Bernard Defrance,
professeur de
philosophie,
lycée Maurice Utrillo,
Stains.
La classe, au quotidien.
Les témoignages d’élèves de terminales techniques, dont on trouvera
la transcription ci-après (1), ont été enregistrés dans mes classes du
lycée La Fayette à Champagne-sur-Seine en 1985, et ont fait l’objet de trois
émissions de huit minutes chacune diffusées sur France-Culture les 3, 10 et 17
avril 1985 dans le cadre des Ă©missions du Centre National de Documentation
PĂ©dagogique. Ces trois fois huit minutes ont Ă©tĂ© extraites et montĂ©es Ă
partir de cinq heures d’enregistrement, les élèves ayant pu contrôler avant la
diffusion que leurs propos n’avaient pas été déformés au montage.
C’est une des dimensions fondamentales du travail philosophique que
je tente de conduire avec mes élèves qui se trouve ici révélée : tenter de
comprendre sa propre situation pour, si possible, essayer de ne plus se
contenter de la subir. Qu’est-ce en effet qu’un travail philosophique s’il
n’est pas d’abord interrogation sur le sens de ce que l’on fait ?
Et le " faire " des élèves est bien leur travail scolaire.
" Qu’est-ce que vous faites là ? " : c’est la
première question que je pose à mes élèves au début de l’année
scolaire (2). Et ce sera aussi la dernière question, celle qui court,
souvent invisible, Ă travers les vicissitudes des apprentissages (la
dissertation du bac !), des lectures de textes, des Ă©critures originales,
banales ou " délirantes " (le délire
philosophique !), des débats mornes ou serrés, des " règlements
de comptes " (verbaux !), des enjeux scolaires ou vitaux, qui
les feront fuir et revenir, s’inquiéter ou s’endormir, travailler (comme
on dit que le bois travaille), qui se posera encore lorsque nous nous
quitterons, ayant appris, peut-être, qu’elle n’a pas de réponse autre
que celle qu’on peut décider ou non de lui donner, désormais, peut-être,
aguerris, si peu que ce soit, à supporter l’inachèvement inévitable de toute
quĂŞte de sens.
Les auditeurs pourront aussi bien sûr s’interroger sur ce qui rend
possibles de tels Ă©changes, en classe. Sur ce qui rend possible que,
devant ses camarades, Franck Deschamps (3) ose dire : " Je me sens nul...". Sur
ce qui rend possible que Brahim Siraï, marocain arrivé en France à l’âge de
sept ans sans connaître un mot de français (4), parle de la manière dont
il le fait. Sur ce qui donne Ă Gilles Baulard (5) cette intelligence si
fine des rapports de pouvoir dans la classe et l’atelier et qui lui permet de
dévoiler ses " ruses " à un professeur qu’il voussoie et
tutoie alternativement...
Mais, plus encore, ce que rĂ©vèlent ici les Ă©lèves est la difficultĂ© Ă
se construire soi-même, comme personne et comme citoyen. Qu’en
est-il, en effet, des caractéristiques institutionnelles, voire
juridiques (et pas seulement psychologiques), des relations entre professeurs
et élèves ? Comment construire le rapport au savoir quand la recherche de
la vérité se trouve réduite à celle de la conformité ? Comment construire
le rapport à la loi quand celle-ci se réduit aux règles, parfois
contradictoires entre elles, imposées par les enseignants ?
Aucune fatalité, cependant, ici : puisque ces élèves sont lucides et
peuvent verbaliser, analyser les situations dans lesquelles ils sont pris, et
dès lors peuvent commencer à s’en déprendre...
(1) La transcription de
ces émissions, l’introduction et les notes ont été réalisées pour les chefs
d’établissements participant à un stage national de formation au centre
Condorcet Ă Paris, le 18 mai 1994, ainsi que pour les participants Ă
l’Université d’Été de la Police Nationale, à Marseille, le 31 août 1994. Ces
enregistrements sont également utilisés lors d’interventions au Centre National
de formation pédagogique des Maisons Familiales Rurales à Chaingy (45) depuis
1989, et dans divers stages Mafpen. Cette transcription a été reprise dans La
planète lycéenne, éditions Syros, 1996, avec des commentaires
supplémentaires. La cassette audio est disponible, sous réserve de me fournir
une cassette vierge, d’assurer les frais de port et de s’engager à me rédiger
un compte-rendu de la (ou des) séance(s) où elle sera utilisée, ou bien de m’en
rédiger un commentaire (même bref !).
Note de mai 2000 : j’espère
pouvoir bientôt fournir sur Internet la possibilité d’entendre les
enregistrements eux-mĂŞmes.
(2) Cf. Le Plaisir
d’enseigner, éd. Quai Voltaire, 1992, p.22-47.
(3) Aujourd’hui
architecte.
(4) Aujourd’hui
naturalisĂ© français, professeur agrĂ©gĂ© d’électrotechnique après son succès Ă
l’ENSET.
(5) Aujourd’hui
ingénieur.
______________________________________________________________________________
1ère émission
" Vivre au lieu de
suivre... "
Les trois élèves qui s’expriment ici, Franck Deschamps, Frank Mahieu
et Frédéric Doucet, faisaient partie d’un groupe d’une quinzaine d’élèves de la
classe de terminale F1 (Fabrication mécanique) de l’année 1984-85, qui venaient
régulièrement participer à l’heure de Français optionnel destinée à ceux qui se
préparaient à repasser l’épreuve de Français du baccalauréat. En réalité, aucun
d’entre eux n’avait l’intention de repasser cette épreuve, et, comme ils
n’avaient pas encore, à cette époque, de philosophie à leur programme de
terminale, nous faisions de la philosophie... Lors de l’entretien, ils sont
tous présents et tous ont parlé. Si l’on en n’entend que trois, c’est par suite
des choix au montage (cette remarque vaut Ă©galement pour les deux autres
émissions). Ces huit minutes sont tirées d’une heure d’enregistrement (1).
J’ajoute quelques notes destinĂ©es Ă donner un Ă©clairage sur le contexte ou Ă
souligner quelques pistes de réflexion possibles. Ces notes sont en fin de
chaque Ă©mission.
Bernard
Defrance : Alors, la vie quotidienne au lycée ? Qu’est-ce que vous en
pensez ?
Franck
Deschamps : Très dur, très... enfin, c’est la vie. Savoir pourquoi on fait
ça (2). On se demande souvent, c’est... Sinon on peut travailler bêtement,
et accumuler des tensions (3), qui se rejettent après dans
l’internat (4) ou dans les réfectoires ou pendant les récréations, ou même
pendant les cours contre les profs. Faire des choses qu’on a n’a pas envie de
faire (5), ça crée des tensions, avec soi-même, on n’est pas d’accord avec
soi-mĂŞme, et on le fait comprendre aux autres, mĂŞme sans le savoir (6)
qu’on n’est pas d’accord avec soi-même... Et après ça fait un report, je ne
sais pas, je ne peux pas expliquer ça moi, je ne suis pas...
Frank
Mahieu : Pour ma part, j’ai constaté que la classe, le milieu scolaire créent
une situation de surrenchérissement constant, et qu’on est tout le temps en
train d’essayer d’être meilleur que l’autre, et c’est une compétition
constante, Ă©nervante, fatigante, et moi, je suis externe, et quand je rentre
chez moi, je m’aperçois que mes parents sont calmes et que moi je suis
complètement excité par la journée, et qu’ils n’arrivent pas à me suivre, et
ils me demandent de me calmer, parce qu’avec eux j’ai pas à essayer d’être
important. Il y a une espèce de... j’appellerais pas ça une psychose mais une maladie...
une maladie qui veut que, quand on parle, en groupe, avec des camarades, on est
tout le temps en train de vouloir ĂŞtre le centre de la discussion (7),
mĂŞme si dans la vie je dirais extrascolaire on est tout Ă fait anodin et pas
égocentrique du tout. Donc ça crée des tensions, et un climat tout à fait
énervant, et qui ne correspond pas du tout aux études, ça peut pas... ça peut
pas coller en somme (8).
