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Le plaisir d’enseigner

 

 

Le plaisir d’enseigner

 

Intervention à l’Université d’été du

Centre Interfacultaire de Formation des Enseignants

 de l’université de Liège

27 août 2004

 

 

Bernard Defrance est professeur aujourd’hui de philosophie au lycĂ©e Maurice Utrillo de Stains, en banlieue nord de Paris. Il a commencĂ© sa carrière comme professeur de psycho-pĂ©dagogie et de philosophie de l’éducation de 1972 Ă  1978 Ă  l’École normale d’instituteurs de Châteauroux. Mais il a choisi d’être professeur du secondaire alors qu’il aurait pu bien sĂ»r ĂŞtre professeur en Institut Universitaire de Formation des MaĂ®tres (IUFM) ou Ă  l’universitĂ©. Je suis en admiration devant ces collègues qui ne choisissent peut-ĂŞtre pas la voie de la facilitĂ©. Il a aussi assurĂ© pendant pratiquement dix ans je pense, de 1987 Ă  1997, les fonctions de formateur Ă  la Mission acadĂ©mique de la formation des personnels de l’éducation nationale de l’acadĂ©mie de CrĂ©teil (MAFPEN) ; les MAFPEN ont Ă©tĂ© rĂ©cemment fusionnĂ©es avec les IUFM. Il est membre du comitĂ© de rĂ©daction d’une cĂ©lèbre revue, oĂą collaborent d’ailleurs la plupart des grands pĂ©dagogues français que nous connaissons, les Cahiers PĂ©dagogiques, oĂą il a pris en charge une sĂ©rie de numĂ©ros. Ses publications sont très connues, ce sont des essais, parce que pratiquement tous, ils sont Ă©tĂ© rĂ©Ă©ditĂ©s une fois, deux fois, trois fois, mais je pense qu’il est fidèle Ă  sa maison d’édition puisqu’il publie quand mĂŞme très rĂ©gulièrement chez Syros-La DĂ©couverte. Cinq titres parmi d’autres, que vous connaissez sans doute, dans le cadre de nos formations. Le premier en 1988, La violence Ă  l’école, qui en est Ă  sa sixième Ă©dition. En 1990, Les parents, les profs et l’école, rĂ©Ă©ditĂ© en 1998. En 1992, Le plaisir d’enseigner, rĂ©Ă©ditĂ© en 1997. En 1993, Sanction et discipline Ă  l’école, cinq Ă©ditions, dont la dernière en 2003. En 1996, La planète lycĂ©enne, des lycĂ©ens se racontent. Si vous voulez en savoir plus, il y a tout sur son site internet.

 

 

Merci de votre accueil.

Le plaisir d’enseigner. Effectivement… En 1990, je participais Ă  un dĂ©bat avec Michel Serres qui venait de publier Le tiers-instruit et, Ă  ce dĂ©bat, participait quelqu’un qui est devenu ensuite un ami, Thierry Paquot, qui m’a demandĂ© alors d’écrire une chronique de mes cours de philosophie et, si possible, qui puisse trancher sur les litanies et les dĂ©plorations, sur le mode du « tout fout le camp, les barbares envahissent l’école, c’est la perte de la civilisation, de la rĂ©publique, etc. Â» ! qui sĂ©vissaient alors en librairie, et j’avais donc Ă©crit cette chronique et je n’étais fait un peu peur Ă  l’époque parce que je raconte un certain nombre d’épisodes dans ce livre qui ne sont pas forcĂ©ment de l’ordre de la meilleure recette pĂ©dagogique pour rĂ©ussir Ă  l’école ! Donc, je raconte ce que j’essaie de faire et, surtout, j’ai essayĂ© dans tous ces livres que vous avez citĂ©s, de donner la parole Ă  mes propres Ă©lèves, de faire entendre ce qu’ils disent de l’école et d’eux-mĂŞmes. Je complète juste sur un petit point : j’ai quand mĂŞme, une fois, commis une infidĂ©litĂ© Ă  mon Ă©diteur français, mais ce fut pour un Ă©diteur belge ! avec Le droit dans l’école, en 2000 chez Labor.

Juste un bref commentaire sur le petit CD-rom qu’on a entendu ce matin, avec les interviews d’élèves : je croyais entendre mes propres Ă©lèves ! Dès lors que, dans ma classe, dans le cours de philosophie, ils s’autorisent Ă  parler et Ă  parler relativement librement, Ă  sortir progressivement du mode de la rĂ©crimination ou du mode de la soumission, ou encore de la plainte, etc., Ă  ce moment-lĂ , ils acceptent de se raconter. Eh bien effectivement, on apprend beaucoup de choses et, d’une certaine manière, c’est pour moi un accompagnement dĂ©cisif et quand je suis amenĂ© Ă  parler ainsi dans des circonstances analogues comme aujourd’hui, très souvent, j’ai l’impression de n’être que le messager de ce que disent mes Ă©lèves (avant mĂŞme d’être professeur, j’étais maĂ®tre d’internat et donc dans ma carrière j’ai croisĂ© plus de 5000 Ă©lèves Ă  tous les niveaux et Ă  tous les degrĂ©s d’enseignement, de la maternelle aux prĂ©paratoires aux grandes Ă©coles). Tout ce que je vais dire maintenant est issu de ce travail que j’essaie de conduire depuis plus de trente ans avec les Ă©lèves dont j’ai la responsabilitĂ© tous les ans.

 

Alors le plaisir d’enseigner. Je vais commencer, philosophie oblige, par une Ă©vocation d’Épicure, très rapide, et puis je terminerai par une dernière Ă©vocation, celle d’un philosophe contemporain, Michel Serres, qui est indirectement, Ă  l’origine, je viens de le dire, de cette chronique de mes cours de philosophie. Vous vous souvenez peut-ĂŞtre de ce très court texte, petite lettre qui a traversĂ© les siècles, et qui nous parle encore : la Lettre Ă  MĂ©nĂ©cĂ©e, qu’on appelle aussi Lettre sur le Bonheur. Une des premières choses que nous dit Épicure dans ce texte est que pour Ă©prouver le plaisir, il faut d’abord (la structure de la lettre est en deux parties : une partie nĂ©gative et une partie positive) se dĂ©barrasser des peurs qui nous habitent depuis très longtemps, pas seulement des peurs qui nous habitent en tant qu’individus, en tant que personnes, mais des peurs qui habitent l’humanitĂ© depuis que l’aventure a commencĂ©, il y a 3 millions et demi d’annĂ©es Ă  peu près, peurs des forces qui habitent la Nature et auxquelles on ne comprend rien, peurs aussi des forces obscures qui nous habitent dans notre sommeil, dans nos rĂŞves, dans les puissances de la sexualitĂ© et de la vie. Donc, comment se dĂ©barrasser de ces peurs ? Peut-ĂŞtre, dans un premier temps, apprendre Ă  les reconnaĂ®tre. Et Épicure Ă©numère : se dĂ©barrasser de la peur des dieux, de la peur de la mort, et donc, de la peur de la vie. Et ça, d’une certaine manière, on peut l’éprouver quand on est professeur, Ă  chaque fois qu’on entre en classe. Ă€ chaque fois que j’entre en classe, j’ai peur, forcĂ©ment, obligatoirement, immanquablement, parce qu’ils sont 25, 30, 35, j’ai eu des classes jusqu’à 40, devant moi, et soi-mĂŞme, on est seul face à… Vous voyez la gĂ©ographie de la classe, c’est dĂ©jĂ  quelque chose qui risque d’induire ce dont on a dĂ©jĂ  parlĂ©, la violence, le rapport de force. Un Ă©lève ce matin a utilisĂ© le mot « ennemis Â», pour parler des profs. Et, dès que j’entre en classe, la question est : est-ce que je vais tenir ? Est-ce que je vais les tenir ? Maintenir, les tenir dans la main ? « Cette classe-lĂ , ça va, je la tiens bien, etc. Â» et puis, Ă  l’inverse, « j’en ai marre de cette classe, je ne peux plus rien en faire, il faudrait savoir qui fait la loi, si c’est eux ou moi. Â», etc. Donc, les risques sont : dĂ©mission, rĂ©pression, dĂ©pression, il y a lĂ  un certain nombre d’élĂ©ments qui risquent en effet de faire perdre le sens de ce que nous venons faire avec ces jeunes,  avec ces enfants, avec ces adolescents, qui apprennent Ă  devenir Ă©lèves. Comment sortir de cette tension, de ce rapport de force ? 

 

Lier, délier, allier.

 

Il y a trois moments[1] : je vais ĂŞtre tentĂ© dans un premier temps de lier, il faut maintenir, tenir, obtenir, il faut lier, il faut enfermer, il faut ligoter, maĂ®triser ; et tous les fantasmes de la maĂ®trise qui sont les nĂ´tres et qui accompagnent inĂ©vitablement le travail pĂ©dagogique sont bien lĂ  toujours prĂ©sents : « Est-ce que je ne vais pas ĂŞtre dĂ©bordĂ© ? Si je descends de l’estrade, que va-t-il se passer ? S’il y a familiaritĂ©, si la distance diminue ? Si le temps et l’espace s’écrasent, que va-t-il se passer ? Â». Cette peur, cette tension, ce rapport de force, je peux ĂŞtre tentĂ© d’y rĂ©pondre dans un premier temps effectivement par ce moment de liaison, de contention : « il faut poser des limites, des cadres ! Â».

Et puis, dans un deuxième temps, on peut ĂŞtre tentĂ© de dĂ©lier : comme, effectivement, nous vivons dans une sociĂ©tĂ© oĂą prĂ©dominent les aspirations Ă  l’autonomie, Ă  la libertĂ©, Ă  l’affirmation du sujet en tant qu’individu (l’individu c’est ce qui ne se divise pas), et que ces aspirations sont extrĂŞmement fortes, envahissent tout l’espace public, la « convivialitĂ© Â» devient une exigence aussi bien en famille que dans les entreprises ou les quartiers, etc., et l’école demeure d’une certaine manière un peu le dernier lieu de socialisation « dure Â», oĂą il s’agit en effet de faire comprendre les exigences des intĂ©grations nĂ©cessaires Ă  des jeunes qui sont tentĂ©s par le mode cool, par le mode prĂ©cisĂ©ment de cette pseudo-convivialitĂ© qui tient de lieu de socialitĂ©. Et donc, en fait, on est tentĂ© de dĂ©lier, de lâcher prise. Et je peux basculer dans un autre système qui consiste Ă  rĂ©gresser moi-mĂŞme au niveau de l’enfance et de l’adolescence et Ă  entrer dans une espèce de fusion, illusoire, avec les Ă©lèves dont j’ai la responsabilitĂ©.

Mais bien entendu, ce temps ne dure qu’un moment, il ne dure que jusqu’au moment de l’examen. Certains de mes Ă©lèves me disaient : « Ah oui, ce prof., on l’avait en 4ème, on croyait qu’il Ă©tait vachement sympa, etc., les relations, c’était chouette, parfait, mais le jour du conseil de classe, il nous a sacquĂ©s[2]. Â» Le professeur n’a sacquĂ© personne bien entendu, il a simplement procĂ©dĂ© Ă  des Ă©valuations qu’il croyait tout Ă  fait objectives, sincères, et utiles mĂŞme aux Ă©lèves, sauf que, effectivement, ce temps de dĂ©liaison se heurtait Ă  l’obligation institutionnelle de noter ses propres Ă©lèves. Et donc la question que nous pouvons nous poser, c’est celle de l’alliance, du troisième temps, après le lier et le dĂ©lier, le temps de l’allier, le temps de l’alliance.

