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Les comportements à risques : substitut d’initiation

 

Les comportements Ă  risques : substitut d’initiation ?

 

Bernard Defrance, professeur de philosophie

lycée Maurice Utrillo, Stains, Seine-Saint-Denis

 

 

Sahad a la malencontreuse idĂ©e de se vanter auprès de quelques-uns de ses camarades : il connaĂ®t la recette des bouteilles Ă  l’acide, ce n’est pas sur internet qu’il l’a apprise, ni en cours de chimie, c’est par la rumeur dans sa citĂ© ; une bouteille plastique, un peu d’acide chloryhydrique, on y met un papier d’argent, la rĂ©action produit une belle explosion au bruit un peu analogue Ă  celui d’un coup de feu. Pas vraiment dangereux, il faut seulement jeter la bouteille assez loin pour ne pas ĂŞtre brĂ»lĂ© par quelques gouttes d’acide[1]. Sahad est un gentil garçon, un peu fou-fou par moments, il devient plutĂ´t bon Ă©lève, a des relations faciles avec ses professeurs. Mais rĂ©ussir Ă  l’école c’est aussi courir le risque de passer pour un… nous disions « fayot Â», ils disent « suceur Â». Alors un peu de frime pour continuer Ă  se faire accepter par les, comment dire ? caĂŻds ? Le mot est excessif, mais pourtant ceux-ci ont dĂ©jĂ  Ă  leur actif des tags injurieux pour la proviseure dans toute la cour du lycĂ©e, aussitĂ´t effacĂ©s, et le cambriolage d’une salle d’ordinateurs… Mais les plaintes n’ont pas encore abouti. Un autre projet Ă©chouera : il s’agissait de sĂ©questrer le prof de maths, de le retenir en tout cas suffisamment pour pouvoir s’en prendre Ă  sa voiture. Comme Sahad, justement, parle volontiers Ă  la fin des cours avec les profs, on lui demandera de le retenir : mais Sahad refuse, indigné… Il aime son lycĂ©e, il aime ses profs, il aime ses camarades. Ce refus est dangereux, certes, mais il va le « compenser Â» un peu plus tard en apportant la petite fiole d’acide qui lui permet de faire, Ă  la pause de dix heures, ce vendredi 26 mars 2004, la dĂ©monstration et d’épater les copains : il jette la bouteille par-dessus le grillage extĂ©rieur dans un terrain vague, explosion ; personne d’autre ne remarque rien dans le lycĂ©e, mais un des copains s’empare de ce qui reste d’acide…

 

Et lorsque, vers 14 heures, Ă  l’étage oĂą se trouve ma salle de classe, une explosion a retenti, nous avons cru Ă  un jet de (gros) pĂ©tard, et Nicolas PĂ©raldi, Ă©lève de terminale S, a continuĂ© Ă  lire Ă  la classe le premier paragraphe de la Lettre Ă  MĂ©nĂ©cĂ©e d’Épicure : les vieux comme les jeunes ne doivent pas se fatiguer de l’exercice philosophique, et le jeune, notamment, pour que, « jeune, il soit aussi ancien par son sang-froid devant l’avenir. Â»

Du sang-froid ? Dans l’heure qui a suivi ce coup de pĂ©tard, le ministre Ă©tait au lycĂ©e, avec, bien sĂ»r, police, mĂ©dias, prĂ©fet, recteur, inspecteur d’acadĂ©mie, maire… Le moins qu’on puisse dire est que les adultes n’en donnent pas forcĂ©ment l’exemple ! Or, du sang-froid, nos Ă©lèves vont en effet en avoir besoin : ils ne savent pas si l’avenir qui les attend sera viable, au sens plein de l’adjectif. Lors d’une rĂ©union, trois jours avant ce vendredi, l’infirmière de notre Ă©tablissement informait les professeurs de ce que dix-sept tentatives de suicide d’élèves avaient eu lieu depuis le dĂ©but de l’annĂ©e scolaire… Et, Ă  cette information, nul n’avait rĂ©agi, de quelque manière que ce soit.

