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Paru dans Charlie-Hebdo, n° 410, 26 avril 2000

Paru dans Charlie-Hebdo, n° 410, 26 avril 2000.

 

L’École, usine à sauvageons

C’est l’institution scolaire qui engendre la violence "

 

Bernard Defrance est prof de philo depuis trente ans. Il est surtout connu pour, lors d’un cours sur la pudeur (1), s’être mis à poil devant ses élèves. Mais c’est habillé de pied en cap qu’il a répondu à nos questions sur un problème toujours d’actualité, et qu’il connaît bien : la violence à l’école. Il nous explique en quoi ce ne sont pas tant les élèves qui responsables que l’institution scolaire elle-même.

Charlie-Hebdo : Ce sont les violences qui augmentent ou la médiatisation ?

Bernard Defrance : Un peu les deux. La mĂ©diatisation augmente sur les faits divers – les rackets, les bagarres au couteau â€“ alors que ce type de violence, la violence pĂ©nalisable, est en diminution. Et elle n’est pas spĂ©cifique Ă  l’école, elle peut tout aussi se produire dans les transports en commun, dans la rue… En revanche, ce qui augmente, c’est tout ce qu’on peut appeler " les incivilitĂ©s " : le prof qui entend une injure dans son dos, ou bien qui retrouve un crachat sur son manteau…

Est-ce que cela ne vient pas du fait que le rapport d’autoritĂ© entre le prof et l’élève a changĂ© ?

Oui, c’est un facteur essentiel. La violence s’exprimait jadis en dehors de l’école. Dans la classe le maĂ®tre faisait rĂ©gner la terreur, Ă  coups de trique si nĂ©cessaire. Aujourd’hui, heureusement, ce n’est plus le cas. Du coup, ce qui se dĂ©chargeait Ă  l’extĂ©rieur de l’école se dĂ©charge dans la cour de rĂ©crĂ©ation, dans les couloirs et dans les classes. Mais cette violence n’est pas le fait d’on ne sait quelle perte des repères, ou de gamins qui seraient plus mal Ă©levĂ©s. Je crois que c’est l’effet d’un stress gĂ©nĂ©ral, dont est responsable l’institution elle-mĂŞme. D’ailleurs le taux de dĂ©linquance juvĂ©nile n’a aucune commune mesure avec celui des dĂ©pressions et des suicides. L'INSERM Ă©value le nombre de suicides de mineurs Ă  4 000 par an. ce qui veut dire 11 par jour. Et ça, les mĂ©dias n’en parlent jamais.

C’est l’institution scolaire qui produit la violence ?

Il y a diverses situations qui font qu’en l’absence de tout recours lĂ©gal, lorsque je suis victime d’un tort quelconque, je ne vois pas d’autres solution, pour rĂ©tablir mon droit, que de me venger. Les gamins en sont lĂ . Et c’est le rĂ©sultat du fonctionnement de l’institution scolaire. Je vous cite en exemple le rĂ©cit que m’a fait l’un de mes Ă©lèves. Il Ă©tait en cinquième, il se fait casser la gueule par un caĂŻd de troisième. Au lieu de recruter les copains pour aller se venger, il va se plaindre au conseiller d’éducation, qui lui rĂ©pond : " Ă‰coute, on va pas s’occuper de toutes vos embrouilles. " Autrement dit, je me fais casser la gueule, je " porte plainte ", il ne se passe rien. Donc, la prochaine fois, je sais ce qu’il me reste Ă  faire… Quand il n’y a pas de procĂ©dure lĂ©gale pour que quelqu’un qui a Ă©tĂ© victime d’un tort puisse faire rĂ©tablir son droit, eh bien, on est dans la loi de la jungle. Et comment expliquer Ă  un Ă©lève qu’il n’a pas le droit de se faire justice, alors que dans la classe, quand il chahute ou injurie le prof, c’est le prof qui le punit ? Les enseignants transgressent lĂ©galement, en toute impunitĂ©, l’un des principes fondateurs du droit : nul ne peut ĂŞtre juge et partie. Le droit : c’est-Ă -dire le moyen essentiel que nous avons trouvĂ© pour tenter de limiter la violence dans notre sociĂ©tĂ©.

