouter une relativisation gĂ©ographique. Au moment oĂą la presse, en France, titrait sur le mort du parvis de la DĂ©fense, un reportage tĂ©lĂ©visĂ© sur les gangs de Los Angeles faisait Ă©tat de plus d’une centaine de morts pendant les trois mois dudit reportage... Les phĂ©nomènes de violence juvĂ©nile que nous connaissons n’ont guère de rapports avec ce qui se passe dans un très grand nombre d’autres pays, notamment dans le Tiers-monde (Afrique du Sud, BrĂ©sil, etc.) mais pas seulement : il n’y a pas encore d’établissements en France oĂą, malgrĂ© les deux ou trois faits divers rĂ©cents, des portiques de sĂ©curitĂ© vĂ©rifient Ă  l’entrĂ©e que les Ă©lèves ne sont pas armĂ©s... Ce qui est le cas dans de nombreux Ă©tablissements aux États-Unis. Sur dix meurtres de jeunes entre 15 et 24 ans commis dans des pays industrialisĂ©s, neuf le sont aux Etats-Unis. (8).

Des conditions nouvelles.

Une rĂ©flexion sĂ©rieuse sur la violence Ă  l’école ne peut donc pas ignorer ces Ă©lĂ©ments historiques et internationaux. Cependant, en France, toutes les enquĂŞtes, notamment auprès des enseignants, (9) reflètent le sentiment d’une violence croissante Ă  l’école : depuis le simple bavardage gĂ©nĂ©ralisĂ©, jusqu’au règlement de comptes au pistolet Ă  grenaille ou au couteau, en passant par les projections de lacrymogènes, les chewing-gums bouchant les serrures, les injures, les menaces verbales, les dĂ©gradations de vĂ©hicules et les agressions physiques de toute nature. Certes, il importe de distinguer la rĂ©alitĂ© de la violence et sa perception : une certaine loi du silence sur ces phĂ©nomènes est en train de se rompre, et c’est tant mieux ; mais la mise en Ă©vidence mĂ©diatique de certains faits divers isolĂ©s tend Ă  dĂ©former l’importance rĂ©elle que peuvent prendre dans le quotidien de l’école les comportements violents ou dĂ©lictueux. Et la grande majoritĂ© des classes et des Ă©tablissements fonctionne Ă  peu près normalement ! (10) D’une certaine manière, on pourrait presque dire que, dans certaines circonstances, c’est plutĂ´t l’absence de violence qui peut surprendre que son apparition.

Ceci Ă  cause de deux phĂ©nomènes Ă©vidents : d’une part, l’école accueille aujourd’hui, jusqu’à un âge de plus en plus avancĂ©, des populations qui n’y avaient jadis pas accès, (11) et pour lesquelles les normes sociales ne sont pas ou plus acquises et sont donc Ă  reconstruire, ou encore qui appartiennent Ă  des cultures diffĂ©rentes (12) ; et, d’autre part, la sociĂ©tĂ© " duale " produit dans certains secteurs urbains (les fameux " quatre cents quartiers ") des situations Ă©conomiques et humaines telles qu’il est difficile de pouvoir ne serait-ce que parler normalement aux enfants ou aux adolescents qui sont nĂ©s dans ces situations et qui, soumis au spectacle quotidien de la corruption, de l’argent facile, des mirages de la consommation, ressentent n’importe quel rappel Ă  la loi, ou aux règles Ă©lĂ©mentaires du vivre ensemble, comme une agression personnelle. Des normes considĂ©rĂ©es autrefois comme Ă©videntes ne le sont plus, et certains enfants ne savent mĂŞme plus que tel ou tel de leurs comportements est hors la loi. S’il s’agit encore, dans certaines formes de dĂ©linquances, de dĂ©fis Ă  la loi ou aux adultes, de transgressions Ă  valeur quasi-initiatique, (13) de nombreux comportements anomiques sont de plus en plus dus Ă  l’ignorance pure et simple des règles ! On peut avoir l’impression que le " voyou " au sens classique du terme est en voie de disparition, et que les bandes, par exemple, sont de plus en plus Ă©phĂ©mères, de mĂŞme que les auteurs de dĂ©lits sont, toujours dans ces secteurs urbains dĂ©gradĂ©s, de plus en plus jeunes. Mais l’ignorance de la loi n’est pas non plus le seul fait des jeunes " en galère " : si j’en crois mon expĂ©rience personnelle (entre six et dix classes par an, de trente Ă  trente-cinq Ă©lèves chacune, en terminales de lycĂ©e technique, depuis plus de quinze ans...), très nombreux sont les jeunes, fumant de temps en temps un " joint " entre copains, par exemple, qui ignorent – vraiment ! – qu’ils sont passibles de poursuites !

InĂ©vitablement, cette absence de normes ou de repères sociaux a des rĂ©percussions sur les comportements Ă  l’intĂ©rieur de l’institution scolaire. D’autant que, dans leur immense majoritĂ©, les enseignants sont d’anciens " bons Ă©lèves " et, ne comprenant pas grand chose Ă  ces " nouveaux lycĂ©ens " (14), se crispent sur leurs " savoirs ", ignorent Ă  peu près tout ou presque des conditions de vie rĂ©elles des familles, et, Ă  part de rares exceptions hĂ©roĂŻques, s’empressent de fuir au plus vite les situations difficiles (15), laissant aux dĂ©butants inexpĂ©rimentĂ©s le soin de s’occuper des " barbares " !

Quelle mission pour l’école ?