 

Quel avenir pour les adolescents d’aujourd’hui ? Ils savent quel est l’état de la planète, du « sud Â» de laquelle ils sont, lĂ  oĂą j’enseigne dans le nord de la Seine-Saint-Denis, Ă  90 % tous issus, directement ou par leurs parents. Nous avons en effet la chance d’avoir, ici, oĂą nous recrĂ©ons chaque jour, chaque heure, l’école, toutes les cultures, toutes les religions, toutes les origines de l’humanitĂ©. Ici, grâce Ă  l’école, nos Ă©lèves se parlent. Ils n’attendent pas des adultes d’être « aimĂ©s Â», ils attendent d’être aidĂ©s. Parce qu’ils sont porteurs de trois lignes de violence : celle des « citĂ©s Â», celle de l’école, et celle dont ils sont les hĂ©ritiers par leur histoire.

 

La troisième d’abord : celle Ă  laquelle leurs parents leur ont permis d’échapper, celle de la misère ou de la guerre de leur pays d’origine, en Ă©migrant. C’est Toufik qui raconte les Ă©meutes en Kabylie et le sort fait Ă  quelques-uns de ses amis arrĂŞtĂ©s lĂ -bas par la gendarmerie ; c’est Guislaine qui ne sait pas si oncles, tantes et cousins, dont le village au Congo a Ă©tĂ© ravagĂ© par la guerre civile, sont encore vivants ; c’est Chafique qui sĂ©journe chez des parents Ă  Karikal : une petite fille meurt d’une maladie qui aurait pu ĂŞtre soignĂ©e, mais faute d’argent... Il Ă©crit : « Depuis ce jour, je dĂ©teste l’argent quand il ne sert qu’à faire des hommes de plus en plus riches et des pauvres de plus en plus pauvres qui, par consĂ©quent, souffrent. Â» C’est Gaye qui dĂ©couvre qu’il est le fruit d’un mariage forcĂ© et dont la mère est morte quand il avait trois ans ; c’est StĂ©phane, pris de dĂ©goĂ»t et de colère en voyant les cohortes de touristes sexuels acheter des garçons de son âge ou plus jeunes, lors de vacances au Sri-Lanka ; ce sont Willy le haĂŻtien, les deux sĹ“urs jordaniennes, les trois vietnamiens qui ne se parlent pas encore (parce que l’un est bouddhiste, l’autre chrĂ©tien et le troisième musulman), mais commencent Ă  se rapprocher ; ce sont la fille d’origine serbe et le garçon d’origine croate, juifs et arabes... C’est aussi Çiçek, d’origine turque chaldĂ©enne, Ă  laquelle ses camarades demandent ce qui l’a le plus surpris en arrivant en France Ă  l’âge de dix ans sans parler un mot de français, et qui rĂ©pond : « L’eau. – Comment ça l’eau ? – Oui, dans mon village, dès que j’ai eu trois ans, c’était tous les jours, plusieurs fois par jour, les bidons d’eau Ă  aller chercher Ă  la fontaine… Et souvent la police occupait le village, nos pères et les grands frères se cachaient dans la montagne, on ne pouvait plus chercher l’eau. Ici on a l’eau au robinet… Â» Çiçek a appris le français, apprend l’anglais et l’espagnol, est en classe terminale de lycĂ©e Ă  dix-sept ans : elle a effectuĂ© en sept ans un parcours de civilisation pour lequel nous avons mis des siècles… Tous ou presque sont français : les violences de l’histoire passĂ©e et prĂ©sente traversent nos cours, nos classes, et elles peuvent s’y parler. Nous savons pourquoi l’école de la RĂ©publique est nĂ©cessaire. Et il m’arrive de leur demander – surtout quand je devine quelques problèmes en famille â€“ de ne pas oublier ce que leurs parents ont accompli en se jetant dans l’inconnu, en traversant frontières et ocĂ©ans, pour leur permettre d’échapper Ă  ce qui est encore le sort de 300 millions d’enfants sur la planète qui n’ont pas droit Ă  l’école, et de leur rappeler qu’à la fin de l’annĂ©e, quand ils auront obtenu leur baccalaurĂ©at, ils feront partie du 1% de la population mondiale qui a un grade universitaire[2].

