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Paru dans Le Monde de l’Éducation, juillet-août 2000

Paru dans Le Monde de l’Éducation, juillet-août 2000

numéro spécial " Bilan du siècle ".

 

 

 

Mai 1968, les libertés acquises

menacées par le marché

 

Il est de bon ton, en certains milieux, de faire remonter l’origine de tous les malheurs de l’école à l’influence délétère de Mai 1968 : la perte des repères, la destruction des autorités légitimes, l’abandon des exigences de l’instruction au profit de " l’éducation ", le laxisme généralisé… Jadis, tout était simple : le maître faisait régner l’ordre dans sa classe. Son pouvoir n’était pas contesté ni contestable. Au besoin, à coups de règles sur les doigts ou de lignes à copier : l’arrêté de 1887 interdisant les châtiments corporels et les pensums ne pouvait pas vraiment s’appliquer aux petits paysans à civiliser, et on ne parlait pas de violence à l’école puisqu’on envoyait les enfants au travail dès la fin de l’école primaire. Seuls ceux de la bourgeoisie étaient autorisés à chahuter, mais seulement les garçons, bien sûr, et dans les limites précises du défoulement que leur permettait un professeur plus fragile que ses collègues, lesquels, du coup et grâce à lui, pouvaient dérouler la cérémonie magistrale en toute quiétude. C’était la double école " républicaine ", celle du peuple et celle des héritiers…

Aujourd’hui, tout se complique : ils sont tous à l’école et ils bavardent en cours. Les bourgeois aussi bien que les sauvageons. Les barbares ont envahi nos classes, venant de toute la planète. Les enfants passent plus de temps devant la télé qu’à l’école. Les sexualités s’expriment plus tôt et se diversifient, les adolescences deviennent interminables, les familles éclatent et se recomposent. Les jungles urbaines et économiques détruisent liens sociaux et solidarités. Et donc, dans une école ouverte à tous les vents, le maître perd son autorité et les savoirs leur sens.

En effet, Mai 1968 a sonné le glas – si l’on peut dire parce qu’il était assez joyeux quand même ! â€“ d’un certain nombre d’illusions, au moins en ce qui concerne l’école : l’autorité n’y était que pouvoir, l’obéissance soumission, l’obligation contrainte et le savoir répétition. Il en est qui le regrettent, et leur résistance perdure. Ces jérémiades au sujet du niveau qui baisse, des incivilités des sauvageons, de " l’élève au centre ", ont une cause : la peur. Devant la massification, ce ne sont pas seulement les méthodes magistrales d’inculcation qui perdent leur efficacité, ce sont aussi les grands récits de la culture qui perdent leur sens, y compris la fable républicaine de l’école libératrice. Et cela fait peur à certains qui ne peuvent se sentir exister que dans le mythe et l’imprécation, qui se complaisent dans la répétition, le ressassement et la nostalgie du pouvoir idéologique sans partage de la bourgeoisie et de ses " chiens de garde ".

Ce qui fait encore peur est que Mai 1968 a vu la conjonction de deux courants critiques, le politique et le pédagogique. En ce qui concerne la ligne politique, la guerre du Vietnam nous apparaissait comme un point chaud des relations entre le Nord et le Sud (on parlait alors de tiers-monde), cas particulier des violences économiques froides de l’impérialisme occidental (on ne déguisait pas encore cet impérialisme sous le terme de " mondialisation "). Au cĹ“ur même de l’Europe perduraient des dictatures sanglantes et le rideau de fer des totalitarismes la coupait en deux. En France, les cendres de la guerre d’Algérie n’étaient pas encore refroidies. Une des caractéristiques des contempteurs de l’esprit de 68 aujourd’hui est d’oublier complètement cette dimension internationale des événements : les mouvements étudiants explosaient un peu partout depuis au moins 1964 (Berkeley), aussi bien dans les pays industriels que dans le tiers-monde. Les enfants de la bourgeoisie (ce qu’étaient sociologiquement en majorité les étudiants) prenaient conscience de l’absurdité radicale d’un modèle de développement (" la société de consommation ") qui fait accaparer 80% des ressources mondiales par à peine 20% de la population, et découvraient en France la face cachée des " trente glorieuses ", dont les bidonvilles qui entouraient la toute jeune université de Nanterre n’étaient qu’un des symboles les plus visibles. Nous découvrions que le sous-développement n’était pas un retard des pauvres par rapport aux riches, mais la condition même de notre " développement ". Mais notre critique de ces absurdités économiques suicidaires s’exprimait encore dans le langage des millénarismes marxistes, anarchistes, maoïstes, trotskistes, castristes, guevaristes, et même... chrétiens ! Nous ne saurions que plus tard que nous étions précisément en train d’enterrer ces mythes dans leurs langages mêmes.