B.D.
: Tu veux dire que dans ta famille tu n’es pas obligé de jouer un rôle, et
ici, tu es constamment obligé de jouer un rôle ? (9)
F.M.
: Oui.
B.D.
: Pourquoi ?
F.M.
: C’est une façade... C’est le côté " moi je suis le plus beau, moi
je suis le plus fort " qui ressort, il est obligé de ressortir même
si on se bagarre (10)... À un moment ou à un autre on va, soit mentir,
soit exagérer un fait, pour être le centre de la discussion ou le... celui qui
a fait ça (11). Et ça, c’est tout le temps sur le qui-vive à chercher même
les fautes des autres pour pouvoir les rabaisser et donc monter de niveau, et
c’est assez énervant et fatigant.
F.De.
: En F1, on est assez vite classé. C’est une classe de (12)... de manuels,
de... de gros... enfin de gros durs, ça se vérifie cette année d’ailleurs,
c’est marrant, moi je ne voulais absolument pas ça (13), quand je suis
allé en F1, on m’a dit: attention... c’est le truc où il fallait pas aller,
quoi ! C’est quelque chose... le plus bas qu’il puisse y avoir à La
Fayette ! (14) C’est toujours le même problème, il y a des gens qui
ne savent pas pourquoi ils sont lĂ , mais qui viennent quand mĂŞme, d’ailleurs Ă
mon avis mĂŞme moi je ne sais pas pourquoi je viens lĂ (15), seulement il
faudrait que les gens qui viennent et qui savent pas pourquoi ils sont lĂ ,
qu’ils comprennent que, à la limite, il vaudrait mieux pas qu’ils viennent que
de gĂŞner les autres.
Frédéric
Doucet : Ce que j’ai à dire, c’est à peu près la même chose que Franck,
c’est-à -dire que, il y a cette sélection, cette compétition, et on a... en
terminale, le but, c’est quand même le bac, donc, ce qui fait que c’est un peu
la course aux bonnes notes (16), et donc comme on a, c’est vrai qu’on a un
emploi du temps chargé (17), en fait on profite pas tellement de la vie
qu’il pourrait y avoir à l’intérieur du bahut, quoi, parce que, bon, on pourrait
faire des choses très intéressantes et on n’a pas toujours le temps de le
faire, si on voulait vraiment faire tout notre travail scolaire, on y serait
tous les soirs, quoi... On n’arrêterait pas souvent, donc il faut... ou alors
il faudrait faire des sacrifices, c’est ce qu’on fait de temps en temps, des
fois, bon, on n’a pas envie de bosser, alors on bosse pas, quoi, mais disons
qu’on pourrait profiter de la vie un petit peu plus, quoi, disons vivre au lieu
de suivre. Enfin moi c’est mon impression, j’ai l’impression de suivre le flot
de tous les élèves, c’est ça... (18)
B.D.
: Est-ce qu’il vous arrive de le dire cela, ce que vous venez de dire,
est-ce qu’il vous arrive de le dire à des profs ?
F.Do.
: Non (19).
B.D.
: Pas seulement entre vous, mais...
F.Do.
: Non, parce qu’on a des relations avec les profs qui sont des relations
profs-élèves et qui vont pas plus loin, quoi. C’est-à -dire les profs ont fini
leur cours, bon, ils s’en vont de leur côté, nous du nôtre, et on les revoit
pas après, quoi. (20)
B.D.
: Comment ça se passe avec les profs ? Comment tu les vois les
profs ?
F.De.
: Les profs ? Avec autant de problèmes que nous, hein (21)...
Peut-ĂŞtre plus mĂŞme, mais... Mais ils ont des atouts, des armes (22), dont
ils se servent des fois mal, mais ils ont plus d’armes que nous, ils peuvent
nous embêter... J’ai remarqué une chose, j’ai essayé d’être délégué deux, trois
fois dans ma scolarité, et une classe c’est extrêmement ingrat, ça vous
remercie pas, ça prend tout ce que ça peut, mais ça ne donne jamais
rien (23). Une classe c’est très fragile en fait, une ambiance de classe
pour que ça marche parfaitement bien, c’est pratiquement impossible, quoi, mais
on peut s’en approcher...
F.M.
: Mais dans une classe comme la TF1, et dans (24) les professeurs qu’on a, où
ce sont des matières assez techniques ou scientifiques, l’esprit de
compétitivité ou d’animosité entre classe et professeur est accru par la
difficulté de compréhension de la matière...
(...)
F.De.
: Si je cherche un but dans ma vie scolaire, c’est-à -dire que je cherche un but
aussi dans ma vie, et j’en trouve nulle part, alors ça fait très peur...
B.D.
: Ça fait très ?
F.De.
: Très peur !
B.D.
: Très peur... (25)
F.De.
: Enfin... ça fait pas peur, mais... je me sens nul, abstrait (26), je ne
sais pas ce que je fais, je me domine pas et... je fais quelque chose, pour
quoi ? pour qui ?... J’en sais rien, alors c’est... ça sort du
domaine scolaire, mais ça rentre aussi dans le domaine scolaire...
(1) Effectué par Robert
Tison, ingénieur du son au CNDP.
(2) " Pourquoi "
: il ne s’agit pas ici du " pourquoi " au sens de la cause
mais au sens du but, de la finalité, du sens justement ; " pour
- quoi ? " ; d’emblée, il s’agit de la question
philosophique la plus radicale : si le sens de ce que l’on fait échappe, les
tâches perdent alors tout intérêt, et les enseignants de se lamenter :
" Ils ne sont pas motivés...".
(3) " Tensions "
: j’étais fort surpris les premières années de mon travail au lycée La Fayette
de constater, dans le train entre Champagne-sur-Seine et Melun, entre 18 heures
et 18 heures 30, chez les nombreux élèves du lycée, du lycée professionnel
tertiaire (beaucoup de filles) ou du CFA de Montereau qui l’empruntaient, des
comportements qui me semblaient relever carrément de la psychiatrie !
Hurlements, fous-rires sans raison apparente, moqueries réciproques parfois
féroces, esquisses de " bagarres " ou brimades diverses
(empêcher l’un d’entre eux de descendre à sa station, en barbouiller un autre
au crayon marqueur, etc.), et aussi abattements apathiques complets... Voir,
sur ces mécanismes de compression-décompression, les travaux d’Henri Laborit
sur les origines de l’agressivité : le stress de la pression institutionnelle
provoque bien des violences ou des inhibitions ; Henri Laborit, La
nouvelle grille, Robert Laffont Ă©d., 1974.
(4) Le lycée La Fayette
est un lycée technique industriel : 800 élèves environ, dont près de 500
internes, une quinzaine de filles perdues au milieu des garçons...
(5) " Envie "
: encore une question radicale ici, celle du désir. Objection habituelle :
" Comment les élèves pourraient-ils désirer ce qu’ils ne
connaissent pas encore ? " Bien sûr... Mais comment connaître
sans désirer ? Question extraordinairement complexe. Cf. Françoise Dolto, Au
jeu du désir, éd. du Seuil, 1981, notamment la communication du 22 avril
1972 à la Société française de Philosophie, p. 268-328.
(6) " Sans
le savoir " : l’inconscient " parle " dans la
classe, mieux vaut le savoir et donc prendre quelques précautions ; cf.
Fernand Oury et Aïda Vasquez, Vers une pédagogie institutionnelle,
Maspéro éd., 1967, rééd. Matrice, 1992.