 

   Comment constituer une alliance avec ses Ă©lèves ? Comment effectivement prendre, mĂŞme provisoirement, leur parti, de sorte qu’ils comprennent que ce cadeau d’école qui leur est fait est un cadeau incomparable ? LĂ  oĂą j’enseigne, j’ai des Ă©lèves dont les parents ont traversĂ© les frontières et les ocĂ©ans, en se jetant dans l’inconnu, Ă  leur âge ou un peu plus âgĂ©s, ou emmenĂ©s par leurs propres parents, puisqu’ils sont Ă  90% tous issus de l’immigration et il m’arrive de leur dire : Â« Chacun d’entre vous coĂ»te Ă  l’État Ă  peu près, 55 000 francs (traduisez en euros !) par an, et pourquoi croyez-vous qu’on vous fait ce cadeau ? Et combien de jeunes de 18 ans sur la surface de la planète ont-ils droit Ă  ce cadeau ? Â» Nous le savons : 300 millions d’enfants encore dans le monde n’ont pas droit Ă  l’école. Donc nous pouvons faire comprendre aux Ă©lèves que nous sommes de leur cĂ´tĂ©, que, avant mĂŞme qu’ils soient nĂ©s, nous avons dĂ©cidĂ©, puisque nous sommes devenus enseignants, de prendre leur parti, d’être leurs premiers supporters, au sens anglais du terme, et qu’il ne s’agit pas alors seulement d’apprendre Ă  supporter ses Ă©lèves, il s’agit de les supporter au sens vĂ©ritablement sportif du terme.

 

Les trois lignes de violences.

 

Donc, première question, comment construire une alliance avec ses Ă©lèves ? Et deuxième question, Ă©videmment, d’abord (en rĂ©alitĂ© c’est la première), qui sont-ils ces Ă©lèves ? Je vais parler des miens, pas pour faire une analyse sociologique exhaustive, mais simplement pour dire ce qu’ils sont, Ă  gros traits. Il me semble qu’ils sont porteurs de trois lignes de violence, auxquelles nous devons pouvoir essayer de rĂ©pondre, ou dont nous pouvons au moins essayer de prendre conscience.

 

L’histoire.

 

La première, c’est celle dont ils sont les hĂ©ritiers. Je viens de le dire : « Vos parents ont traversĂ© les frontières, les ocĂ©ans, se jetant dans l’inconnu Ă  votre âge pour vous permettre d’échapper Ă  ce qui est encore le sort de 250 Ă  300 millions d’enfants dans le monde, vivant dans des conditions intolĂ©rables Â». Ces enfants, ces adolescents, ces jeunes adultes, ces Ă©lèves, sont porteurs de toutes les violences de la planète, et, tout Ă  l’heure, dans le groupe qui disait que l’école est trop souvent considĂ©rĂ©e comme un sanctuaire oĂą les violences extĂ©rieures n’entrent pas, ne devraient pas entrer, peut-ĂŞtre a-t-on oubliĂ© que si elles n’y entrent pas directement, les Ă©lèves eux y entrent et qu’ils sont porteurs de toutes les violences de la planète. Quand vous avez dans la mĂŞme classe trois vietnamiens qui ne se parlent pas (mais qui commencent Ă  se rapprocher) parce que l’un est de tradition bouddhiste, l’autre de tradition chrĂ©tienne, et le troisième de tradition musulmane ; lorsque vous avez dans la mĂŞme classe, au plus fort de la guerre entre la Serbie et la Croatie, une jeune fille d’origine serbe et un garçon d’origine croate, lorsque vous avez juifs et arabes, lorsque Guislaine explique que le village dont elle est issue au Congo a Ă©tĂ© ravagĂ© par la guerre civile, qu’elle n’a plus de nouvelles de ses oncles, tantes et cousins qui errent sur les routes des rĂ©fugiĂ©s fabriquĂ©s par ces guerres et ces famines ; quand Chafique, en vacances chez son oncle et sa tante Ă  Karikal en Inde, apprend qu’une petite fille de 8 ans est morte d’une maladie qui aurait pu ĂŞtre soignĂ©e et qu’il Ă©crit, après avoir racontĂ© cet Ă©vĂ©nement : « Depuis ce jour, je dĂ©teste l’argent, puisqu’il ne sert qu’à faire des hommes de plus en plus riches et des pauvres de plus en plus pauvres qui, par consĂ©quent, souffrent. Je me rends compte que nous vivons comme des rois ici par rapport Ă  ceux qui souffrent de la guerre, de la pauvretĂ©, du racisme et d’autres choses qui font du monde un enfer pour certains. Nous, par contre, nous vivons bien tranquilles, mĂŞme si c’est un peu difficile parfois… Â» (il habite une des citĂ©s les plus pourries de Stains, qu’on va peut-ĂŞtre enfin se dĂ©cider Ă  rĂ©habiliter) ; nous pouvons alors prendre conscience que l’un des rĂ´les de l’école est de prendre en compte cette histoire dont ils sont porteurs, de ces filiations, de ces traditions, de reconnaĂ®tre d’oĂą ils viennent. Et je pourrais citer encore mille autres exemples : ce garçon originaire du Mali qui dĂ©couvre qu’il est le fruit d’un mariage forcĂ©, Toufik qui raconte le sort de plusieurs de ses amis arrĂŞtĂ©s par la gendarmerie lors des Ă©meutes en Kabylie, ce cap-verdien, ces trois sĹ“urs jordaniennes, ce sri-lankais Ă©cĹ“urĂ© de voir des garçons de son âge se vendre aux touristes sexuels…

 

C’est là la première ligne de violence, et nous oublions, nous ici, dans les pays dits développés, que nous en sommes également porteurs de cette ligne de violence que nous a léguée l’histoire. Nous sortons d’un siècle dont la guerre de Trente Ans, qui en a ravagé la première partie, nous a permis de comprendre que les plus hauts degrés de compétence, de culture, de savoir pouvaient se mettre au service des pires formes de barbarie. Un four crématoire est un outil technique extrêmement compliqué et pour concevoir et réaliser cet outil technique, on fait appel aux meilleurs ingénieurs sortis des meilleures écoles d’Allemagne. Sur les dignitaires nazis jugés à Nuremberg, la moitié d’entre eux étaient docteurs d’université… Si les plus hauts degrés de compétence, de culture et de savoir peuvent se mettre au service des pires formes de barbarie, alors vous voyez qu’ici, l’école se trouve interrogée au plus profond de sa mission et de sa fonction. Cette première ligne de violence, nous en sommes nous aussi les héritiers. Je suis né en 1945 et j’appartiens probablement à la première génération qui, dans sa propre existence personnelle (mais qui n’est pas terminée…), sur ce petit bout extrême de l’Europe, n’aura pas connu de guerre. Je suis né trop tard pour la guerre d’Algérie. Donc j’appartiens à cette première génération qui, depuis Vercingétorix au moins, n’aura pas connu de guerre dans sa propre existence et donc, vous voyez qu’ici, il y a quelque chose de tout à fait nouveau, de tout à fait exceptionnel. À travers l’histoire, ce que nous savons est que c’est la violence qui est normale, dans le sens statistique du terme et la paix qui est anormale, exceptionnelle. Ça, c’est la première ligne de violence dont mes élèves sont porteurs.

 

L’école.

 

La deuxième, c’est celle de l’école. ArrivĂ©s en classe terminale de lycĂ©e, ils se ressentent très souvent comme survivants de la sĂ©lection scolaire. Ils savent tout ce par quoi il a fallu en passer pour arriver jusqu’en terminale. Je disais que les violences devraient pouvoir se parler, mais comment se parler en classe ? Il ne s’agit pas ici de bavardage et de tous les « bruits Â» qui vont, en effet, empĂŞcher la conversation. J’interdis absolument, dans mes classes, le bavardage bien entendu, cela va de soi, mais j’interdis aussi le « dĂ©bat Â». Il est vrai que c’est très Ă  la mode, et que nous croyons rendre nos Ă©lèves « actifs Â» en organisant des dĂ©bats : pour ou contre le racisme, la peine de mort, etc.. Et Ă  chaque fois qu’un Ă©lève, qui a le souvenir des classes oĂą le professeur essayait avec beaucoup d’énergie et de bonne volontĂ© de rendre les Ă©lèves actifs, demande si on ne pourrait pas instituer des dĂ©bats, je refuse. Comment ça « pour ou contre le racisme ? Il y a des racistes, ici ? Â» Si le dĂ©bat (dĂ©battre, combattre, battre) est interdit, alors nous pouvons entrer dans la conversation : nous conversons, nous « versons Â» ensemble, nous convergeons ensemble vers quelque chose que nous ne maĂ®trisons ni les uns ni les autres et qui est de l’ordre de la vĂ©ritĂ©.

Il n’y a pas de dĂ©bat en philosophie[3], il y a de la conversation et, pour alimenter cette conversation, les rĂ©cits, tous ces textes auxquels je viens rapidement de faire allusion, sont Ă©crits en cours de philosophie et ce ne sont pas des dissertations, ils ne peuvent pas donner lieu Ă©videmment Ă  la moindre notation, ils donnent lieu Ă  correction lorsque nous dĂ©cidons de les publier parce qu’alors lĂ , ce n’est pas la « moyenne Â» qu’il s’agit de viser, il s’agit de viser la perfection, il ne s’agit pas qu’il y ait des fautes de frappe, et quand un de vos textes est imprimĂ©, vous vous prĂ©cipitez immĂ©diatement pour voir s’il n’y aurait pas quelque part une coquille qui viendrait malencontreusement dĂ©truire le sens… Donc, ici, c’est la perfection qui est visĂ©e. C’est l’imprimerie Ă  l’école, le texte libre, les techniques Freinet que j’avais appris Ă  pratiquer Ă  l’école primaire lorsque j’étais professeur en École normale d’instituteurs.

