C’est un extrême malheur d’être sujet
à un maître,
duquel on ne se peut jamais assurer
qu’il soit bon,
puisqu’il est toujours en sa puissance
d’être mauvais quand il voudra,
et d’avoir plusieurs maîtres, c’est,
autant qu’on en a,
autant de fois ĂŞtre extrĂŞmement
malheureux.
Étienne de La Boétie, Discours de la
servitude volontaire, 1548.
Quand le chat n’est pas là , les souris
dansent !
Proverbe populaire.
Dans la classe : quelle autorité ?
Une fois la porte refermée, sur les élèves et leur
professeur, que se passe-t-il dans la classe ? On parle parfois de
véritable " boîte noire " : rares sont les enseignants
qui décrivent précisément les moyens qu’ils utilisent pour faire face à la
situation. Situation dangereuse en ce qu’elle met " face Ă
face ", justement, un adulte et 25, 30 ou 35 autres personnes,
enfants ou adolescents. Ce qui ne se retrouve dans aucun autre métier où la
relation humaine est l’élément primordial. En médecine, dans le travail social,
les acteurs n’ont affaire généralement à leurs " clients "
que un par un, ou par très petits groupes. Dans l’enseignement, il y a un poids
spécifique de cette co-présence humaine entre un acteur principal et un grand groupe,
constamment, à raison de trois, cinq ou huit heures par jour... L’angoisse de
l’enseignant tient à cette simple question : vais-je pouvoir
" tenir " et " les " tenir ?
Les professeurs expérimentés n’échappent
pas à cette peur particulière, tous les ans, voire tous les jours, toutes les
heures, recommencée... Ils donnent souvent quelques conseils aux
débutants : " D’abord, serrer la vis ! Après on peut
relâcher un peu... " Les bruits courent vite dans les salles de
professeurs sur le comportement de telle ou telle classe, de tel ou tel élève,
et la consigne majeure semble bien ĂŞtre de ne pas se laisser
" déborder " : il faudrait s’imposer d’emblée, comme
" force " – si possible " tranquille " !
– face à la classe, à ce rassemblement imprévisible d’enfants ou d’adolescents.
Or, disons-le d’emblée et un peu brutalement
peut-être, cette situation de face-à -face, sans médiations , entraîne des
attitudes d’autorité chez l’enseignant, qui détruisent toute possibilité de
construction de la citoyenneté chez les élèves ou, en tout cas, qui la
compromettent dangereusement. En effet, dans cette situation, l’équilibre de la
classe ne tient que grâce aux " qualités " psychologiques
de l’enseignant : l’aptitude à supporter les regards (souvent
impitoyables !) ou au contraire l’indifférence, l’aisance aux relations
humaines, les capacités d’écoute, l’autorité " naturelle ",
l’humour, etc. Malheur à celui qui bégaie parfois, au timide inhibé, à celui ou
celle qui sort des normes corporelles dominantes, dont la voix est inaudible ou
désagréable... C’est souvent dans les premières minutes de classe que tout se
joue, et les enfants " sentent " bien si l’enseignant
éprouve ou non le " plaisir d’enseigner "... Il ne s’agit
évidemment pas de nier l’importance des capacités psychologiques à exercer ce
métier, mais seulement d’insister ici sur un aspect souvent méconnu des
relations qui structure la classe. En effet, la classe n’est pas un
" groupe " mais un rassemblement. Il ne s’agit pas de se
réunir pour éprouver le plaisir de " l’être-ensemble "
(mĂŞme si on peut aussi l’éprouver...) mais pour travailler Ă
l’acquisition de capacités cognitives variées et complexes . Il s’agit
d’une institution et non d’une famille. Autrement dit, cette
structure devrait pouvoir fonctionner quelles que soient les qualités (ou les
défauts !) des personnes, et ce sont donc les règles et procédures qui
conditionnent l’efficacité de ce fonctionnement. L’efficacité d’une institution
ne peut dépendre seulement du " bon vouloir " de ses
acteurs. Dans une vision seulement " psychologique ", voire
moraliste – encore une fois nécessaire mais largement insuffisante –, on ne
peut qu’en rester aux vœux pieux qui définissent l’enseignant
" parfait " et la description de ce modèle idéal ne peut
que renvoyer ceux et celles qui n’y correspondent pas à leur culpabilité. La
question de l’autorité est aussi – et même d’abord – juridique.