(7) Sur la question du
" centre " : position convoitée mais aussi dangereuse,
celle du pouvoir et aussi du " bouc Ă©missaire ",
celle, institutionnelle, du professeur, constamment sous le regard de vingt Ă
trente ou quarante " autres " ; noter aussi comment
les mécanismes de la compétition scolaire sont les mêmes que ceux de la
" frime " et engendrent donc les exclusions sous toutes
leurs formes, avec les compensations, les rééquilibrages, les rivalités, les
jeux claniques du mépris... Françoise Dolto : " La réussite
scolaire est un signe majeur de névrose... ", préface à Maud
Mannoni, Le premier rendez-vous avec le psychanalyste, Denoël-Gonthier
éd., 1965 ; voir aussi René Girard, La violence et le sacré,
Grasset Ă©d., 1972.
(8) Frank indique bien
ici une des causes majeures de ce qu’on appelle " la fatigue
scolaire " : cf. Jean Oury, " Le problème de la fatigue en
milieu scolaire ", dans Psychiatrie et psychothérapie institutionnelle,
Payot Ă©d., 1976, p. 117-144.
(9) " Jouer
un rôle ", sauf, précisément, après un certain travail sur soi
difficile, en classe de philosophie, où l’on peut commencer à apprendre à se
défaire des attitudes instituées, à se libérer des rôles hérités ou imposés.
Sinon, comment pourraient-ils parler comme ils le font Ă ce moment mĂŞme ?
Cela suppose bien sûr que j’essaie moi aussi de me libérer du
" rôle " : c’est ici que la question juridique
interfère avec la question psychologique, principalement en ce qui concerne la
notation et les appréciations (les jugements !) portées sur les
bulletins et livrets ; voir " L’amour est aveugle,
dit-on... " dans les Cahiers Pédagogiques, n° 256,
septembre 1987, et aussi Le plaisir d’enseigner, op. cit., p. 165-177.
(10) ... contre
soi-mĂŞme ! Qui dira les Ă©nergies gaspillĂ©es dans ces conflits internes Ă
soi-même ? Mais peut-on se résigner sans résistance à cette réduction de
soi qu’impose l’institution ?
(11) Un
" exploit " quelconque qui Ă©pate les camarades...
(12) Étonnante rencontre
ici entre " classe " et
" classé " ? Non pas vraiment, voir Michel Foucault, Surveiller
et punir, Gallimard Ă©d., 1975.
(13) On ne voit pas bien
ici ce que Franck " ne voulait absolument pas " :
s’agit-il de l’ambiance de la classe qu’il refuse, l’étiquette qui colle aux F1
(Fabrication mécanique : le cambouis... ; depuis cette section est devenue
" Productique "...) ? Ou bien s’agit-il de son
" orientation " même en F1 ? Les deux interprétations
sont peut-être aussi vraies l’une que l’autre.
(14) Allusion aux
hiérarchies implicites entre les trois sections industrielles : au plus
" bas ", les F1, ensuite les F3 (Électrotechnique), puis le
" top-niveau ", les F2 (Électronique).
(15) Franck ne s’exempte
pas lui-mĂŞme de la critique... ce qui explique peut-ĂŞtre cette scansion
Ă©tonnante dans la voix en fin de phrase : " ... que les gens /
qui viennent / et qui savent pas / pourquoi ils sont lĂ /
... ".
(16) Les causes de cette
" course " sont bien connues et certains peuvent
parfois aller jusqu’à dire que le contrôle des connaissances tend à prendre
aujourd’hui presque plus de temps que leur acquisition ! La confusion
constamment entretenue entre situations d’apprentissage et situations de
contrôle (cf. Patrice Ranjard, Les enseignants persécutés, Robert Jauze
Ă©d., 1984), ainsi que celle des rĂ´les d’enseignement et de sĂ©lection est Ă
l’origine de perversions considérables dans la relation pédagogique ; de
même qu’elle empêche radicalement, ou tout au moins rend très difficile chez
les élèves la construction de la citoyenneté puisque cette confusion, inscrite
institutionnellement, contredit un des principes fondamentaux du droit selon
lequel nul ne peut ĂŞtre juge et partie (cf. Sanctions et discipline Ă
l’école, Syros éd., 1993).
(17) Horaire
hebdomadaire dans cette section cette année-là : 43 heures de cours et
d’atelier (pas de cours le samedi matin, à cause de l’internat..., trois
journées de neuf heures et deux de huit heures) ; compter une moyenne de
dix heures au moins de travail personnel si on souhaite " suivre "...
Ce qui n’empêche pas ces élèves-ci de venir passer une heure hebdomadaire en
philosophie, complètement gratuitement. La question du temps, c’est très
compliqué...
(18) Inversion Ă©tonnante
ici du sens habituel de l’expression : " faire des
sacrifices ", c’est ne pas travailler ! Où Frédéric
retrouve un des sens anthropologiques du sacrifice : coupure, arrĂŞt
(" on n’arrêterait pas souvent "...), moment
régulateur de la violence (du " flot ") ; cf.
Guy Rosolato, Le sacrifice, repères psychanalytiques, P.U.F. éd., 1987.
(19) Et c’est pourtant
bien à un professeur que Frédéric parle à ce moment même... Peut-être est-il
nécessaire de créer les situations – elles ne tombent pas du ciel – où une
telle parole, sans risque excessif, devient possible. Cf. Philippe Perrenoud,
" Regards sociologiques sur la communication en classe ",
dans Métier d’élève et sens du travail scolaire, ESF éd., 1994, p.
145-159.
(20) Il ne vient pas
spontanément à l’esprit de Frédéric que cette communication vraie pourrait
peut-être s’instituer pendant les cours eux-mêmes : parler avec le prof, c’est
toujours en fin de cours, dans les interstices des interclasses, et Ă condition
d’avoir réussi à dépasser la peur de passer pour un " fayot "
aux yeux des camarades...
(21) Franck s’interdit
systématiquement la facilité. Peut-être a-t-il aussi remarqué que la question
du sens et du désir qu’il pointait dans ses interventions initiales et qu’il
reprend Ă la fin, valait Ă©galement pour le professeur.
(22) " Armes "
: le rapport pédagogique est-il condamné à ne pouvoir être vécu que sur le mode
des rapports de forces ? Voir dans l’émission suivante l’expression de
Brahim SiraĂŻ : " tactique de guerre ".
(23) À l’occasion de son
expérience de délégué de classe, Franck en vient à repérer ce qu’il en est
probablement de la frustration essentielle induite chez l’enseignant par la
structure institutionnelle dans laquelle il se trouve pris (comme les élèves
eux-mêmes) : structure à sens unique, vertical, descendant. Or, ce qui caractérise
le droit, c’est-à -dire l’organisation la plus rationnelle possible des
relations sociales, c’est la réciprocité. C’est aussi cette réciprocité
qui fonde tout échange humain. Et c’est en ce sens qu’on peut dire que la
structure institutionnelle de la classe crée une situation de non-droit :
certes, il s’agit d’éducation, et donc il est impossible de nier magiquement la
dénivellation entre l’enseignant, adulte, et les élèves, enfants ou
adolescents, cette différence se révélant précisément nécessaire pour que
l’enfant grandisse. Et donc toute la question pédagogique
consiste précisément à organiser les situations, instituer les médiations, qui
permettront de passer progressivement de la non réciprocité parasitaire du
nourrisson à la réciprocité coopérative de l’adulte. Si l’école maintient des
structures non réciproques, alors elle forme des
" parasites ", habitués seulement à recevoir passivement,
ou plutôt à " pomper " chez l’autre sa substance
(" Ils m’ont vidé aujourd’hui... " dit l’enseignant
épuisé en rentrant dans la salle des profs !). Les effets psychologiques
de cette situation sont incalculables (sur la prolongation actuelle de l’état
d’adolescence par exemple), et ils sont aussi très graves sur la
(non)construction de la citoyenneté. C’est la critique de ces structures
institutionnelles qui justifie toutes les pédagogies coopératives.