 

La deuxième ligne de violence dont ils sont les hĂ©ritiers et qu’ils supportent encore est donc celle de l’école oĂą l’on ne parle qu’en rĂ©pĂ©tant, oĂą l’on n’écrit que sous la dictĂ©e. Comment parler Ă  l’école ? Comment parler Ă  celui qui vous juge ? Certes, toute rencontre humaine ne peut pas ne pas donner lieu Ă  un jugement rĂ©ciproque. Ă€ chaque fois que je rencontre quelqu’un, Ă  chaque fois que je prends le mĂ©tro, que je suis en assemblĂ©e, nous ne pouvons pas ne pas porter des jugements, jaillissent en nous, quasiment par rĂ©flexe, instinctivement, des jugements les uns sur les autres : « Qu’est-ce que ce vieux con ? Qu’est-ce que cette pĂ©ronnelle ?… Â» Des romanciers de science-fiction ont imaginĂ© des sociĂ©tĂ©s oĂą les pensĂ©es de tout un chacun Ă©taient immĂ©diatement transparentes Ă  n’importe qui d’autre : vous imaginez ce qui se passerait dans un groupe ordinaire, si n’importe quel individu dĂ©celait ce que je pense, rĂ©ellement, si les « pensĂ©es Â» de tout le monde Ă©taient accessibles Ă  tous ? Toute relation humaine ne peut pas ne pas entraĂ®ner quelque chose qui est de l’ordre du jugement, un jugement rĂ©ciproque, et donc exprimer ses pensĂ©es, parler en classe, c’est courir le risque d’être jugĂ©, par le professeur, par les camarades Ă©galement. Parler en classe, dans un certain nombre de circonstances, c’est courir le risque de passer pour un « bouffon Â», pour un « fayot Â». Aujourd’hui, ils utilisent des termes encore plus grossiers pour dĂ©signer celui qui lève la main, rĂ©pond aux questions, essaie de se faire bien voir par le professeur. Comment parler au professeur ? Je renvoie ici Ă  un jeu de mots de Philippe Perrenoud[4] : devant un juge d’instruction, nous sommes Ă©videmment extrĂŞmement prudents, on ne dit pas n’importe quoi, tout ce que je dis peut « se retourner contre moi Â» ! Les rĂ©centes enquĂŞtes internationales sur la baisse relative des performances du système Ă©ducatif français indiquent parmi les causes de cette baisse l’excessive prudence des Ă©lèves, c’est-Ă -dire que le collĂ©gien ou le lycĂ©en moyen n’avance de rĂ©ponse Ă  la question du maĂ®tre que s’il est sĂ»r d’apporter la bonne rĂ©ponse. Sinon, le reste du temps, il prĂ©fère se taire et cette attitude de prudence peut mĂŞme aller plus loin : je m’étonnais d’un 12 que mon fils avait obtenu pour un devoir en mathĂ©matiques, il Ă©tait dans sa troisième annĂ©e de collège ; et il me rĂ©pond en rigolant : « Ben, pourquoi avoir 18 ? 12 c’est bien suffisant ! Â» Et il m’explique qu’il avait introduit une ou deux petites erreurs de sorte qu’il n’ait pas une trop bonne note, parce que si vous avez 18, vous ĂŞtes donnĂ© en exemple, administrĂ© en potion Ă  vos camarades, envoyĂ© au tableau pour corriger, et dans la cour de rĂ©crĂ©ation ou dans les couloirs, ça risque d’avoir des effets dĂ©sastreux. Certes c’est une anecdote qui n’a pas valeur gĂ©nĂ©rale, mais elle est intĂ©ressante tout de mĂŞme. Et, il y a des collèges, par exemple, oĂą les Ă©lèves qui sont inscrits dans les sections « nobles Â» oĂą l’on apprend l’allemand en première langue se font traiter de « boches Â» et le sort des « boches Â» dans les cours de rĂ©crĂ©ation de certains collèges, ce n’est pas toujours exactement rĂ©jouissant…

 

   Cette deuxième ligne de violence de l’école, c’est celle des situations institutionnelles dans lesquelles se trouvent placĂ©s les Ă©lèves, ce par quoi il faut en passer pour rĂ©ussir Ă  l’école. On a beaucoup parlĂ© de l’évaluation et effectivement cette Ă©valuation est presque toujours ressentie par les Ă©lèves comme une punition : il y a confusion permanente entre sanction et punition, on est sous un rĂ©gime de pĂ©nalisation des apprentissages oĂą ĂŞtre ignorant c’est ĂŞtre coupable, oĂą commettre une erreur devient une faute, oĂą une tâche Ă  accomplir devient un devoir. Je suis coupable de ne pas respecter les devoirs auxquels je suis astreint. Cette pĂ©nalisation, cette confusion des registres, on dirait en termes juridiques des registres civil et pĂ©nal, est institutionnellement inscrite : il ne s’agit pas ici de qualitĂ©s ou de dĂ©fauts psychologiques et pĂ©dagogiques du maĂ®tre, il s’agit pas ici de compĂ©tence ou d’incompĂ©tence des enseignants, il s’agit de conditions institutionnelles dans lesquelles en effet la note que je mets sur la copie d’un de mes propres Ă©lèves, le ministre en personne ne peut pas me la faire changer : j’exerce lĂ  un pouvoir institutionnel sans recours, absolu. Il y a lĂ  quelque chose qui est extrĂŞmement violent dans le fonctionnement mĂŞme de l’école, oĂą le maĂ®tre exerce tous les pouvoirs, sans recours, et mĂŞme lorsque nous sommes totalement dĂ©bordĂ©s, nous savons dire, ou faire comprendre aux Ă©lèves : « Faites ce que vous voulez, Ă  la fin de l’annĂ©e c’est moi qui dĂ©cide du passage dans la classe supĂ©rieure. Â» J’ai, personnellement, la grande chance d’exercer dans une classe d’examen et je peux dire justement le contraire : « Ce n’est pas moi qui vous donnerai le bac Ă  la fin de l’annĂ©e, je ne suis pas votre juge, je ne suis pas l’arbitre, je ne suis que votre entraĂ®neur. Â»

 

   Et vous voyez que nous en arrivons Ă  la troisième ligne de violence. Mes Ă©lèves de terminale se ressentent comme des survivants de la sĂ©lection scolaire, et la difficultĂ© Ă  laquelle nous avons Ă  faire face dans les lycĂ©es, c’est le dĂ©crochage. Ce n’est pas l’agitation, les incivilitĂ©s, les cris et cavalcades dans les couloirs, le chewing-gum dans les trous de serrures, comme au collège. Quoique… : j’ai eu beaucoup de succès l’an dernier, dans le couloir, il y avait quatre ou cinq classes qui attendaient les professeurs, j’arrive devant ma porte, chewing-gum dans le trou de serrure, donc j’utilise la technique que vous connaissez sans doute, je fais chauffer ma clĂ© (il faut avoir un briquet sur soi…) jusqu’à ce qu’elle devienne absolument brĂ»lante, j’entre la clĂ©, le chewing-gum fond, je tourne et nous entrons dans la classe. Applaudissements dans tout le  couloir. Bon, mais ce genre d’incidents est très rare au lycĂ©e, depuis 1997 dans mon lycĂ©e actuel, je n’ai entendu parler que d’une seule bagarre (dont je vais dire un mot Ă  propos des procĂ©dures disciplinaires)… La question principale est celle de l’absentĂ©isme, du dĂ©crochage. L’an dernier, j’interrogeais un de mes Ă©lèves absentĂ©istes (pour une fois, c’était lui qui Ă©tait lĂ  et les autres qui n’y Ă©taient pas !) : « Pourquoi tu sèches ?[5] Â». Il me regarde très sĂ©rieusement et lĂ , on n’est plus dans la « frime Â», les autres ne sont pas lĂ , et Samir me rĂ©pond : « Monsieur, je suis fatiguĂ© – Et qu’est-ce qui te fatigue ? – Ce serait trop long Ă  expliquer… Â». Dans la suite de la conversation, il me racontait que, la veille au soir encore, il avait passĂ© la nuit dehors parce le père, qui est un père qui ne dĂ©missionne pas, ferme la porte Ă  7 h du soir ; s’il n’est pas lĂ , s’il arrive Ă  7h 2, la porte est fermĂ©e et il passe la nuit dehors. MĂŞme sort pour son frère aĂ®nĂ© d’ailleurs qui a 23 ans et qui vit avec une copine. Effectivement, il y a des circonstances qui font qu’à cause des conditions de vie extĂ©rieure – c’est la troisième ligne de violence dont je vais dire un mot â€“ rĂ©ussir Ă  l’école devient extraordinairement difficile.

 

Mais il faut complĂ©ter en ce qui concerne la violence de l’école elle-mĂŞme : ce par quoi il faut passer, ce sur quoi il faut prendre, ce Ă  quoi il faut renoncer. Renoncer Ă  tout ce qu’on pouvait ressentir en soi comme potentialitĂ©s de dĂ©veloppement culturel, Ă  toutes les Ă©tapes du cursus et des « orientations Â», renoncement Ă  toute dimension de culture technique pour les Ă©lèves considĂ©rĂ©s comme bons ou moyens, de la dimension artistique pour les futurs forçats des mathĂ©matiques et des classes prĂ©paratoires et ignorance des connaissances scientifiques indispensables au citoyen d’aujourd’hui pour les relĂ©guĂ©s « littĂ©raires Â». Sur ce dernier point, comment en effet les citoyens d’aujourd’hui peuvent-ils dire leur mot dans les dĂ©bats qui agitent notre sociĂ©tĂ© : nuclĂ©aire ou pas nuclĂ©aire ? OGM ou pas OGM ? etc.. La plupart des citoyens est Ă©videmment totalement larguĂ©e par rapport Ă  ces dĂ©bats, et donc ce sont les « experts Â» qui dĂ©cident… Quelles sont alors les conditions de la dĂ©cision dĂ©mocratique ? Dans ce cursus scolaire oĂą il faut sans cesse faire preuve d’allĂ©geance, ĂŞtre motivĂ© ou en donner l’illusion et l’apparence, il m’arrive de m’étonner non pas de l’absence de certains de mes Ă©lèves, mais de la prĂ©sence de la majoritĂ© d’entre eux.

 

On parlait de la motivation ce matin : toutes les expĂ©riences qui nous ont Ă©tĂ© dĂ©crites par Fabien[6] montrent que l’école fonctionne rigoureusement Ă  l’envers de ses propres intentions, le contrĂ´le, la surveillance, la notation, le temps limitĂ©, etc., autant de conditions institutionnelles du système scolaire qui produisent la dĂ©motivation ou en tout cas diminue considĂ©rablement les motivations intrinsèques. Et alors, qu’est-ce qui se passe Ă  ce moment-lĂ  ? Et c’est la litanie des conseils de classe : « Ils ne sont pas motivĂ©s ! Â» Évidemment : de 8h Ă  9h ce sont les enjeux de la bataille de Marignan, de 9h Ă  10h, la reproduction des oursins, de 10h Ă  11h, les verbes irrĂ©guliers en anglais, de 11h Ă  midi… Et l’après-midi, ça recommence, « Untel au tableau ! Â» pour rĂ©citer un poème de Rimbaud, etc.. Et dans ce gâchis, ce morcellement du temps, oĂą Ă  chaque heure il faut ĂŞtre demandeur de ce qui est imposĂ©, il y a quelque chose de tout Ă  fait miraculeux, Ă  constater qu’une bonne majoritĂ© des Ă©lèves, finalement, s’intĂ©resse, qu’ils arrivent progressivement Ă  grandir, Ă  s’instruire. La deuxième ligne de violence, celle de l’école, tient Ă  ce morcellement du temps et de l’espace, ce hachis des disciplines, ces rapports institutionnels de pouvoir, ces orientations imposĂ©es et mutilantes.

 

Les cités, les médias, le chômage.