 

Mais je ne connais que quelques-unes de leurs « histoires Â», cent-cinquante Ă©lèves en moyenne par an... C’est alors ici la deuxième ligne de violence dont ils sont porteurs : parce que, comment parler Ă  l’école, dans la classe ? Comment parler Ă  celui qui vous juge, le professeur, devant les autres, qui dĂ©cide avec ses collègues des passages dans la classe supĂ©rieure (en latin decidere : Ă©gorger, trancher), qui note en dernier ressort (au sens juridique : pas de recours) et « oriente Â» ? Sans parler du risque de passer pour un « bouffon Â» aux yeux des camarades… Quelles ruses ou hypocrisies (hypocrytès en grec : l’acteur, comĂ©dien ou tragĂ©dien) mettre en Ĺ“uvre pour « se faire bien voir Â» ? Comment se confronter aux exigences extraordinairement complexes de la recherche de l’efficacitĂ© dans les techniques, de la beautĂ© dans les arts et de la vĂ©ritĂ© dans les sciences, puisque rĂ©ussir Ă  l’école se rĂ©duit d’abord Ă  essayer de deviner ce que la « mise en examen Â» exige d’attitudes de docilitĂ©, de rĂ©signation aux jugements (premiers et derniers) et d’intelligence des attentes du maĂ®tre : « Qu’est-ce qu’il a derrière la tĂŞte ? Qu’est-ce que je dois mettre sur cette copie qui me permettra d’obtenir une bonne note ? Surtout ne pas oublier de citer dans ma bibliographie tel bouquin, mĂŞme nul, parce que l’auteur est copain d’un qui siège au jury de ma thèse... Â» Puisque le juge juge des rĂ©sultats de son propre enseignement, nous sommes ici dans le religieux[3], dans la non-sĂ©paration des pouvoirs.

 

Donc tout ce que je peux dire en classe risque, devant ce juge d’instruction, de « se retourner contre moi Â»[4]. Et puis encore : de 8 heures Ă  9 heures, la reproduction des oursins, de 9 heures Ă  10 heures, l’appel du 18 juin, de 10 Ă  11 heures : « Untel, au tableau ! Â» pour rĂ©citer tel poème de Rimbaud (« â€¦berce-le, il a froid… Â»), de 11 heures Ă  midi (et le petit-dĂ©jeuner manquant se fait sentir), la litanie des verbes irrĂ©guliers en anglais... Et, Ă  chaque heure, je dois ĂŞtre docile, activement docile, demandeur de ce qui m’est imposĂ© c’est-Ă -dire « motivĂ© Â», sans compter qu’à chaque heure, la loi change avec la salle puisque chaque professeur impose sa loi (ou essaie…), et qu’il s’agit alors heure après heure de se soumettre aux volontĂ©s de l’adulte au lieu d’obĂ©ir aux exigences de la complexitĂ© des savoirs.

Le miracle de l’école est que, dans ce hachis et ce gâchis, la très grande majorité de nos élèves s’intéressent, grandissent, s’instruisent. Mais aussi, parvenus enfin en classe terminale, touchant presque à ce qu’ils croient être le but, ils peuvent se ressentir souvent comme des survivants de la sélection scolaire, et certains, fatigués de ce par quoi il a fallu en passer pour arriver jusque là, finissent par décrocher… silencieusement.

 

Et c’est alors la première ligne de violence dont ils sont porteurs : il leur faut, pour ne pas dĂ©crocher si près du but, dĂ©cider chaque matin de se lever – et certains sont les seuls Ă  le faire dans des familles oĂą les « grands frères Â» se sont occupĂ©s de leurs activitĂ©s nocturnes, oĂą en est Ă  la deuxième gĂ©nĂ©ration du chĂ´mage, oĂą on habite des « citĂ©s Â» inhabitables. Et pour se lever, devenir Ă©lève, comment se dĂ©prendre des engluements monotones, des nĂ©cessitĂ©s pesantes, des atmosphères Ă©paisses de la vie quotidienne, des silences ou des cris en famille, ou de ceux des voisins Ă  travers les cloisons minces des HLM ? Comment s’essayer Ă  vivre sans pour autant cĂ©der aux mirages des images et des sons qui vident le cerveau dans la rĂ©gression des pulsions et pulsations archaĂŻques ou la sidĂ©ration miroitante des « clips Â» et rĂŞves de « lofts Â» paradisiaques ? Comment Ă©chapper aux fatalitĂ©s des discriminations dans le logement et l’accès Ă  l’emploi ? Comment supporter le racisme quotidien des regards sur soi et celui des provocations policières ? Comment rĂ©sister Ă  la sĂ©duction des « marques Â», des objets « tombĂ©s du camion Â», dont la possession et l’exhibition donnent l’illusion d’exister ? Comment se dĂ©pĂŞtrer de la jungle sexuelle, des rivalitĂ©s et des « embrouilles Â», pour s’essayer aux premières aventures amoureuses ? Je peux seulement dire que, lĂ  oĂą j’enseigne, la très grande majoritĂ© des Ă©lèves ne cèdent pas (toujours) et se lèvent en effet tous les matins, et ce n’est pas l’absentĂ©isme qui est Ă©tonnant, c’est leur prĂ©sence.

