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Colloque international sur les transferts de connaissances en formation initiale et continue

 

Colloque international sur les transferts de connaissances en formation initiale et continue.

Université Lumière, Lyon 2,

29 septembre - 2 octobre 1994.

Proposition de communication,

par Bernard Defrance,

professeur de philosophie,

lycée Pierre-de-Coubertin, Meaux.

 

 

 

Double difficultĂ© de l’enseignement de la philosophie :

- pour les Ă©lèves : sortir de l’opinion pour entrer dans la rĂ©flexion ;

- pour le professeur : entendre le philosophique dĂ©jĂ  prĂ©sent dans la vie des Ă©lèves.

Échec actuel de cet enseignement : il se rĂ©duit Ă  une alternance entre " discussions " et " cours magistraux " ; vide des " contenus " ou vide de la " relation " : dans les deux cas, ce qui est prononcĂ© n’est pas entendu.

Se risquer aux rĂ©cits ; Ă  l’imprĂ©visible ; Ă  l’altĂ©ration rĂ©ciproque des personnes ; consentir Ă  la libertĂ© de l’autre (de l’élève, du maĂ®tre) ; jouer les prĂ©jugĂ©s et la violence (du maĂ®tre, de l’élève) pour les dĂ©jouer ; travailler (peurs et plaisirs) l’institution en soi ; dĂ©couvrir le philosophe dans le barbare... Tels me semblent constituer aujourd’hui les enjeux d’une genèse de l’homme en l’homme, donc de mon enseignement.
Mais ils (elles) sont entre deux et trois cents chaque annĂ©e, Ă  raison de deux heures hebdomadaires... Comment parler aux (et entendre les) " absents " ?

 

 

Doppelte Schwierigkeit des Philosophie-Unterrichts :

- fĂĽr die SchĂĽler : aus der Meinung in die Ăśberlegung treten ;

- fĂĽr den Lehrer : das schon in dem Leben der SchĂĽler gegenwärtig Philosophische hören.

Gegenwärtiges Scheitern dieses Unterrichts : er beschränkt sich auf die Abwechslung zwischen " Diskussionen " und " Vorlesungen " ; Leere der " Inhalte " oder Leere der " Beziehung " : das Ausgesprochene wird ine beiden Fällen nicht gehört.

Sich auf Erzählungen, auf das Unvorhersehbare, auf die gegenseitige Veränderung der Personen wagen ; in die Freiheit des anderen (des SchĂĽlers, des Lehrers) ; mit den Vorurteilen und der Gewalt (des Lehrers, des SchĂĽlers) spielen, um sie zu vereiteln ; die Institution (Ă„ngste und VergnĂĽgungen) in sich verarbeiten ; in dem Barbaren den Philosophen entdecken... Daraus scheinen mir heute die Einsätze der Entwicklung des Menschen in dem Menschen zu bestehen, meines Unterrichts also. Aber sie (Mädchen und Jungen) sind zwischen zwei oder dreihundert jedes Jahr mit zwei Unterrichtsstunden in der Woche... Wie können wir mit den " Abwesenden " sprechen (und sie hören) ? (1)

Doppia difficultĂ  dell’insegnamento della filosofia :

- per gli alievi : uscire dall’opinione per intrare nella riflessione ;

- per il professore : sentire il filosofico giĂ  presente nella vitĂ  degli alievi.

Fallimento attuale di questo insegnamento : si ristringe in una alternanza di " discussioni " e " corsi magistrali " ; vuoto dei " contenuti " o vuoto della " rilazione " : nei due casi, quello che è pronunciato non è sentito.

Arrischiarsi ai raconti ; all’imprevvedibile ; all’alterazione con reciprocitĂ  delle persone ; consentire alla libertĂ  altrui (quella dell’alievo, quella del maestro) ; giuocare i pregiudizi e la violenza (del maestro, dell’alievo) da buttarli ; lavorare (paure e piaceri) l’istituzione in sè ; scoprire il filosofo nel barbaro... Tali mi sembrano costituire oggi le poste di una genesi dell’uomo nell’uomo, quindi del mio insegnamento.