 

La troisième ligne de violence dont les Ă©lèves sont porteurs est plus visible, elle est souvent mĂ©diatisĂ©e, c’est la vie dans les citĂ©s, dans les silos Ă  main-d’œuvre construits en France pendant les « trente glorieuses Â» pour stocker la main-d’œuvre au moindre coĂ»t possible. Un habitat inhabitable, oĂą tout ce qui est de l’ordre de l’intimitĂ© personnelle et familiale est collectivisĂ© de force (tout le monde profite des scènes de mĂ©nage rituelles du jeune couple du 3ème Ă©tage, du gamin qui met sa chaĂ®ne hi-fi Ă  toute puissance, etc. ; comme le disait un de mes Ă©lèves il y a trois ans : « Quand je suis dans ma chambre le soir en train de faire mes devoirs, je peux savoir dans l’appartement Ă  cĂ´tĂ© si c’est un homme ou une femme qui est en train de pisser, ça ne fait pas le mĂŞme bruit. Â» !) ; et oĂą tout ce qui pourrait ĂŞtre occasions de rencontres choisies et de convivialitĂ© de voisinage est rendu très difficile du fait des manques d’équipements collectifs et associatifs. Un mode de logement oĂą on ne peut pas « habiter Â» activement mais oĂą on est logĂ©, passivement. Qui analysera un jour l’influence de l’épaisseur des cloisons dans les HLM sur la rĂ©ussite scolaire ? Ces conditions de vie, familiale, sociale, urbaine vont peser considĂ©rablement. Plus, bien entendu, l’exemple donnĂ© par les adultes de la rĂ©signation massive Ă  ces conditions d’existence. Plus le chĂ´mage, plus le poids des mĂ©dias et la puissance des marques…

  

J’évoquais Samir dont la porte Ă©tait fermĂ©e par le père le soir Ă  7 heures mais on pourrait ainsi raconter une multitude d’anecdotes. J’ai tenu pendant vingt ans, un autre de mes engagements, dans une association de dĂ©fense des droits des habitants au quotidien en matière de logement et de consommation, une permanence juridique Ă  la CitĂ© des Bosquets Ă  Montfermeil : quand Ahmed, depuis sa naissance, voit sa mère monter chaque jour les six Ă©tages Ă  pied plusieurs fois par jour avec les courses, parce que l’ascenseur est en panne, et quand il fait la traduction pour ses parents (parce qu’il a appris Ă  lire, Ă©crire et compter grâce Ă  l’école) de la quittance de loyer sur laquelle il dĂ©couvre qu’il y a tous les mois 60 ou 80 francs de charges d’ascenseur, arrivĂ© Ă  18 ans, bien entendu, il ne peut pas avoir le mĂŞme rapport Ă  la loi que vous et moi ; on nous dit que dans telle citĂ© il y a 40% de chĂ´mage, ce qui veut dire que 60% de la population a un boulot, mais qu’est-ce que c’est que ce boulot ? IntĂ©rims, emplois prĂ©caires, mĂ©nages, travail postĂ©, etc.. « Ah ! t’as bac +2 et maintenant tu livres des pizzas ! Â» Plus les tentations, l’emprise des mĂ©dias et de la publicitĂ©, la sĂ©duction des marques tombĂ©es du camion dont la possession et l’exhibition donnent le sentiment d’exister. Et les rĂŞves de « lofts Â» paradisiaques…

 

Nous rĂ©flĂ©chissons souvent en philosophie sur cette question des marques : qui est marquĂ© ? Le marquage des animaux, des esclaves, etc., et j’ai vu diminuer considĂ©rablement l’exhibition des marques dans mes classes. Donc, il y a des possibilitĂ©s Ă  l’école de parler mais aussi pour les enseignants de passer Ă  cĂ´tĂ© de ce que sont ces Ă©lèves, porteurs de ces trois lignes de violence, hĂ©ritiers par leur histoire, hĂ©ritiers par l’école et du cursus qui a prĂ©cĂ©dĂ© et les conditions d’existence extĂ©rieures qui ne sont pas Ă©videmment favorables. Alors, on nous dit très souvent que l’école n’a pas Ă  se laisser envahir par les violences extĂ©rieures, « je n’y peux rien, dit mon collègue, Ă  l’épaisseur des cloisons dans les HLM Â». Il a tout Ă  fait raison et quand il me dit : « Je ne suis pas une assistante sociale, je ne suis pas policier, magistrat, mĂ©decin, je ne suis pas Ă©ducateur spĂ©cialisĂ© ou animateur socioculturel… Â», ce collègue a parfaitement raison. Tous ces mĂ©tiers correspondent Ă  des compĂ©tences professionnelles et Ă  des diplĂ´mes qui ne sont pas les miens. Ne pas mĂ©langer les genres et les fonctions : c’est bien parce que je suis professeur de mathĂ©matiques, d’électronique, de tout ce qu’on voudra, ou de philosophie !, que je pourrais ĂŞtre utile Ă  ces Ă©lèves qui sont porteurs de ces lignes de violence, Ă  la condition, prĂ©alable et impĂ©rative, que je sois aussi et d’abord, citoyen, tout au moins que j’essaye de l’être.

 

Par rapport Ă  cette situation, il faut y ajouter un deuxième Ă©lĂ©ment, si on veut que la description de nos Ă©lèves soit Ă  peu près complète, mais lĂ  je vais accĂ©lĂ©rer, ce sont tout ce qu’on appelle actuellement les difficultĂ©s considĂ©rables de la socialisation. La socialisation, c’est-Ă -dire le rapport au temps, Ă  l’espace, au travail, Ă  l’argent, aux images, Ă  la loi, Ă  autrui[7]. Je ne vais pas  dĂ©velopper chacun de ces aspects, mais sur le poids de l’image, des mĂ©dias, par exemple, juste une citation :

 

CinĂ©ma, radio, presse apportent le monde en images, musique, phrases. Ils sont la pâture constante de la puissance imaginaire des enfants. Comment peut-on s’étonner que ces derniers veuillent ĂŞtre tout de suite de plain-pied, debout dans ce monde que, par une illusion d’optique quotidiennement entretenue, ils voient Ă  leur fenĂŞtre ? Conseils, menaces, contraintes et promesses sont d’un temps rĂ©volu. L’enfant d’aujourd’hui « connaĂ®t Â» le monde, celui des solitudes glacĂ©es, des grands hĂ´tels, de l’Équateur et des bistrots louches. Il croit le connaĂ®tre, il croit les images. Il rĂ©pugne aux livres. Il est dĂ©goĂ»tĂ© de la monotonie quotidienne et tatillonne de la vie familiale. Les Ă©vasions viennent au-devant de lui. DĂ©sastre ? DĂ©sastre collectif si l’adulte persiste Ă  maintenir l’enfant les mains derrière le dos. L’enfant se retourne et mord, saute par la fenĂŞtre et tombe car le monde mille fois vu qu’il croyait prĂŞt Ă  le recevoir n’est que reflets et mirages. S’il existe, c’est beaucoup plus loin. On peut le rejoindre un pas après l’autre.

Mais l’enfant de cinĂ©ma, de radio, d’hĂ©liogravure ne sait pas marcher. BlessĂ©, il retourne Ă  l’obligatoire existence. BlessĂ©, il prĂ©pare le prochain saut de sa fenĂŞtre au monde des images, et puisqu’il faut de l’argent, il en « trouvera Â». Ou bien il renonce, dĂ©goĂ»tĂ© pour toujours de savoir qu’il y a sur terre deux mondes voisins et pourtant aussi Ă©loignĂ©s que la terre et la lune : celui oĂą la vie est atrocement quotidienne et celui des espaces pittoresques, des rencontres imprĂ©vues oĂą les gestes spontanĂ©s ne sont pas freinĂ©s par une atmosphère Ă©paisse de nĂ©cessitĂ©s. Enfants prĂŞts au crime, enfants ratatinĂ©s d’avance…

Il serait peut-être temps de repenser l’éducation en fonction de notre monde à plusieurs profondeurs.

Fernand Deligny, Les Vagabonds efficaces, 1947[8].

 

J’insiste : 1947, c’était bien avant la tĂ©lĂ©vision et internet…

 

Les défaillances de l’initiation.

 

Alors, effectivement, si dans mon travail quotidien, je ne prends pas la mesure, je n’essaie pas de deviner au moins l’ampleur des difficultĂ©s auxquelles les Ă©lèves font face et vont avoir Ă  faire face… J’aurais dĂ» encore ajouter un troisième Ă©lĂ©ment dans cette description des Ă©lèves, c’est tout ce qu’on appelle les comportements Ă  risque, c’est-Ă -dire l’initiation dĂ©faillante chez les adultes. OĂą sont les adultes avec lesquels un adolescent peut parler, effectivement parler, de ses rages, de ses incertitudes, de ses peurs, de ses angoisses, de ses joies, de ses plaisirs ? OĂą sont les adultes qui peuvent parler aux adolescents et rendre compte de leurs propres engagements et colères ? Dans les sociĂ©tĂ©s traditionnelles, il n’y a pas d’adolescence comme vous le savez, en tout cas c’est une pĂ©riode de l’existence extrĂŞmement brève et les enfants passent quasiment sans transition de l’état d’irresponsabilitĂ© infantile complète et l’état de responsabilitĂ© adulte au sens complet du terme. Mais si ces passages sont des passages initiatiques extrĂŞmement douloureux, ils sont organisĂ©s par les adultes, et constituent de vrais accès aux responsabilitĂ©s adultes. Il s’agit pour le jeune de lui faire toucher ses limites du cĂ´tĂ© de l’extrĂŞme douleur aussi bien que de l’extrĂŞme jouissance avec organisation de rituels très prĂ©cis et contraignants : vous connaissez peut-ĂŞtre le film de John Boorman, La forĂŞt d’émeraude, oĂą on voit le garçon recevoir l’initiation quelques jours avant que son père biologique rĂ©el, puisqu’il a Ă©tĂ© enlevĂ© par une tribu d’Indiens en Amazonie, ne le retrouve. Il subit l’épreuve des fourmis et on lui administre ensuite une drogue qui le met en transe et lui permet de rencontrer son animal-totem, l’aigle… Lorsque j’interroge mes Ă©lèves (Ă  deux autres reprises dans le film, il prend de la drogue) sur le fait de savoir s’il est un droguĂ©, la rĂ©ponse est Ă©videmment non… Or ces rituels initiatiques ont complètement disparu de nos sociĂ©tĂ©s, peut-ĂŞtre Ă  cause de deux mouvements simultanĂ©s qui sont 1. la course des adultes après leur propre jeunesse, l’état d’irresponsabilitĂ© prolongĂ©e de l’enfance et de l’adolescence interminable avec le recul de l’entrĂ©e dans la vie, et 2. l’impossibilitĂ© pour nos institutions Ă  assumer, en effet, la peur dont je parlais au tout dĂ©but, la peur que peut provoquer le fait d’essayer de domestiquer, de structurer plutĂ´t, le mot me paraĂ®t meilleur, les Ă©nergies obscures, pulsionnelles qui sont Ă  l’œuvre dans la psychĂ© humaine, dans la violence, dans la vie elle-mĂŞme ; cette structuration initiatique de la violence en chacun d’entre nous n’existe plus dans nos sociĂ©tĂ©s et, du coup, puisque les adultes ont disparu, qu’ils ne sont plus capables de donner l’initiation, les jeunes vont se la donner entre eux. Mais quand on a traversĂ© l’épreuve dans les sociĂ©tĂ©s traditionnelles, on est devenu pleinement adulte. Certes, ce sont des sociĂ©tĂ©s fermĂ©es (mĂŞme si c’est un peu abusivement qu’on les dit « sans histoire Â»), oĂą les cadres restent fixes pendant des millĂ©naires. Mais on est tout de mĂŞme adulte au plein sens du terme, alors que, dans nos sociĂ©tĂ©s, quand le gamin a traversĂ© l’épreuve du premier rapport sexuel, du premier « joint Â», etc., au lendemain de l’épreuve il dĂ©couvre qu’il n’a pas plus de pouvoir social, rĂ©el, politique qu’avant et quand j’interroge mes Ă©lèves très banalement le jour mĂŞme de leur anniversaire ou le lendemain oĂą ils ont acquis la majoritĂ© : « Qu’est-ce que ça change d’avoir 18 ans ? â€“ Rien, ça ne change rien Â». Et je me bats chaque annĂ©e avec le conseiller d’éducation de notre Ă©tablissement et la proviseure qui s’obstinent Ă  continuer Ă  convoquer les parents d’élèves majeurs. Il y a mĂŞme eu quatre dĂ©cisions de conseil de discipline que j’ai fait annuler par le Recteur d’acadĂ©mie de CrĂ©teil devant la commission rectorale d’appel, pour une part Ă  cause du non-respect de la majoritĂ© civique des Ă©lèves ; ça n’a pas fait plaisir Ă  tout le monde dans l’établissement, bien entendu[9]. Peut-ĂŞtre vous souvenez-vous du dĂ©but du Discours de la MĂ©thode de Descartes : « Dès que l’âge me permit de sortir de la sujĂ©tion de mes prĂ©cepteurs, je quittais entièrement l’étude des lettres et me rĂ©solvant Ă  ne plus chercher d’autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-mĂŞme ou bien dans le grand livre du monde, j’employais le reste de ma jeunesse Ă  voyager, Ă  voir des cours et des armĂ©es, Ă  frĂ©quenter des gens de diverses humeurs et conditions, Ă  recueillir diverses expĂ©riences, Ă  m’éprouver moi-mĂŞme dans les rencontres que la fortune me proposait, et partout Ă  faire telle rĂ©flexion sur les choses qui se prĂ©sentaient que je puisse en tirer quelque profit. Â»[10]