Comment donc pouvait perdurer – et perdure toujours… â€“ un système économico-politique aussi absurde ? Nous dénoncions alors l’inculcation idéologique à l’œuvre dans le système éducatif qui produisait les cadres serviteurs zélés du " système " et en faisait accepter le non-sens comme naturel. Mais il ne s’agissait pas seulement des contenus de l’enseignement : les structures institutionnelles elles-mêmes étaient passées au crible, et lorsqu’en février 1968 la JEC réunissait plus de trois cents lycéens d’Île-de-France à Charenton, les thèmes de réflexion étaient les relations professeurs-élèves, les méthodes d’évaluation, de sélection et d’orientation, le contenu des programmes, le tout centré sur la dénonciation du rapport magistral réduisant les élèves à la passivité a-critique. Nous lisions Les Héritiers de Bourdieu et Passeron et les comptes-rendus ronéotypés du colloque d’Amiens de 1967. L’assemblée générale des Comités d’action lycéens allait suivre de peu opérant cette jonction du politique et du pédagogique, dénonçant la mise sous tutelle de la science et de la culture par les systèmes de domination. Nous revendiquions dans les lycées des méthodes actives, des débats, des travaux de groupe, l’abolition d’une notation infantilisante au profit de véritables évaluations, la transformation des programmes, la suppression des examens, l’instauration d’une vie démocratique dans les établissements. Nous exigions des professeurs qu’ils ne se contentent pas de faire cours mais qu’ils accompagnent véritablement les élèves dans la construction des savoirs et soient leurs alliés plutôt que leurs juges. Nous découvrions la dynamique des groupes, la non-directivité, les pédagogies coopératives et nous les appliquions dans les stages, journées de réflexion et dans l’animation des commissions qui travaillaient dans les lycées. Et on pouvait se procurer à un stand dans la cour de la Sorbonne occupée, Vers une pédagogie institutionnelle .

Que reste-t-il de ce réservoir inépuisable de propositions ? Tout ou presque. Même si les enjeux, depuis 68, se sont déplacés : en effet, les outils pédagogiques inventés au cours des années 60 sont aujourd’hui détournés de leur finalité critique et récupérés par les marchands du savoir et de la culture, avec la puissance inégalée que peuvent leur conférer les " nouvelles technologies de la communication ". Et, malgré des résistances farouches, le danger majeur aujourd’hui n’est plus dans le maintien d’un modèle magistral archaïque, dont les dominants ont bien compris qu’il avait définitivement perdu son efficacité, mais dans le retournement des idéologies de la libération (sexuelle par exemple, mais aussi pédagogique) en nouveaux champs de la commercialisation, et dans l’école la mainmise des puissances économiques sur les cursus, les programmes et les financements. Qui se soucie par exemple de l’envahissement des " marques " sur les vêtements des élèves quand certains hurlent à la vue d’une gamine " voilée " ? Quel règlement intérieur interdira cette publicité déguisée qui transforme les élèves consentants en panneaux publicitaires gratuits ? Et il ne s’agit là que d’un phénomène relativement anodin par rapport à ce qui se prépare quant au glissement massif et programmé du champ entier de l’éducation dans la sphère marchande.

Il était donc, en ce joyeux mai, " interdit d’interdire ", maxime encore aujourd’hui incomprise. Au fond nous en appelions à l’école contre elle-même : si l’interdit s’impose, il n’est pas un " inter-dit " ; si l’autorité du professeur dans la classe se pervertit en pouvoir sur les élèves, si l’obéissance aux exigences des savoirs se pervertit en soumission au maître, si l’imposition de la loi empêche son institution, si les diplômes deviennent outil de pouvoir, si l’école (du grec skholê, loisir) se dévoie en bachotage généralisé, si l’évaluation devient élimination des " faibles ", si la culture même produit la violence, alors l’école n’est pas encore l’école. Ce n’est pas l’autorité qui fait grandir que nous contestions mais le pouvoir qui écrase. Nous exigions les savoirs nécessaires pour devenir auteurs de notre propre histoire, de sorte qu’elle soit un peu moins sanglante que celle de nos " maîtres ".

Bernard Defrance,

professeur de philosophie,

lycée Maurice Utrillo, Stains (Seine-Saint-Denis),

prochain ouvrage à paraître : Le droit dans l’école, éditions Labor, septembre 2000.


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