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On n’instruit pas dans le chantage aux punitions

 

 

 

On n’instruit pas dans le chantage aux punitions.

 

Ainsi les quelques avancĂ©es dans le respect des principes du droit que permettaient les textes de juillet 2000 sur les procĂ©dures disciplinaires dans les Ă©tablissements scolaires se trouvent-elles rayĂ©es d’un trait de plume par un ministre qui semble tout ignorer des principes fondateurs de notre rĂ©publique. On rĂ©tablit le pouvoir sans partage des enseignants sur les Ă©lèves, sans se rendre compte que, par lĂ -mĂŞme, on ruine dĂ©finitivement leur autoritĂ©. Sur le fond, la confusion des concepts est totale, avec des consĂ©quences très concrètes qui ne pourront qu’aggraver les phĂ©nomènes de violence, ou de rĂ©signation Ă  l’arbitraire, ce qui, du point de vue de l’apprentissage des exigences de la citoyennetĂ©, est encore pire ; confusion tragique entre l’exercice du pouvoir du professeur sur la classe avec l’exercice de son autoritĂ© dans la classe, qui entraĂ®ne symĂ©triquement chez les Ă©lèves la perversion de l’obĂ©issance en soumission. Inutile d’être psychanalyste pour savoir ce que signifie, pour un sujet humain appelĂ© Ă  la libertĂ©, le fait de devoir se soumettre, c’est-Ă -dire « se mettre dessous Â»â€¦ Se soumettre c’est s’abaisser, ce qui est en contradiction complète avec l’exigence de s’élever Ă  laquelle doivent apprendre Ă  obĂ©ir les… Ă©lèves ! Que des individus, apparemment instruits, aux plus hauts niveaux des responsabilitĂ©s politiques, se rĂ©vèlent incapables de comprendre la contradiction fondamentale entre pouvoir et autoritĂ©, entre obĂ©issance et soumission, rĂ©vèle l’état de complète dĂ©liquescence dans lequel certains font sombrer actuellement le dĂ©bat sur l’école. Celui qui exige la soumission renonce Ă  obtenir l’obĂ©issance, celui qui impose son pouvoir renonce Ă  toute autoritĂ© – et dès que « le chat n’est pas lĂ  Â», n’est-ce pas…

 

En rĂ©alitĂ©, la nouvelle circulaire sur les procĂ©dures disciplinaires, en renforçant le pouvoir des enseignants dans les conseils de discipline et en rĂ©tablissant la possibilitĂ© des punitions collectives, ne procède pas seulement d’intentions bĂŞtement rĂ©actionnaires. On sait bien que la consĂ©quence directe des punitions collectives – qui continuaient Ă  s’appliquer, si j’en crois les tĂ©moignages de mes cent trente Ă©lèves de terminales, malgrĂ© le texte de juillet 2000 â€“ est de fabriquer des coupables : quitte Ă  ĂŞtre puni alors qu’on n’a rien commis, autant jouir aussi, la prochaine fois, des plaisirs de la transgression ! L’autre consĂ©quence, encore plus grave, est d’accroĂ®tre la violence entre les Ă©lèves : ricanements des coupables jouissant de voir punis des innocents pour leurs propres bĂŞtises, ressentiment et haine des innocents Ă  l’égard des perturbateurs, pouvant aller jusqu’à exiger leur exclusion, directement ou par l’intermĂ©diaire de parents inquiets des dĂ©sordres. Cette circulaire ne pourra que provoquer ce qu’elle prĂ©tend Ă©viter, comme d’ailleurs les multiples plans « anti-violence Â» qui se sont succĂ©dĂ© ces dernières annĂ©es ont abouti Ă  une augmentation et une aggravation desdites violences. Mais il est probable que certains n’existeraient pas politiquement sans ces violences et dĂ©linquances… L’éducateur ne peut Ă©duquer Ă  la loi en se plaçant hors la loi.

 