Ma essi (esse) sono fra due o tre cento ogni anno, per due ore alla settimana... Come parlare agli (e sentirli) " assenti " ? (2)

Le constat peut ĂŞtre fait assez rapidement dans une carrière d’enseignement de la philosophie : " Les cours magistraux sont temps perdu ". MĂŞme s’il est vrai qu’Alain parlait de l’école Ă©lĂ©mentaire, il n’en reste pas moins que, dans bon nombre de classes terminales, techniques principalement mais pas seulement, le professeur peut souvent avoir l’impression de parler dans le vide. Ce dont il parle a pourtant, semble-t-il, quelques rapports avec ce que vivent ses Ă©lèves et leurs opinions... D’oĂą viennent donc l’ennui, la passivitĂ©... ou l’agitation ? Il ne s’agit pas ici de savoir si le professeur est " bon " ou non. Certes, s’il est timide, maladroit dans son expression ou simplement inaudible, il rencontrera quelques difficultĂ©s, surtout en dĂ©butant dans ces classes rĂ©putĂ©es difficiles, que les professeurs plus anciens lui abandonnent en toute confraternitĂ©... Ce ne sont pourtant pas les qualitĂ©s psychologiques qui sont ici en cause : mĂŞme dans les hypothèses les plus favorables, oĂą les Ă©lèves semblent attentifs, voire demandeurs de la parole magistrale, les contenus dĂ©livrĂ©s peuvent ne pas avoir de rapports avec ce qui peut se passer en dehors de la classe de philosophie, et le " travail " philosophique peut n’avoir aucun effet rĂ©el sur les comportements ordinaires des Ă©lèves. Toutes proportions gardĂ©es, il s’agit lĂ  un peu du mĂŞme " effet scolaire " qui peut ĂŞtre constatĂ© par exemples :

- au collège, oĂą, après avoir recopiĂ© sous la dictĂ©e tel article de la DĂ©claration des Droits de l’Homme, les Ă©lèves règlent leurs comptes dans les recoins obscurs de la cour de rĂ©crĂ©ation ;

- ou dans la coexistence, mĂŞme chez des scientifiques de haut niveau, de savoirs rigoureux et de croyances irrationnelles diverses ; combien de bacheliers " croient " en l’astrologie ou la rĂ©incarnation ?

Cette question pourrait facilement ĂŞtre Ă©ludĂ©e : nous sommes professeurs de philosophie et non philosophes, et il y aurait danger Ă  vouloir modifier, voire transformer, ou simplement influencer les comportements ordinaires des Ă©lèves. Nous devrions supposer acquises les qualitĂ©s de l’homme raisonnable, Ă  savoir la capacitĂ© Ă  user raisonnablement, rationnellement, de la libertĂ©. Et nous ne serions pas responsables de ce que l’éducation antĂ©rieurement reçue n’a pas permis l’accès Ă  la raison. Nous devrions supposer les Ă©lèves disponibles aux remises en question nĂ©cessaires leur permettant de sortir de l’opinion, et donc suffisamment dĂ©gagĂ©s des emprises de la vie, des soucis quotidiens, des violences ordinaires de l’existence, pour pouvoir entrer dans la classe de philosophie.

Or, affirmer que l’homme est un animal raisonnable, c’est dire en mĂŞme temps qu’il ne l’est pas, et a donc Ă  le devenir. Le travail philosophique et le travail pĂ©dagogique sont le mĂŞme travail, celui du temps. Et la position magistrale est religieuse en ce qu’elle est nĂ©gation du temps : elle refuse le manque inscrit dans le prĂ©fixe mĂŞme du nom de la discipline. Mais le professeur de philosophie n’est pas " sage ", ni ses Ă©lèves ! Entrer dans le philosopher revient alors Ă  renoncer au confort des clĂ´tures, des programmes, des règles, pour se risquer au dĂ©sir, Ă  l’inachèvement, Ă  l’imprĂ©visible.

Lorsque nous entrons en classe, nous avons peur. Nier, purement et " simplement ", cette peur conduit Ă  l’élaboration dĂ©fensive du " système " religieux magistral : comme Dieu, " le prof a toujours raison " ! Il ne reste plus alors pour le disciple qu’à Ă©crire sous la dictĂ©e, qu’il accepte ou refuse au fond de lui-mĂŞme les " vĂ©ritĂ©s " qu’on lui rĂ©vèle. Or, le philosophe apprend non Ă  nier la peur mais Ă  la reconnaĂ®tre et l’assumer. Il apprend mĂŞme Ă  l’aimer...

Si la phrase d’Alain s’applique Ă  notre enseignement c’est qu’il s’agit bien d’un enseignement Ă©lĂ©mentaire, au sens le plus fort du mot. C’est bien dans l’existence ordinaire que je dois apprendre Ă  construire ma libertĂ© et Ă  consentir Ă  la libertĂ© de l’autre. Ce qui est la mĂŞme chose. Dès lors, le travail philosophique consiste Ă  partir de ce qui se passe dans cette " existence ordinaire " : deux ou trois heures par semaine pour la rĂ©flĂ©chir. Ce qui peut paraĂ®tre dĂ©risoire et qui constitue cependant un luxe inouĂŻ, si l’on veut bien considĂ©rer ce qu’est effectivement l’existence ordinaire des hommes : combien sommes-nous, sur la planète, Ă  avoir ce loisir ? Combien d’États offrent l’école Ă  leurs enfants ?