(24) " Dans "
et non " avec " : lapsus très précisément révélateur, le
" dans " parasitaire et non le " avec "
coopératif.
(25) On ne peut pas
confondre " peur " et angoisse. La question est bien ici,
comme toujours ou presque, celle du retournement de l’angoisse en énergie :
question pédagogique, d’accès à la culture. Franck parle ici devant tous les
autres, en ma présence : le jeu de la " frime " dénoncé par
Frank (l’autre ! sans " c "...) n’est pas
fatal. Sur la question de l’angoisse, voir Jean-Paul Sartre, L’Être et le
NĂ©ant, Gallimard Ă©d., 1943, p. 64 et suivantes, Jean Oury,
" L’angoisse et l’école ", entretien avec Lucien Martin
dans les Cahiers Pédagogiques, n°156, septembre 1977, et Michel Serres, Genèse,
Grasset Ă©d., 1982, p. 215 et 216.
(26)
" Abstrait " : littéralement, je ne suis pas là ...
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
2ème émission
" Limiter les
dégâts... "
Pour compléter mon service, j’enseignais également le français en
classes préparatoires aux BTS. Il s’agit ici des électrotechniciens et c’est la
deuxième année que je travaille avec eux. Ils sont tous présents (28 élèves) et
ce n’est que le montage radio qui en laisse entendre quatre seulement : Brahim
Siraï, Yannick Giguet, Jean-François Poisot et Christian Souris. Là aussi, il
s’agit d’élèves qui n’ont pas encore eu d’enseignement philosophique en
terminale, et leur programme de " Français, formation
générale " peut nous permettre aisément, surtout en deux ans, en plus
de la préparation de l’épreuve de français au BTS, de faire de la philosophie.
Ces huit minutes sont tirées de trois heures d’enregistrement.
B.D.
: Comment ça se passe les relations, en général, avec les profs ? Dans
cette classe ?
Brahim
Siraï : ... Ça se passe plus ou moins bien, on essaye de limiter un peu les
dégâts, en essayant de discuter le plus souvent avec le prof en dehors des
cours ou sur des sujets qui ne se rapportent pas forcément à la physique ou aux
mathématiques, tout ça pour se sentir plus en confiance devant le prof. Avec
certains profs on y arrive, avec d’autres... Ils ont peur peut-être, je ne sais
pas moi, de quelque jugement un peu hâtif de notre part ou de se sentir un peu
mal à l’aise, en rigolant avec nous, en découvrant un peu une personnalité
qu’on connaît pas...(1) Leur atout c’est ça : de rester... " Je suis
supérieur à vous, je suis votre prof, bon, je fais mon cours et puis, bon, si
vous avez quelque chose à dire, ça sera sur le cours et sans
plus " (2).
Yannick
Giguet : C’est surtout que certains profs, ils gardent des méthodes d’il y
a vingt ans. Par exemple, notre prof d’électricité, il est jeune et il n’a pas
les mêmes méthodes et ça passe mieux avec lui que certains autres profs qui
gardent leurs méthodes qu’ils font depuis qu’ils sont à La Fayette,
c’est-à -dire que certains profs font toujours la même chose (3), donc avec
les élèves ça passe mal. Tandis qu’un prof qui n’a aucune méthode définie, qui
demande souvent l’avis aux élèves (4), ça passe beaucoup mieux.
Jean-François
Poisot : En fait ils ont peur de se remettre en question, j’ai l’impression,
parce qu’ils sont... D’abord est-ce qu’ils ne sont pas profs parce que c’était
une certaine sécurité pour eux ? En fait, ces profs de technique, ils
auraient pu aller en entreprise (5), mais enfin en entreprise il faut se
battre, tandis que dans une Ă©cole il faut pas se battre... Le prof, il... il
peut se battre... il y a les élèves bien sûr (6)... mais enfin c’est quand
même, justement l’autorité qu’il prône, et d’ailleurs c’est pour ça qu’il garde
cette autorité... Il y a des cours où on perd son temps, c’est pas la peine, on
en apprend autant dans les bouquins, c’est pas la peine de venir, des fois je
perds mon temps, je pourrais prendre un bouquin, je gagnerais du
temps ! (7)
B.S.
: Faut voir le problème, c’est dans leur attitude. C’est la mĂŞme d’une annĂ©e Ă
l’autre et je crois que c’est là le problème, le fait d’adopter toujours la
même tactique de guerre, si je puis dire, entre guillemets, devant des élèves
qui sont différents (8). Ca prouve bien quand même qu’il y a un malaise des
professeurs, et puis, plus ça va de nos jours, plus je crois que ce nombre de
professeurs qui laissent entrevoir un certain malaise, quand mĂŞme, dans une
classe, je trouve que ce nombre de professeurs augmente parce que, plus ça va,
plus les élèves qui constituent une classe sont de plus en plus
différents (9).
B.D.
: Les relations entre profs et élèves, il s’agit vraiment d’une
" tactique de guerre " ? (10)
B.S.
: Tactique de guerre... c’est-à -dire que, elle diffère d’un prof à l’autre,
hein ? Chacun a sa façon de faire le cours et, à travers sa façon, on voit
bien quand même de quelle manière, avec quelles ruses, il s’emploie à se
départager un peu des élèves (11). Mais je crois quand même que dix ou
cinq minutes sur une discussion parallèle au sujet du cours ou alors une
anecdote qui s’est passée dans la vie courante (12) ... je crois que ça
regonflerait un petit peu la confiance des élèves. Avec certains profs on
l’a...
B.D.
: Oui ?
B.S.
: ... mais avec d’autres, c’est quasiment escalader un mur.
B.D.
: Est-ce qu’il vous est arrivĂ© de dire Ă des profs : " VoilĂ
comment il faudrait qu’on s’y prenne pour travailler " ?
B.S.
: Je crois que c’est toujours revenir au problème infernal de s’attaquer aux
valeurs établies. A partir du moment qu’on s’attaque à un prof en lui disant :
" Monsieur, j’aimerais... j’aimerais qu’on fasse le cours de telle
façon ou de telle façon..." (13) Il y aura peut-être aussi une
dégradation de la relation, peut-être qu’il va dire : " Bon, ils se
prennent pour qui ces jeunes, ils veulent m’apprendre mon métier, alors que moi
je suis un vieux loubard, ça fait quinze ans que je fais ce métier, ils vont
pas m’apprendre quand même les ficelles du métier,
non ! " (14)
B.D.
: Vous faites des interrogations, vous faites des devoirs, on vous donne des
notes. Est-ce que c’est cohérent ce système ? Est-ce que les notes sont
justes ?
B.S.
: Oh non !
B.D.
: Au sens de la... justice ? Si je peux dire...
B.S.
: Oh non ! Elles sont pas justes les notes !
B.D.
: Oui ?... Est-ce qu’il y en a un qui peut... Qu’est-ce que vous en
pensez ?
Christian
Souris : Enfin, moi je pense que toutes ces notes, là , c’est une mascarade
quoi ! Ils sont... C’est rien quoi, en fait ! (15) Il y a un
effectif, les notes en fait, les professeurs sont lĂ , on leur dit : Ă la fin de
l’année, bon voilà , il faut qu’il y ait trente gars qui dégagent, et puis vous
vous arrangez pour que ça se passe comme ça. (16)
B.S.
: De toute façon on ne peut pas, on ne peut pas juger un élève sur une note. On
ne peut pas, comment dire ?... prendre une copie et puis dire
catégoriquement cet élève est complètement nul, on peut pas dire
ça ! (17) C’est, je ne sais pas, c’est aller à l’encontre des
libertés ! (18) Bon on est nul... peut-être dans certaines matières,
on n’a peut-être pas révisé la veille de l’interro en question, on n’a
peut-être pas... on a eu peut-être un peu le trac, bon, il y a différents
facteurs qui font que, on juge, et ça j’en suis certain, on juge les
élèves sur quelque chose de complètement aléatoire, de... comment dire ?
