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Conseils à un professeur débutant...

Paru dans Revue de Psychologie de la Motivation, n° 18, 2ème semestre 1994.

 

 

Conseils à un professeur débutant...

Vouloir donner des " conseils " Ă  un professeur dĂ©butant me paraĂ®t une entreprise suspecte et probablement vouĂ©e Ă  l’échec. DĂ©jĂ , dans la vie " ordinaire ", Ă  quoi servent les " conseilleurs " ? Et donc l’entreprise paraĂ®t d’autant plus impossible qu’il s’agit prĂ©cisĂ©ment de l’un de ces mĂ©tiers " impossibles " dont parlait Freud... Qui peut dire comment, au cours d’une carrière, se construisent les pratiques professionnelles ? Quelles influences et modèles ont pu jouer pour nous conduire Ă  telle ou telle manière de " faire la classe " ? Il m’arrive souvent, au cours des interventions en Ă©tablissements au titre de la Mafpen, d’interroger les professeurs sur ce qui a dĂ©terminĂ© le choix, pas seulement d’enseigner, mais aussi d’enseigner telle discipline plutĂ´t que telle autre. Très souvent la rĂ©ponse est du type : " Quand j’étais en quatrième (ou en première, etc.), j’avais un professeur qui avait su m’intĂ©resser... " Le goĂ»t pour tel ou tel champ du savoir ne tombe pas du ciel, et, Ă  l’inverse, combien d’élèves sont-ils dĂ©goĂ»tĂ©s d’une discipline particulière Ă  cause du comportement de l’enseignant ?

J’avais une amie en seconde qui avait beaucoup de difficultĂ©s en mathĂ©matiques. Une fois, elle avait rĂ©visĂ© pendant des heures et avait rĂ©digĂ© tant bien que mal son devoir, en travaillant beaucoup. La semaine suivante, quand le professeur a rendu les copies et est arrivĂ© Ă  la hauteur de mon amie, il lui a dĂ©clarĂ© avec beaucoup d’agressivitĂ©, devant toute la classe, qu’elle n’avait rien Ă  faire en seconde et qu’elle serait toujours aussi nulle quoiqu’elle fasse ! Et pour finir il lui a lancĂ© la copie dans le visage. Ma camarade a pleurĂ©... Et depuis ce jour elle reste complètement bloquĂ©e en maths.

Valérie Hilaire, TG1, octobre 1993. (1)

Peut-ĂŞtre les premiers " conseils " devraient-ils porter sur ce qu’un professeur, en tout Ă©tat de cause, n’a jamais le droit de faire... En attendant, il me paraĂ®t important de rĂ©flĂ©chir sĂ©rieusement aux raisons qui peuvent pousser vers ce mĂ©tier. S’il ne s’agit que d’identification Ă  un " bon prof " qu’on a eu soi-mĂŞme comme Ă©lève, cela risque de conduire Ă  quelques dĂ©sillusions... N’étions-nous pas nous-mĂŞmes, sauf exceptions (2), " bons Ă©lèves " ? Et donc les comportements des Ă©lèves ordinaires d’aujourd’hui risquent de nous dĂ©router : nous chercherions, plus ou moins consciemment, Ă  retrouver les moments de bonheur vĂ©cus dans telle ou telle classe avec tel professeur " gĂ©nial ", et, bien sĂ»r, nous serions amenĂ©s assez rapidement Ă  devoir nous rendre compte que tous les Ă©lèves ne sont pas " bons " et que nous-mĂŞmes... nous ne sommes pas gĂ©niaux ! Et donc, premier " conseil " : regarder les " mauvais Ă©lèves ", les agitĂ©s aussi bien que les muets... Mais en rĂ©alitĂ© ce n’est pas le " premier " conseil, puisque, pour regarder les Ă©lèves, il faut dĂ©jĂ  entrer dans la classe.

