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L’affaire était donc entendue : les enseignants ne voulaient plus parler avec leur ministre et le ministre ne pouvait plus parler avec les enseignants

École : assez de bricolages ! (1)

 

L’affaire Ă©tait donc entendue : les enseignants ne voulaient plus parler avec leur ministre et le ministre ne pouvait plus parler avec les enseignants. Jamais on aura poussĂ© aussi loin le souci de la " communication " et jamais les malentendus n’auront pris une telle ampleur. Il est très frappant de constater que la quasi-totalitĂ© des rĂ©formes refusĂ©es aujourd’hui par une majoritĂ©, semble-t-il, d’enseignants ont Ă©tĂ©, lors de leurs formulations, agrĂ©Ă©es par les organisations reprĂ©sentatives et votĂ©es dans les instances habilitĂ©es. Les questions de fond se trouvaient donc noyĂ©es dans un rejet quasi viscĂ©ral de la personne mĂŞme du ministre et de son style.

Risquons une hypothèse : est-ce que ce rejet ne viendrait pas de ce que Claude Allègre a incarnĂ© jusqu’à la caricature, inĂ©vitablement grossie par les mĂ©dias, tous les aspects caractĂ©riels de l’enseignant moyen ? Et que, ce faisant, il renvoyait aux professeurs, une image intolĂ©rable – parce qu’évidente â€“ d’eux-mĂŞmes ? Le mĂ©pris, l’incapacitĂ© Ă  Ă©couter et Ă  se remettre en cause, l’enfermement dans les certitudes, les jugements pĂ©remptoires et dĂ©finitifs, les remarques ironiques infligĂ©es en public, les crises d’autoritarismes alternant avec les abandons d’exigences, l’isolement et le refus de travailler en Ă©quipe, l’incohĂ©rence des morceaux de programmes empilĂ©s (ici l’absence de projet politique global clair), la magistralitĂ© enfin des savoirs assĂ©nĂ©s comme vĂ©ritĂ©s closes et dĂ©finitives ? Cela ne rappelle rien aux anciens Ă©lèves que nous sommes tous ? Heureusement, comme Ă©lèves, nous avons tous rencontrĂ©s des professeurs qui dĂ©mentaient cette caricature, mais combien sur l’ensemble de nos maĂ®tres ? Et comment nous sortons-nous du face-Ă -face duel dans la classe oĂą nous " serrons la vis avant de relâcher un peu " ?

Allègre est donc tombĂ© sur un chahut : personne ne supporte facilement de s’entendre " faire la leçon " et les professeurs qui font " la leçon " tous les jours ne supportent pas qu’on la leur fasse. Et d’ailleurs, ils ont raison ! Impossible de prĂ´ner la modernisation de notre système Ă©ducatif, la dĂ©mocratisation, les innovations pĂ©dagogiques, par des mĂ©thodes et comportements qui contredisent ces nobles intentions. L’aventure de notre ex-ministre a un peu ressemblĂ© Ă  celle de certains formateurs de maĂ®tres (en Écoles Normales jadis, en IUFM aujourd’hui) qui font des cours magistraux sur les mĂ©thodes actives ! Mais si les professeurs ont rejetĂ© le donneur de leçons en chef, comment pourraient-ils s’offusquer des comportements, très divers, que prend le refus des " leçons " chez un bon nombre de leurs Ă©lèves ?

Peut-on risquer une proposition pour son successeur ? Qu’il fasse procĂ©der avant toute vellĂ©itĂ© de rĂ©forme Ă  un vaste Ă©tat des lieux, en y mobilisant l’ensemble des acteurs, Ă©lèves, parents, professeurs. Qu’il se fixe comme objectif d’obtenir ensuite – en prenant son temps ! â€“ un consensus sur la nĂ©cessaire rĂ©articulation des trois fonctions de l’école : instruction (ouvrir Ă  tous les Ă©lèves l’immensitĂ© des champs de la culture humaine aussi loin que possible), formation (offrir la possibilitĂ© de comprendre progressivement les exigences de l’insertion professionnelle, c’est-Ă -dire l’entrĂ©e dans les systèmes de production des richesses et de solidaritĂ©s), Ă©ducation (permettre l’institution du citoyen en chaque petit d’homme, c’est-Ă -dire comprendre que les exigences du vivre ensemble sont les outils de la libertĂ©). Il n’y a aujourd’hui, ni instruction (Ă  ne pas confondre avec la production de tâcherons de la dissertation, c’est-Ă -dire de rĂ©citants de " profils-bac "), ni formation (Ă  ne pas confondre avec l’apprentissage de la prostitution ou la production de " gagneurs "), ni Ă©ducation (Ă  ne pas confondre avec la production de citoyens dociles, " civils " et rĂ©signĂ©s Ă  l’impuissance politique).

Chiche ? On parle ? Je demande le temps pour que je puisse parler de ces questions avec mes élèves, leurs parents et mes collègues : que nous puissions dire ce que nous faisons et l’évaluer, dire ce que nous souhaiterions en mesurant les obstacles et les enjeux. Les enfants dont nous avons la responsabilité aujourd’hui, parents et professeurs, auront à s’affronter, en tant que citoyens de la planète, à des questions qui ne se sont encore jamais posées dans toute l’histoire de l’humanité : cette planète sera-t-elle encore vivable quand ils atteindront à peine l’âge de la retraite ? Comment l’école prépare-t-elle à ouvrir les yeux sur la course collectivement suicidaire qui voit 20% à peine de la population de la planète s’accaparer plus de 80% de ses ressources en la détruisant ? Ce qui est en jeu ? L’eau, l’air, la terre, la vie, humaine si possible.

J’attends de notre ministre qu’il place son travail dans cette perspective, en rompant avec les divers bricolages qui ont tenu lieu jusqu’à prĂ©sent de " rĂ©formes ". On ne rĂ©pare pas une voiture pendant qu’elle roule Ă  130 sur l’autoroute : je demande, pour tous les acteurs du système Ă©ducatif, une annĂ©e sabbatique, sans examen, sans programme, sans " cours "… et sans rĂ©forme ! Et qu’on se mette tous au travail : quelle Ă©cole voulons-nous ?

Bernard Defrance,

professeur de philosophie.

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(1)     Paru dans Le Monde, 14 avril 2000

 


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