  

« M’éprouver moi-mĂŞme Â». N’importe quel adolescent, arrivĂ© Ă  15, 18 ou 20 ans n’a de cesse que d’essayer de s’éprouver lui-mĂŞme : « De quoi suis-je capable ? Qu’est-ce que je vais faire de ma vie ? Â». Et quelquefois, un certain nombre d’entre eux, dans l’impossibilitĂ© oĂą sont les adultes de rĂ©pondre Ă  ces interrogations, interrogations parlĂ©es ou muettes, d’entendre ce que disent ou ne disent plus les jeunes adultes, les adolescents, effectivement, devant le silence des adultes, ils peuvent ĂŞtre tentĂ©s par un certain nombre de comportements destructeurs et auto-destructeurs. Vous savez que le suicide est devenu en France la première ou deuxième cause de mortalitĂ© dans la tranche d’âge des 15-25 ans. Les suicides de mineurs (ce sont des calculs très difficiles Ă  faire, car bien souvent les familles cherchent Ă  dissimuler ces Ă©vĂ©nements) sont Ă©valuĂ©s Ă  environ 4 000 par an…

 

Comment rĂ©pondre ?

 

Donc, comment, lorsque je suis enseignant, sortir de cette oscillation, de ce balancement perpĂ©tuel qui nous fait passer de l’autoritarisme au laxisme, pour essayer de rĂ©pondre Ă  cette peur, pour essayer de rĂ©pondre Ă  ces interrogations dont nous devinons l’extraordinaire complexitĂ©, comment essayer de sortir de l’oscillation entre la rĂ©pression et la dĂ©mission ? C’est ça au fond, le plaisir d’enseigner, c’est lorsqu’on a commencĂ© Ă  entrevoir si peu que ce soit la possibilitĂ© de sortir de ce jeu de balançoire, entre : ou bien l’autoritĂ© ou bien le laxisme, ou bien la rĂ©pression ou bien la dĂ©mission. Ce sont des dĂ©bats sans fin : faut-il punir les enfants ? Faut-il ĂŞtre plus ou moins autoritaire ? etc. C’est une maxime que nous infligeons très souvent aux enfants et aux adolescents dès que la manifestation de leurs Ă©nergies nous dĂ©range : « Ta libertĂ© s’arrĂŞte lĂ  oĂą commence celle de l’autre Â». Nous avons tous dit ça. Est-ce que quelqu’un n’a jamais utilisĂ© ne fĂ»t-ce qu’une seule fois cette expression dans cette assemblĂ©e ? Par cette expression, nous entĂ©rinons les rapports de violence dans les relations inter-humaines. Si ma libertĂ© s’arrĂŞte lĂ  oĂą commence celle de l’autre, ça veut dire qu’il va y avoir obligatoirement des frictions aux frontières des territoires et comme un enfant ne peut grandir qu’à accroĂ®tre ses prises sur le monde, son rayon d’action, sa libertĂ©, alors, effectivement, il apprend, quand on lui inflige cette maxime, qu’il ne peut accroĂ®tre sa libertĂ© qu’au dĂ©triment de celle d’autrui et donc nous sommes dans la guerre. La libertĂ© ne s’arrĂŞte pas (parce que la libertĂ© ne saurait s’arrĂŞter) lĂ  oĂą commence celle de l’autre (dans l’espace), elle commence au moment oĂą (dans le temps) commence celle de l’autre. Et, effectivement, la classe, l’école peut ĂŞtre (pourrait ĂŞtre, devrait ĂŞtre) le lieu oĂą les enfants vont dĂ©couvrir que toutes les activitĂ©s inter-humaines qui nous font le plus plaisir supposent l’autre, supposent autrui. Pour jouer au foot, il faut ĂŞtre 22 et l’adversaire n’est plus l’ennemi qu’il faut tuer, l’adversaire est nĂ©cessaire au plaisir que je viens chercher dans l’activitĂ© ; s’il Ă©tait Ă©liminĂ©, purement et simplement comme dans la guerre, il n’y aurait plus de jeu et je n’aurais plus de plaisir. On dĂ©couvre une deuxième chose en allant jouer au foot, c’est que si, je parle des Ă©quipes de foot amateurs, je ne travaille pas au plaisir de l’autre, c’est mon propre plaisir que je dĂ©truis ou que je risque de dĂ©truire : si les arrières ne font pas leur boulot, ce que font les avants n’a plus de sens. Donc, il y a une interaction ; dans un groupe de musique, c’est la mĂŞme chose. Donc, le plaisir que je vais retirer, que je vais chercher dans ces activitĂ©s se trouve d’autant plus accru que la libertĂ© et le plaisir de l’autre s’augmentent des miens et rĂ©ciproquement.

 

PĂ©dagogie institutionnelle.

 

Comment arriver Ă  comprendre, dans l’organisation institutionnelle de la classe, que ce n’est pas en utilisant les armes du pouvoir sur la classe (comment les tenir) que je pourrai me dĂ©barrasser de cette peur, mais au contraire en retrouvant le vĂ©ritable sens de mon autoritĂ© ? Mon autoritĂ© ? C’est-Ă -dire la capacitĂ© Ă  ĂŞtre auteur. Le premier sens d’autoritĂ©, c’est ĂŞtre expert en un certain nombre de domaines â€“ au sens oĂą on dit que quelqu’un « fait autoritĂ© Â». Dans la classe, il faut que j’apprenne ou que je rĂ©apprenne Ă  exercer mon autoritĂ© dans un groupe et donc renoncer Ă  exercer mon pouvoir sur ce groupe, de sorte que, symĂ©triquement, les Ă©lèves puissent intĂ©rioriser les exigences de l’obĂ©issance. L’obĂ©issance, c’est le contraire radical de la soumission. Il ne s’agit pas pour moi de soumettre les Ă©lèves : vous savez bien ce que, pour l’inconscient, peut signifier se soumettre, « se mettre dessous Â»[11]… Effectivement, il y a lĂ  quelque chose d’extrĂŞmement important Ă  comprendre : pour les Ă©lèves la soumission au maĂ®tre interdit l’accès Ă  la culture et la construction des savoirs. Dans la soumission, il ne s’agit pour moi que de deviner ce que le maĂ®tre a derrière la tĂŞte (« Qu’est-ce qu’il veut que je mette sur cette copie ? Qu’est-ce qui va faire bien et qui va me permettre d’obtenir une bonne note ? Â»). Vous connaissez la scène : le professeur qui parcourt du regard la salle de classe au dĂ©but de l’heure pour savoir qui il va interroger, tout le monde rentre la tĂŞte dans les Ă©paules, ou essaie d’avoir l’air le plus indiffĂ©rent possible : « Untel au tableau ! â€“  Ouf ! C’est tombĂ© sur le voisin, j’y Ă©chappe pour cette fois. Â» L’interrogation devient interrogatoire. Et on prĂ©tend Ă©valuer les compĂ©tences et les performances d’un individu alors qu’on le place dans la situation oĂą il peut le moins, psychologiquement, faire preuve d’initiative, de responsabilitĂ©, et de ses connaissances. Donc, il y a lĂ  quelque chose de tout Ă  fait important Ă  comprendre, c’est que l’exercice de l’autoritĂ© dans la classe est contradictoire avec l’exercice du pouvoir sur la classe et donc, symĂ©triquement, on peut espĂ©rer que les Ă©lèves, au lieu d’apprendre Ă  se soumettre aux volontĂ©s du maĂ®tre, vont apprendre Ă  obĂ©ir aux exigences de la recherche et de la crĂ©ation, Ă  entrer en effet dans l’extraordinaire complexitĂ© de la construction des savoirs, de la recherche de l’efficacitĂ© et l’habiletĂ© dans les techniques, de la recherche de la beautĂ© dans les arts, de la vĂ©ritĂ© dans les sciences, et le professeur de physique peut commencer son cours en expliquant qu’il ne sait toujours pas de quoi il parle quand il parle de la lumière, et le biologiste en disant : « Je ne sais toujours pas de quoi je parle quand je parle de l’objet mĂŞme de ma science, c’est-Ă -dire la vie. C’est Ă  vous de prendre la suite et toutes les questions qui sont pour nous encore inconnues, incommensurablement inconnues, ce sera Ă  vous d’essayer d’en trouver les rĂ©ponses, en entrant Ă  votre tour dans cette histoire, de vous approprier en effet les significations donnĂ©es au monde et Ă  l’histoire par les gĂ©nĂ©rations qui vous ont prĂ©cĂ©dĂ©s, pour que vous puissiez Ă  votre tour entrer dans cette recherche et dans la crĂ©ation culturelle. Je vais vous passer le tĂ©moin parce qu’il y a des tas de questions auxquelles nous n’avons pas su encore rĂ©pondre et, d’une certaine manière, ces questions sont en effet incommensurables. Â» J’étais l’an dernier invitĂ© par des magistrats, des avocats, des policiers, des Ă©ducateurs de la PJJ[12], etc., et la question qu’ils m’avaient posĂ©e se rapprochait beaucoup de celle du premier atelier d’aujourd’hui, sauf qu’aujourd’hui, vous avez intitulĂ© votre atelier « Ă€ quoi sert l’école ? Â», ce qui comporte une contradiction, je l’ai dit dans le groupe, dans les termes mĂŞme, puisque le verbe « servir Â» renvoie Ă  l’utilitĂ©. Or l’école, scholè en grec, signifie loisir. L’école ne « sert Â» Ă  rien, c’est sa dĂ©finition.