Au fond, il s’agit précisément de pouvoir échapper
au jeu de " balançoire " entre serrer la vis et
relâcher ! Si l’enseignant doit d’abord " s’imposer ",
alors les élèves apprennent à obéir (et désobéir !) à quelqu’un et
non à la loi, dont ce " quelqu’un " est, par
délégation et momentanément, porteur. Et dès que le chat n’est pas là , les
souris dansent ! La peur du gendarme n’est pas du tout " le
commencement de la sagesse ", c’est sa négation, sauf à réduire le
sens du mot sagesse à celui de docilité et de conformité... Concevoir
l’exercice de l’autorité en classe comme imposition d’un pouvoir personnel
détruit toute possibilité d’accès à la compréhension rationnelle des logiques
de la loi. Il ne s’agit donc pas de savoir s’il faut être " plus ou
moins " autoritaire ou libéral : cette fausse alternative réduit
l’exercice de l’autorité à une question de dosage quantitatif. Or, c’est d’abord
la question du fondement de la loi qui est posée : " au
nom de " quoi ? vais-je imposer le respect de telle ou telle
règle particulière ? C’est la difficulté majeure de la formation à la
citoyenneté, à l’école, dans la classe : comment l’apprentissage du savoir
(l’exercice de la raison) peut-il s’articuler à l’apprentissage de la
loi (l’exercice de la liberté) ?
Or, précisément (et dangereusement), le
fonctionnement institutionnel ordinaire, actuel, de la classe interdit
cette articulation, ce qui dénature doublement l’accès au savoir et à la loi.
Cette structure institutionnelle contraint le professeur et les élèves à se
résigner aux " rapports de forces ", que ces
" forces " s’expriment enrobées dans la " sympathie ",
voire la séduction, ou plus directement dans les affrontements verbaux, voire
physiques. Presque tous les témoignages concordent ici : dès que des
enseignants ou des élèves s’expriment librement pour décrire
" l’ambiance " de la classe, les métaphores guerrières
ou amoureuses fleurissent...
En quoi consiste précisément ce fonctionnement
ordinaire ? En ce que, dans la personne, le rĂ´le et le statut de
l’enseignant, tous les pouvoirs se trouvent institutionnellement
confondus : c’est le même qui enseigne et qui juge ensuite des résultats de
cet enseignement, c’est le même qui fixe les règles et punit en cas de
transgression. Dès lors, en ce qui concerne la construction des savoirs, la
recherche de la conformité se substitue à celle de la vérité, et, en ce qui
concerne l’accès à la loi, il ne s’agit que d’obéir au
" supérieur ", en attendant que, grâce aux diplômes, on
puisse soi-même devenir " supérieur "... Encore une fois,
la question n’est pas d’abord d’ordre psychologique : il ne s’agit pas de
savoir avec quelles habiletés manipulatrices l’enseignant peut
" gommer " la perception par les élèves (et les
parents !) de cette confusion institutionnelle des pouvoirs mais de savoir
par quelles techniques et procédures l’enseignant va pouvoir commencer à aider
l’élève à sortir du " familial ", c’est-à -dire à instituer
dans le fonctionnement de la classe la distinction des pouvoirs qui
caractérisent la démocratie : la loi est la même pour tous, toute
infraction entraîne sanction, nul ne peut se faire justice à lui-même, nul ne
peut ĂŞtre juge et partie...