C’est le premier geste : les Ă©lèves ne sont Ă©videmment plus " en rang ", le long du mur, ils sont rĂ©pandus au grĂ© des conversations, ils bloquent, sans le savoir, le geste qui va conduire la clĂ© de la poche professorale au trou de la serrure (3). Mais ce geste lui-mĂŞme n’est pas non plus tout Ă  fait le premier : la traversĂ©e des couloirs, souvent sans fenĂŞtres, au moment des mouvements, est dĂ©jĂ  exposition du " corps professoral ", occasion d’observations minuscules et rĂ©ciproques entre professeurs et Ă©lèves. Je pars toujours de la salle des professeurs un peu avant la sonnerie, puisque je sais que je serai arrĂŞtĂ©, ou que je m’arrĂŞterai moi-mĂŞme, pour Ă©changer des propos banals avec des Ă©lèves actuels ou anciens. Qui, dans la rue ou le mĂ©tro, croisant quelqu’un de connaissance, ne s’arrĂŞterait pas quelques secondes pour converser banalement ? Et, si l’on est trop pressĂ©, ne le saluerait pas au moins d’un sourire, d’un hochement de tĂŞte ou d’un signe de la main ? Une des scènes les plus significatives de l’univers scolaire est celle oĂą l’on voit le professeur parcourir un couloir sans s’arrĂŞter ni saluer entre les rangĂ©es d’élèves appuyĂ©s au mur ou assis par-terre, le dĂ©taillant, le suivant du regard... Bien entendu, je peux avoir peur de ces " passages " (4). Et puis, le premier jour, la première fois, je ne connais personne ! Mais si je suis impatient de m’éprouver moi-mĂŞme, si je reconnais ma propre peur et qu’en mĂŞme temps j’éprouve la joie secrète de rencontrer mes futurs Ă©lèves, si je sais m’effacer devant un flot inattendu derrière telle porte battante, ou murmurer banalement " pardon " en passant devant un Ă©lève ou " merci " quand on me tient la porte (comportements que nous avons spontanĂ©ment dans la vie courante et que nous oublions Ă  l’école...), si je sais aussi regarder les visages et corps circulant, me rĂ©jouir intĂ©rieurement de leurs grâces ou m’inquiĂ©ter de leurs inhibitions, alors le " trac " me deviendra, sans me quitter jamais, familier.

La porte s’ouvre (5). Question : dois-je entrer le premier ou le dernier ? Personnellement, j’aime entrer le premier, regarder les Ă©lèves entrer Ă  leur tour et s’installer. LĂ  aussi des observations intĂ©ressantes peuvent se faire : qui se met au fond, au premier rang, qui se met Ă  cĂ´tĂ© de qui ? Qui jette ses affaires ou les pose ? Qui garde son blouson ou sa casquette (le petit " casque "... (6)) ? Qui Ă©carte bruyamment la chaise et se laisse tomber ? Quel timide se retrouve isolĂ© ? Quel " petit chef " rassemble sa " cour " ? Qui se barricade derrière le sac posĂ© sur la table ? Certes, ce n’est pas toujours possible dans n’importe quelle discipline, mais il m’est arrivĂ© de passer les deux heures de " cours " de philosophie Ă  partir du simple fait qu’un Ă©lève s’était Ă©cartĂ© d’une place en voyant un autre s’asseoir Ă  cĂ´tĂ© de lui... De quoi se construit notre libertĂ© finalement si ce n’est premièrement de celle du corps et de sa " bulle " ? Cette " bulle " se crève trop facilement dans les piĂ©tinements de couloir, les bousculades, les entassements, elle se crève aussi dans les cris et hurlements, peut-ĂŞtre faut-il lui laisser le temps de se re-constituer...

Les Ă©lèves n’attendent donc plus debout Ă  une place fixĂ©e Ă  l’avance. Il faudra donc, peut-ĂŞtre, instituer, un autre rituel. Mais on a le temps (c’est la dĂ©finition mĂŞme de l’école, scholè signifie " loisir " en grec...), surtout la première heure : prendre le temps de regarder tous les Ă©lèves, mĂŞme une demi-seconde, en restant debout, attendre que le silence se soit, de lui-mĂŞme, installĂ©, se laisser soi-mĂŞme regarder puisqu’ils attendent eux aussi de savoir qui est cet inconnu auquel ils seront " soumis " plusieurs heures par semaine pendant une annĂ©e scolaire. Alors, de la voix la plus basse possible : " Bonjour ". Prendre le temps de respirer.

(Un doute m’assaille : suis-je en train de " donner des conseils" ou de me dĂ©crire moi-mĂŞme ? Tant pis : après tout, peut-ĂŞtre que dĂ©crire comment on fait soi-mĂŞme est plus utile que de dire " ce qu’il faut faire "...)

Évidemment, avec certaines classes, le silence peut mettre un certain temps avant de s’établir ! Évaluer ce temps (mĂŞme approximativement !), faire remarquer (sur le ton du constat objectif, sans la moindre trace d’agressivitĂ© dans la voix) la durĂ©e de l’installation, et passer immĂ©diatement, sans autres considĂ©rations, aux prĂ©sentations.