Mais si l’école se rĂ©vèle " dĂ©sarmĂ©e " devant la violence dont les causes lui sont extĂ©rieures, il importe de bien voir que la violence a aussi des causes internes au fonctionnement de l’institution : enseignants, Ă©lèves et parents se trouvent pris dans une logique institutionnelle Ă©cartelĂ©e par la triple mission d’instruction, d’éducation et de formation. On demande tout aujourd’hui Ă  l’école ! Instruire (produire des savants), Ă©duquer (produire des citoyens), former (produire des professionnels). Or, la première mission, longtemps dominante, est aujourd’hui de plus en plus parasitĂ©e par la troisième, ce qui aboutit, sous le poids des angoisses du chĂ´mage, avec les injustices de l’orientation professionnelle et les spĂ©cialisations hâtives, Ă  de vĂ©ritables mutilations chez les enfants et les jeunes de leurs potentialitĂ©s, mĂŞme chez ceux qui " rĂ©ussissent ". Quant Ă  la mission d’éducation, la formation du citoyen, elle n’est conçue, lĂ  aussi Ă  de rares exceptions près, (16) que comme un dĂ©rivĂ© subalterne de l’instruction, en annexe souvent nĂ©gligĂ©e des programmes d’histoire et de gĂ©ographie.

Les violences visibles – et somme toute rares dans leurs manifestations les plus graves â€“ risquent, dans la recherche des solutions, de dĂ©tourner le regard d’autres formes de violences, cachĂ©es, dont les manifestations sont plus difficiles Ă  dĂ©celer dans le fonctionnement ordinaire de l’institution, de la classe, de l’établissement. C’est la conjonction entre ces deux ordres de phĂ©nomènes qui engendre les violences dans l’école : rencontre parfois explosive entre, d’une part, des gĂ©nĂ©rations sans repères, consĂ©quences notamment (mais pas seulement) des prĂ©caritĂ©s de l’emploi et des cadres de vie dĂ©gradĂ©s, et, d’autre part, une violence institutionnelle cachĂ©e, un fonctionnement ordinaire qui ne satisfait finalement Ă  aucune des trois fonctions d’instruction, d’éducation et de formation. Ces manifestations de violences prennent le plus souvent un caractère individuel ou ne mobilisent que de petits groupes, pour des incendies de locaux scolaires par exemple, ou, plus rarement, peuvent mobiliser des masses importantes, comme dans les manifestations lycĂ©ennes de 1986 et 1990. (17)

Ainsi, vouloir résoudre la question de la violence à l’école oblige à s’attaquer simultanément à ces deux ordres de causes (externes et internes à l’institution), à agir ensemble dans l’école pour en modifier la logique d’exclusion, et dans le cadre de vie, où sévit aussi, sous d’autres formes, la même logique d’exclusion.

Les causes extérieures de la violence.

Les rĂ©ponses possibles aux causes extĂ©rieures Ă  l’école sont maintenant connues, ce qui malheureusement ne veut pas dire qu’elles sont mises en Ĺ“uvre, Ă©tant donnĂ©s les coĂ»ts et les difficultĂ©s considĂ©rables Ă  surmonter. Elles tiennent en trois mots : emploi, ville, citoyennetĂ©.

Le chĂ´mage.

On sait le poids du chĂ´mage dans les dĂ©gradations multiformes de la vie familiale et sociale : comment un enfant pourrait-il s’identifier Ă  un père ou des grands frères constamment au chĂ´mage ou rĂ©duits aux emplois prĂ©caires ? La dĂ©structuration des liens familiaux est parfois extrĂŞmement profonde, d’autant que les mĂ©dias ne cessent d’entretenir l’image de l’argent facile, que les informations sur les corruptions se multiplient, que la publicitĂ© dĂ©ploie son discours et ses tentations. Si certains enfants ou adolescents versent dans la dĂ©linquance, c’est bien en partie le rĂ©sultat de la perte de ces repères familiaux et de l’immoralitĂ© Ă©talĂ©e au grand jour de trop de " dĂ©cideurs " (18). Quelle diffĂ©rence entre la " morale " de tel spĂ©culateur, de tel prĂ©sident de club sportif, de tel Ă©lu corrompu, et celle du petit " caĂŻd " de banlieue faisant dans le bizness et les deals divers ? (19) Aucune, si ce n’est leur champ d’application ! Et les coĂ»ts sociaux engendrĂ©s par tel cabinet d’architectes qui, pour arracher le marchĂ©, construit en quelques jours – la fameuse " charrette " ! (20) â€“ des logements qu’il faudra rĂ©habiliter Ă  coup de milliards moins de vingt après, n’ont aucune commune mesure avec les dĂ©gâts provoquĂ©s par quelques gamins excitĂ©s qui jettent trois pierres dans une vitrine !

DĂ©veloppement de la formation en alternance, encouragements multiples Ă  la mobilitĂ©, emplois de proximitĂ©, soutien aux entreprises d’insertion Ă  vocation locale et de solidaritĂ© internationale, multiplication des rĂ©gies de quartier (21), rĂ©seaux de solidaritĂ© Ă©conomique, etc., les exemples foisonnent oĂą les victimes de la crise Ă©conomique actuelle se prennent en charge elles-mĂŞmes, redevenant acteurs de dĂ©veloppement. Les logiques de la " crise " ne constituent en rien une quelconque fatalitĂ©. Encore faut-il que ces efforts soient encouragĂ©s, ne se heurtent pas Ă  des " parcours du combattant " administratifs invraisemblables, oĂą les formalitĂ©s rebutent les meilleures volontĂ©s et oĂą il faut se battre de " bureaux " en " commissions ", parfois des annĂ©es, (22) pour obtenir trois sous de subventions !

La ville.