 

Pourquoi aller Ă  l’école ?

 

La question qui m’avait Ă©tĂ© posĂ©e Ă©tait : « Pourquoi aller Ă  l’école ? Â». Ce qui nous avait permis de rĂ©flĂ©chir autour de ces trois dĂ©fis qui sont tout Ă  fait nouveaux dans toute l’histoire des systèmes Ă©ducatifs :

 

Articuler les savoirs et la loi.

 

Le premier dĂ©fi, je l’ai dĂ©jĂ  Ă©voquĂ© : si les plus hauts degrĂ©s de savoir, de culture et de compĂ©tences ont pu se mettre au service des pires formes de barbarie au cours des totalitarismes du 20ème siècle, alors nous savons en effet que, depuis le Goulag, Auschwitz et Hiroshima, il nous faut reprendre cette vieille question des hommes de la Renaissance : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme Â», c’est-Ă -dire que si le savoir n’est pas structurĂ© par une Ă©thique, il devient meurtrier et toute Ă©thique, rĂ©ciproquement, toute loi, qui n’est pas armĂ©e par un savoir demeure impuissante. La loi sans le savoir reste impuissante, le savoir sans la loi est meurtrier. Donc : comment articuler Ă  l’école, dans le cours de maths, l’atelier d’électronique, ou n’importe quelle discipline, dans ce qui fait le cĹ“ur mĂŞme des activitĂ©s de l’apprendre, les apprentissages, comment articuler cette instruction des savoirs, cette construction des logiques extrĂŞmement exigeantes et complexes des savoirs avec l’institution de la loi ? Je parle ici d’institution et non pas d’imposition de la loi. Ce sont deux processus, hormis le cas d’urgence, contradictoires l’un avec l’autre. Il s’agit d’instituer, il ne s’agit pas d’imposer la loi dans le processus Ă©ducatif, il s’agit de l’instituer pour permettre aux petits d’hommes d’accĂ©der Ă  l’autonomie. Ça, c’est le premier dĂ©fi.

 

Articuler transmission et création.

 

   Le deuxième dĂ©fi est un peu difficilement quantifiable : c’est une Ă©tude qui avait faite par l’Unesco je crois il y a quelques annĂ©es. Elle avait essayĂ© de mesurer l’accĂ©lĂ©ration des connaissances humaines, de l’ensemble des savoirs, des savoir-faire de l’humanitĂ© et est arrivĂ©e Ă  la conclusion que l’ensemble des savoirs, des savoir-faire de l’humanitĂ© double Ă  peu près tous les quatre ans, c’est-Ă -dire que ce que l’humanitĂ© sait dans sa totalitĂ© en 2004 est le double de ce qu’elle savait en 2000, le quadruple de ce qu’elle savait en 1996, et que c’est la première fois que cette extraordinaire accĂ©lĂ©ration se produit dans l’histoire. Les savoirs et les savoir-faire se renouvellent beaucoup plus rapidement que les gĂ©nĂ©rations et alors du coup, la transmission, oĂą il s’agit de rĂ©pĂ©ter, de recevoir et de restituer, ce rĂ´le essentiel de transmission de l’école s’en trouve complètement bouleversĂ©. Et le deuxième dĂ©fi, en effet, on peut le formuler de cette manière : comment articuler la transmission critique des hĂ©ritages avec le dĂ©veloppement chez les enfants de la capacitĂ© Ă  faire face Ă  l’imprĂ©visible ? Ils auront Ă  rĂ©soudre les problèmes gigantesques posĂ©s par le triple dĂ©fi des croissances industrielles, urbaines et dĂ©mographiques ; on commence Ă  en parler dans les mĂ©dias, par exemple Ă  propos du prix du pĂ©trole, mais on sait dĂ©jĂ  que les futures famines, c’est pour dans trois ans Ă  peu près, lorsque la Chine ne se suffira pas du point de vue alimentaire et importera massivement, comme elle le fait dĂ©jĂ  pour le pĂ©trole, les cĂ©rĂ©ales et donc, le prix du blĂ© va monter et donc les pays pauvres ne pourront plus se le payer. Les futures famines massives, c’est dans deux, trois ans Ă  peu près. Ce triple dĂ©fi des croissances industrielles, urbaines et dĂ©mographiques qui met en pĂ©ril l’existence mĂŞme de l’espèce humaine Ă  l’horizon de leur propre existence, les Ă©lèves que j’ai dans mes classes vont avoir Ă  prendre, dans le laps de temps de leur existence mĂŞme, des dĂ©cisions politiques fondamentales : Ă  savoir si l’aventure de l’espèce humaine va continuer ou pas. Mon premier fils, qui a 32 ans, se lance dans l’aventure, avec sa compagne ils attendent un bĂ©bĂ© pour le mois de mars prochain et quelle sera l’existence de ce bĂ©bĂ© ? Donc, il y a quelque chose d’extrĂŞmement important qui fait s’entrecroiser l’intime et le planĂ©taire et qui fait que les enjeux de ce qui se passe Ă  l’école deviennent tout Ă  fait nouveaux et que nous sommes obligĂ©s de repenser complètement nos modes traditionnels de transmission.

 

Articuler droits-créances et droits-libertés.

 

Le troisième dĂ©fi, c’est l’aspiration Ă  l’égalitĂ©. Vous savez que la Convention internationale des droits de l’enfant reconnaĂ®t non seulement des droits-protection, ce que faisaient dĂ©jĂ  la dĂ©claration de la SociĂ©tĂ© des Nations en 1923 et la dĂ©claration des droits de l’enfant en 1979, mais qu’elle a introduit en 1989 une nouveautĂ© dĂ©cisive. Il ne s’agit plus seulement de reconnaĂ®tre aux enfants des droits-protection, des droits-crĂ©ances, c’est-Ă -dire Ă  une vie digne, l’habitat, l’éducation, la santĂ©, mais Ă©galement des droits-libertĂ©s, c’est-Ă -dire l’exercice d’un certain nombre de droits. Les droits-protection se traduisent en devoir des adultes Ă  l’égard des enfants alors que les droits-libertĂ© peuvent dĂ©sormais ĂŞtre exercĂ©s directement par les enfants : droits d’association, d’exprimer leur opinion, de peser sur toutes les dĂ©cisions qui les concernent, selon leur degrĂ© de maturitĂ©. Ce qui a des consĂ©quences que nous ne mesurons pas encore vraiment dans nos pratiques familiales, nos pratiques Ă©ducatives. Ă€ l’école notamment, nous l’avons vu, nous devons nous rendre compte que ses fonctionnements ordinaires sont constamment en contradiction avec ces exigences de la Convention internationale des droits de l’enfant. Le troisième dĂ©fi est : comment articuler la nĂ©cessaire protection de l’enfant, la reconnaissance de son immaturitĂ© relative avec la reconnaissance de sa maturitĂ© relative, comment articuler dans le temps, et c’est lĂ  le dĂ©fi de l’école, comment ne pas traiter l’enfant trop tĂ´t en citoyen, en lui imposant des obligations de rĂ©sultats, en le soumettant trop tĂ´t Ă  la sĂ©lection, Ă  la notation, etc. ? Vous savez d’ailleurs que les pays qui obtiennent les meilleures performances au point de vue scolaire sont les pays oĂą on a Ă©vacuĂ© toute notation, tout redoublement et toute Ă©valuation jusqu’à l’âge de 15-16 ans, au moins en Finlande notamment. Et donc, comment concilier, comment articuler les exigences de la protection de l’enfant avec l’exercice de ses libertĂ©s, comment ne pas infliger Ă  l’enfant des responsabilitĂ©s beaucoup trop Ă©levĂ©es, trop tĂ´t, ne pas court-circuiter le temps de la maturation et comment, en mĂŞme temps, ne pas le retarder excessivement : « Quand tu seras majeur, tu feras ce que tu voudras, en attendant, c’est moi qui commande ! Â» Et donc, miraculeusement, comme ça, on deviendrait citoyen Ă  18 ans… Cette question du temps est absolument essentielle : et d’ailleurs, l’école n’est pas d’abord un lieu, un espace, elle est un temps offert Ă  l’enfant pour qu’il ait le temps de vivre son enfance sans ĂŞtre soumis aux violences de la rue, du travail (et parfois de la famille ! vous savez que la quasi-totalitĂ© des maltraitances Ă  enfant est commise en famille…), le temps d’apprendre Ă  user de sa libertĂ©, des libertĂ©s que lui reconnaĂ®t aujourd’hui la Convention, apprentissage des exigences de la dĂ©mocratie et du vivre-ensemble.

 

   Alors l’école peut rĂ©pondre, c’est la grande leçon des pĂ©dagogies coopĂ©ratives : les Ă©lèves peuvent apprendre comment rĂ©pondre Ă  ces violences vĂ©cues Ă  l’extĂ©rieur, rĂ©sister aux fascinations des mages (caĂŻds de quartier et prĂ©dateurs internationaux) et des images, des marques et de la publicitĂ©, des engagements professionnels oĂą l’on ne survit qu’en se prostituant[13], de la concurrence qui veut la mort de l’autre, des voiles[14] et des viols… Ils peuvent aussi y apprendre comment travailler Ă  transformer les fonctionnements institutionnels mĂŞme de l’école, comment utiliser dans le travail de la culture ces violences qui nous habitent tous, dont nous sommes les hĂ©ritiers. L’école peut devenir le lieu oĂą on apprend Ă  transformer les Ă©nergies qui sont Ă  l’œuvre dans la violence en crĂ©ation culturelle.

 

Droit et culture.