Se prĂ©senter... Bien entendu la procĂ©dure des " fiches " peut paraĂ®tre rassurante : pendant qu’ils Ă©crivent, ils ne me regardent plus, ce qui soulage un peu le trac. Et pourtant... Est-ce que le professeur remplit une fiche, lui ? Donc, peut-ĂŞtre, avant le rituel de ces fiches de renseignements, se prĂ©senter soi-mĂŞme. Mais, suffit-il de dire son nom ? Ils le connaissent sans doute dĂ©jĂ , puisque, souvent, ils ont eu communication de l’emploi du temps. Je peux aussi ajouter un certain nombre de considĂ©rations sur les circonstances, hasards, choix, qui font qu’ils vont travailler avec moi cette annĂ©e. Si c’est la première fois que j’enseigne, si je suis stagiaire, je peux le dire. Je peux aussi essayer de rendre compte du sens que je donne, ou vais m’efforcer de donner, Ă  ce travail. Je parle sur le ton de la conversation bien sĂ»r. Si un " bavard " se manifeste, je m’interromps pour lui donner la parole : " Vous avez peut-ĂŞtre une question ? Une remarque ? " Cela suffit en gĂ©nĂ©ral Ă  " faire taire ". Quoique... On peut toujours tomber sur un " insolent " quelconque qui vous demande pourquoi vous portez des chaussettes bleues, ou bien si vous ĂŞtes mariĂ©, etc. RĂ©pondre sur le mĂŞme ton neutre de la conversation (7). Surtout si la question fait bĂŞtement ricaner les autres... Faire comme si la question Ă©tait " naturelle ". Et d’ailleurs elles le sont parfois...

Cette prĂ©sentation de soi suppose donc que nous ayions rĂ©flĂ©chi au sens de notre mĂ©tier et que nous soyions en mesure d’essayer d’en rendre compte... Ce qui n’est pas forcĂ©ment simple. Pourquoi ne pas dire ce qui nous a fait et nous fait toujours aimer notre discipline, par exemple ? Pourquoi aussi ne pas exprimer ce trac particulier provoquĂ© par le cercle de vingt-cinq Ă  trente-cinq regards, trois, cinq ou huit heures par jour ?

Ă€ leur tour de se prĂ©senter. Les " fiches " sont-elles vraiment indispensables ? Qu’ai-je besoin de savoir d’autre que les noms, prĂ©noms et adresses ? (8) Il suffit pour cela de faire circuler une feuille de prĂ©sence – mais il est vrai aussi que ce serait plus simple si l’administration me fournissait ces renseignements... En revanche je peux demander (une demande n’est pas un ordre) aux Ă©lèves d’essayer de dire Ă  leur tour quel sens ils donnent, ou ne donnent pas, ou ne donnent plus, Ă  leur prĂ©sence Ă  l’école. Mais, bien sĂ»r, ils peuvent ne pas rĂ©pondre (ce premier jour) Ă  cette question : très difficile de parler de soi devant les copains dont on craint le jugement, bien plus que celui du professeur.

Je me souviens de cette première sĂ©ance comme si c’était hier ; personne ne m’avait jamais avant, Ă  l’école, posĂ© cette question toute simple : " Qu’est-ce que vous faites lĂ  ? " Je me souviens de ma panique, au fur et Ă  mesure que mon tour de parler approchait... C’est vrai que ça panique un peu de se lever, comme ça, de dire comment on s’appelle, pourquoi on est lĂ ... Moi j’ai toujours Ă©tĂ© un peu renfermĂ© quoi ! Mais ça va mieux maintenant c’est vrai on a moins peur (rire). Mais c’est vrai aussi que c’est des autres qu’on a peur, plus que du prof...

anonyme, TF1, 1985. (9)

Attention : cette première sĂ©ance de prĂ©sentations peut durer. Ne pas hĂ©siter Ă  la prolonger la fois suivante : encore une fois, on n’est pas pressĂ©... Certes, on peut avoir des indications pratiques Ă  donner, sur les manuels, les fournitures nĂ©cessaires, sur l’emploi du temps, les salles : prĂ©voir donc le temps nĂ©cessaire Ă  ces prĂ©cisions. Quand la sonnerie retentit, le cours est fini : ce n’est plus le moment de dicter les " devoirs " ! Le cours suivant attend, ils ont besoin de bouger suffisamment, en fin de journĂ©e les cars ou les trains n’attendent pas... Règle Ă©videmment impĂ©rative.