On a toujours l’impression, je sais pas, d’être des petits, des petits
guignols, là , assis sur des chaises, en train de réchauffer la chaise, le temps
d’une journée et puis d’attendre, d’attendre...(19) Il n’y a plus cet intérêt
aux études, parce que, bon, c’est pas le contenu des études mais je crois que
c’est la façon de transmettre les connaissances (20). Dans un lycée il n’y
a pas de vie, on a l’impression qu’il n’y a pas de vie, et c’est ça je crois le
problème propre à tous les jeunes, à tous les jeunes étudiants, c’est d’entrer
dans une enceinte oĂą toute vie, oĂą toute initiative personnelle, oĂą toute
chaleur humaine est pratiquement oubliée, quoi. Je crois que c’est ça. Bon, le
fait que ça se perpĂ©tue dans pratiquement tous les lycĂ©es en France ou Ă
travers le monde, c’est pas forcément un problème français (21), je crois
que c’est... ça prouve bien quand même qu’il y a un malaise, il y a un... le
fil conducteur entre les profs et les élèves, je crois qu’il est pas encore au
point et il faudrait peut-ĂŞtre un peu aller dans cette direction-lĂ (22),
pour former les profs plus dans l’idée de transmettre... transmettre quand même
un esprit de recherche de la part des élèves, c’est-à -dire non pas des élèves
qui recrachent la formule, hein ? 2 et 2 font 4, faut pas le répéter le
lendemain, ça, tout le monde le sait, il faut je crois aller plus vers des
élèves qui recherchent d’eux-mêmes, qui analysent d’eux-mêmes, des
profs (23), des élèves qui, comment dire ? Qui... Et puis bon, si ces
données sont respectées, je crois qu’on ira de plus en plus vers une
revalorisation de l’école... et de la personnalité à l’intérieur de l’école.
(1) La question que pose
Brahim au fond est de savoir s’il y a une personne derrière le personnage.
Ce qui explique cette tactique, au moins dans un premier temps, de
" contournement " de l’obstacle (" en dehors
des cours " et plus bas : " parallèle au sujet
du cours ", pour essayer d’établir un contact. Mais le professeur
a peur de se " découvrir " : jusqu’où " rigoler
avec " les élèves, ou simplement parler (et non ordonner,
dicter, prescrire...), pourrait-il conduire ? Difficile de consentir Ă la
perte des fantasmes de " maîtrise "... Cf. Francis Imbert, Pour
une praxis pédagogique, Matrice éd., 1985.
(2) " Sur "
le cours : pas de n’importe quelle façon ! Non pas sur la
" manière " dont le cours est fait (intelligible ou non,
etc.) mais sur les contenus exclusivement ; les interventions des élèves
ne restent " acceptables " que si elles manifestent
implicitement une allégeance : demande de précisions, d’éclaircissements,
fausses objections " jouées " ; l’activité de l’élève
n’est tolĂ©rable que si elle s’inscrit sur fond de docilitĂ©, signifiant par lĂ
l’acceptation - consciente ou non - des normes...
(3) " La
répétition, c’est la mort " (Lacan) ; cette répétition est
aussi un mécanisme simple de défense contre les élèves, contre soi-même, contre
tout ce qui pourrait surgir d’imprévu, d’inattendu dans une relation humaine.
De Yannick Giguet on peut lire deux textes dans le n° 252 des Cahiers
PĂ©dagogiques, mars 1987, p. 17.
(4) Le professeur décrit
ici est bien celui qui, dans l’acte même d’enseigner, accepte l’imprévu,
demande " l’avis " des élèves, se risque aux
cheminements non programmés...
(5) Attention ici :
Jean-François est lui-même devenu professeur après avoir réussi à l’ENSET (même
promotion que Brahim) et passé l’agrégation ; il ne s’agit pas seulement
ici de la critique classique de l’enseignant " qui n’est jamais sorti
de l’école ", mais plutôt, comme la suite le révèle, du fait que le
choix d’enseigner est un choix négatif et non positif ; que les routines,
la répétition, tiennent lieu de " sécurité ", que, d’une
certaine manière (c’est très complexe !), l’absence d’obligation de
résultats (contrairement à l’entreprise) peut entraîner, non pas en droit mais
en fait, l’absence d’obligation de moyens : ce ne sont certainement pas les
" inspections " (une fois tous les dix ans !) qui
peuvent permettre à l’institution de s’assurer que le professeur met en œuvre
l’obligation de moyens pour que ses élèves réussissent...
(6) Jean-François
s’aperçoit, à l’instant même où il parle, que la guerre dont il parle pour les
entreprises est aussi présente dans l’école : il ne le dit pas tout en le
disant ! Remarquer ici que Jean-François, comme bien d’autres, s’autorise
à " bafouiller " : il réfléchit en parlant, au lieu de
réfléchir avant, il s’est débarrassé de l’inhibition due à la crainte de
" ne pas savoir parler " et d’être jugé (on dit :
" évalué "...) sur ces maladresses apparentes ;
" tourner sept fois la langue dans sa bouche "... funeste
précepte qui rend muette la très grande majorité des élèves, inhibe
définitivement les timides, les " renfermés ", et,
d’ailleurs, ne fait pas du tout " taire " les bavards
hâbleurs...
(7) Cette " autorité ",
cette pseudo-maîtrise, ces rituels disciplinaires (au deux sens du mot
discipline), apparaissent d’autant plus dans leur vanité que les élèves savent
bien, finalement, que bien des professeurs " récitent " une
synthèse de manuels divers... Et donc, autant aller regarder soi-même dans ces
manuels ! Ont été supprimés ici au montage radio quelques passages où
Jean-François décrivait très précisément le déroulement de certains cours...
(8) Il est plus simple
pour l’enseignant d’avoir affaire à des classes
" homogènes " : mais les individus résistent à ce
nivellement des originalités sur lequel se constitue l’ordre scolaire. Pour ce
qu’il en est de la pédagogie différenciée, voir Philippe Meirieu, L’école
mode d’emploi, ESF éd., 1986.
(9) Et Brahim fait bien
partie lui-même de ceux que, avec François Dubet (Les lycéens, Le Seuil
éd., 1991), on a pris l’habitude d’appeler les " nouveaux
lycéens ". Il habite à cette époque la ZUP de Surville à Montereau où
il a une action associative importante, est externe (deux heures aller et
retour quotidiennes) et aide tous les soirs petits frères et sœurs dans leur
travail scolaire.
(10) Obnubilé par cette
expression brutale du rapport de force (mĂŞme " entre guillemets " !),
j’ai oublié ici de reprendre dans mon questionnement cette question de
l’hétérogénéité des classes.
(11) " Se
départager " : très complexe; il ne s’agit pas ici de la
séparation, de la différence, qui permettent la rencontre, l’articulation, mais
bien d’un clivage défensif ; cf. Francis Imbert, La question de
l’éthique dans le champ éducatif, Matrice éd., 1987, L’Émile ou
l’interdit de la jouissance, l’éducateur, le désir et la loi, Armand Colin
Ă©d., 1989.
(12) Brahim revient ici
Ă la tactique du " contournement ", ce qui explique ma
question suivante qui vise à ramener au cœur du problème : le travail scolaire,
le cours.
(13) Qui analysera un
jour (voilà un beau sujet de thèse à partir d’une enquête auprès des délégués
de classe !) les précautions extrêmes, les incroyables trésors de
" diplomatie " dont un délégué doit savoir faire preuve,
dans un conseil de classe par exemple, pour essayer de faire entendre, sans
courir de risques excessifs, ce que la classe pense réellement de la manière
dont tel ou tel professeur se comporte en cours, évalue le travail, révèle son
incompétence ? Brahim est aussi, cette année-là , délégué ; voir le
texte d’Olivier : " Pourquoi je ne suis plus délégué de
classe ", dans La violence à l’école, Syros éd., 3ème
Ă©dition, p. 77.