La rĂ©animation Ă©conomique ne suffit pas. La tâche est immense (et pas seulement dans les secteurs dĂ©gradĂ©s) pour recomposer une ville et des quartiers Ă  visage humain. Ce n’est pas le lieu de dessiner ici l’utopie urbaine de demain ; j’insiste seulement sur le point qui me paraĂ®t le plus important : l’essentiel, la clĂ© de toute recomposition urbaine ou rĂ©habilitation rĂ©ussie, rĂ©side dans la capacitĂ© des acteurs Ă  mobiliser les habitants autour de projets dĂ©battus, analysĂ©s en public, travaillĂ©s et retravaillĂ©s avec ceux qui vont en bĂ©nĂ©ficier – et qui vont les financer par leurs impĂ´ts ! La participation des habitants Ă  la transformation et la gestion de leur cadre de vie est le seul moyen pour qu’à long terme l’argent public ne soit pas gaspillĂ© et que l’on cesse de considĂ©rer l’habitat comme juxtaposition de " silos Ă  main d’œuvre ", verticaux ou horizontaux (23). Il y a lieu notamment de rĂ©flĂ©chir aux dangers de l’éloignement, constamment en aggravation, des lieux de rĂ©sidence et de travail, qui, Ă  cause des infrastructures de transport rendues ainsi nĂ©cessaires, dĂ©structure encore un peu plus le tissu urbain, et, Ă  cause du temps gaspillĂ©, fragilise encore un peu plus les liens familiaux (combien d’enfants Ă  la clĂ© autour du cou, dès l’école primaire ?) ; de mĂŞme il importerait de rĂ©flĂ©chir sĂ©rieusement Ă  la dĂ©figuration des proches campagnes de toutes les agglomĂ©rations d’une quelconque importance, par les implantations de " grandes surfaces " et commerces divers, dans le moment oĂą les commerces urbains de proximitĂ© et les marchĂ©s populaires disparaissent, disparition qui contribue Ă  rendre la ville invivable pour qui ne sacrifie pas au mythe de l’automobile ou n’en a pas les moyens.

La citoyenneté.

Mais la participation active des habitants Ă  la rĂ©habilitation de leur cadre de vie suppose aussi de considĂ©rables efforts de dĂ©veloppement civique. LĂ  aussi, les solutions foisonnent dont sont porteuses de multiples associations, Ă  l’égard desquelles les pouvoirs publics, les Ă©lus Ă  tous les Ă©chelons, les institutions et les services publics sont trop souvent mĂ©prisants. En rĂ©alitĂ©, on pourrait se demander si la perte de " l’esprit civique " ne touche pas bien plus certains Ă©lus et certains acteurs des administrations et institutions que les populations elles-mĂŞmes ! Les obstacles Ă  l’action associative sont tels, la plupart du temps, que l’essentiel des Ă©nergies bĂ©nĂ©voles se volatilise en dĂ©marches, procĂ©dures, soucis gestionnaires ou matĂ©riels, au dĂ©triment de l’action elle-mĂŞme, sans compter que le poids bureaucratique favorise la crĂ©ation artificielle d’associations " bidon ", sous la coupe de spĂ©cialistes des " commissions " ou de notables divers qui ne reprĂ©sentent qu’eux-mĂŞmes, destinĂ©es principalement au drainage des subventions dont l’utilisation ne fait l’objet d’aucun contrĂ´le sĂ©rieux.

La reconstruction de l’esprit civique, le dĂ©veloppement de la vie associative et culturelle, les occasions multipliĂ©es et sans cesse renouvelĂ©es de prises de responsabilitĂ© pour les jeunes, mĂŞme et surtout si elles dĂ©bouchent trop souvent sur des Ă©checs apparents Ă  cause du caractère inĂ©vitablement temporaire de " l’engagement " des jeunes dans les actions, sont des conditions bien connues et expĂ©rimentĂ©es pour enrayer dĂ©linquance et violences. Mais qu’on ne s’y trompe pas ! Si quelques jeunes, en se livrant Ă  quelques " rodĂ©os " ou en pillant un ou deux centres commerciaux, obtiennent en quelques jours les millions rĂ©clamĂ©s en vain depuis des annĂ©es par les militants associatifs, les Ă©lus ou les travailleurs sociaux, ne pas s’étonner de la suite ! Ni des effets pervers selon lesquels on pourrait commencer Ă  penser que " la violence paye " ! Focaliser les efforts publics uniquement sur les quartiers " chauds " aboutit Ă  nĂ©gliger ceux oĂą il ne se passe rien encore mais oĂą se prĂ©parent les explosions futures : c’est prĂ©cisĂ©ment lĂ  oĂą c’est " calme " qu’il faut prĂ©venir ! Pour prendre un exemple, j’ai, Ă  plusieurs reprises, organisĂ© dans mes classes de philosophie, de sĂ©ries techniques, des rencontres entre responsables policiers et mes Ă©lèves : c’est lorsqu’il n’y a justement pas urgence que les problèmes, malentendus et prĂ©jugĂ©s peuvent se dissiper ! Et ces rencontres, organisĂ©es " Ă  froid ", peuvent se multiplier aisĂ©ment dans les quartiers, entre policiers, magistrats, etc. et jeunes. La citoyennetĂ© ne tombe pas du ciel : elle se construit patiemment, continue Ă  se travailler dans tous les domaines de la vie sociale, et ce travail est un constant recommencement Ă  chaque gĂ©nĂ©ration.

Les causes internes de la violence.

Cependant, tous les efforts entrepris pour enrayer les causes externes de la violence Ă  l’école seront vains si l’école ne parvient pas elle-mĂŞme Ă  transformer sa propre logique de fonctionnement : il ne s’agit plus ici de violence Ă  l’école mais de violence de l’école.

Impossible dans le seul cadre de ce bref article de décrire à la fois les obstacles, dans le fonctionnement de l’école, à l’apprentissage de la citoyenneté et les solutions possibles pour répondre à cette exigence. Quelques éléments de réflexion cependant.

Ambiances...

Les violences graves sont rares Ă  l’école. Ce qui se dĂ©grade souvent est plutĂ´t de l’ordre d’un " climat " : bavardages incessants, agitations ou apathies, " oublis " de livres ou de cahiers, insolences et injures, hurlements dans les couloirs et les prĂ©aux, bousculades, absentĂ©isme, etc.. Dans certaines classes, bon nombre d’enseignants ont parfois l’impression de passer plus de temps Ă  Ă©tablir ou rĂ©tablir l’ordre qu’à enseigner... La vigilance la plus minutieuse Ă  l’égard de tous les signes, mĂŞme les plus anodins en apparence, de cette dĂ©gradation du climat de l’établissement est nĂ©cessaire : un " tableau de bord " hebdomadaire, ou mensuel, de tous les incidents selon leur nature et gravitĂ© peut ĂŞtre tenu et diffusĂ© systĂ©matiquement aux enseignants, dont la perception de ce qui se passe reste souvent très partielle, ainsi qu’à l’ensemble des acteurs de l’établissement sans oublier, surtout, les Ă©lèves dĂ©lĂ©guĂ©s de classe et les agents (qui sont souvent le personnel " aux premières loges " et qu’on " oublie " de consulter...). Ces efforts de luciditĂ© et d’information, de transparence, ont souvent un effet dĂ©cisif pour enrayer la montĂ©e des phĂ©nomènes d’agitation ou de violences.