Combien de fois je me suis fait engueuler Ă  la maison parce que je rentrais en retard cette annĂ©e-lĂ  rĂ©gulièrement le mardi : ça sonnait et lĂ , panique ! Il fallait toujours noter un tas de trucs. On lui a dit Ă©videmment, mais ça a continuĂ©...

anonyme, TF1, 1985. (10)

DĂ©tail dĂ©risoire ? Non : il s’agit du rapport qu’ils construisent (ou dĂ©truisent !) aux règles simples de la vie commune (11). Il s’agit aussi de savoir si, quand on demande quelque chose Ă  un professeur, on peut ou non ĂŞtre entendu. Comment celui qui n’entend pas pourrait-il exiger d’être entendu ? Je peux, dès les premières minutes de " cours ", essayer de faire comprendre que je suis disposĂ©, parce que je suis adulte, Ă  la rĂ©ciprocitĂ©, surtout si eux ne le sont pas (encore).

Et donc, c’est le troisième temps : celui de l’explicitation des règles du fonctionnement de la classe et de l’exposition du programme. Dans la formation d’adultes, c’est par la connaissance prĂ©alable du programme et des mĂ©thodes de travail que le demandeur de formation s’inscrit au stage... Et aucun stage ne commence, après les prĂ©sentations et l’expression des attentes des participants, sans le rappel de ces Ă©lĂ©ments de contenu et de mĂ©thode. Pourquoi oublierait-on ces principes Ă©vidents Ă  l’école ? MĂŞme la moindre rĂ©union a son " ordre du jour " et ses mĂ©thodes...

L’exposition du programme proprement dit ne prĂ©sente pas de difficultĂ©s. Mais il ne s’agit pas seulement d’en Ă©numĂ©rer les tĂŞtes de chapitre : je peux aussi justifier (au moins essayer) ce programme, en montrer la continuitĂ© avec ceux des annĂ©es antĂ©rieures et des annĂ©es suivantes, montrer aussi les recoupements interdisciplinaires possibles, donner quelques indications sur la manière mĂŞme dont ces programmes sont Ă©laborĂ©s... Je peux aussi expliquer quelles compĂ©tences, savoirs et savoir-faire seront exigibles en fin d’annĂ©e.

J’avoue que je n’en suis pas revenu sur le moment ! Quand je lui ai annoncĂ© qu’il devrait redoubler sa troisième, il m’a regardĂ© complètement indignĂ© en disant : " Mais, m’sieur ! J’ai toujours Ă©tĂ© lĂ  ! " J’ai l’impression souvent que pour certains Ă©lèves la seule prĂ©sence physique doit provoquer, par une sorte de capillaritĂ© automatique, l’assimilation des savoirs...

professeur de collège, 1992. (12)

Je peux aussi tenter de rĂ©pondre aux questions inĂ©vitables qu’ils se posent ou ne se posent plus : est-ce vraiment utile, hein ? la reproduction des oursins ou tel poème de Rimbaud pour Ă©chapper au chĂ´mage ? Quel autre sens Ă  l’effort d’apprendre que les plaisirs qu’on en retire ? " Ils ont besoin de... " : non, nous n’avons " besoin " de rien, puisque nous sommes ĂŞtres de dĂ©sir. Ce n’est donc pas l’ignorance qui est " dangereuse " mais l’ignorance de l’ignorance. Et rien n’empĂŞche non plus de montrer le caractère artificiel, de mĂ©thode provisoire seulement, de la notion mĂŞme de " programme " avec l’exigence illusoire de son " achèvement ", y compris dans les classes d’examen ! (13)

Caractère illusoire aussi des " techniques " de travail, si on les rĂ©duit Ă  un ensemble de " trucs " et recettes Ă  la manière des comptines mnĂ©motechniques (" MaisoĂąestdoncOrnicar " !...) : rĂ©habiliter les bricolages et tâtonnements, rĂ©introduire le doute au moment mĂŞme de la " rĂ©ussite ", d’autant que certaines mĂ©thodes " marchent " avec certains et pas avec d’autres... Ce qui pose inĂ©vitablement la question de l’évaluation.

J’étais en 1ère E, nous avions un compte-rendu de travaux pratiques Ă  rendre. Un copain Ă  moi, Fabien, avait oubliĂ© de le faire. Je lui ai donc passĂ© le mien. Il l’a recopiĂ© " texto ", nous avons donc rendu le mĂŞme devoir au professeur. Le prof les a corrigĂ©s ; rĂ©sultats des courses : moi, MickaĂ«l, 2/20, et Fabien 16/20. Je ne comprends pas !!!

