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Les pièges du court-circuit dans le temps éducatif

 

 

Les pièges du court-circuit dans le temps éducatif

 

Bernard Defrance

 

 

Le paradoxe bien connu de tout apprentissage est que, pour apprendre, il faut faire ce que l’on ne sait pas faire. Et la difficultĂ© pour l’éducateur est double : soit ne pas laisser faire, au risque des tâtonnements et des erreurs, soit supposer connu ou maĂ®trisĂ© ce qui ne l’est pas encore. En ce qui concerne les exigences du vivre-ensemble, de la citoyennetĂ©, de l’articulation progressive des libertĂ©s, tout se passe comme si les Ă©ducateurs, d’une part exigeaient dĂ©jĂ  connus les devoirs en sanctionnant leur non-respect (dès l’âge de dix ans, dĂ©sormais…) mais dans le mĂŞme temps repoussaient le plus loin possible dans le temps l’exercice des droits rĂ©els, civils et politiques.

« Ils ont tous les droits ! Â» : Ă  bien y regarder, pas vraiment. Jamais dans l’histoire les mailles des rĂ©seaux de surveillance n’ont Ă©tĂ© aussi Ă©troites. En mĂŞme temps : rĂ©pression de plus en plus fine (pas seulement policière ou judiciaire, mais aussi mĂ©dicale et pĂ©dagogique) des comportements dĂ©viants et rĂ©cupĂ©ration marchande de ces mĂŞmes comportements (aucun catalogue publicitaire sans son « kid Â» Ă  casquette et baggy).

 

C’est sans doute le fonctionnement ordinaire de l’institution scolaire qui montre le mieux l’ensemble de ces contradictions ; le plus difficile Ă  comprendre dans l’analyse de ce qui se passe quotidiennement au lycĂ©e, par exemple, – mais cela commence bien avant, dès l’école maternelle… â€“ est la  simultanĂ©itĂ© de deux processus apparemment contradictoires, en rĂ©alitĂ© Ă©troitement liĂ©s : d’une part, la sĂ©paration, le clivage entre l’apprentissage des savoirs et celui du vivre ensemble, qui fait que le plus instruit peut aussi ĂŞtre le plus immoral, et, d’autre part, la confusion de ce qu’on appellerait en termes juridiques les registres civil et pĂ©nal, qui fait qu’une note basse devient mauvaise, une tâche Ă  accomplir un devoir, et une sanction une punition. Dès lors, la libido dominandi (la « frime Â», les jeux de prestance, jusqu’aux plus hauts niveaux de la science…) peut trouver Ă  s’investir dans la rĂ©ussite scolaire, qui risque de ne se conquĂ©rir qu’au prix de la nĂ©gation de l’autre, ce qui pervertit doublement les savoirs et la citoyennetĂ©. Cette confusion-sĂ©paration s’oppose Ă  la nĂ©cessaire distinction-articulation des savoirs et de la loi que l’école aurait pour tâche prĂ©cisĂ©ment d’instituer dans ses fonctionnements quotidiens. Difficile ? Oui, d’autant que cette complexitĂ© se double d’une deuxième exigence, celle de considĂ©rer l’enfant comme sujet de droit, sans pour autant le traiter prĂ©maturĂ©ment en citoyen : le travail pĂ©dagogique se dĂ©finit prĂ©cisĂ©ment par ce travail du temps, cette tension entre le dĂ©jĂ  (sujet de droit) et le pas encore (citoyen) qui dĂ©finit le statut d’élève, et c’est Ă  nier le temps (« tuer le temps… Â», « surtout pas d’histoires… Â») que s’emploient les logiques de la violence institutionnelle et de son image inversĂ©e dans certaines rares tentatives de pĂ©dagogies « libertaires Â» ou dites prĂ©tendument non-directives. OĂą l’on retrouve ici la double et symĂ©trique aliĂ©nation religieuse (au sens anthropologique de l’adjectif) dans l’hypostasie de l’état prĂ©sent (ou plutĂ´t passĂ© idĂ©al-mythique) de l’institution, ou dans le « tout tout-de-suite Â» eschatologique nĂ©gateur de l’histoire.