On peut cependant aussi fournir l’effort nĂ©cessaire pour ne pas confondre les effets et les causes, pour chercher de quels dysfonctionnements de l’institution elle-mĂŞme ces phĂ©nomènes sont les symptĂ´mes. Et l’on sait bien que, si le traitement des symptĂ´mes est nĂ©cessaire au soulagement du " malade ", ce n’est que la rĂ©sorption des causes de la maladie qui permet de recouvrer rĂ©ellement la santĂ©. J’insiste donc ici sur les aspects ordinaires des fonctionnements institutionnels qui me paraissent, pour une vĂ©ritable Ă©ducation Ă  la citoyennetĂ©, les obstacles les plus importants.

Les rapports institutionnels.

L’éducation civique, au sens plein du terme, ne consiste pas seulement en " cours d’instruction civique ". Elle met en cause un certain type de rapports institutionnels entre l’enseignant et les Ă©lèves (quels que soient leurs âges) : la première règle que dĂ©couvre l’enfant en entrant en classe, c’est l’obĂ©issance. Et d’emblĂ©e, dès la première minute de classe, se pose alors la question essentielle : le citoyen n’est pas seulement celui qui obĂ©it Ă  la loi, c’est aussi celui qui la fait, avec les autres. Dès lors, il s’agit, non pas de faire de l’école (du collège, du lycĂ©e) un lieu " dĂ©mocratique " mais un lieu d’apprentissage de la dĂ©mocratie, ce qui n’est pas la mĂŞme chose... La difficultĂ© en effet est que, si les enfants sont bien dĂ©jĂ  sujets de droit, ils ne sont pas encore citoyens ; et que le dĂ©fi pĂ©dagogique consiste prĂ©cisĂ©ment dans cette tension constitutive de l’éducation entre le " dĂ©jĂ  " et le " pas encore "... On ne saurait devenir citoyen uniquement par la grâce de l’état civil. Or, si dans le quotidien de l’école seule l’obĂ©issance est exigĂ©e sans que soient dĂ©veloppĂ©es les capacitĂ©s Ă  faire la loi ensemble, alors l’apprentissage de la citoyennetĂ© est manquĂ©. Et il est vrai qu’on peut lĂ©gitimement s’interroger aujourd’hui sur le nombre d’adultes qui, citoyens de droit, se comportent effectivement en citoyens...

On a pris l’habitude de considĂ©rer, depuis Montesquieu, que les deux conditions de la dĂ©mocratie sont, d’une part, du cĂ´tĂ© de l’organisation de l’État, la distinction des pouvoirs lĂ©gislatifs, exĂ©cutifs et judiciaires, et, d’autre part, du cĂ´tĂ© du citoyen, la vertu. Enfin les principes fondamentaux du droit sont assez clairs : " Nul n’est au-dessus de la loi, nul ne peut se faire justice Ă  lui-mĂŞme, nul ne peut ĂŞtre juge et partie ", etc.. Or, le fonctionnement ordinaire de la classe contrevient, soit par abus vis-Ă -vis des règles en vigueur, soit du fait de l’application mĂŞme de ces règles, Ă  la plupart de ces principes fondamentaux.

En ce qui concerne prĂ©cisĂ©ment la violence dans la classe, quelles que soient ses formes, des plus anodines aux plus graves : le pouvoir de fixer les règles et de punir en cas de transgression appartient au mĂŞme individu, l’enseignant. Cette non-distinction des pouvoirs entraĂ®ne alors des dangers majeurs. Un des plus Ă©vidents, difficilement vĂ©cu par les enfants (" C’est pas juste ! "), est l’incohĂ©rence très frĂ©quente des règles et des sanctions, qui risque d’empĂŞcher chez les Ă©lèves la construction de la notion mĂŞme de loi : d’annĂ©es en annĂ©es (pour l’école primaire), d’heures en heures (dès la sixième), les règles de comportement imposĂ©es aux enfants risquent de varier en fonction de la personnalitĂ© ou du caractère (et mĂŞme de la simple " humeur " !) des enseignants, les uns tolĂ©rant ce que d’autres ne supportent pas, les uns exigeant sous menace de punitions ce Ă  quoi d’autres n’attachent aucune importance. Les exemples sont ici multiples (24) et bien connus des parents... Une deuxième incohĂ©rence très frĂ©quente consiste Ă  punir un comportement anodin (mâcher du chewing-gum, oublier d’enlever sa casquette, etc.) et Ă  fermer les yeux devant des comportements plus graves (moqueries Ă  l’égard de la " tĂŞte de turc ", injures, etc.). LĂ  aussi, les tĂ©moignages de mes Ă©lèves sont fort nombreux (25). Enfin, la confusion des pouvoirs dans la classe aboutit Ă  ancrer dans l’esprit des Ă©lèves – ce qui ne manque pas d’avoir des effets sur le comportement du futur citoyen â€“ l’idĂ©e que la loi, loin d’être la convention, l’inter/dit (ce que nous " disons entre " nous pour pouvoir vivre ensemble), n’est que la traduction du " caprice " de celui qui a le pouvoir (momentanĂ©ment...) d’imposer " sa " loi (" Qu’ils aillent faire ça ailleurs, mais pas chez moi ! ").