Dans ce travail, l’exercice de l’autorité
se trouve alors, en quelque sorte, dépersonnalisé : ce n’est pas
moi qui donne un ordre, je ne fais qu’exprimer l’exigence de respecter
certaines règles nécessaires pour l’accès au double plaisir de l’acquisition
des savoirs et de la rencontre des autres. Qu’il s’agisse des consignes pour
réaliser telle ou telle tâche scolaire, de la correction de telles ou telles
erreurs, de l’organisation du travail, du rappel des règles élémentaires du
fonctionnement collectif, voire de l’intervention (de type
" policière " et non " judiciaire " )
pour enrayer une violence, ce n’est pas la personne de l’enseignant qui
est ici en cause, mais sa fonction dans l’organisation de la classe. Toute
" interdiction " peut progressivement être perçue
simultanément comme une " autorisation " : dans la
classe, je fais taire le bavard pour qu’il puisse parler ! et
découvrir le plaisir d’être écouté, entendu, par les autres. Ce qui suppose l’institution
de lieux et moments de parole. Ces moments de parole, inscrits dans l’emploi du
temps, ne sont pas seulement des occasions de
" défoulement ", de " purge " de
la violence et des conflits se verbalisant, ce sont aussi des moments oĂą le
sujet peut se rendre compte du pouvoir mĂŞme de la parole : ce seront aussi
des lieux de décisions, inscrites au mur ou dans le " cahier
de décisions ", respectées, au moins jusqu’au prochain
" conseil " ; et ces décisions porteront aussi bien
sur l’organisation des tâches scolaires que sur les règles de comportement,
aussi bien sur l’évaluation des compétences acquises que sur les sanctions en
cas de manquement aux règles communes.
La question de l’autorité de l’enseignant ne se
pose donc pas en termes d’imposition d’un pouvoir personnel sur un groupe, mais
d’institution d’une loi commune. Alors, attention ! La difficulté est de
ne pas oublier que, à l’école, si les élèves sont déjà sujets de
droit, ils ne sont pas encore citoyens : comment donc pourrais-je
partager avec eux un pouvoir auquel j’aurais renoncé ? Il ne s’agit pas de
verser dans des idéologies de la " non-directivité " mal
comprise ! Inévitablement, mon autorité dans la classe sera d’abord
ressentie comme mon autorité justement et c’est progressivement que
j’introduirai, dans ces moments réguliers de parole et de décisions, les
éléments de discussion, de négociation. Et dans ces
" conseils ", au sens de la pédagogie institutionnelle, la
difficulté réside dans les distinctions nécessaires à opérer entre les
différents niveaux de prescriptions, d’importance évidemment inégale et qui
sont trop souvent, dans l’ordinaire de la classe confondues : il est moins
grave de manger du chewing-gum que de taper sur son camarade !
Le premier niveau concerne les dimensions
personnelles de chacun, l’arbitraire psychologique : je peux très bien demander
à mes élèves de ne pas manger de chewing-gum dans mes cours, parce que, pour
des raisons qui me sont personnelles, et qui peuvent avoir leur validité, je ne
supporte pas le spectacle d’un groupe de " ruminants " devant
moi ! Et bien sûr, chacun des membres du groupe peut aussi formuler ses
demandes... Au deuxième niveau, il s’agit de toutes les règles de politesse,
dans les comportements et en paroles, qui facilitent bien les contacts
quotidiens et qui comportent d’ailleurs des prescriptions qui peuvent paraître
étranges, dont l’origine remonte parfois à la nuit des temps et qui varient
considérablement d’une culture à l’autre . Le troisième niveau est celui
des règles proprement dites, techniques et morales. L’expérience montre
aisément que s’il n’y a qu’un robinet dans la classe pour se laver les mains
après l’atelier de peinture, il vaut mieux qu’il y ait une règle qui fixe
précisément la manière – chacun son tour ! – d’utiliser le robinet !
De même pour parler ensemble : celui qui n’écoute pas les autres et, pire,
empêche les autres d’écouter, ne saurait prétendre être écouté à son tour...
Les règles " morales " sont parfois difficiles à distinguer
clairement des règles de politesse : en tout cas il est évidemment moins
grave de garder sa casquette sur la tête que d’exhiber ses attributs pour faire
rire dans le fond de la classe ! Dans un cas, il s’agit bien de politesse,
dans l’autre, d'exhibitionnisme public, sanctionné par le Code Pénal
(dont on peut bien sûr avoir un exemplaire à portée de main...) !
C’est à partir de ce troisième niveau de
règles qu’il importe que les élèves deviennent progressivement conscients de ce
qui peut faire ou non l’objet de discussions, de négociations et de décisions
applicables dans la classe ou les cours que j’assure : ce qui est prescrit
par les lois de la République s’applique en classe et à l’école bien sûr !
