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Tribune de Genève, 12 novembre 2005

Tribune de Genève, 12 novembre 2005

 

Banlieues.

 

« Depuis ce jour-lĂ , je sais que j’ai en moi la capacitĂ© de tuer. De tuer vraiment. Si, Ă  ce moment j’avais pu le faire, je l’aurais fait. Â» Ce n’est pas un « sauvageon Â» encagoulĂ©, « racaille Â» ou voyou incendiaire quelconque qui parle ce 7 novembre dernier dans mon cours de philo, c’est un des meilleurs Ă©lèves d’une de mes deux terminales ES, au lycĂ©e Maurice Utrillo, Ă  Stains, Seine-Saint-Denis. Il vient de nous raconter, tout simplement, pas un mot plus haut que l’autre, comment l’étĂ© dernier, Ă  l’occasion d’un prĂ©tendu contrĂ´le de police, dans sa citĂ©, il s’est retrouvĂ© dĂ©shabillĂ© de force sur la voie publique, humiliĂ©, en caleçon, un policier lui tâtant complaisamment les parties en ricanant : « T’aimes ça, hein, petite pĂ©dale, qu’on te les tripote, hein, allez vas-y, lĂ , chiale un coup devant tes potes, allez ! Â» David a effectivement pleurĂ©. On soupçonnait des trafics dans le quartier… Aucune suite Ă  cette vĂ©rification d’identitĂ©. Son mĂ©decin lui a prescrit des calmants. Il ne sait rien ou presque de ce qui se passe en ce novembre brĂ»lant : « Ben non je regarde pas la tĂ©lĂ© parce que sinon je sais que je pourrais pas dormir de la nuit… et je risquerais de m’y mettre moi aussi. Â» Il tient Ă  avoir son bac.

 

Bilal s’énerve : c’est la troisième fois dans la mĂŞme journĂ©e que la prof exige, dans le brouhaha gĂ©nĂ©ral du cours, qu’il change de place. ExcĂ©dĂ©, il sort de la classe en tapant sur une table violemment et en claquant la porte. Conseil de discipline : violences et menaces envers un professeur, exclusion dĂ©finitive. Je le dĂ©fends plus tard devant la commission rectorale : le recteur ramène la punition Ă  un mois d’exclusion avec sursis. Bilal pourrait revenir au lycĂ©e : il a cependant de lui-mĂŞme demandĂ© Ă  terminer son annĂ©e scolaire dans un autre Ă©tablissement ; mais le mois et demi de cours en moins se fait sentir, il n’obtiendra son bac que l’annĂ©e suivante après redoublement.

 

Hoang voudrait bien enfin pouvoir s’installer avec sa copine : il regarde, dĂ©sespĂ©rĂ©, le prix de location des moindres studios aux vitrines des agences. Ce sera pour quand il sera enfin sorti de la galère des stages, intĂ©rims et autres CDD, en attendant il faut s’inscruster ches les parents : il a bientĂ´t 26 ans, humiliĂ© devant son père.

 

17 septembre dernier, coup de tĂ©lĂ©phone, un de mes anciens Ă©lèves d’il y a cinq ans : « Vous connaissez pas un bon avocat ? — Euh… si, mais pourquoi ? Qu’est-ce qui t’arrives ? — Ben on m’a dit qu’il fallait que je fasse un recours… — Un recours ! et contre quoi ? Â» Il raconte : une sociĂ©tĂ© de bagagistes l’a embauchĂ© pour travailler sur la plateforme de Roissy. Il faut un agrĂ©ment prĂ©fectoral. RefusĂ©. Motif ? S’est rendu coupable en 1995 d’une « intrusion Â» dans un Ă©tablissement scolaire : il avait quatorze ans, accompagnait un copain qui avait dans ce collège une dĂ©marche administrative Ă  accomplir. Que s’est-il passĂ© ? Embrouille quelconque sans doute, les policiers appelĂ©s les cueillent Ă  la sortie, et — ceux-lĂ  connaissent leur mĂ©tier — les relâchent moins d’une heure après. Mais ils sont fichĂ©s. Dix ans plus tard, Omar se voit refuser l’agrĂ©ment pour travailler Ă  Roissy… Il espère en un recours devant le tribunal administratif.

 

Je ne sais pas très bien que penser des feux qui illuminent nos banlieues depuis quelques temps. Certes, je sais tout de mĂŞme que ce n’est pas en brĂ»lant voitures, bus, Ă©coles ou entrepĂ´ts, en tirant sur des policiers, ni mĂŞme en virant un ministre, qu’on rĂ©soudra la question du logement, de l’échec scolaire, du chĂ´mage, des discriminations, du prix du terrain, de la fiscalitĂ© locale, des ghettos urbains, de l’exclusion, du dĂ©litement de la vie associative, du racisme, des violences policières, de la drogue, des milices en formation dans les quartiers, du communautarisme, de la corruption des Ă©lites, etc., etc.. Combien coĂ»te l’heure d’hĂ©licoptère ? Combien en subventions aux associations de quartiers cela pourrait reprĂ©senter ?

Et mes Ă©lèves et moi, nous savons donc aussi, si les mots ont un sens, oĂą sont les vraies « racailles Â» et qui sont les premiers incendiaires.

 

Bernard Defrance, professeur.

www.bernard-defrance.net  


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