On voit bien que le souci du ministre n’est pas du tout de rĂ©tablir « l’autoritĂ© Â» des professeurs ; cette circulaire ne fait que procĂ©der d’un mauvais calcul dĂ©magogique : au moment oĂą le statut des enseignants risque de devoir ĂŞtre considĂ©rablement modifiĂ©, ne serait-ce qu’en temps de prĂ©sence dans les Ă©tablissements, et devant les formidables rĂ©sistances corporatistes que ces perspectives entraĂ®nent dĂ©jĂ , le ministre croit devoir donner des gages au « corps Â» en lui redonnant des pouvoirs sur ce qui le touche en son intimitĂ© radicale : le face-Ă -face duel dans la boĂ®te noire de la classe. Quand j’entre en classe, en effet, j’ai peur : « C’est eux ou c’est moi ! Â» La rĂ©gression hors-droit qu’effectue cette circulaire me permettra alors de continuer Ă  imposer mon pouvoir, puisque, de toute façon, aucun ministre ne peut me faire changer la note que je mets sur une copie ou les apprĂ©ciations sur les bulletins de mes propres Ă©lèves. Or, on va Ă  l’école pour s’instruire, et on ne s’instruit pas dans le chantage aux notes et aux punitions. On apprend seulement Ă  « passer de l’autre cĂ´tĂ© du manche Â» pour pouvoir, grâce aux diplĂ´mes acquis (et les savoirs qui y Ă©taient exigĂ©s aussitĂ´t oubliĂ©s), imposer son pouvoir aux autres en s’inscrivant de la manière la plus Ă©levĂ©e possible dans les hiĂ©rarchies sociales ; ou bien on apprend Ă  se rĂ©signer aux pseudo-fatalitĂ©s de l’échec et de l’exclusion, ou plus simplement Ă  la mĂ©diocritĂ© de la vie sans saveur, dĂ©pourvue de sens, que mènent la plupart des adultes.

 

Cette circulaire n’a pas d’autres significations : tentative dĂ©risoire de contourner les rĂ©sistances prĂ©visibles aux changements, en effet inĂ©vitables, du statut des professeurs en faisant semblant de leur redonner un pouvoir qu’ils n’avaient en rĂ©alitĂ© jamais perdu, et qui renforce encore le rapport des forces, dont prĂ©cisĂ©ment Ă©lèves et professeurs peuvent apprendre ensemble Ă  sortir, par la mise en pratique d’une loi commune, par l’application de principes indiscutables du droit, prĂ©cisĂ©ment indiscutables parce qu’ils permettent l’apprentissage de la discussion dĂ©mocratique. Quel professeur pourrait se laisser prendre Ă  ce piège, se laisser acheter par ce calcul dĂ©risoire du ministre ? Je sais bien que mon autoritĂ© procède de ma triple qualitĂ© d’adulte, de citoyen et d’expert dans un champ du savoir : adulte qui apprend Ă  assumer son inachèvement et sa mort prochaine, citoyen qui a intĂ©riorisĂ© les principes du droit permettant l’exercice articulĂ© des libertĂ©s, expert qui permet aux Ă©lèves qui lui sont confiĂ©s de dĂ©couvrir la saveur des savoirs dans l’extraordinaire complexitĂ© des techniques, des arts et des sciences, qui les invite Ă  entrer Ă  leur tour dans les aventures infinies de la culture. Ă€ la condition, fondatrice de la scholè et de la dĂ©mocratie, de ne pas pervertir le savoir en outil de pouvoir.

 

DĂ©risoire en effet cette « politique Â» ministĂ©rielle au regard des dĂ©fis auxquels l’école est aujourd’hui confrontĂ©e : nous sortons d’un siècle qui a vu les plus hauts degrĂ©s de savoirs, de culture et de compĂ©tences se mettre au service des pires barbaries. Mes Ă©lèves sont porteurs, par leurs histoires, de toutes les violences de la planète. Ils savent que les croissances industrielles, urbaines et dĂ©mographiques mettent en pĂ©ril l’existence de l’espèce humaine. Ils savent qu’ils auront, dans le laps de temps de leur vie mĂŞme, Ă  prendre les dĂ©cisions nĂ©cessaires Ă  la poursuite ou non de l’aventure commencĂ©e il y a trois millions et demi d’annĂ©es. Ils savent que la guerre, sous toutes ses formes, est devant eux. Et donc, l’enjeu dĂ©cisif pour eux est en effet d’acquĂ©rir les savoirs et compĂ©tences nĂ©cessaires, de manifester le gĂ©nie inventif de solutions inĂ©dites pour rĂ©pondre Ă  ces dĂ©fis auxquels, jusqu’ici, les adultes ont Ă©tĂ© incapables de s’affronter. OĂą sont les maĂ®tres qui auront l’autoritĂ© et l’humilitĂ© de leur dire qu’il n’y a pas de temps Ă  perdre pour rĂ©parer, si possible, les bĂŞtises de leurs aĂ®nĂ©s ? L’enjeu est bien en effet, Ă  l’école, d’articuler l’instruction du savoir et l’institution de la loi et, si le droit est bien la structure de nos libertĂ©s, il serait temps qu’un ministre ne soit pas le premier Ă  l’enfreindre par des dĂ©cisions inspirĂ©es par la peur.

 

Bernard Defrance, professeur de philosophie.

 


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