Enfin, il y a, et c’est le quatrième niveau, celui des principes éthiques,
ce qui ne discute pas parce qu’il s’agit d’interdits dont le respect
permet précisément qu’il y ait discussion, par exemple l’interdit de la
violence, dont certaines transgressions ne sont pas toujours explicites dans le
Code Pénal ! Ce qui rend nécessaire " le droit de
veto " dont dispose le maître dans le conseil de la classe
institutionnelle. Il ne s’agit évidemment pas, sous couvert de
" démocratie ", de permettre n’importe quoi ! Dans les
classes, les " lynchages " peuvent ne pas seulement prendre
des formes explicites et physiques !
Lorsque
j’étais en cm2, la classe était partagée en plusieurs petits groupes. Un élève
était exclu de tous les groupes. Il était issu d’une famille pauvre, ses
parents Ă©taient au chĂ´mage, il Ă©tait plutĂ´t " rachitique ",
et se retrouvait souvent seul. Il Ă©tait donc notre victime favorite. Les
moqueries et toutes sortes de blagues cuisantes l’assaillaient. J’étais
entraîné par la " masse " des élèves, je me trouvais pris
dans cet " engrenage ", et je faisais comme tout le
monde... Sa scolarité devait être un enfer. Il y a deux ans, j’ai appris qu’il
était mort au cours d’une crise d’asthme. J’ai regretté longtemps d’avoir fait
partie de la " majorité " : la majorité a toujours
tort.
SĂ©bastien Plura .
On dit parfois, un peu dangereusement, qu’une des
" fragilités " de la démocratie est qu’elle permet à ses
adversaires de s’exprimer librement. C’est évidemment là une vue
simpliste : l’oubli des interdits fondateurs des procédures démocratiques
peut en effet conduire à l’écrasement des minorités ; or, tout autant que
la loi de la majorité, la démocratie est protection des minorités. Cet
apprentissage des procédures fait aussi partie de l’éducation civique ! Et
" mon " autorité dans la classe ne saurait faillir sur ce
point ! Encore faut-il – c’est là que l’habileté psychologique devient
nécessaire – que je sois lucide sur les " mécanismes "
anthropologiques, parfois très archaïques (ceux de la " victime
émissaire " ), qui sont à l’œuvre souterrainement dans les
groupes. Et il est peut-être nécessaire de rappeler ici, même si cela peut
paraître de l’ordre de l’évidence, que j’ai évidemment à respecter moi-même ces
interdits fondateurs (de l’inceste, de la violence...). Le travail pédagogique
peut alors commencer vraiment : celui de la
" sublimation " (ne pas confondre avec
" refoulement "...) des pulsions dans la culture ,
celui de la structuration du désir, de l’utilisation créatrice des
énergies qui, si elles restaient seulement refoulées, resurgiraient de manière
destructrice. Et ce travail n’est possible qu’à la condition que les élèves
puissent découvrir que j’exerce " mon " autorité pour
qu’ils puissent découvrir la leur, devenir à leur tour auteurs de la
loi, que j’exerce un pouvoir en effet, mais qui donne pouvoir.
Un dernier mot : je ne suis Ă©videmment pas
toujours à la hauteur de ces exigences. Je suis moi aussi habité par des
pulsions mal contrôlées, adulte imparfait. Mon autorité ne se fonde plus sur
une " transcendance ", qu’elle vienne du ciel ou du sol...
et cela depuis IsaĂŻe et Socrate. Et donc je peux, avec mes pairs, en
groupes de réflexion et de formation réciproque librement constitués , me
donner les moyens de porter, supporter, ces exigences. Les élèves n’attendent
pas de nous que nous soyons des adultes " parfaits ", mais
seulement des adultes qui se savent inachevés, et qui, lorsqu’ils transgressent
eux-mêmes la loi dont ils sont porteurs, peuvent le reconnaître et réparer, et
peuvent aussi aider à grandir ceux dont ils ont la responsabilité, c’est-à -dire
les aider à apprendre à assumer à leur tour leur propre inachèvement
inéluctable.
Bernard
Defrance,
professeur
de philosophie,
lycée
Pierre de Coubertin, Meaux.