 

Ces tentations de la nĂ©gation du temps se retrouvent dans un troisième niveau de complexitĂ©, celui par lequel, devant les risques de l’imprĂ©visibilitĂ©, s’instaure la rĂ©duction du temps, prĂ©cisĂ©ment, Ă  l’espace. DĂ©jĂ  visible dans les fausses clĂ´tures du programme et de l’examen, qui visent Ă  transformer l’avenir en passĂ© et ainsi faire Ă©chapper cet avenir aux risques de la libertĂ© en l’écrivant (l’écriture permet le passage de la pensĂ©e du temps Ă  l’espace), on retrouve cette confusion entre les logiques spatiales et temporelles dans la plupart des pseudo-dĂ©bats qui agitent les plus grands esprits ; par exemple, sur l’oscillation entre ouverture et fermeture : la question ne se règle pas par les clĂ´tures ou ouvertures spatiales mais par l’institution des moments oĂą l’école doit ĂŞtre fermĂ©e et ceux oĂą elle doit s’ouvrir ; si l’école doit ĂŞtre fermĂ©e c’est pour qu’elle puisse s’ouvrir. De mĂŞme cette confusion entre l’espace et le temps est-elle Ă  l’origine de la confusion entre la règle qui dĂ©termine l’usage des lieux et la loi qui interdit les comportements rĂ©gressifs pour ouvrir les voies de la libertĂ© (citoyenne) : dans la classe, par exemple, je fais taire le bavard pour qu’il puisse parler. Et toute interdiction qui n’est pas d’abord autorisation n’a aucun sens.

BĂŞtise habituelle : « L’élève n’est pas l’égal du maĂ®tre ! Â»â€¦ pour l’éternitĂ© ? Dans le ciel des « essences Â» Ă©lève et maĂ®tre ? En rĂ©alitĂ© , si nous ne confondions pas sans cesse le temps et l’espace, nous pourrions nous rendre compte alors que le maĂ®tre est devant et non au-dessus, que si l’adolescent s’élève Ă  l’école c’est prĂ©cisĂ©ment pour Ă©galer, voire dĂ©passer dans sa science et son expĂ©rience, le maĂ®tre.

Si la question du temps, de la progressivitĂ© dans l’accès aux responsabilitĂ©s, est donc centrale c’est parce que l’école est sans cesse tentĂ©e de succomber Ă  la tentation des courts-circuits : cette progressivitĂ© est reconnue en ce qui concerne les savoirs, et mĂŞme souvent caricaturale dans les progressions, programmes et autres « rĂ©fĂ©rentiels Â» qui Ă©vacuent dans leurs technicisations didactiques la question du sens et des finalitĂ©s, mais ignorĂ©e en ce qui concerne les comportements, le rapport Ă  la loi c’est-Ă -dire Ă  autrui. Ce qui aboutit Ă  de multiples incohĂ©rences : on exige des enfants et des adolescents qu’ils se comportent Ă  l’école dĂ©jĂ  selon les normes adultes (rĂ©duites le plus souvent Ă  la simple politesse et Ă  la docilitĂ©), mais dans le mĂŞme temps on leur dĂ©nie tout exercice rĂ©el de responsabilitĂ©s (en fournissant, dans les meilleurs des cas, des dĂ©rivatifs dans la sphère pĂ©riphĂ©rique des activitĂ©s diverses inspirĂ©es de l’animation socioculturelle), et enfin on se garde bien d’informer sur les droits effectifs avec leurs règles de procĂ©dure. La lecture de n’importe quel règlement intĂ©rieur permet de constater l’inversion et la sĂ©paration entre droits et devoirs : ce qui reste premier, ce sont les devoirs, dont l’énumĂ©ration concerne le fonctionnement institutionnel, les apprentissages, oĂą les obligations se pervertissent en contraintes et l’obĂ©issance en soumission ; quant aux droits, ils sont relĂ©guĂ©s dans la sphère associative, non obligatoire par dĂ©finition[1], apparaissant du coup comme tout Ă  fait secondaires, Ă©noncĂ©s comme des sortes de concessions faites aux principes gĂ©nĂ©raux et gĂ©nĂ©reux des circulaires officielles, rĂ©activĂ©s tous les quatre ans au rythme des manifestations lycĂ©ennes… Il y a au fond deux manières de ne pas Ă©duquer aux responsabilitĂ©s citoyennes : de ne donner aucune responsabilitĂ© dans la sphère institutionnelle, ou Ă  l’inverse de donner des responsabilitĂ©s dĂ©mesurĂ©es, ce qui aboutit Ă  l’échec inĂ©vitable et permet le retour Ă  l’ordre : « On a essayĂ© ! Ça n’a pas marchĂ©... Â»[2]. Comment sortir des oscillations et de l’impuissance ? Et ce qui est dit ici du maĂ®tre d’école peut se dire de tout adulte Ă©ducateur (y compris des parents qui n’ont pas encore un examen Ă  passer pour pouvoir faire des enfants – quoique certains y songent sĂ©rieusement…).