(14) On avait dĂ©jĂ
remarqué, avec Franck Deschamps, la capacité des élèves à deviner, anticiper
sur les pensées, secrètes ou non, du professeur, voire à comprendre vraiment
les difficultés du métier.
(15) Tout est dit : ce
n’est rien. Christian donne ici l’impression d’exploser, ce qui explique
sans doute sa difficulté à organiser sa phrase ; c’était sans doute
comprimé depuis longtemps...
(16) Bien sûr les choses
ne se passent pas aussi explicitement ! Personne ne
" dit " quoi que ce soit aux professeurs... Mais il y avait
bien, cette année-là dans le lycée, cinq classes de seconde et quatre classes
de première : le calcul est simple. Les notes ne sont
" rien " quant à la véritable évaluation des compétences,
elles ont pour seule fonction d’assurer la sélection.
(17) " On ne peut
pas " au sens de : on n’a pas le droit ; en fait, ça s’entend
souvent...
(18) Brahim ne se
contente pas ici de rejoindre ce que toutes les Ă©tudes de docimologie ont
abondamment démontré depuis longtemps ; il pointe aussi le problème juridique
posé par l’évaluation : si la notation, qui détermine étroitement les parcours
scolaires et par conséquent (heureusement avec quelques exceptions, mais qui
servent malheureusement d’alibis...) les destins sociaux, n’a aucune valeur
quelconque quant aux capacités réelles des individus, comment parler alors d’éducation,
ou même seulement d’instruction ? Qu’en est-il alors de la
formation du citoyen dans cette situation de non-droit et d’arbitraire,
non-conscient de lui-mĂŞme ?
(19) C’est de ce vide du
temps dont témoignent si souvent les graffitis sur les tables... et
ailleurs !
(20) Brahim distingue
clairement " contenus " et
" méthodes " ; mais cette distinction n’est pas une
séparation : les contenus ne sont pas en question, certes, mais ils ne se
séparent pas des méthodes, surtout chez des élèves qui ont tout de même
maintenant, en classe préparatoire à un BTS, une certaine idée de leur futur
métier, ayant déjà effectué, en fin de première année préparatoire, un stage
d’un mois en entreprise.
(21) Rappelons que
Brahim est marocain, au moment des enregistrements ; il s’est fait depuis
naturaliser pour pouvoir passer le concours de l’ENSET.
(22) Ici Brahim ne se
contente plus de critiquer, un renversement s’opère et ce qu’il propose renvoie
à ce qui est au fondement de toute pédagogie active, pas d’apprentissage sans
activité de recherche réelle chez l’apprenant (voir Piaget), de toute formation
scientifique (voir Bachelard), et il ajoute, ce qui n’est pas rien, cette
exigence de la reconnaissance de la personne par laquelle il ouvrait l’entretien.
(23) J’ai conservé le
lapsus (apparent) tant il est clair que cette exigence d’un " esprit
de recherche " vaut aussi pour les professeurs...
________________________________________________________________________________
3ème émission
" Je me démonte
pas... "
C’est aussi la deuxième année que je travaille avec cette classe de
préparation au BTS de Fabrication mécanique. Là aussi ils sont tous présents :
28 élèves. Gilles Baulard, Denis Cherrier et Éric Noret s’interrogent sur leur
marge de pouvoir ou de liberté face aux professeurs. Ces huit minutes sont
tirées d’une heure d’enregistrement.
Gilles
Baulard : Je vois par exemple, je prends l’exemple du projet (1), c’est Ă
peu près le seul exemple qu’on peut avoir.
B.D.
: Explique un peu cette affaire de " projet ", parce
que...
G.B.
: On a un projet à rendre en fin d’année. C’est-à -dire qu’on nous a fixé plus
ou moins un cahier des charges, il faut qu’on produise quelque chose. Si on ne
s’organise pas, on n’arrive pas à sortir quelque chose de concret, donc il
faut... Il y a une marge de pouvoir qui existe là , puisqu’on a un pouvoir
d’organisation de notre travail.
B.D.
: Qui est-ce qui fixe les projets que vous avez à réaliser ?
G.B.
: Les projets, c’est l’autorité supérieure, je dirais, c’est les profs, c’est
le chef des travaux, c’est l’Administration, avec un grand A, quoi, on peut
pas... On n’a pas de prise sur le sujet même du projet (2).
B.D.
: Et la répartition des projets, comment elle se passe ?
Denis
Cherrier : Au départ, on nous avait promis une totale liberté. C’est-à -dire que
on nous avait annoncé qu’on aurait un certain nombre de sujets, et en fonction
de ça, chacun se mettrait sur tel ou tel projet en fonction de ses goûts. Et en
fait, c’est pas du tout ce qui a été fait. Les projets ont été imposés et
chacun s’est vu attribuer une tâche bien particulière. Et, en fait, les rebuts
de la classe, ceux qui n’ont pas été considérés comme suffisamment aptes pour
travailler sur le projet principal, se sont vus confier des travaux plus ou
moins intéressants... (3)
B.D.
: Ce que vous êtes en train de décrire, est-ce que vous avez eu la
possibilité de le dire ?
G.B. : Ben non ! Parce que de toute façon on n’est
pas suicidaires, hein ! C’est-à -dire que on sait très bien que la personne
à qui on va le dire, c’est elle qui a décidé. Si on commence à contester une
décision qui a été prise par une personne et que cette personne en plus va
participer au jury qui va nous juger en fin d’année, euh... on sait très bien
ce par quoi ça peut se solder ! Donc on n’a pas du tout intĂ©rĂŞt Ă
contester la décision. (4)
B.D.
: Donc " jouer au fayot ça rapporte bien " ? (5)
Éric
Noret : Oui, je crois. Aujourd’hui c’est l’époque ! (il tousse...)
D.C.
: Des fois, bon... on admet que, bon, il a raison, mais en fait, par nous-mĂŞmes
on va essayer de faire autre chose quand mĂŞme, parce que, Ă partir du moment oĂą
il ne veut pas en démordre, on laisse tomber... (6)
G.B.
: Dans les faits (7), il vaut mieux pas s’amuser à montrer à un prof qu’il
a fait une erreur. Alors disons que c’est... qu’on utilise des moyens qui sont
peut-ĂŞtre, enfin moi personnellement, des moyens qui sont peut-ĂŞtre un peu plus
vicieux, quoi... je le montre pas directement...
B.D.
: Qu’est-ce que tu fais ?
G.B.
: Je fais bien voir après coup que ma méthode était aussi bonne que la leur.
B.D.
: Raconte-nous ça.
G.B.
: Oh, on peut pas... (8)
B.D.
: Ces moyens " vicieux ", en quoi ça consiste ?
G.B.
: Ben il faut utiliser un autre prof !
B.D.
: Il faut ?
G.B.
: Il faut utiliser un autre prof.
B.D.
: Oui ?
G.B.
: C’est tout simple.
B.D.
: Vas-y, explique.
G.B. : Ben... Tu sais pertinemment que quand tu es en face d’un
prof, t’es considéré comme étant inférieur (9), par contre, entre profs,
ils doivent Ă peu près se considĂ©rer d’égaux Ă Ă©gaux. Si tu arrives Ă
convaincre un prof, ou à t’apercevoir qu’un prof a un avis proche du tien, t’as
tout intérêt à mettre en confrontation pseudo-fortuite les deux profs, et tu
vois ce qui se passe... (10) Bon. Je suis délégué de classe. Il y a un problème
au niveau de la notation. Quand un élève essaye d’expliquer quelque chose à un
prof, ça paraît tellement énorme qu’on ne l’écoute pas, même en conseil de
classe, alors bon, je me démonte pas, je commence à avoir l’habitude, je
commence à faire ma petite cuisine dans mon coin, c’est-à -dire que j’ai, prof
par prof, demandé tous les relevés des notes, les moyennes des élèves et puis
j’ai fait les courbes, j’ai fait faire les courbes pour tous les élèves de la
classe (11), du premier semestre et du deuxième semestre, alors ça me
prend un petit peu de temps, mais enfin il faut savoir ce qu’on veut aussi, et
puis au deuxième semestre j’arriverai avec mes feuilles, et puis on discutera.