MickaĂ«l PĂ©cheux, TE, 1994. (14)

Les mĂ©thodes d’évaluation du travail scolaire ne sont pas seulement " techniques " : on peut certes diffĂ©rencier Ă  l’infini – ou presque ! – les outils d’évaluation, se rendre compte que, pour les mĂŞmes contenus de savoir, tel outil d’évaluation permet de bons rĂ©sultats, alors qu’avec tel autre les rĂ©sultats sont " nuls " (15)... Avant ces questions, il s’agit d’opĂ©rer les distinctions nĂ©cessaires entre " Ă©valuations internes " et " validations externes ", de mĂŞme qu’il importe encore plus de sĂ©parer nettement les jugements sur les acquisitions et sur les comportements. Les multiples confusions croisĂ©es qui se rĂ©vèlent, dans les apprĂ©ciations portĂ©es sur les bulletins par exemple, sont une des sources de violences dans la classe et en dehors...

Je me souviens, j’étais en classe de cinquième. J’avais un niveau assez faible en anglais et donc j’avais de mauvaises notes aux interros. Et, une fois, je m’étais donnée à fond dans la révision d’une interro et j’avais obtenu 14,5 et là, la prof, très surprise de cette note, est venue me voir en cours et, devant toute la classe, m’a traitée de tricheuse et m’a envoyée en perme afin de recommencer cette même interrogation, et j’ai donc refait cette interrogation, où j’ai eu 16,5, et elle n’a jamais voulu me mettre mon 16,5 et je suis sûre que si j’avais eu 5, elle m’aurait donné cette note...

anonyme, TG1, 1994.

Il y a deux ans, au collège, j’ai vu un professeur se faire insulter et frapper par deux élèves, car ils avaient eu de mauvaises notes. À la fin du cours, ils étaient allés voir le prof pour qu’il leur explique leurs notes, et le prof leur a répondu que le cours n’avait pas été appris. Les élèves ont riposté et ont commencé à traiter le professeur de tous les noms, il a essayé de se défendre verbalement, et les élèves en sont venus à lui taper dessus...

Nadine Nicole, TG3, 1993.

En cinquième, j’avais l’habitude d’avoir de bonnes notes en histoire et gĂ©o. Mais un jour, j’ai eu 5/20. Et, dans ces cas-lĂ , la sanction habituelle Ă©tait quatre heures de colle le samedi matin. Le lendemain, ma prof m’a remis la convocation pour la colle avec un grand sourire... Le samedi arrive, je n’avais rien dit Ă  mes parents, et je dĂ©cide de ne pas y aller. Le lundi, Ă©videmment, la prof me demande de justifier mon absence : je la baratine avec une histoire de dĂ©cès dans la famille, je me croyais dĂ©jĂ  tirĂ© d’affaire, mais elle me demande un papier de mes parents... Et lĂ  ça se corse : elle me redemande ce papier le mardi, le mercredi... Et le jeudi je dĂ©cide de ne pas aller en cours et de tout plaquer et donc de fuguer... On m’a retrouvĂ© le dimanche soir : les flics, le toubib, la totale quoi ! Aujourd’hui, je regrette d’avoir fuguĂ© car il y a toujours quelqu’un pour me le rappeler... Mais Ă  l’époque je ne voyais pas comment faire autrement...

SĂ©bastien Lecomte, TF3, avril 1994. (16)

Cas particuliers ? Oui, bien sĂ»r... J’ai entre deux et trois cents " cas particuliers " par an depuis 16 ans. Tous ne fuguent pas en cas de mauvaises notes ! Mais il y a bien des manières de " fuguer "...

Nous oublions que l’école n’est pas l’entreprise, que les Ă©lèves n’y sont pas soumis Ă  l’obligation de rĂ©sultats mais seulement de moyens, que les situations d’apprentissage ne sont pas des situations de production ni de contrĂ´le, que l’école est le lieu oĂą les ignorances des savoirs et de la loi sont encore lĂ©gitimes puisqu’on y vient prĂ©cisĂ©ment pour les combler... Rien ne m’empĂŞche de prĂ©ciser tout cela dès les premiers moments de cours, ce qui ne veut pas dire que les Ă©lèves le comprennent d’emblĂ©e : ils ont un passĂ© (et un prĂ©sent, ailleurs que sous ma responsabilitĂ©...) scolaire et familial... Moi aussi : prière de ne pas supposer connu chez les Ă©lèves ce que je suis prĂ©cisĂ©ment chargĂ© de leur transmettre, prière de ne pas exiger, du point de vue des comportements, ce dont la plupart des " adultes " se rĂ©vèlent encore incapables...