L’école serait un lieu de non-droit ?

On est constamment en contradiction avec la loi. La punition collective, par exemple, est totalement interdite dans le droit français. Quand toute une classe est punie parce que certains font du chahut, ça veut dire que des Ă©lèves sont punis non pas pour ce qu’ils ont fait, mais pour ce qu’ils sont. Et qu’est-ce qui se passe si je pète les plombs et que je flanque une claque Ă  un Ă©lève ? Les trois quarts du temps, rien. Il y a mĂŞme des parents qui viennent me voir en disant : tapez plus fort, nous, on ne peut plus rein en faire… Et si je tombe sur des parents qui surprotègent leur prĂ©cieux chĂ©ri et qui me traĂ®nent devant les tribunaux, ils seront neuf fois sur dix dĂ©boutĂ©s… En revanche, si un Ă©lève me flanque une claque, dans l’heure qui suit, le collège est en grève : violence Ă  l’école, titres dans les journaux, conseil de discipline, exclusion, signalement au parquet des mineurs… Nous fonctionnons Ă  l’envers du Code pĂ©nal. Les gamins savent pertinemment que l’école est un lieu oĂą il n’y a pas de recours contre les jugements que l’on porte sur eux. Les parents le savent aussi, puisqu’ils se rĂ©signent aux dĂ©cisions d’orientation arbitraires.

Mais lĂ  vous parlez de situations " annexes " Ă  l’enseignement. En quoi l’enseignement proprement dit, qui est la raison mĂŞme de l’institution scolaire, serait-il injuste ?

Parce qu’on confond en permanence sanction et punition : la sanction, c’est le rĂ©sultat positif ou nĂ©gatif d’un travail, la punition, c’est le rĂ©sultat lĂ©gal d’un comportement illĂ©gal. On ne compte plus le nombre de fois oĂą la note n’est plus une sanction, c’est-Ă -dire un outil d’évaluation de l’acquisition de tel ou tel savoir, mais une punition. Ce qui veut dire qu’on punit l’ignorance, ce qui n’a aucun sens, puisque je vais Ă  l’école prĂ©cisĂ©ment parce que je suis ignorant. J’ai un mal de chien Ă  faire comprendre Ă  mes Ă©lèves que, lorsqu’ils commencent Ă  faire des dissertations au premier trimestre, la note normale, c’est cinq. Le jour du bac ce sera quinze, mais, en attendant, je leur demande de faire un des exercices les plus difficiles de toute la scolarité… Mais tout le monde a intĂ©riorisĂ© l’idĂ©e de la mauvaise note. Une note est basse ou Ă©levĂ©e, elle n’est pas mauvaise ou bonne.

Vous êtes en train de dire que l’école apprend non pas l’obéissance à la loi mais la soumission…

Effectivement. pour rĂ©ussir Ă  l’école, le plus important, ce n’est pas d’apprendre Ă  obĂ©ir aux exigences extrĂŞmement complexes de la construction des savoirs, mais de se soumettre au maĂ®tre. Et de se demander :qu’est-ce qu’il a derrière la tĂŞte, qu’est-ce qu’il faut que j’écrive pour avoir une " bonne " note ?… Les bons Ă©lèves sont ceux qui comprennent le mĂ©canisme, et qui vont former la cohorte des futurs clients des Ă©coles de commerce et des pouponnières de financiers… On dit que les caĂŻds de banlieues, les " sauvageons ", ont perdu tout repère. Pas du tout. Ils savent très bien comment ça fonctionne, quels sont les vĂ©ritables " repères " de notre sociĂ©tĂ©. La morale du caĂŻd qui règne sur ses trois pâtĂ©s de maisons est exactement la mĂŞme que celle des deux cent cabinets financiers internationaux qui gèrent l’économie de la planète.