 

Une dernière histoire pour finir : lundi matin, 8h30, Ă  peine entrĂ© pour ces deux heures de philosophie, Hoang s’installe tĂŞte dans les bras sur sa table et... s’endort ! J’empĂŞche ses camarades de le rĂ©veiller, ce qui les surprend un peu (j’expliquerai plus tard l’impossibilitĂ© de punir pour un comportement qui ne porte tort qu’à soi-mĂŞme et je rappellerai que Hoang est majeur…), mais je le rĂ©veille quand mĂŞme Ă  10h30 : il lui faut changer de salle ! Lundi suivant : la scène se reproduit. Avant qu’il ne s’endorme, je le prĂ©viens que je le rĂ©veillerai un petit quart d’heure avant la fin du cours, pour qu’il prenne le temps d’écrire pourquoi il dort en cours de philo. Ce qu’il commence Ă  faire en effet vers 10h20. Ă€ 10h30, il n’a pas fini et promet de rapporter le texte terminĂ© le lundi suivant. Et il revient la semaine suivante avec douze pages : je passe les dĂ©tails, la naissance et la prime enfance au Viet-Nâm, l’arrivĂ©e en France, le dĂ©cès de la mère, les familles d’accueil, maltraitances diverses, bref, en ce moment prĂ©cis, le père est en prison, trafic de main d’œuvre clandestine et faux papiers. Hoang s’est trouvĂ© un petit boulot dans une sociĂ©tĂ© de gardiennage, il faut bien manger, et du samedi midi au lundi matin, il ne dort que deux ou trois heures. Il ne m’a jamais autorisĂ© Ă  publier son texte, mais il ne s’est plus jamais endormi en philosophie. Mention au bac, admis en maths-sup l’annĂ©e suivante. Je savais, 1. que je ne pouvais pas punir (« Foutez-moi la paix, qu’est-ce que ça peut vous f… si j’ai pas mon bac, c’est moi que ça regarde, non ? Â») et, 2. que je ne pouvais pas le laisser dormir : non assistance Ă  personne en danger (« De toute façon, le prof, il s’intĂ©ressait qu’aux bons, et nous, il nous laissait dormir ou faire les cons au fond. Â»), puisque je sais le poids Ă©ventuel de l’échec scolaire dans les causes de l’exclusion sociale…

 

Dans les situations sociales, Ă©conomiques et politiques d’aujourd’hui, oĂą personne n’est capable de prĂ©voir l’avenir Ă  six mois, oĂą la citoyennetĂ© rĂ©publicaine est pervertie, pas seulement dans les banlieues en dĂ©rĂ©liction mais aussi chez les « dĂ©cideurs Â» aux plus hauts niveaux, oĂą les techniques de communication menacent de vider de son sens la communication elle-mĂŞme, oĂą la planète entière est prĂ©sente dans nos quartiers et Ă©coles, oĂą les enjeux Ă©thiques posĂ©s par les dĂ©veloppements scientifiques et l’emprise des hommes sur les Ă©quilibres naturels mettent en question l’avenir mĂŞme de l’espèce humaine, nous savons qu’il nous est impossible de ne pas chercher Ă  tout mettre en Ĺ“uvre pour permettre Ă  tous les futurs citoyens de se prĂ©parer Ă  faire face Ă  des questions qui ne s’étaient encore jamais posĂ© dans toute l’histoire de l’humanitĂ© et dont nous ignorons encore Ă  peu près tout. Il n’y a pas vraiment de problème « adolescent Â», il y a un problème chez les adultes : « Ce n’est point le peuple naissant qui dĂ©gĂ©nère, il ne se perd que lorsque les hommes faits sont dĂ©jĂ  corrompus. Â»[3]

 

 



[1] Aucun livret scolaire ne mentionnera, par exemple, que tel ou tel lycéen s’est occupé d’un club de défense des Droits de l’Homme ou de poésie, pendant deux ou trois ans.

[2] « Quand on vous donne l’autorisation de faire quelque chose, mais Ă  certaines conditions, demandez-vous toujours si, Ă  ces conditions-lĂ , ça vaut vraiment le coup. Il y a des conditions qu’on vous impose uniquement pour vous faire rater. Â» B.D. Andersen, S. Hansen, J. Hensen, Le petit livre rouge des Ă©coliers et des lycĂ©ens, traduction et adaptation française Lonni et Étienne Bolo, CEDIPS, 1970, Lausanne ; petit livre plein de bon sens et de conseils utiles, interdit Ă  l’époque en France par la censure…

[3] Montesquieu, L’Esprit des Lois.


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