En sixième, je me souviens, le prof de gym nous obligeait Ă  nous mettre toutes nues, les garçons aussi, pour la douche obligatoire et ça le gĂŞnait pas de venir nous regarder... D’ailleurs, il y a des parents qui se sont plaints : mais alors après bonjour les rĂ©flexions pour ceux dont les parents avaient rouspĂ©tĂ© !

Stéphanie, TG1, 1991.

C’était en Français, un lundi matin, en seconde. À la fin du cours, le prof s’est approché de la table d’un élève (redoublant) et s’est mis à faire une montagne d’histoires parce que cet élève n’avait pris aucune note du cours alors que le prof parlait depuis une heure... Il l’a humilié devant tout le monde comme je n’avais jamais encore vu ça. Peut-être cet élève avait-il d’autres problèmes, mais, en tout cas, c’est cet après-midi là qu’il s’est tiré une balle chez lui. Il s’est raté...

Axelle, TA, 1994. (17)

En 4ème, en contrĂ´le de français, un Ă©lève au fond de la classe avait la tĂŞte penchĂ©e, direction ses genoux... Le prof s’est approchĂ© en rigolant, l’air d’un cow-boy, et lui a dit de lever les mains : il a vu alors le livre sur les genoux de l’élève... Il l’a attrappĂ©, renversĂ© par terre et traĂ®nĂ© – je dis bien traĂ®nĂ© ! – par terre jusqu’au bureau du directeur en l’injuriant, le traitant de sale con, etc. Je crois que ce prof Ă©tait vraiment trop nerveux pour faire ce mĂ©tier, mĂŞme s’il enseignait bien.

Alexandra Zerdoun, TG2, 1993.

Inceste, meurtre, violence. Trois interdits majeurs, fondateurs de l’humanitĂ©, transgressĂ©s. Je m’émerveille souvent, vraiment, de ce que mes Ă©lèves ne soient pas plus " abĂ®mĂ©s " qu’ils ne le sont... puisqu’ils acceptent de parler et d’écrire ces " histoires " dĂ©risoires. Grandir, c’est aussi peut-ĂŞtre affronter la douleur de dĂ©couvrir que les adultes ne sont pas parfaits...

L’explicitation des règles de comportement est donc aussi nĂ©cessaire que celle des programmes. Mais, attention : le citoyen n’est pas seulement celui qui obĂ©it Ă  la loi, il est aussi celui qui participe Ă  son Ă©laboration. Ce que les Ă©lèves peuvent donc commencer Ă  apprendre. Et c’est justement Ă  travers les fonctionnements ordinaires de la classe que se fait (ou non) cet apprentissage (18). Je peux donc expliciter les règles de fonctionnement de la classe, en distinguant les niveaux d’importance (19), en rappelant ce qui est discutable et ce qui ne l’est pas, et en prĂ©voyant les temps de rĂ©gulation, en classe, Ă  intervalles rĂ©guliers (une fois par mois, deux fois par trimestre, etc.), oĂą nous ferons le point ensemble sur les savoirs et les comportements, individuels et collectifs, y compris les miens, pour dĂ©cider ensemble des modifications et ajustements Ă©ventuellement rendus nĂ©cessaires.

L’angoisse de la terminale.

Pour moi, l’année du bac est la plus délicate, épuisante et fastidieuse de toutes les années que j’ai connues jusqu’alors. Délicate parce qu’elle détermine mon avenir, épuisante aussi bien sur le plan physique que moral, et fastidieuse en raison de toute la pression accumulée.

Dès les premiers mois, le doute m’a envahi et ne m’a toujours pas quittĂ©. Le doute partout : en cours, Ă  la maison, au sport... Le doute sur ce que l’on veut faire, sur ce qu’on peut faire, sur ce qu’on a fait. Pourquoi ? Comment ? Quand ? Questions qui reviennent souvent... C’est ce doute qui mine, qui fait qu’on ne rĂ©ussit pas très bien, ce qui entraĂ®ne la peur. La peur de mal faire ou de ne pas pouvoir faire, peur de l’échec ou de l’éternel recommencement. J’ai peur.

On veut regarder devant. Mais on ne voit rien. La peur et le doute font qu’on avance pas, et plus ça va et plus ce mur qu’est le bac nous semble haut et noir. Les résultats ne suivent pas. Et pourtant on veut bien faire, on veut trop faire, et on ne fait rien du tout. TERRIBLE.