 

OĂą donc, et quand, un adolescent peut-il parler Ă  un adulte ? Parler de sa propre histoire, de ses rĂŞves, de ses amours, de ses rages ou de ses peurs ? Comment, Ă  15, 18 ou 20 ans, ne pas se poser la question de ce qu’on va faire de sa vie ? RĂ©pĂ©tition des rĂ©signations adultes ? Comment ne pas essayer d’éprouver ce dont on est capable, essayer de toucher ses limites ? « C’est pourquoy sitost que l’aage me permit de sortir de la sujetion de mes Precepteurs, je quittay entierement l’estude des lettres. Et me resolvant de ne chercher plus d’autre science, que celle qui se pourroit trouver en moymesme, oubien dans le grand livre du monde, j’employay le reste de ma jeunesse Ă  voyager, Ă  voir des cours, et des armĂ©es, Ă  frequenter des gens de diverses humeurs et conditions, Ă  receuillir diverses expĂ©riences, Ă  m’ésprouver moymesme dans les rencontres que la fortune me proposoit… Â»[5] OĂą et quand, et comment, mener cette « Ă©preuve de soi-mĂŞme Â», hors de la « sujĂ©tion Â» des adultes, s’aventurer hors des grilles du temps et des espaces surveillĂ©s ?

 

Petite surprise des auditeurs (une centaine de chefs d’établissements scolaires) : j’avais Ă©tĂ© invitĂ© Ă  parler dans le cadre d’une formation sur la prĂ©vention des comportements Ă  risques et lorsque j’ai commencĂ© par expliquer que la meilleure des prĂ©ventions consistait en l’organisation desdits comportements, j’ai perçu quelques remous dans la salle… Or c’est bien de cela qu’il s’agit. Dans les sociĂ©tĂ©s traditionnelles, nous le savons, ce sont les adultes qui organisent les rituels par lesquels les enfants (l’adolescence est très brève) accèdent aux pouvoirs de l’adulte : le novice doit satisfaire Ă  un certain nombre d’épreuves qui lui permettent d’être reconnu comme pair par les adultes. Ces Ă©preuves peuvent ĂŞtre très douloureuses, mais elles ouvrent aussi pour le jeune un monde nouveau, des pouvoirs nouveaux. Dans le film de John Boorman, La ForĂŞt d’Émeraude,  le hĂ©ros reçoit l’initiation de la part des membres de la tribu qui l’a enlevĂ© très jeune et Ă©levĂ© : c’est très fidèle Ă  la rĂ©alitĂ© de certains rituels initiatiques indiens ; il s’évanouit sous la douleur provoquĂ©e par l’épreuve des fourmis, on le plonge dans le fleuve, comme une sorte de baptĂŞme, et une fois qu’il a revĂŞtu la tenue du guerrier adulte et les peintures rituelles, on lui administre une drogue qui le fait accĂ©der Ă  une jouissance extrĂŞme, lui procure des visions, une sorte de fusion avec le cosmos. Le passage de l’enfance Ă  l’âge adulte est probablement le moment le plus important dans une existence, et il s’agit donc de permettre au jeune de toucher ses limites, d’éprouver jusqu’oĂą il peut aller, du cĂ´tĂ© de l’extrĂŞme douleur aussi bien que du cĂ´tĂ© de l’extrĂŞme jouissance. Platon, dans les Lois, indique cela aussi : il faut que les jeunes soient placĂ©s dans des situations d’extrĂŞmes difficultĂ©s et aussi d’extrĂŞmes plaisirs, Ă  la tentation desquels ils ne doivent pas cĂ©der au-delĂ  d’une certaine limite, ce qui permet alors de distinguer les meilleurs. Dans le film de Boorman, au moment oĂą le garçon Ă©merge de son Ă©vanouissement et oĂą le bain dans le fleuve l’a dĂ©barrassĂ© des fourmis, la phrase rituelle prononcĂ©e par le chef est : « Le garçon est mort et l’homme est nĂ© ! Â», mort symbolique et rĂ©surrection. Au fond, c’est une question très courante : jusqu’oĂą peut-on « aller trop loin ! Â», avant d’accĂ©der Ă  la responsabilitĂ© adulte, au sens plein.