B.D.
: Est-ce qu’il y aurait quelque chose qui serait de l’ordre d’un gaspillage
d’énergies, de ressources ou d’intelligence, si on n’écoute pas les
élèves ?
G.B.
: Le fait de poser la question c’est déjà y répondre... Si on est plusieurs et
qu’il y en a un seul qui réfléchit ça donne de moins bons résultats que si tout
le monde réfléchit.
B.D.
: Qu’est-ce que c’est un bon prof ?
G.B.
: ... (12) Moi j’ai vécu... Je peux raconter ça (13) :
quand j’étais en TE (14), on avait un prof de sport, et quand j’étais en
TE le prof de sport que j’avais était pas foutu de faire l’enchaînement
gymnique qu’on avait à présenter au bac, lui-même était pas capable de le
faire, seulement il a été capable de me le faire apprendre et de me le faire
réaliser, tout à fait correctement, j’ai obtenu une note, euh, bonne... enfin
je peux dire bonne par rapport à mon niveau. Par contre l’année
d’avant (15), j’avais un prof qui, lui, était tout à fait capable de le
faire, qui le faisait même très très bien, mais qui n’a jamais été foutu de
m’apprendre Ă le faire. Vous pouvez très bien trouver des gens qui sont tout Ă
fait capables de faire des résolutions d’équation ou de la gamme, comme on dit
nous, de l’ordonnancement d’usinage, sans être foutus de vous expliquer comment
le faire, sans s’énerver, et sans vous répéter deux fois la même chose si vous
n’avez pas compris (16).
B.D.
: Il faut quand mĂŞme que le prof, il y connaisse un petit peu... quelque
chose !
G.B.
: Oui, il faut qu’il connaisse un petit peu, mais le gros problème c’est qu’il
faut qu’il soit capable d’admettre qu’il sait pas. Parce qu’il ne peut pas tout
savoir, il faut qu’il soit capable d’admettre qu’il ne sait pas quelque
chose (17).
B.D.
: Mais si un prof admet que, sur tel ou tel problème, il n’y connaît rien,
est-ce qu’il ne risque pas de perdre par là tout son pouvoir ? Enfin tout
son...
G.B.
: Il a pas besoin de pouvoir !
B.D.
: ?
G.B.
: Je viens ici, je suis là pour apprendre : j’attends de cette personne qu’elle
me donne des réponses, et vraies si possible, à des questions tout aussi vraies
que moi je me pose. J’ai pas besoin qu’il ait du pouvoir ou qu’il en n’ait
pas ! (18)
B.D.
: Et est-ce que tu crois que les profs, eux, envisagent la question de cette
manière-là ?
G.B.
: Non, pas du tout, ça c’est certain. Ils ne se sont même jamais posé la
question... À mon avis, un professeur est payé pour se rendre inutile (19).
B.D.
: Explique-nous un peu , ça...
G.B.
: Ça je te l’ai déjà expliqué, mais enfin bon on peut recommencer (20).
C’est assez simple : un prof, il est là pour transmettre son savoir et son but
c’est de faire que l’élève assimile le savoir à un tel point que l’élève n’ait
plus besoin du prof pour faire ce qu’il a à faire. Donc, c’est peut-être un
raccourci un peu brutal, mais le prof est lĂ pour se rendre inutile, je ne dis
pas pour être inutile, mais pour se rendre inutile, vis-à -vis de ce qu’est
l’élève... (21)
(1) Ma question
Ă©tait : " Quel est le pouvoir que vous avez sur votre propre
travail ? ". Les projets consistent à réaliser,
pendant la deuxième année préparatoire, en petits groupes, des appareils, des
machines, qui doivent effectivement fonctionner à la fin de l’année, et qui
sont souvent des commandes d’entreprises ; ces réalisations interviennent
lors de l’évaluation finale pour l’obtention du BTS.
(2) Les projets sont
déterminés au niveau local, commandés par des entreprises éventuellement, et
agréés par l’inspection de l’enseignement technique.
(3) Denis ne le dit pas,
mais il faisait partie de ces " rebuts " de la classe,
jugés inaptes à travailler sur le projet principal (un robot commandé par une
grosse entreprise de construction d’automobiles), étant passé de justesse en
deuxième année préparatoire (ce qui ne l’a pas empêché d’obtenir son diplôme et
de devenir professeur à son tour : grand plaisir de le retrouver comme collègue
l’année 1993-94 au lycée Coubertin à Meaux !). On comprend bien la
préoccupation des professeurs : il y avait, pour la réalisation de ce robot, un
enjeu financier à l’égard de l’entreprise ayant passé commande, et il fallait
bien qu’il marche ! Mais on voit bien aussi comment une certaine logique
industrielle et financière fait obstacle à la pédagogie du projet, dans la
mesure où le tâtonnement expérimental, le droit à l’erreur, caractéristique (en
théorie !) de l’école et des apprentissages, s’en trouvent annulés. À la
confusion entre situations d’apprentissage et d’évaluation, s’ajoute la
confusion entre les logiques scolaires et les logiques de rentabilité
industrielle : conséquences très graves sur l’organisation du travail
scolaire et les relations, entre professeurs et élèves, certes, mais surtout entre
les Ă©lèves eux-mĂŞmes ! Système pervers qui consiste Ă
" donner " plus à ceux qui ont déjà plus... et qui entérine
l’échec scolaire ! Voir sur ce point le texte de Michel Renaud, élève de
l’année précédente dans la même section, p. 112-114 dans Le plaisir
d’enseigner, op. cit.
(4) Les effets pervers
induits par la confusion des rôles d’" entraîneur " (pour
utiliser la métaphore sportive) et de " juge " dans la
personne de l’enseignant s’entendent ici parfaitement clairement ; un " contrôle
continu ", dans la mesure oĂą les professeurs en auraient la
responsabilité pour leurs propres élèves, ne ferait que renforcer le
" chantage " permanent, lequel ne dépend pas des
" qualités " psychologiques de l’enseignant mais se trouve
inscrit dans le fonctionnement institutionnel.
(5) Une petite erreur au
montage : les guillemets dans la transcription sont dus au fait que je reprends
là une expression utilisée juste avant par Éric Noret dans une intervention non
retenue. Deux effets majeurs dans cette classe de la " course aux
bonnes notes " : les élèves s’accusent mutuellement de
" jouer au fayot " d’une part, et, d’autre part, il
existe une " pompe " à peu près générale lors des
" devoirs sur table " ou " Ă la
maison " (c’est-à -dire, pour la grande majorité d’entre eux dans ce
lycée, à l’internat, où ils sont par chambres de 4 à 6). Les élèves ne sont pas
tous devenus pervers : simplement peut-être réalistes... Si le poids des avis
sur les dossiers, mis par les professeurs, est souvent déterminant, ainsi que
les notes obtenues pendant l’année, soit pour le passage en classe supérieure,
soit en cas de délibération du jury pour " repêchage ",
autant prendre quelques précautions ! " Avouer " tout
ceci, devant toute la classe et devant un professeur, explique peut-ĂŞtre aussi
que ça fasse tousser... À propos des effets de ces situations institutionnelles
sur les relations entre les élèves eux-mêmes, voir " Une classe en
guerre civile ", dans La violence à l’école, op. cit., p.