Et Ă  tout cela, vient s’ajouter un autre problème en cours d’annĂ©e : l’orientation. Il faut choisir ce que l’on fera après le bac. On ne voit pas encore le bac et il faudrait dĂ©jĂ  voir ce qu’il y a derrière ce mur de bĂ©ton armĂ©. De plus, les profs nous stressent : on doit leur dire en l’espace de quinze jours ce que l’on veut faire pendant les prochains 40 ans de notre vie, car c’est lĂ  que tout se dĂ©cide... PROBLEME.

Alors, on cherche, dans les CDI, les CIO, dans les livres et brochures, partout, et on ne trouve rien qui puisse nous occuper 40 ans d’une vie. Si aujourd’hui j’aime cela, peut-ĂŞtre que demain je ne l’aimerais plus : choix difficile... Alors le temps passe, les dĂ©lais pour remettre les dossiers se rapprochent, alors on choisit quelques BTS, par-ci par-lĂ , sans vraiment les vouloir, mais seulement parce que sans un BTS on n’a plus rien.

C’est ce dernier problème qui nous achève, qui nous enterre. Peu ou pas de rĂ©sultats, peur de l’échec, doute, tout cela n’était pas suffisant : il faut aussi choisir sa vie, sans retour possible. Le peu de motivation qui me restait s’envole et me voilĂ  sans ailes... Alors vient un moment oĂą tout nous passe par dessus la tĂŞte, rien n’a plus d’importance. Et le temps continue de passer... Arrivent les rĂ©ponses aux demandes d’inscription en classes prĂ©paratoires aux BTS : refusĂ©, refusĂ©, REFUSÉ... C’est le plus dur. Tous les problèmes accumulĂ©s, toute la fatigue accumulĂ©e, me laissent raide...

Et maintenant ? Ă€ quinze jours du bac, pourquoi rĂ©viserais-je, pourquoi me forcerais-je Ă  Ă©tudier, comment pourrais-je me motiver, alors que je sais que, si j’ai mon bac, je me retrouve Ă  la rue, sans Ă©coles ?

Que me reste-t-il donc ?

Je peux soit me donner Ă  fond pour avoir mon bac et plus rien après, soit rater le bac et recommencer une annĂ©e d’angoisses. Pourquoi ?

Ivan Garcia, TF1, 25 mai 1994.

Nous connaissons l’état de la planète. Les enfants et les adolescents que nous avons dans nos classes ne savent pas si l’avenir qui les attend sera viable ou non. Dans certains contextes familiaux et sociaux, les Ă©lèves savent que l’école est leur seule chance de dĂ©couvrir que des rapports humains sont possibles, que les joies de l’existence, des savoirs, de la libertĂ©, de la rencontre d’autrui sont possibles. Et c’est sans doute la première mission du professeur : porter cette joie. Ce n’est pas sa " mission ", c’est sa nature.

Dix conseils pour professeurs débutants.

1. Arrivez avec le sourire.

2. Respectez les Ă©lèves autant que vous-mĂŞme.

3. N’oubliez pas que vous ĂŞtes lĂ  pour apporter quelque chose aux Ă©lèves.

4. Une interrogation est faite pour Ă©valuer les Ă©lèves autant que vous-mĂŞme ; si les copies ne dĂ©passent pas la moyenne, essayez de refaire le cours plus clairement.

5. N’essayez pas d’être " supĂ©rieur " ou d’avoir de l’autoritĂ© ; ceux qui " s’abaissent " au niveau des Ă©lèves ont plus d’impact sur eux.

6. Un Ă©lève considĂ©rĂ© comme " nul " a besoin d’être aidĂ©, d’avoir plus d’explications et ne doit surtout pas ĂŞtre mis Ă  l’écart ni rabaissĂ© encore plus...

7. ĂŠtre " bon " dans la matière que vous allez enseigner n’est pas suffisant, il faut aimer les Ă©lèves et avoir envie de communiquer son savoir aux autres : cela doit devenir un plaisir.

8. Avoir du courage.

9. ReconnaĂ®tre ses maladresses et en rire.

10. Dites-vous qu’une petite part de la rĂ©ussite professionnelle et humaine des Ă©lèves sera due Ă  votre travail et qu’ils s’en souviendront peut-ĂŞtre, mĂŞme si vous, vous n’en saurez jamais rien.

Valérie, TF12, mars 1994.

MĂ©tier impossible (20), oui, bien sĂ»r. Comment pourrais-je jamais correspondre Ă  ce " portrait " de ValĂ©rie ? Dernier conseil : je ne suis pas tout seul Ă  tenter de vivre ces exigences. Je peux me donner, avec mes pairs, des lieux et moments rĂ©guliers (21) oĂą, ensemble, partageant les rĂ©cits de classe, nous commençons Ă  entrevoir les complexitĂ©s de notre travail, Ă  reconnaĂ®tre et dĂ©passer nos peurs, Ă  nous donner mutuellement les moyens de tenir, et de dĂ©sirer continuer Ă  dĂ©buter, Ă  chaque rentrĂ©e.