OĂą sont passĂ©s, aujourd’hui, les adultes capables d’organiser l’initiation ? Quelle autoritĂ© exercent-ils ? Quelles autorisations nouvelles ouvrent-ils ? Daniel Sibony : « Il s’agit d’être auteur d’une relance de vie Ă  partir d’une transmission de « richesse Â», de profusion, de « baraka Â» en somme, qui suppose et qui transmet une connivence avec les sources de vie. Or les jeunes interpellent l’autoritĂ© pour savoir sur quoi elle tient, sur quelles secrètes connivences… Et si ce qu’ils ont en face ne tient que sur le toc et le semblant, c’est le clash. Surtout quand les adultes ne s’autorisent Ă  rien qui sorte du cadre, donc ne s’autorisent qu’à rĂ©pĂ©ter. Justement, les jeunes questionnent l’adulte au bord de ses rĂ©pĂ©titions : ce qui les passionne, c’est de voir comment il fait quand il n’a plus le mode d’emploi, quand il ne fait pas que rĂ©pĂ©ter. Sans ĂŞtre pervers, ils le poussent Ă  cette limite, dans l’espoir inconscient que ça leur transmette quelque chose d’original (qui tienne un peu de l’origine). Â»[6]

 

Y a-t-il vraiment un « problème de l’adolescence Â» ? Est-ce que toutes les questions qu’on peut se poser aux sujets des adolescents ne se retourneraient pas en mise en question des attitudes « adultes Â» Ă  leur Ă©gard ?

 

Une nuit de janvier : ils sont douze mille dans ce hangar de l’aĂ©roport du Bourget, stands divers, fripes, boissons, sandwichs, bijoux et objets artisanaux, quelques-uns de mes Ă©lèves, dĂ©guisĂ©s en clowns, vendent de la barbe-Ă -papa, les groupes vont et viennent, beaucoup dansent, plusieurs sketches Ă  moitiĂ© improvisĂ©s se jouent parfois au milieu de la foule, cracheurs de feu... La structure de cette rave-party semble bien reconduire les schĂ©mas millĂ©naires de la fĂŞte populaire. Quelques diffĂ©rences cependant : le haschich et « l’acide Â», capsules inidentifiables, remplacent le rouge ou la gnĂ´le, la techno les flonflons de l’accordĂ©on et les lasers les lampions... Pour une fille on peut compter au moins quinze garçons, qui dansent seuls, et je ne croiserai personne de plus de trente ans. Enfin, de toute la nuit, je ne verrai que quelques rares couples se livrant Ă  des caresses un peu poussĂ©es... Immense rassemblement sous le signe de la technologie la plus moderne et du religieux le plus archaĂŻque. Toute dimension temporelle se trouve gommĂ©e : on est dans l’a-politique, voire l’a-sexuĂ©. Loin des rassemblements des annĂ©es 60 et 70, agapĂŞs porteuses d’une eschatologie implicite, loin mĂŞme du no future punk, encore porteur d’une rĂ©volte, d’une nĂ©gativitĂ© historique, la foule ici assemblĂ©e se soumet au dieu « DJ Â»[7], visible de loin, dominant la scène et la salle, enfermĂ© dans sa cage de verre inaccessible, sculptant les espaces lumineux, dĂ©clenchant les Ă©clairs qui font surgir brusquement de l’ombre corps et visages, rythmant le temps sonore qui s’écoulera entre accĂ©lĂ©rations et apaisements douze heures sans faille... Sur les pourtours du centre oĂą se pressent les danseurs solitaires, groupes Ă©pars assis en rond. Pour quelle parole ? Il faut se hurler dans l’oreille pour s’entendre. Beaucoup dansent, dĂ©sarticulĂ©s, beaucoup, allongĂ©s ou assis la tĂŞte entre les genoux, partent dans leur voyage solitaire. Pas vraiment de fusion : la sĂ©rialitĂ© technologique, au service des pulsations primitives. Service d’ordre discret et impeccable. Fouille Ă  l’entrĂ©e, vigiles avec leurs chiens sur les parkings, portes surveillĂ©es, rondes discrètes, talkies en bandoulière...