Ce qui risque alors d’avoir un triple effet :

1. pour la minoritĂ© des " bons Ă©lèves ", de ne motiver la " rĂ©ussite " scolaire que par la seule envie de " passer de l’autre cĂ´tĂ© du manche ", pour pouvoir Ă  son tour imposer ses volontĂ©s aux autres (ce qu’on appelle " l’ambition "...) ;

2. pour la minoritĂ© symĂ©trique de la première, les Ă©lèves en " Ă©chec ", d’induire des sentiments de rĂ©volte, des comportements de " fuite " (26) ou encore des actes violents dĂ©tournĂ©s vers les plus faibles et plus rarement contre l’institution elle-mĂŞme et ses acteurs, dans l’illusion de retourner, mĂŞme un bref instant (payĂ© cher ensuite...), le rapport ordinaire des forces ; et…

3. â€¦de laisser la masse intermĂ©diaire indiffĂ©rente aux responsabilitĂ©s collectives et aux questions civiques, masse apathique repliĂ©e dans des comportements individualistes et manipulable au grĂ© des forces multiples (mĂ©diatiques, publicitaires...) de sĂ©ductions irrationnelles, ou d’intĂ©rĂŞts corporatistes (en tant qu’égoĂŻsmes de groupes repliĂ©s sur les particularismes locaux, ethniques ou professionnels, et incapables d’accĂ©der Ă  la notion d’intĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ral, de rĂ©publique). (27)

La distinction des pouvoirs.

Certes, on peut penser que, au moins dans les premières annĂ©es d’école, cette distinction des pouvoirs est difficile, en tant que ces premières annĂ©es (l’école " maternelle ") prolongeraient la situation familiale. Mais, prĂ©cisĂ©ment, l’école n’est pas la famille, et les enfants y vont pour, entre autres choses, y apprendre qu’on peut vivre et travailler avec les autres, sans ĂŞtre obligĂ©s de les aimer... L’école est, pour l’enfant, la première " sociĂ©tĂ© " : il peut y apprendre ce que ni la famille ni les attaches culturelles et ethniques ne peuvent lui apporter du fait de la prĂ©gnance des liens affectifs identitaires. Ainsi, l’école ne peut jouer son rĂ´le d’initiation Ă  la citoyennetĂ© qu’à introduire progressivement cette distinction des diffĂ©rents pouvoirs par laquelle se dĂ©finit institutionnellement la dĂ©mocratie. Si la rupture avec les modèles d’autoritĂ© familiale est tout Ă  fait nĂ©cessaire, elle ne peut cependant porter ses fruits qu’à la condition d’ouvrir le champ Ă  des pouvoirs nouveaux, que si l’interdiction des comportements " rĂ©gressifs " ouvre la voie des investissements culturels, conditions de la libertĂ© civique.

La non-sĂ©paration des pouvoirs a aussi comme effets pervers d’empĂŞcher les Ă©lèves de comprendre le sens de la punition en cas de transgression des règles. C’est aussi un des principes fondamentaux du droit : toute infraction entraĂ®ne punition et rĂ©paration. Ă€ condition que cette punition soit bien perçue comme l’effet lĂ©gal d’un comportement illĂ©gal. Ce qui suppose que celui qui prononce le jugement et fixe la punition ne soit pas impliquĂ©, mĂŞme indirectement, dans l’affaire. Sinon la punition ne peut apparaĂ®tre, mĂŞme si elle est " objectivement " juste, que comme la vengeance de celui dont l’autoritĂ© a Ă©tĂ© momentanĂ©ment bafouĂ©e. Ce qui risque alors d’enclencher les spirales interminables des provocations et de la rĂ©pression, principalement si on a affaire Ă  des populations " difficiles ", pour lesquelles ce " jeu " avec la loi – et l’adulte ! â€“ constitue l’essentiel du sentiment d’exister.

Et, bien sĂ»r, cette spirale de la violence risque d’être d’autant plus difficile Ă  enrayer que les Ă©ducateurs, trop souvent, ne se privent pas d’enfreindre eux-mĂŞmes des règles dont ils sont pourtant les gardiens symboliques. L’exemple le plus flagrant Ă©tant celui de la persistance, plus d’un siècle après leur interdiction (28), des châtiments corporels : les enquĂŞtes rĂ©centes (et les tĂ©moignages de mes Ă©lèves, qui sont tous nĂ©s après Mai 68...) montrent que, s’ils ont tout de mĂŞme diminuĂ© en quantitĂ© et en gravitĂ©, ils demeurent encore, dans la pratique d’une forte minoritĂ© d’enseignants, un moyen " normal " de maintien de l’ordre (29). Et on ne peut s’empĂŞcher de constater que des gĂ©nĂ©rations entières successives ont Ă©tĂ© " Ă©duquĂ©es ", depuis l’interdiction des punitions corporelles, hors la loi : tout le monde se souvient des cĂ©lèbres coups de règle sur les doigts ! Pourquoi s’étonner des rĂ©sultats ?

Le citoyen obĂ©it Ă  la loi et non au " supĂ©rieur " : lorsque j’obĂ©is, je n’obĂ©is pas Ă  un individu qui aurait pouvoir sur moi, mais j’obĂ©is Ă  la loi dont il est, par dĂ©lĂ©gation et momentanĂ©ment, porteur, parce que cette obĂ©issance Ă  la loi garantit ma libertĂ©. C’est cela que l’enfant a Ă  dĂ©couvrir progressivement Ă  l’école et qu’il ne peut dĂ©couvrir dans sa famille. Tous ceux (comme je l’ai fait pendant longtemps lorsque j’étais professeur en École Normale d’instituteurs) qui ont travaillĂ© dans des classes coopĂ©ratives, techniques Freinet, pĂ©dagogie institution-nelle (30), savent que cette Ă©ducation civique n’est pas de l’ordre de l’utopie : des classes, des Ă©tablissements entiers existent (31), oĂą les Ă©lèves apprennent, jour après jour, Ă  organiser le temps, l’espace, les activitĂ©s, apprennent le maniement des outils matĂ©riels, culturels et institutionnels de leur libertĂ©, apprennent Ă  rĂ©gler les conflits par la parole et non les coups, Ă  faire la loi ensemble et Ă  la respecter.