 

Nordine raconte qu’un jour, une jeune fille de son quartier a Ă©tĂ© violĂ©e par un jeune d’une autre citĂ©. Cette jeune fille va porter plainte au commissariat, avec certificat mĂ©dical, etc.. Et puis, les jours passent et il ne se passe rien alors qu’elle a fourni tous les renseignements pour l’arrestation du violeur, signalement, etc.. Le grand frère et ses amis, dont Nordine, sont de plus en plus en colère ; ils dĂ©cident de retrouver eux-mĂŞmes le violeur, trouvent son adresse, et un soir, Ă  une dizaine, vont l’attendre au pied de son immeuble ; vers une heure du matin, alors que Nordine les quitte (« J’avais interro de maths le lendemain Â» nous dit-il, ce qui m’a permis de lui rĂ©pondre que c’était Ă  cause de cette dĂ©risoire interro de maths qu’il n’avait pas de sang sur les mains…), ils finissent par entrer de force dans l’appartement, enlève le violeur, l’emmène dans un terrain vague et le tabasse Ă  mort ; mais il n’en est pas mort, et porte plainte de son lit d’hĂ´pital… En moins de 48 heures, la police arrĂŞte le grand frère, et depuis ce grand frère est en prison, sous les chefs d’inculpation d’enlèvement, tortures, actes de barbarie, etc. Et donc, il risque la rĂ©clusion criminelle Ă  perpĂ©tuitĂ©. Cette histoire dĂ©chire le quartier de Nordine, le bouleverse, lui et ses amis Ă  la fois rĂ©voltĂ©s et rĂ©signĂ©s, parce que l’avocat que la famille prend pour dĂ©fendre le grand frère dĂ©couvre que la plainte initiale de la jeune fille n’était jamais sortie du commissariat de Stains, puisque le violeur Ă©tait le fils d’un ancien policier. Et il conclut son rĂ©cit : « C’est Ă  cause de tels faits et de bien d’autres qu’une haine tenace envers la police et la justice s’est ancrĂ©e dans les esprits, et je pense qu’il faudra beaucoup de temps avant que celle-ci disparaisse. Â»[15]

  

Que rĂ©pondre Ă  Nordine ? Il y a deux niveaux de rĂ©ponses : celui du droit, celui de la culture. Le droit d’abord : n’importe quel citoyen (Ă  partir de 18 ans donc) doit pouvoir rĂ©pondre Ă  Nordine que dans ce genre de cas, il ne suffit pas de porter plainte au commissariat. Il faut Ă©crire au procureur de la rĂ©publique. Et si la fille violĂ©e avait Ă©crit au procureur de la rĂ©publique, il n’aurait certainement pas classĂ© l’affaire et ce serait revenu sous forme de demande d’enquĂŞte auprès des policiers qui alors lĂ , très probablement, auraient tout de mĂŞme fait leur travail. Cela relève de la connaissance des procĂ©dures : je peux connaĂ®tre mes droits mais si je ne connais pas les procĂ©dures qui me permettent de les faire respecter, je suis toujours dans l’impuissance. Le code pĂ©nal est accompagnĂ© du code de procĂ©dure pĂ©nale et le code civil du code de procĂ©dure civile. Si, lorsque j’ai dĂ©mĂ©nagĂ©, le propriĂ©taire ne veut pas me rendre ma caution, je peux dĂ©livrer assignation et le propriĂ©taire sera condamnĂ© Ă  me rendre la caution. Les procĂ©dures du droit, c’est ce qui nous permet effectivement d’obliger celui qui ne veut pas entendre Ă  entendre. C’est très important, cette question des procĂ©dures, pour l’apprentissage de la dĂ©mocratie, dans les fonctionnements institutionnels de l’école, et par exemple dans le traitement des problèmes de discipline, dans le dĂ©roulement des conseils de discipline : s’il y a un règlement intĂ©rieur mais qu’il n’y a pas le code de procĂ©dure qui va avec, ce règlement intĂ©rieur ne sert Ă  rien. Le règlement dit, par exemple : on n’a pas le droit de se manquer de respect. Très bien. Mais oĂą est le guichet, le formulaire Ă  remplir, Ă  qui s’adresser, quand on m’a injuriĂ© ? Qui va « instruire Â» l’affaire ? Un Ă©pisode cette annĂ©e, auquel j’ai dĂ©jĂ  fait allusion Ă  l’instant, dans mon propre Ă©tablissement : une bagarre au cours de laquelle trois Ă©lèves (dont deux des miens) sont quasiment lynchĂ©s par une quinzaine d’autres… Madame la proviseure dit « qu’il ne doit pas y avoir de bagarre dans le lycĂ©e ! Â» Le problème c’est qu’il y en a ! mĂŞme très rares… Si bien qu’elle dĂ©cide de faire passer en conseil de discipline aussi bien les agresseurs (du moins ceux qui ont pu ĂŞtre identifiĂ©s…) que les agressĂ©s. Évidemment les victimes n’apprĂ©cient que fort peu d’être « suspendus Â» en attendant la rĂ©union du conseil de discipline : trois semaines de cours en moins en classe terminale. Et le conseil dĂ©cide d’une exclusion dĂ©finitive, avec sursis, pour tout le monde ! Recours au recteur qui, Ă©videmment, casse la dĂ©cision pour les trois victimes…[16] Et c’est alors du cĂ´tĂ© de l’administration du lycĂ©e qu’on apprĂ©cie peu… Il y a lĂ  tout un travail sur le droit, sur les procĂ©dures, sur le règlement intĂ©rieur qui est absolument nĂ©cessaire, non pas pour judiciariser, verser dans un juridisme excessif, mais tout simplement pour qu’on comprenne que, dans une situation sociale, oĂą je n’ai pas choisi mes partenaires (je n’ai pas choisi mes camarades de classe, les profs n’ont pas choisi leurs Ă©lèves, les Ă©lèves n’ont pas choisi leurs profs), et oĂą donc nous ne sommes tenus qu’à une attitude d’indiffĂ©rence polie les uns Ă  l’égard des autres (comme dans un train, un autobus, un immeuble, oĂą je ne choisis pas mes voisins), nous devons vivre ensemble, c’est-Ă -dire articuler nĂ©gativement nos relations par les principes du droit. C’est ma première rĂ©ponse, Ă  Nordine. Et cette rĂ©ponse, celle du droit, qui interdit la vengeance, ne relève pas de ma compĂ©tence de professeur, mais d’abord de ma position de citoyen, et n’importe quel autre citoyen majeur devrait pouvoir apporter la mĂŞme rĂ©ponse. Ce n’est pas parce que je suis professeur, je ne suis pas non plus assistant social ou magistrat, c’est parce que je suis citoyen avant d’être professeur que je peux apporter cette première rĂ©ponse.

 

 

En revanche, la deuxième rĂ©ponse appartient bien Ă  ma compĂ©tence, Ă  mon expertise, Ă  ma position professionnelle. « Mon cher Nordine, cette histoire qui dĂ©chire ton quartier, est une histoire millĂ©naire ! Â» Est-ce qu’HĂ©lène Ă©tait consentante, enlevĂ©e et violĂ©e par Paris ? Et de cet enlèvement et de ce viol s’ensuit une guerre sauvage dont Homère Ă©crit le poème, guerre qui a durĂ© dix ans… et quand Achille parcourt le champ de bataille, fou de colère après la mort de Patrocle en tuant tout ce qui bouge devant lui, Lycaon, fils de Priam, 16 ans, le supplie et Achille ne l’entend pas, il l’égorge… Vous savez que dĂ©cider, decidere en latin, veut dire d’abord Ă©gorger, trancher. Toute la culture humaine est pĂ©trie de violences : de quoi nous parlent les tragiques grecs, Shakespeare, Mozart, Goya, Eisenstein, ils nous parlent des pires formes de violence qui nous habitent, qui habitent chacun d’entre nous et qui vont se trouver par la magie de la culture transformĂ©es en Ĺ“uvres dans les plus hautes formes de la culture. Et donc, c’est l’école qui permet ça, qui va nous permettre de comprendre comment cette histoire sauvage, ces barbaries, guerres, viols, tortures, incestes, vont pouvoir se transformer dans les plus hautes formes de la culture. Don Giovanni de Mozart commence par un viol et un meurtre. « Donc, Ă  l’école, mon cher Nordine, tu as la possibilitĂ© d’apprendre progressivement Ă  transformer la douleur en plaisir, les formes les plus profondes, les plus destructrices du mal, de la violence, de la douleur peuvent se transformer en jouissances, en plaisirs, dans les plus hautes formes de la culture. Â» Et c’est bien l’énergie de la violence et des passions qui alimente toute notre culture, dans les techniques, les arts et les sciences.

 

Donc, les deux rĂ©ponses Ă  la violence sont bien la structuration des relations inter-humaines par les principes du droit et l’utilisation de l’énergie qui s’y dĂ©ploie dans la culture. S’il s’agit bien de rĂ©primer la violence, il ne s’agit pas d’en rĂ©primer l’énergie qui y est Ă  l’œuvre, il s’agit de la structurer. Il ne s’agit pas de l’encadrer ou la limiter. Si je pose un « cadre Â», je pose du « hors-cadre Â», je fabrique de l’exclusion. Si je pose des limites j’incite aussitĂ´t aux jouissances de leur transgression, on ne peut rĂ©primer les dĂ©sirs de dissidence (heureusement), d’aller voir ce qui se passe de l’autre cĂ´tĂ© du mur ![17] Donc, il ne s’agit pas ici d’encadrer, de limiter la violence, il s’agit de la structurer, d’en transformer les Ă©nergies aveugles, destructrices, provocatrices, de les transformer en occasions de crĂ©ation et de plaisirs partagĂ©s. C’est d’une banalitĂ© Ă©vidente ce que je dis lĂ , voyez le plaisir que les gamins prennent dans les jeux vidĂ©o les plus violents, les films d’horreur, et, plus traditionnellement dans les contes de fĂ©es et de sorcières… Bien entendu, si ce qui se passe dans le film ou l’opĂ©ra, dans l’image virtuelle ou dans le conte, se passait dans la rĂ©alitĂ©, ce serait une autre paire de manches ! Et quand ça se passe dans la rĂ©alitĂ© et qu’il n’y a pas de recours, alors oĂą peut-on en parler ?

 

Donner pour grandir.

 