HervĂ©, qui m’a persuadĂ© de venir, s’inquiète : est-ce que je ne m’ennuie pas ? Non pas vraiment ! Je me promène, j’observe, beaucoup de regards surpris me suivent et me dĂ©visagent, certains s’enhardissent Ă  me demander comment je trouve « Ă§a Â», si j’apprĂ©cie. Mes Ă©lèves rĂ©pondent aux questions des copains rencontrĂ©s et les renseignent Ă  mon sujet. Je me fais l’effet d’un ethnologue observant les cĂ©rĂ©monies rituelles d’une tribu des sociĂ©tĂ©s dites « sans histoire Â».… OĂą suis-je ? De quoi s’agit-il ? D’une immense et momentanĂ©e rĂ©gression prĂ©-historique et prĂ©-gĂ©nitale ? D’une vaste catharsis-masturbation collective ? Un sketch vers quatre heures du matin : des cracheurs de feu hurlants au milieu de la foule courent près un garçon Ă  moitiĂ© nu qui sera capturĂ©, traĂ®nĂ© sur le sol, hissĂ© sur scène et symboliquement dĂ©capitĂ©, le meneur brandissant la tĂŞte postiche dans les cris, sifflets, hurlements de la foule... Jeux sacrificiels et initiatiques ? L’entrĂ©e coĂ»te 120 francs. Cela doit filtrer un peu le public, qui me semble très majoritairement lycĂ©en ou Ă©tudiant. Encore s’agissait-il lĂ  d’une rave « officielle Â», mais je retrouverai plus tard cette mĂŞme ambiance avec le piment supplĂ©mentaire du clandestin (il a fallu Ă  un moment dĂ©sembourber la voiture qui m’emmenait…) et surtout l’extraordinaire voĂ»te des Ă©toiles et envoĂ»tement de la forĂŞt, Ă©clairĂ©e ça et lĂ  par des citrouilles Ă©vidĂ©es et grimaçantes.

Je proposerais presque de rendre obligatoire, dans la formation de tout Ă©ducateur, la participation Ă  une rave-party !... Qui sont ces ados finalement ? Le pĂ©dagogue, si l’on en croit l’étymologie, « accompagne Â». Sommes-nous capables, nous « adultes Â», de leur permettre de dĂ©couvrir aussi la gĂ©nitalitĂ© et leurs pouvoirs historiques, de sortir du « religieux Â» ? D’aller les chercher lĂ  oĂą ils sont pour les amener au politique ? Encore faudrait-il que notre propre manière de parcourir ce chemin ne les en dĂ©tourne pas.

 