Ce qui est fondamental, dans ces classes et Ă©coles, porte sur les dispositifs de mĂ©diation : l’exigence dĂ©mocratique de distinction des pouvoirs introduit le " tiers " dans la relation en Ă©vitant le face-Ă -face des relations duelles et leurs pièges affectifs ou violents (et parfois les deux en mĂŞme temps !) ; la mĂ©diation, technique et institutionnelle, Ă©vite le très banal : " C’est moi ou c’est eux ! ", puisque, prĂ©cisĂ©ment, il ne peut y avoir Ă©ducation que lorsque ce " ou " exclusif perd son sens, lorsque le principe devient : " C’est eux et moi, Ă  propos de... " (ici, placer n’importe quelle tâche et activitĂ© scolaire et culturelle).

La question de l’évaluation.

Les effets pervers de la non-distinction des pouvoirs ne portent pas seulement sur la question de la discipline, au sens de " maintien de l’ordre ", mais aussi sur celle des disciplines, au sens de l’acquisition des savoirs (l’utilisation, dans la langue française, de ce mĂŞme mot est d’ailleurs très significative...). Ici aussi, le pouvoir de juger des rĂ©sultats de l’enseignement appartient Ă  l’enseignant lui-mĂŞme : c’est le mĂŞme individu qui instruit et qui note les rĂ©sultats de cette instruction. Les effets de cette confusion institutionnelle des rĂ´les d’" entraĂ®neur " et de " juge " (pour utiliser la mĂ©taphore sportive) sont incalculables et imprègnent la totalitĂ© ou presque du quotidien de la classe, notamment les structures de la communication (32). Comment en effet l’élève pourrait-il exprimer ses ignorances, avouer ses manques, si ces " aveux " risquent de lui attirer des remarques dĂ©sagrĂ©ables et d’influer sur les notes et " apprĂ©ciations " portĂ©es sur les bulletins, lesquels influent sur les dĂ©cisions de passage d’une classe Ă  l’autre, sur les commissions d’admission et les jurys d’examen ? Or, il ne peut y avoir d’enseignement efficace qu’à la condition que l’élève puisse exprimer ses ignorances, ses incomprĂ©hensions, ses reprĂ©sentations mentales fausses, ses prĂ©jugĂ©s, en toute sĂ©curitĂ©. Mais si la moindre note du moindre exercice est utilisĂ©e dans les mĂ©canismes gĂ©nĂ©raux de l’évaluation (la fameuse " moyenne " !), donc de l’orientation, la recherche de la vĂ©ritĂ© est remplacĂ©e par celle de la conformitĂ© : " Qu’est-ce que je vais bien pouvoir mettre sur cette copie, qui va " faire bien " ? " Tout se passe Ă  l’école comme si le " droit Ă  l’erreur " y Ă©tait interdit : ce qui est très prĂ©cisĂ©ment contraire Ă  la dĂ©finition mĂŞme de l’École ! (33)

L’échec scolaire...

...n’explique pas, Ă  lui seul, l’apparition de la violence Ă  l’école : c’est une conjonction de facteurs qui peut la provoquer. Mais, par rapport Ă  un environnement dĂ©favorable (brièvement esquissĂ© ci-dessus), l’école reprĂ©sente souvent le seul lieu oĂą les enfants peuvent apprendre que des relations humaines, structurĂ©es par un " contrat social ", sont tout de mĂŞme possibles. D’oĂą l’importance extrĂŞme, mĂŞme si tout le monde ne rĂ©ussit pas en maths ou dans n’importe quelle autre discipline, que les structures institutionnelles de l’école soient conformes aux principes Ă©lĂ©mentaires du droit. Sinon, la " rĂ©ussite " n’est que le dĂ©guisement d’ambitions immorales, et l’échec renforce les sentiments de rejet (la " sĂ©lection "...), qui peuvent alors engendrer des violences, dirigĂ©es vers autrui ou retournĂ©es contre soi-mĂŞme (34), notamment Ă  l’adolescence.

En effet, acquĂ©rir des savoirs et des savoir-faire n’a de sens qu’à ouvrir Ă  des pouvoirs nouveaux : j'obĂ©is aux contraintes techniques et psychologiques du langage, parlĂ© et Ă©crit, parce que ces contraintes ouvrent l’immense champ de la libertĂ© d’expression, de la communication et du dialogue. Il en va de mĂŞme pour l’ensemble des savoirs et de la culture. Encore faut-il que les conditions scolaires d’apprentissage permettent Ă  l’élève d’apprendre Ă  exercer ses pouvoirs dans le prĂ©sent mĂŞme de l’institution scolaire. Or, si un Ă©lève majeur n’a pas plus de pouvoirs sur le quotidien scolaire qu’un enfant de maternelle, ce sont toutes les sources de la " motivation " qui s’en trouvent progressivement taries. Au lieu d’augmenter le champ des pouvoirs et des libertĂ©s, de permettre la dĂ©couverte de l’immense variĂ©tĂ© des savoirs et des cultures, l’école, aujourd’hui, impose trop souvent des renoncements mutilants de la personnalitĂ©. Ă€ chaque Ă©tape des " orientations ", il faut renoncer Ă  une part des potentialitĂ©s de dĂ©veloppement culturel : privation des dimensions de la culture technique pour les " bons Ă©lèves " ou moyens, orientĂ©s en Ă©tudes longues ; privation de la dimension artistique et littĂ©raire pour les futurs " forçats " des mathĂ©matiques et des classes prĂ©paratoires ; privation des exigences et informations scientifiques nĂ©cessaires au citoyen d’aujourd’hui, pour les " relĂ©guĂ©s " littĂ©raires ou ceux qui se retrouvent engagĂ©s dans des filières professionnelles dĂ©valorisĂ©es.