Mais... ils (elles) sont entre 25 et 35 dans chaque classe : et le premier droit Ă  dĂ©couvrir est celui de se taire. Rien ne peut obliger l’homme ordinaire Ă  s’interroger sur le sens de son existence. La prĂ©sence physique n’implique pas la prĂ©sence rĂ©elle, " aucune sanction ne peut ĂŞtre infligĂ©e pour absence de rĂ©sultats " (3), et, s’il s’agit de rĂ©flĂ©chir sa vie, nul ne peut ĂŞtre contraint Ă  la raconter : " Ă‡a ne vous regarde pas " ! Nul ne peut donc ĂŞtre contraint Ă  parler ou Ă©crire. Le philosophe ne donne pas d’ordres ni n’en reçoit. Il demande et ne peut exiger de rĂ©ponses. Et la raison se contredit elle-mĂŞme Ă  vouloir s’imposer. Peuvent advenir alors l’imprĂ©visible et le radical : aucune " rĂ©ponse " possible pour celui ou celle qui se place au bord de la mort, et qui le dit, ou ne le dit plus. Le philosophe n’est pas " psychologue ", il est seulement citoyen.

Plus exactement, il voudrait l’être. Mais la structure institutionnelle de la classe, de la relation entre les Ă©lèves et le professeur, contredit prĂ©cisĂ©ment les principes fondamentaux du droit : nul ne peut ĂŞtre juge et partie, nul ne peut se faire justice Ă  lui-mĂŞme, la loi est la mĂŞme pour tous...

Impossible de respecter ces principes dans une situation oĂą c’est le mĂŞme qui enseigne et qui juge ensuite des rĂ©sultats de cet enseignement, oĂą c’est le mĂŞme qui peut ĂŞtre atteint par l’injure et la punir, oĂą celui qui impose telle ou telle règle peut se dispenser de l’observer lui-mĂŞme. Dès lors, la position institutionnelle non-sĂ©parĂ©e d’un pouvoir UN entre en contradiction insurmontable avec la position nĂ©cessaire du philosophe-citoyen. Cet " un " est religieux. Ce qui interdit l’entrĂ©e dans le philosopher. La contradiction vide de tout sens philosophique possible les " contenus ", si " critiques " soient-ils, et les " relations ", si " sympathiques " soient-elles...

Comment puis-je alors faire ? Peut-ĂŞtre prĂ©cisĂ©ment prendre cette contradiction mĂŞme comme objet du travail. En passer par la peur assumĂ©e de la perte des fausses assurances institutionnelles, par le renoncement aux fantasmes de la maĂ®trise, par l’institution des mĂ©diations sĂ©paratrices et rĂ©paratrices. Les rĂ©cits peuvent alors surgir, se parler et s’écrire, se publier, se rĂ©flĂ©chir. Alors cette rĂ©flexion peut s’instituer Ă  Ă©galitĂ© avec celles de Platon, Descartes, Kant... ou du professeur !

Danger, pensions-nous, Ă  vouloir influencer le comportement ordinaire des Ă©lèves, prĂ©tendre les aider Ă  diminuer la violence en leurs vies, agie ou subie. Mais pourquoi vouloir instituer la pensĂ©e, en renonçant Ă  ce qu’elle puisse commencer Ă  se traduire en actes ? Et qu’est-ce qu’une " morale " de mots, laissant inchangĂ©s les comportements ? Mais alors le philosophe ne peut Ă©chapper Ă  l’obligation de rendre compte de ses propres actes : par exemple, lorsqu’il " note " les copies, remplit les " bulletins " ou punit pour " absences non-justifiĂ©es "... S’il s’agit d’accĂ©der Ă  la parole commune, s’il s’agit de philosopher, alors le philosophe peut apprendre Ă  reconnaĂ®tre le philosophe dĂ©jĂ  prĂ©sent dans le " barbare ", de mĂŞme qu’il apprend Ă  reconnaĂ®tre, assumer, travailler et, peut-ĂŞtre, dĂ©passer le " barbare " en lui-mĂŞme.

L’ordinaire de la vie, peurs et joies, limites et dĂ©passements, violences et amours, soumissions et protestations, souffrances et plaisirs, ignorances et savoirs, racontĂ©s et partagĂ©s en ces quelques heures de scholè, peuvent alors devenir occasions d’entrer, si le sujet le dĂ©cide, dans les " notions " du programme...

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(1) traduction Jean-Claude Auerbach

(2) traduction Henri Drei

(3) Arrêté du 26 janvier 1978. C’est moi qui souligne.


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