Si, dans les sociĂ©tĂ©s traditionnelles, il n’y a pas d’adolescence Ă  proprement parler, nos sociĂ©tĂ©s semblent se caractĂ©riser Ă  l’inverse – je schĂ©matise bien sĂ»r, c’est très compliquĂ©... – par une sorte de pĂ©rennisation de l’adolescence, du « passager Â», du prĂ©caire, du « zapping Â», des branchements provisoires, de la mobilitĂ© voire du « voyage Â» (nostalgie du nomadisme contre les excès de la sĂ©dentarisation, de l’assignation spatiale ?), de l’immaturitĂ© comme valeur (« restez jeunes ! Â»). N’y aurait-il pas un lien, obscur certes – mais ce serait intĂ©ressant de creuser cette question –, entre les dispositifs tendant Ă  lĂ©galiser les « petits boulots Â» (emplois « jeunes Â» ou prĂ©caires) et les revendications tendant Ă  obtenir une dĂ©pĂ©nalisation de l’usage de drogues ? Ce sont les « statuts Â» qui fondent comme glace au soleil de la « crise Â» – mais la crise ne devient-elle pas notre Ă©tat normal ? En fait ce lien obscur marque une contradiction insurmontable dans les attitudes adultes : rĂ©pression accrue de la dĂ©linquance, abaissement de l’âge de la responsabilitĂ© pĂ©nale, retour aux maisons de correction (comment appeler autrement les « centres Ă©ducatifs fermĂ©s Â» ?), nombreux sont les partisans de la « glaciation Â», parce que la « statue Â» de l’adulte s’effrite : « Un postulat erronnĂ© veut qu’un homme soit bien dĂ©fini, c’est-Ă -dire inĂ©branlable dans ses idĂ©aux, catĂ©gorique dans ses dĂ©clarations, assurĂ© dans son idĂ©ologie, ferme dans ses goĂ»ts, responsable de ses paroles et de ses actes, installĂ© une fois pour toutes dans sa manière d’être. Mais regardez bien comme un tel postulat est chimĂ©rique. Notre Ă©lĂ©ment, c’est l’éternelle immaturitĂ©. Â» (Witold Gombrowicz).

 

En ce qui concerne l’usage des drogues on peut se poser la question : n’est-il pas, dans nos sociĂ©tĂ©s « dĂ©veloppĂ©es Â», liĂ© Ă  une dĂ©sacralisation du monde, Ă  une dĂ©structuration des rituels d’initiation et de convivialitĂ© ? Y a-t-il une culture, une civilisation sans sa cĂ©rĂ©ale de base et sans sa drogue ? L’opium et le riz, la coca [8] et le maĂŻs, le blĂ© et l’alcool [9]... Mais l’usage du tabac n’est plus liĂ© au rĂ©tablissement de la paix, la consommation du pain et du vin n’est plus le signe de l’agapĂŞ. DĂ©structuration inĂ©vitable bien sĂ»r, mais qui provoque peut-ĂŞtre des nostalgies. L’usage de la drogue dans certains groupes de jeunes n’équivaudrait-il pas Ă  une forme dĂ©gradĂ©e des rituels initiatiques ? Les ravages liĂ©s Ă  l’usage de la drogue ne seraient-ils pas dus prĂ©cisĂ©ment au fait que cet usage n’est plus rĂ©glĂ©, momentanĂ©, n’ouvre plus l’accès Ă  un Ă©tat adulte en voie d’extinction ? Mais, d’un autre cĂ´tĂ©, n’est-il pas bĂ©nĂ©fique que se dissipent les illusions de l’achèvement adulte ? Simplement cette “ dissipation â€ť provoque des dĂ©sarrois qui peuvent se rĂ©vĂ©ler, dans certaines circonstances, insurmontables...

Le dĂ©senchantement du monde (Max Weber[10]), la dĂ©sacralisation contemporaine libèrent, certes, mais laissent tout un chacun dĂ©semparĂ©, dans le sens ordinaire de dĂ©sarroi mais aussi dans le sens littĂ©ral, c’est-Ă -dire le contraire d’être « emparĂ© Â» par des structures sociales Ă©troitement contraignantes et une vision du monde d’essence religieuse[11]. Cette libertĂ© neuve, dans le monde et dans l’histoire, implique l’angoisse, rĂ©vèle les manques, renvoie chacun Ă  la responsabilitĂ© inĂ©luctable de construire le sens au lieu de l’accepter tout montĂ© de la famille, de la « tribu Â», de la sociĂ©tĂ© ou de l’État. Mais ne faudrait-il pas alors que l’éducation entière soit orientĂ©e vers la perspective de l’inachèvement et vers la possibilitĂ© pour le sujet de l’affronter ? La fatalitĂ© est confortable qui transforme l’avenir en passĂ©, de mĂŞme que nos programmes et programmations... Or, nous voici, collectivement et personnellement, devant l’imprĂ©visible.