69-72.
(6) Assez compliqué ce
que dit Denis ici ! 1. On admet qu’il a raison, mais 2. on veut
quand mĂŞme essayer par soi-mĂŞme, mais 3. il ne veut pas en
démordre, donc 4. on laisse tomber. Qu’est-ce que Denis " laisse
tomber " ? Son désir d’autonomie, de rechercher par
lui-même. Suffit-il réellement au professeur d’" avoir
raison " ? La raison se contredit elle-même à vouloir s’imposer
: " Qui enseigne commande. D’où une coulée d’instincts. "
(Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Vrin éd., p.
19.)
(7) " Dans
les faits ", alors qu’en droit, bien sûr, le professeur
est soumis comme les élèves aux exigences de la vérité : c’est la structure
institutionnelle hiérarchique qui transforme (pervertit) la vérité en
" ma " vĂ©ritĂ©, et donc, d’une certaine manière, rĂ©ussir Ă
l’école c’est réussir dans les stratégies de soumission qui permettront, grâce
aux diplômes, de passer du côté de ceux qui ont le pouvoir hiérarchique
d’imposer " leur " vérité aux autres...
(8) Gilles hésite bien
sûr à dévoiler ses " ruses ", et il faut bien ici le
" forcer " un peu à raconter. Ces trois répliques sont
prononcées presque simultanément. Savoir cependant que Gilles m’avait
expressément interdit de faire écouter ces émissions à qui que ce soit
dans l’établissement (où personne bien sûr n’écoutait France-Culture un
mercredi après-midi...) avant qu’il ne soit sûr d’avoir son BTS en poche. La
seule exception admise par Gilles (et les autres), de taille, fut pour le
proviseur : mais ce n’était pas n’importe quel proviseur, voir La violence Ă
l’école, op. cit., p. 71.
(9) Où s’entend
clairement le fait que l’école fait intérioriser le principe selon lequel
l’inférieur a tort et le supérieur raison ! Ce qui rend évidemment la
formation à la démocratie difficile... Mais ça ne marche pas toujours !
Puisque précisément les élèves (tout au moins certains et ceux-ci) s’en rendent
compte et l’expriment (en cours de philosophie).
(10) C’est la situation
aux ateliers qui permet ces ruses : on y circule, on y travaille
réellement, on y parle, plusieurs professeurs sont disponibles en même temps
dans les mêmes disciplines... Le modèle " magistral " y est
par conséquent beaucoup moins prégnant que dans une classe pendant un
cours ; le revers de cette situation est qu’alors
l’" autorité " du professeur y prend souvent des formes
plus directement violentes, la distance du bureau (voire de l’estrade
dans de très nombreux établissements encore) n’y protège plus de l’éventuel
corps-Ă -corps (le " coup de pied au cul " Ă©tant
probablement la forme la plus fréquente : voir l’entretien avec Albert, p.
52-54 dans La violence à l’école, op. cit.) ; ce qui rend d’autant
plus " savoureux " (savoir et saveur ont la
mĂŞme racine Ă©tymologique...) le fait de pouvoir assister Ă (voire
organiser !) la " confrontation " de deux
professeurs... Ce sont les anecdotes précises racontées par Gilles et par
d’autres, non retenues au montage (il était, entre autres difficultés,
techniquement impossible d’effacer les noms des professeurs en cause, qui
avaient, malgré la consigne, été cités) qui ont expliqué l’interdiction de
diffusion de ces enregistrements.
(11) Sur son
ordinateur...
(12) Un petit silence
explicable... Qui peut prétendre répondre à une telle question ? Voir
Pascal Bouchard, MĂ©tier impossible, la situation morale des enseignants,
ESF Ă©d., 1992.
(13) J’ai eu Gilles
comme élève dans ses deux terminales E, puis, après un échec en première année
d’école d’ingénieurs (sur lequel on peut lire son témoignage, non retenu au
montage, dans Sanctions et discipline à l’école, Syros éd., 1993, p.
88-89), dans les deux années préparatoires au BTS ; il a donc, et bien
d’autres avec lui, acquis ce réflexe particulier que j’essaie de leur
transmettre : avant toute réponse " abstraite ",
généralisante, avant d’exprimer une " opinion " quelconque,
d’abord raconter, surtout si la question est
" abstraite " !
(14) Terminale E :
mathématiques et technologie.
(15) Sur les
redoublements, voir n° 264-265 des Cahiers Pédagogiques, mai-juin
1988.
(16) " Les
professeurs de sciences imaginent que l’esprit commence comme une leçon, qu’on
peut toujours refaire une culture nonchalante en redoublant une classe, qu’on
peut faire comprendre une démonstration en la répétant point pour point "...
Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, op. cit., p.
18.
(17) Le problème n’est
pas seulement, comme on le croit trop souvent, de la fausse opposition entre
" savoirs " et " pédagogie ", même s’il
est vrai que nombreux sont les " très savants " (ainsi que
le révèle l’anecdote sur les deux professeurs d’EPS) qui ne savent pas transmettre
leurs savoirs, mais il est surtout parmi les " savants "
eux-mĂŞmes : il y a des " ignorants " qui sont beaucoup
moins dangereux que les savants parce qu’ils savent, au moins, qu’ils
sont ignorants, tandis que nombreux sont les savants, surtout parmi les
professeurs, qui ne savent pas qu’ils sont " ignorants ",
principalement et irréductiblement ignorants de l’autre (cf. Jean
Baudrillard et Marc Guillaume, Figures de l’altérité, Descartes &
Cie Ă©d., 1994).
(18) Autrement dit, la
question de l’autorité ou du pouvoir au sens disciplinaire du terme, et dans
les deux sens du mot discipline, ne se pose plus si l’enseignant : 1. crée les
situations qui provoquent à la fois le désir et l’obligation d’apprendre ;
2. organise la recherche des réponses aux curiosités ainsi déclenchées en
fonction des tâches devenues projets personnels et collectifs ; 3.
institue avec les élèves les règles d’emploi du temps, de l’espace et des
outils. Voir toutes les publications des praticiens de la pédagogie institutionnelle,
et notamment la dernière parue : Francis Imbert et le GRPI (Groupe de
recherche en pédagogie institutionnelle), Médiations, institutions et loi
dans la classe, ESF éd., 1994 ; voir bibliographie en pédagogie
institutionnelle note 40, p. 129 dans La violence à l’école, op. cit. et
au catalogue des éditions Matrice, 71, rue des Camélias, 91270 Vigneux.
(19) Gilles n’a pas lu
Jacques Ardoino : " Le " paradoxe sur
l’éducateur " tient peut-être en ceci : il tire son être de
sa fonction de faire être ou, mieux encore, d’aider à être plus. S’il
comprend bien son rôle et sa mission, il n’est vraiment, à travers sa
réussite éducative, l’enfant ou le disciple ayant effectivement conquis sa
maturité et son autonomie relatives, que lorsque, devenu inutile, il n’est
plus, il n’existe plus, pour cet enfant ou pour ce disciple, de la même
manière qu’auparavant... Il y a sans doute, en dépit de tous les efforts moraux
contraires, un déchirement et une résistance de notre nature à devoir, au moins
symboliquement, mourir, pour permettre à autrui d’exister... En fait,
l’éducateur n’aura jamais été aussi utile que quand il aura réussi à se rendre
inutile puisque ce sera le signe de sa double victoire, sur lui-mĂŞme comme Ă
l’égard de celui qu’il formait ", Propos sur l’éducation,
Gauthier-Villars éd., 5ème édition, 1971, p. 70. (C’est l’auteur qui
souligne).
(20) Gilles s’occupe de
ma formation... Peut-il y avoir relation sans réciprocité ?
(21) Entre " ĂŞtre inutile " et " se
rendre inutile ", se place toute la question pédagogique,
c’est-à -dire celle du temps.