Donc, de quoi est fait le plaisir d’enseigner ? De l’obligation (Ă  ne pas confondre avec son contraire, la contrainte) de donner. Une histoire qui me semble rĂ©vĂ©ler au plus profond les exigences Ă©thiques de l’école. Nous sommes, dans les annĂ©es 70, dans une classe[18] coopĂ©rative, techniques Freinet, pĂ©dagogie institutionnelle, quartier nord de Bondy : les groupes sont au travail, les ateliers fonctionnent, l’institutrice, Catherine, est occupĂ©e avec un groupe, moi j’étais avec un autre, Fernand Oury avec un troisième… Un gamin vient tirer Catherine par sa blouse car il y a quelque chose qu’il ne sait pas faire. Catherine le regarde : « Tu vois bien que je suis occupĂ©e… Â», elle a un regard circulaire et en voit deux au fond de la classe qui, ayant terminĂ© leur tâche, sont plongĂ©s dans des bouquins de bibliothèque. Elle dit : « Tiens, va demander Ă  Manuel, lui il sait faire, il va t’aider. Â» Et alors Manuel, qui a entendu, rĂ©pond : « Ah non, Madame, il pue ! Â» Quelques ricanements, vite rĂ©primĂ©s : il est interdit de se moquer, loi fondamentale de la classe. Bon. Qu’est-ce qui se passe le matin dans les familles, combien de gamins sont les seuls Ă  se lever le matin parce que les grands frères ont vaquĂ© Ă  leurs occupations nocturnes, qu’on en est Ă  la deuxième gĂ©nĂ©ration de chĂ´mage, etc. ? Nous avons un peu sursautĂ©, Fernand et moi, et je m’attendais Ă  ce que Catherine ait la rĂ©ponse, que nous aurions eu sans doute : « Oh ! ce n’est pas gentil ce que tu viens de dire lĂ , oh le vilain garçon ! Il ne faut pas dire des choses comme ça, tu sais bien que ce n’est pas de sa faute… Â» Et ne faut-il pas en effet aider ceux qui sont dans la peine, dans la douleur, dans la difficultĂ©, ne faut-il pas « se pencher sur les exclus Â» ? Comme aurait pu dire Flaubert, « Exclusion : lutter contre. Â» Catherine n’a pas du tout cette rĂ©ponse, « humanitaire Â». Deuxième sursaut chez Fernand et moi : « Je ne te demande pas ton avis, tu vas l’aider, si t’es pas content, tu le diras au conseil ! Â» Dans le cours de l’action, la loi ne se discute pas, et si elle ne se discute pas c’est parce qu’elle se discute, mais pas au mĂŞme moment. Le conseil, c’est le vendredi de 15h Ă  16h30, avec prĂ©sident de sĂ©ance, secrĂ©taire, cahier des dĂ©cisions, etc., on met tout sur la table, on règle les comptes, les conflits, on organise le temps, l’espace, les activitĂ©s, on prend les dĂ©cisions, etc.. On peut donc le reste de la semaine, diffĂ©rer les conflits et les questions d’organisation du travail : « Si t’es pas content, tu le diras au conseil. Â» L’apprentissage de la diffĂ©rence, diffĂ©rer les pulsions, les frustrations pour pouvoir les parler, passions calmĂ©es, avec le recul du temps. Alors, ces classes de pĂ©dagogie institutionnelle, il en existe des centaines, des milliers, et ce qui est intĂ©ressant pour mon propos, c’est que le vendredi suivant, Manuel n’a pas ramenĂ© l’affaire au conseil ; il a aidĂ© son camarade, il a expliquĂ© le truc, et il n’a pas ramenĂ© l’affaire au conseil : pourquoi ? Peut-ĂŞtre parce que, en aidant son camarade, il a dĂ©couvert ceci : qu’en aidant son petit camarade, en lui expliquant ce qu’il savait lui-mĂŞme, ce qu’il croyait maĂ®triser, il le savait encore beaucoup mieux après l’avoir expliquĂ©, donnĂ©, qu’avant de l’avoir transmis. Il n’y a qu’à l’école que les enfants peuvent dĂ©couvrir cela : le savoir c’est ce qui s’augmente de se partager, de se transmettre, de se donner. Quand je donne de l’argent, je n’en ai plus, mais quand je donne une information, un savoir, quand je transmets une compĂ©tence, ma propre compĂ©tence, mon propre savoir s’en trouve augmentĂ©s, c’est-Ă -dire qu’on devrait ici Ă  l’école faire l’expĂ©rience de la relation humaine dans ce qu’elle a de plus profond : je deviens ce que je donne. Et vous voyez comment ça vient heurter de plein fouet toutes les logiques extĂ©rieures de la prĂ©dation, de la compĂ©tition, du « moi d’abord Â», de l’écrasement d’autrui, de la concurrence, de la violence, de la « conquĂŞte Â» des marchĂ©s ou des territoires (encore une fois, Ă  l’échelle du quartier ou de la planète…), etc.. Et quand on voit, aujourd’hui l’état de notre planète, ce qu’il peut s’y passer, on peut penser en effet qu’il y a urgence, urgence vitale aujourd’hui Ă  ce que tout notre système Ă©ducatif se structure autour de cette exigence Ă©thique fondatrice de l’humain.

 

Je disais : quand j’entre en classe, j’ai peur. Au théâtre, au cinĂ©ma, si la pièce ou le film ne me plaisent pas, je peux sortir, on ne me punira pas, et devant la tĂ©lĂ©vision je ne me prive pas de zapper, ici mĂŞme n’importe lequel d’entre vous, considĂ©rant que je radote, peut sortir, il ne sera pas puni, on ne lui demandera pas de comptes… Or, en classe, ils sont assignĂ©s et moi aussi, et c’est cette situation d’obligations rĂ©ciproques qui fonde la citoyennetĂ©. Pourquoi choisit-on ce mĂ©tier finalement ? Parce que peut-ĂŞtre le plaisir d’enseigner n’est pas autre chose que le plaisir de donner, de devenir, d’être ce que l’on donne, et parfois pardonne. Et aussi ce plaisir d’enseigner tient-il peut-ĂŞtre, dernier Ă©lĂ©ment, Ă  ce qu’ils et elles sont 25, 30… ce sont des enfants, des adolescents, des filles toutes aussi belles les unes que les autres, des garçons tous aussi beaux les uns que les autres, dans la fine fleur de leur jeunesse, alors que moi, je commence Ă  vieillir et effectivement, donner, transmettre, c’est accepter de vieillir et donc de mourir. Le plaisir d’enseigner est probablement fait de la transformation de la violence en soi en plaisir, de cette acceptation du mourir, comme le disait le vieil Épicure.

 

 

   Une dernière citation, si vous me le permettez, justement sur cette question, Michel Serres[19] :

 

Je quitterai la vie comment je me suis levé mille fois de table. J’aurai perçu un bruit, à la porte, il interrompra le festin, je le reconnaîtrai. Je ne sais pas si une cloche sonne ou si une voix retentit, je ne sais si un souffle de vent fera le signal. Je sais que je comprendrai.

Il faudra que je me retourne, un moment. Avant de suivre cet éclat, chercher des yeux mon hôte, et lui sourire, être courtois, ne pas quitter les lieux sans avoir dit merci à qui m’a invité.

Ai-je Ă©tĂ©, Ă  mon tour, un hĂ´te convenable ? Ai-je assez payĂ© cette chance, d’être ici assis, dans le jour et la nuit, par quelques paroles volantes, par des notes allègres, par des mots ou des sons tenus ? Ai-je assez soutenu la conversation ? D’un coup, maintenant, je peux tout rembourser, peut-ĂŞtre. Vite, un instant court, oĂą la voix vaut la vie.

Merci Ă  qui ? OĂą ĂŞtes-vous mon hĂ´te ? Qui donc m’a invitĂ© ici ? Je ne vois que des Ă©trangers, comme moi, tout autour de la table, que des dĂ®neurs qui vont, ce soir, rentrer chez eux. Vide, absente est la place du maĂ®tre de cĂ©ans. Ă€ qui donnerai-je enfin l’instant d’équivalence dense ?

Mon dernier détour de regard est fini. Jamais plus, jamais plus je ne pourrai dire merci. Jamais je ne dirai assez merci. Merci pour les hasards, merci pour ce miracle, pour la mer turbulente et l’horizon flou, merci pour les nuages, pour le fleuve et pour le feu, merci pour la chaleur, la ferveur et les flammes, merci pour les vents et les sons, pour la plume et le violon, merci pour ce repas immense de langage, merci d’amour et de souffrance, pour la douleur et la féminité… non, je n’ai pas fini, je commence, je commence à me rappeler qui je dois remercier, je commence à peine mon chant de réjouissance et mon tour de table est fini.

Je suis l’éclat, le bruit, le vent. Aveugle, ébloui, assourdi. Je commençais à peine, en larmes, à dire le merci, l’équivalent de grâce.

Je vous en prie, souffle le bruit, le vent, le son, qui résonne derrière la porte. Je vous prie et je vous invite, soyez le bienvenu.

 

D’oĂą vient le plaisir d’apprendre, aux deux sens du verbe : apprendre à…, apprendre de… ?

ExpĂ©rience familière de ce que, comme l’amour, le savoir s’augmente de se partager : j’en ai plus après l’avoir donnĂ©, transmis, qu’avant. Dans sa logique, l’école heurte ainsi de plein fouet les logiques extĂ©rieures et intĂ©rieures du parasitisme, de la prĂ©dation et de la violence.

Comment crĂ©er les dispositifs d’une alliance maĂ®tre-Ă©lève ? La violence se traduit en culture, le vivre-ensemble se structure par le droit : ainsi les libertĂ©s s’augmentent les unes des autres, par le double mouvement d’instruction des savoirs et d’institution de la loi.

Comment, dans la classe, l’élève peut-il s’élever Ă  Ă©galitĂ©, voire dĂ©passer le maĂ®tre ? En donnant Ă  son tour. Et vous avez pu entendre, ici, ce que mes Ă©lèves me donnent.

 

 

Bernard Defrance.

 



[1] Francis Imbert, « Lier, dĂ©lier, allier Â», revue Pour, n° 110-111 : http://www.bernard-defrance.net/lectu/index.php?lecture=82

[2] C’est-à-dire noté sévèrement.

[3] Gilles Deleuze, Pourparlers, Ă©d. de Minuit : http://www.bernard-defrance.net/lectu/index.php?lecture=80

[4] Philippe Perrenoud, Métier d’élève et sens du travail scolaire, ESF éd.

[5] Il faudrait s’interroger sur l’origine de ces expressions : « sĂ©cher Â» en France, « brosser Â» en Belgique…

[6] Fabien Fenouillet, maĂ®tre de confĂ©rences, psychologie de la motivation : http://fabien.fenouillet.free.fr/

[7] Je renvoie sur ces points Ă  l’intervention au congrès 1996 de l’AGIEM (Association gĂ©nĂ©rale des institutrices et instituteurs des Ă©coles maternelles) : http://www.bernard-defrance.net/artic/index.php?textesperso=96

[8] Réédité avec Graines de crapules et autres textes chez Dunod.

[9] Cf. ci-après.

[10] Les road-movies et la « route Â», ce n’est pas nouveau ! Citation de mĂ©moire : voir, http://www.bernard-defrance.net/lectu/index.php?lecture=22

[11] Se soumettre, c’est s’abaisser, ce qui est complètement contradictoire avec l’appel Ă  s’élever que nous adressons aux… Ă©lèves !

[12] Protection Judiciaire de la Jeunesse (éducateurs chargés de l’exécution des jugements prononcés ou des mesures de protection prises par les juges pour enfants).

[13] Ce qu’on appelle « l’employabilitĂ© Â»â€¦

[14] Sur le « voile Â» : « Contre le voile et donc contre l’exclusion de l’école des jeunes filles qui le portent Â» : http://www.bernard-defrance.net/artic/index.php?textesperso=156

[15] Nordine a Ă©crit cette histoire : voir http://www.bernard-defrance.net/eleve/index.php?texteeleve=8 ; voir Ă©galement commentaire dans le texte de la confĂ©rence du 11 juin 2001 en Sorbonne, « Un enseignement philosophique est-il possible aujourd’hui ? Â», http://www.bernard-defrance.net/artic/index.php?textesperso=82

[16] Peut-ĂŞtre est-il utile de prĂ©ciser que c’est moi qui dĂ©fendais devant le conseil de discipline, puis devant la commission d’appel rectorale, les trois Ă©lèves en question… Mais combien d’élèves victimes d’injustices semblables ont-ils la possibilitĂ© d’être dĂ©fendus par un de leurs professeurs, qui plus est spĂ©cialiste de ces questions ?

[17] Berlin, 1989, événement majeur de la fin du 20e siècle.

[18] CE2, c’est-à-dire troisième année de l’école primaire, les enfants ont entre 7 et 8 ans.

[19] Le parasite, Grasset, 1985, p. 122-123.


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