Dès lors, que ces renoncements soient conscients ou non, les jeunes ne peuvent pas ne pas chercher Ă  " compenser " cette absence de pouvoirs rĂ©els en " jouant " dans les interstices que laisse encore libres le fonctionnement des institutions familiales, scolaires, mĂ©dicales, voire judiciaires... Et dans ces " jeux ", oĂą le sujet cherche Ă  Ă©prouver, Ă  la manière d’une auto-initiation (35), ses propres limites, la violence, comme frĂ´lement initiatique de la mort, est parfois prĂ©sente. L’affrontement Ă  la loi risque de devenir quelles que soient les formes qu’il peut prendre, le seul moyen de se prouver qu’il reste encore une marge de libertĂ©...

La rĂ©ponse est donc pĂ©dagogique et institutionnelle (36) : fondamentalement, il s’agit d’organiser la classe et l’établissement comme lieu oĂą on peut apprendre progressivement Ă  articuler sa libertĂ© avec celle des autres. Utopie ? Pas du tout. Des milliers d’enseignants le font tous les jours, (37) et depuis longtemps. Ils ne sont cependant qu’une minoritĂ©... Les rĂ©flexions et innovations pĂ©dagogiques se limitent trop souvent encore Ă  des questions d’ordre technique (didactique), par exemple sur les " techniques " d’apprentissage de la lecture, ou sur les mathĂ©matiques dites " modernes ". Or la question prĂ©alable est bien celle du sens, celle du dĂ©sir. Et si le dĂ©sir humain ne trouve pas Ă  investir ses Ă©nergies dans la culture, c’est la violence qui s’installe. Double mission alors pour l’éducateur : que l’école devienne lieu de connaissance et de reconnaissance.

Les enjeux.

La question de la violence Ă  l’école pose donc, de manière parfois aiguĂ«, celle de la citoyennetĂ©. Montesquieu expliquait que, outre la distinction des pouvoirs, la dĂ©mocratie supposait la vertu en chaque citoyen. L’école peut-elle ĂŞtre lieu d’apprentissage de la vertu ? Et en quoi consiste-t-elle ? Il ne s’agit pas de " morale " ici, au sens habituel du terme, sinon cette question serait plutĂ´t du ressort de la famille. La vertu civique suppose que chaque citoyen dĂ©cide librement de consentir Ă  la libertĂ© de l’autre, de respecter quelques principes fondateurs, qui ne peuvent prĂ©cisĂ©ment pas se discuter " dĂ©mocratiquement " puisqu’ils sont prĂ©cisĂ©ment ce par quoi une " discussion " dĂ©mocratique devient possible. Et le principe sans doute le plus fondamental Ă  cet Ă©gard rĂ©side justement dans l’interdit de la violence. Sous toutes ses formes : physiques, bien sĂ»r, mais aussi psychologiques, sociologiques, Ă©conomiques et institutionnelles.

Les Ă©lèves que nous avons actuellement dans nos classes auront sans doute Ă  s’affronter et Ă  tenter de rĂ©soudre des questions sans prĂ©cĂ©dent dans l’histoire de l’humanitĂ© : nous savons bien dĂ©sormais que le triple dĂ©fi des croissances industrielles, urbaines et dĂ©mographiques met en pĂ©ril la survie mĂŞme de l’espèce humaine (38). Les palĂ©ontologues et les biologistes nous expliquent que la durĂ©e de vie moyenne d’une espèce mammifère est d’environ sept millions d’annĂ©es. L’espèce humaine en est Ă  trois millions et demi, semble-t-il... Voulons-nous continuer ? Ce sont nos enfants qui auront Ă  en dĂ©cider. L’éducation civique aujourd’hui consiste Ă  permettre Ă  tous, quels que soient la place sociale, les savoirs, les compĂ©tences, la culture de chacun, de participer Ă  cette dĂ©cision, de s’armer pour affronter ces dĂ©fis majeurs et universels.

Bernard Defrance.

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(1) La vie quotidienne dans les Lycées et Collèges au XIXe siècle, Hachette, 1968, p. 104-106.

(2) Gallimard, coll. Folio, p. 256-258.

(3) François Ploux, " Rixes intervillageoises en Quercy (1815-1850) ", dans Ethnologie Française, 1991, n° 3.

(4) En 1832, c’est ainsi que meurt, tué en duel à vingt ans, Évariste Galois, qui avait cependant eu le temps de bouleverser par ses travaux tout l’édifice des mathématiques (duel au pistolet).

(5) Jean-Claude Chesnais, Histoire de la violence, Laffont, 1981.

(6) Michel Foucault, Surveiller et punir, naissance de la prison, Gallimard, 1975.

(7) Jacques Donzelot, La police des familles, Minuit, 1977 ; Philippe Meyer, L’enfant et la raison d’État, Le Seuil, 1977.

(8) UNICEF, rapport 1993, Le Monde, 28 septembre 1993.

(9) Jean-Michel LĂ©on, Violence et dĂ©viance chez les jeunes : problèmes de l’école, problèmes de la citĂ©, rapport au ministre de l’Éducation Nationale, dactylographiĂ©, 1984.

(10) " Les Français et l’École ", Le Monde de l’Éducation, octobre 1993, p. 46.

(11) Pour prendre un exemple, les effectifs des lycĂ©es (qui commençaient Ă  la classe de sixième, et mĂŞme dès la " 11ème " – l’actuel cours prĂ©paratoire – dans le cadre des " petits lycĂ©es " oĂą allaient les enfants de la bourgeoisie, ce qui leur Ă©vitait les promiscuitĂ©s de la communale…) ne varient pratiquement pas de 1880 Ă  1939 ; on sait ce qu’il en a Ă©tĂ© depuis la LibĂ©ration ; voir Antoine Prost, L’Enseignement en France, 1800-1967, Armand Colin, 1968.

(12) " Ă€ l’école : l’intĂ©gration ", Cahiers PĂ©dagogiques, n° 296, septembre 1991.

(13) Antoine Garapon, " Faut-il dĂ©dramatiser l’adolescence ? ", Lieux de l’Enfance, n° 5, mars 1986.

(14) François Dubet, Les LycĂ©ens, Le Seuil, 1991.

(15) Par le jeu de l’anciennetĂ© et des barèmes.