Bernard Defrance.

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(1) Texte dĂ©jĂ  publiĂ© dans " Jouer et dĂ©jouer la violence ", Pratiques Corporelles, n° 102, mars 1994.

(2) Je me serais bien dispensĂ©, en ce qui me concerne, d’avoir Ă  redoubler trois classes...

(3) Parfois bouchĂ© par un rĂ©sidu de gomme Ă  mâcher... : garder son sang-froid, sourire et proposer d’aller faire cours sous le prĂ©au, faire prĂ©venir la " vie scolaire " qui avisera, se garder de se fâcher en invectivant les Ă©lèves prĂ©sents qui n’y sont probablement pour rien.

(4) Surtout si la minuterie est en panne...

(5) On m’avait donc bien donnĂ© la bonne clĂ© Ă  l’intendance...

(6) Pour quelle " guerre " ?

(7) " Je prends la première paire qui me tombe sous la main dans le tiroir... d’autres questions ? " etc.

(8) " Elle nous demandait quels Ă©taient les trois derniers livres qu’on avait lus... Tu parles ! J’allais pas lui dire que je lisais rien... C’est vrai ça m’a toujours ennuyĂ©..." Extrait d’enregistrements rĂ©alisĂ©s pour le CNDP , passage non retenu au montage pour la diffusion sur France-Culture en avril 1985. Combien d’élèves, fils ou filles de policier n’indiquent-ils pas " fonctionnaire " Ă  la rubrique profession des parents ? Sans parler du chĂ´mage ou du père mort... Ainsi certains se trouvent-ils minusculement humiliĂ©s...

(9) Ibid. Voir aussi Le plaisir d’enseigner, Quai Voltaire Ă©d., 1992, p. 19 Ă  47.

(10) Ibid.

(11) Pour ce qui est de la maĂ®trise du temps, je peux très bien confier Ă  un Ă©lève la mission de signaler (en levant le doigt) qu’il ne reste que dix (pas cinq ! sinon, ils vont tous se mettre Ă  ranger leurs affaires...) minutes avant la sonnerie. De toute façon je prendrai vite l’habitude... Savoir que nous ne " bouclerons " jamais le " programme " et que je prĂ©vois toujours beaucoup trop en prĂ©parant mes cours. La peur du vide m’amène si souvent Ă  vouloir " saturer "...

(12) Propos recueilli au cours d’un stage Mafpen.

(13) Je suis Ă©videmment, de ce point de vue, avantagĂ© en philosophie : chaque notion du programme a occupĂ© et continuera d’occuper des millĂ©naires de rĂ©flexion... BĂŞtise de l’exercice " dissertatoire " : rĂ©pondre en cinq pages Ă  des questions dont la seule approche emplit des bibliothèques !

(14) J’ai évidemment demandé à Fabien et Mickaël, et obtenu, la photocopie des deux devoirs corrigés...

(15) Cf. expĂ©riences de Bernard Legrand au lycĂ©e des Carrières Ă  Vitry-sur-Seine ; voir aussi n° spĂ©cial des Cahiers PĂ©dagogiques, " L’évaluation ", mai 1991.

(16) L’adulte, garant de la loi, l’enfreint lui-mĂŞme : " Aucune sanction ne peut ĂŞtre infligĂ©e pour absence de rĂ©sultats ", arrĂŞtĂ© du 26 janvier 1978 ; pourquoi s’étonner des effets quant Ă  la formation de la citoyennetĂ© ?

(17) Je n’ai pas de classes de A, mais il arrive que les garçons viennent en philo avec leur copine.

(18) Voir l’ensemble des publications des praticiens de la pĂ©dagogie institutionnelle, et notamment la dernière parue : Francis Imbert et le Groupe de Recherche en PĂ©dagogie Institutionnelle, MĂ©diations, institutions et loi dans la classe, E.S.F. Ă©d., 1994.

(19) Cf. Sanctions et discipline Ă  l’école, Syros Ă©d., 1993, p. 121-124.

(20) Cf. Pascal Bouchard, MĂ©tier impossible, la situation morale des enseignants, E.S.F. Ă©d., 1992.

(21) Voir les groupes de soutien au soutien de Jacques LĂ©vine, ainsi que les groupes Balint, dans certaines MAFPEN, et le travail de Francis Imbert (voir note 18).


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