 

Sans doute les jeunes ressentent-ils plus l’angoisse que le plaisir de la libertĂ© : mais l’école (et les autres institutions...) leur permet-elle d’éprouver ce plaisir de la libertĂ© ? Ils sont en manque… et les adultes, parce qu’ils ont renoncĂ© Ă  leur propre dĂ©sir, Ă  leur propre libertĂ©, achèvent de se ridiculiser en leur prĂ©sentant un système de pseudo-valeurs mortifères oĂą le « gagneur Â» ne survit qu’en tuant l’autre… La morale de nos petits « caĂŻds Â» de banlieue est la mĂŞme que celle des prĂ©dateurs internationaux qui scellent le destin de la planète en jouant au Monopoly© mondial.

 

Quel est donc l’appel dans l’usage de la drogue ? ou dans les comportements Ă  risques divers ? OĂą et comment retrouver le frĂ´lement initiatique de la mort comme passage vers une vie ouverte et non close, vers une rĂ©surrection symbolique, un accès aux maĂ®trises limitĂ©es mais rĂ©elles, vers une convivialitĂ© oĂą la libertĂ© de chacun s’augmente de celles de l’autre ? Inversion tragique qu’effectue le droguĂ© : voulant Ă©chapper Ă  la mort de son dĂ©sir dans la « lutte pour la vie Â», il se tue ; voulant Ă©chapper Ă  l’angoisse de la libertĂ©, il l’abolit dans la poursuite infinie de la dose ; voulant Ă©chapper Ă  la mĂ©canisation scolaire, salariale, mĂ©dicale, il tombe dans la rĂ©pĂ©tition du mĂŞme geste qui ne procure mĂŞme plus le plaisir. Le sens et les rĂ©sultats du rituel sont donc rigoureusement inversĂ©s, mais il faut bien qu’ils se donnent l’initiation entre eux, puisque les adultes sont incapables de proposer d’autre avenir que la rĂ©signation a-politique. Et d’ailleurs l’usage banalisĂ© du haschich chez les jeunes ne fait-il pas office de sĂ©datif de masse et l’ordre social n’y a-t-il pas tout intĂ©rĂŞt ?

 

Il reste qu’aucun Ă©ducateur, aucun adulte ne peut Ă©chapper Ă  cette question : suis-je capable d’entendre, en moi-mĂŞme et en l’autre, l’appel Ă  assumer une libertĂ© dans la construction, toujours inachevĂ©e et inachevable, de sens nouveaux ? Que faire en effet lorsque l’adulte n’a plus le « mode d’emploi Â» ? Est-il vraiment fatal que les adultes dĂ©missionnent ou rĂ©gressent ? Seul moyen Ă©ducatif : dĂ©cider que non, ce n’est pas fatal. Mais la seule rĂ©ponse de l’institution concernant Sahad sera son exclusion dĂ©finitive du lycĂ©e… et le substitut du procureur avait demandĂ© son incarcĂ©ration ! Le juge pour enfants s’est limitĂ©, en attendant le procès, Ă  lui interdire le sĂ©jour en Seine-Saint-Denis ; du coup, il « s’instruit Â» chez son frère dans le 18e arrondissement Ă  Paris : droguĂ©s et prostituĂ©es encombrent le trottoir et il remarque parfois des seringues en allant vider la poubelle… « Sanctions Ă©ducatives Â» : vraiment ?

 



[1] MĂŞmes prĂ©cautions avec une fusĂ©e de feu d’artifice ou un gros pĂ©tard : voir HergĂ©, Objectif Lune, Casterman, p. 48.

[2] Rappelons que le baccalauréat constitue, en France, le premier grade universitaire.

[3] Au sens anthropologique du mot.

[4] Philippe Perrenoud, Métier d’élève et sens du travail scolaire, ESF, p. 151.

[5] René Descartes, Discours de la Méthode, 1637, éd. du 350e anniversaire, Fayard, 1987, p. 13-14.

[6] « S’autoriser l’autoritĂ© Â», LibĂ©ration, 7 mars 2001.

[7] Disc-jockey, prononcer “ didji â€ť.

[8] Ou le tabac en Amérique du nord.

[9] Ou le haschich après l’interdiction de l’alcool par l’Islam.

[10] Cf. Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Gallimard, 1985.

[11] On pourrait presque dire ici, paradoxalement, que le religieux s’oppose au transcendant : en ce sens que la transcendance ouvre tandis que le religieux ferme...


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