(16) Les mouvements pĂ©dagogiques ont notamment une longue expĂ©rience de l’éducation Ă  la coopĂ©ration (Office Central de la CoopĂ©ration Ă  l’École, Institut CoopĂ©ratif de l’École Moderne, etc.).

(17) Le paradoxe Ă©tant d’ailleurs, pour les manifestations de 1990, qu’elles se sont dĂ©clenchĂ©es en protestation contre un sentiment d’insĂ©curitĂ© croissant suite Ă  quelques faits divers violents ; voir " Violences Ă  l’École ", Cahiers PĂ©dagogiques, n° 287, octobre 1990.

(18) Quand un maire dĂ©cide dĂ©libĂ©rĂ©ment d’enfreindre la loi en " interdisant " d’école des enfants d’origine Ă©trangère, comment peut-on croire que ces enfants puissent accĂ©der Ă  la notion mĂŞme de loi ? Voir La violence Ă  l’école, Syros, 1992, p. 38-40.

(19) Anne Giudicelli, La Caillera, Jacques Bertoin, 1991.

(20) Voir le texte de Paul Virilio, " La charrette des condamnĂ©s Ă  vivre ", Alternatives non-violentes, n° 38, septembre 1980, reproduit dans La violence Ă  l’école, op. cit., p. 38-40.

(21) Le principe des rĂ©gies de quartier est de permettre aux habitants eux-mĂŞmes de prendre en charge l’entretien et les rĂ©parations courantes de leurs immeubles et ainsi, notamment, de crĂ©er des emplois sur place pour bon nombre de jeunes chĂ´meurs.

(22) Plus de 600 jours de dĂ©marches pour obtenir un subvention de fonctionnement Ă  un rĂ©seau d’entraide scolaire Ă  la citĂ© des Bosquets Ă  Montfermeil !

(23) Les lotissements de prĂ©fabriquĂ©s horizontaux, sans Ă©quipements sociaux, envahissent les communes rurales des environs des grandes agglomĂ©rations, augmentent considĂ©rablement les temps de transport, provoquent des situations de surendettement, sans parler des frĂ©quents problèmes de malfaçons, en donnant l’illusion d’accĂ©der au " rĂŞve " de la maison individuelle, pour Ă©chapper aux HLM des proches banlieues.

(24) Bernard Douet, Discipline et punitions Ă  l’école, PUF, 1987.

(25) Sanctions et discipline Ă  l’école, Syros, 1993.

(26) Au sens que donne Ă  ce mot Henri Laborit, dans La nouvelle grille, Robert Laffont, 1974.

(27) Le corporatisme professionnel est certainement Ă  cet Ă©gard, en France, un des obstacles majeurs Ă  la dĂ©mocratie ; on sait, par exemple, le poids considĂ©rable des " maffias " d’anciens Ă©lèves de grandes Ă©coles dans l’organisation administrative de l’État et la rĂ©partition des responsabilitĂ©s politiques et Ă©conomiques.

(28) ArrĂŞtĂ© du 18 janvier 1887.

(29) Voir Bernard Douet, op. cit.

(30) Voir bibliographie des ouvrages publiĂ©s par les praticiens de la pĂ©dagogie institutionnelle dans La violence Ă  l’école, op. cit., p. 129, note 40.

(31) Par exemple, l’école qui a fait l’objet d’un bref mais remarquable reportage diffusĂ© au cours de l’émission " Bas les masques ", de Mireille Dumas, sur France 2, le mardi 28 septembre 1993.

(32) " Tout ce que tu diras pourra ĂŞtre retenu contre toi : c’est une des choses qu’on apprend Ă  l’école. Lorsqu’on dit qu’un juge instruit une affaire, on fait comme si dans cette acception le terme n’avait aucun rapport avec l’instruction publique. Et si le maĂ®tre Ă©tait, Ă  sa manière, un juge d’instruction ? ", Philippe Perrenoud, MĂ©tier d’élève et sens du travail scolaire, ESF, 1994, p.151 ; c’est l’auteur qui souligne.

(33) C’est prĂ©cisĂ©ment le " droit Ă  l’erreur " qui constitue la diffĂ©rence essentielle entre l’école et le monde du travail : l’enfant et l’adolescent s’y trouvent protĂ©gĂ©s des exigences de " productivitĂ© " en vigueur dans la vie professionnelle ; et c’est ce qui rend problĂ©matique l’extension de l’apprentissage - pour lutter contre le chĂ´mage des jeunes – parce qu’il suppose une articulation très prĂ©cise des diffĂ©rences d’exigence entre les Ă©tablissements scolaires et les entreprises, qui auront alors Ă  transformer considĂ©rablement leurs modes d’approche respectifs de la question, si l’on souhaite que la formation en " alternance " porte tous ses fruits ; voir Cahiers PĂ©dagogiques, " Ă‰cole et entreprise ", n° 250, janvier 1987, et " L’alternance : quelle pĂ©dagogie ? ", n° 260, janvier 1988, et aussi : Les parents, les profs et l’école, Syros, 1990, p. 109-116.

(34) Anne Tursz, Yves Souteyrand et Rachid Salmi, Adolescence et risques, Syros, 1993.

(35) David Le Breton, Passions du risque, MĂ©taillĂ©, 1991 ; Patrick Baudry, Le corps extrĂŞme, approches sociologiques des conduites Ă  risques, L’Harmattan, 1991 ; voir aussi, sur une forme particulière de ces simulacres d’initiation, les bizutages, la revue Panoramiques, n° 6, 1992, p. 172-180 et 190-194, notamment.

(36) Jacques Pain, Écoles : violence ou pĂ©dagogie ?, Matrice, 1992.

(37) Voir par exemple le reportage de Nathalie Gillot : " Cette classe oĂą les Ă©lèves font la loi ", dans le cours prĂ©paratoire de Marie-HĂ©lène Imbert Ă  l’école Victor-Hugo de la citĂ© des Bosquets Ă  Montfermeil (ce n’est pas n’importe où…), France-Soir, 13 mai 1993.

(38) Michel Serres, Le contrat naturel, François Bourrin, 1990, et Le tiers-instruit, François Bourrin, 1991.


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