Les professeurs auraient donc trop de pouvoir ? Eux qui se plaignent de ne plus en avoir…

Le professeur n’est pas obligatoirement responsable. Le problème est au cĹ“ur mĂŞme de l’institution. Aujourd’hui, plus que jamais, quand j’entre en classe, j’ai peur. Parce qu’ils sont trente, quarante… L’enseignement, c’est la seule situation professionnelle oĂą un individu se retrouve, Ă  raison de six heures par jour, en permanence devant au moins trente personnes. Et qui n’ont pas toutes envie d’être lĂ . donc, quand j’entre en classe, je me dis : est-ce que je vais tenir ? Et surtout, est-ce que je vais les tenir ? Tout mon problème, c’est d’instaurer un rapport de force, que je le veuille ou non.

Comment restaurer l’autoritĂ© du prof, sans que cela implique une soumission de l’élève ?

Il est fondamental de comprendre, en tant qu’enseignant, la diffĂ©rence qu’il y a entre exercer son pouvoir sur un groupe, sans aucune espèce de recours possible, et exercer son autoritĂ© dans un groupe. Je ne suis pas flic, je ne suis pas assistante sociale, je suis expert dans un certain champ du savoir. Et je vous invite Ă  vous Ă©lever Ă  l’égalitĂ©, voire, si vous le pouvez, Ă  me dĂ©passer… Est-ce qu’on ne pourrait pas envisager d’appliquer Ă  l’école les principes Ă©lĂ©mentaires du droit : nul ne peut se faire justice, nul ne peut ĂŞtre juge et partie ? Par exemple, si c’est moi qui enseigne, ce n’est pas moi qui dois ensuite, juger des rĂ©sultats de cet enseignement. Ce n’est pas moi qui dois noter.

Mais vous dites vous-mĂŞme que notre sociĂ©tĂ© est injuste. Pour quelle raison l’école devrait-elle ĂŞtre diffĂ©rente du monde dont elle fait partie ?

Parce que c’est son rôle. Il est absolument capital que les gamins découvrent, grâce à l’école, que vivre ensemble c’est possible. Que la question du droit, ce n’est pas de la morale de vieux con. Que ma liberté ne s’arrête pas du tout où commence celle de l’autre, comme on le leur dit trop souvent, mais qu’elle commence là où commence celle de l’autre. L’important, c’est que les enfants apprennent non seulement à écrire, à lire et à compter, mais en plus à régler leurs conflits. Avec évidemment des garde-fous. Le prof, garant symbolique de la loi, garde un droit de veto si les élèves décident à la majorité de flanquer l’emmerdeur du moment par la fenêtre. L’école n’est pas un lieu démocratique, c’est un lieu d’apprentissage de la démocratie.

Vous pensez qu’il faut donner une place prĂ©pondĂ©rante Ă  l’instruction civique ?

Il ne s’agit pas d’instruire civiquement ni de prêcher la morale, mais de faire entrer la loi dans les mécanismes de l’institution scolaire. J’attends de lire, dans un règlement intérieur de collège, qu’un grand de troisième sera puni beaucoup plus sévèrement s’il s’amuse à persécuter un petit de sixième que s’il injurie un professeur. Le professeur est majeur, citoyen, il a tous les moyens légaux à sa disposition pour rétablir son droit. Alors que le petit, il pleure dans son coin, il s’écrase. Bien sûr, l’école n’est pas différente de la société dans la mesure où elle en subit les pressions, mais elle a un rôle de résistance par rapport à tout ce qui peut se passer à l'extérieur. Et puis justement, dans la société, on a réussi à instituer des lieux et des moments où le droit prévaut sur la force et sur la violence. On doit pouvoir faire la même chose à l’école. C’est très difficile à mettre en œuvre, d’accord. Mais pas plus difficile que ça ne l’était au niveau politique au XVIIIe siècle. C’est une question d’organisation et de volonté.

 

Propos recueillis par GĂ©rard Biard.

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(1)   Je ne fais pas de " cours sur la pudeur ", ne faisant quasiment pas de " cours " du tout ! InĂ©vitablement, le raccourci du propos aboutit Ă  quelques approximations ou imprĂ©cisions : dès que possible, j’ajouterai Ă  ce texte quelques notes de commentaires et explications. En attendant se reporter Ă  la 2e Ă©dition du Plaisir d’enseigner, Syros, 1997. Que ceux qui sont frustrĂ©s des dessins de Luz patientent ! Je n’ai pas encore de scanner et donc, dès que je pourrai…


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