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Fabrice Lombardi

 

 

Quatre raisons pour refuser

les projets actuels de décentralisation

 

 

Tous les plaidoyers pour la dĂ©centralisation, notamment dans les perspectives de dĂ©veloppement de la dĂ©mocratie locale qu’elle pourrait dessiner, nĂ©gligent quatre obstacles majeurs qui obligent pour l’instant Ă  refuser – radicalement et sans « nĂ©gociation Â» possible â€“ les projets actuels, y compris dans l’Éducation nationale : la non sĂ©paration des pouvoirs au niveau des collectivitĂ©s locales, les injustices de la fiscalitĂ© locale, les difficultĂ©s de constitution des Ă©quipes pĂ©dagogiques, les inĂ©galitĂ©s gĂ©ographiques de l’offre d’éducation. Chacune d’entre ces raisons suffirait Ă  elle seule Ă  motiver notre refus des rĂ©formes envisagĂ©es. Ni pour des raisons corporatistes, ni pour le retour Ă  un passĂ© idĂ©alisĂ© qui n’a jamais existĂ© quant Ă  l’unitĂ© de la RĂ©publique, mais justement Ă  cause d’exigences rĂ©publicaines et citoyennes (et europĂ©ennes, mais ce n’est pas le point dĂ©veloppĂ© ici), sur lesquelles il ne saurait ĂŞtre question de transiger.

 

La première raison est d’ordre institutionnel : l’actuelle confusion des pouvoirs locaux, dĂ©partementaux et rĂ©gionaux aboutit Ă  ce qu’un maire, un prĂ©sident de conseil gĂ©nĂ©ral ou rĂ©gional vote pour ses propres propositions, exactement comme si, au niveau national, le chef du gouvernement Ă©tait en mĂŞme temps prĂ©sident de l’AssemblĂ©e nationale. Dans bon nombre de pays, il y a des assemblĂ©es locales, et des exĂ©cutifs distincts responsables devant ces assemblĂ©es. La situation actuelle en France aboutit dans les faits Ă  la (re)constitution de pouvoirs fĂ©odaux de sujĂ©tion, quasi-maffieux dans certains cas, avec le dĂ©veloppement de liens de clientĂ©lisme et de corruptions : combien de votes locaux ou d’adhĂ©sions Ă  un parti sont-ils « acquis Â» en Ă©change d’un logement ou d’un emploi (pour ne citer que cet exemple dĂ©risoire et banal) ? Et mĂŞme au niveau national, l’élection du prĂ©sident de la RĂ©publique au suffrage universel constitue une survivance archaĂŻque du monarchisme aboutissant Ă  une double lĂ©gitimitĂ© Ă©lective du lĂ©gislatif et de l’exĂ©cutif, dont on a pu constater les effets pervers lors des « cohabitations Â» et du premier tour de l’élection prĂ©sidentielle de 2002 : le prĂ©sident actuel dispose de tous les pouvoirs en reprĂ©sentant 19% des suffrages exprimĂ©s. L’exigence rĂ©publicaine de distinction des pouvoirs, au sens de Montesquieu, appelle donc une rĂ©forme institutionnelle prĂ©alable Ă  toute rĂ©partition des compĂ©tences entre l’État et les collectivitĂ©s locales. Les projets actuels de dĂ©centralisation persistent, comme prĂ©cĂ©demment (depuis les premières lois « Deferre Â»), Ă  mettre « la charrue avant les bĹ“ufs Â».

 

La deuxième raison du refus est d’ordre fiscal  et rĂ©side dans l’actuelle inĂ©galitĂ© des citoyens quant Ă  ce qu’il en est de leurs capacitĂ©s contributives : l’égalitĂ© devant l’impĂ´t est une exigence non-nĂ©gociable, constitutive de la citoyennetĂ©, inscrite dans la DĂ©claration universelle des Droits de l’Homme. Or, les impĂ´ts locaux ne sont toujours pas calculĂ©s d’après les revenus des citoyens. MalgrĂ© quelques correctifs Ă  la marge par abattements ou dĂ©grèvements, les injustices de la fiscalitĂ© locale ont Ă©tĂ© maintes fois analysĂ©es, qui voient par exemple des taxes d’habitation en zones suburbaines pauvres largement supĂ©rieures Ă  celles des quartiers riches. DĂ©jĂ  au niveau des ressources de l’État, la disproportion entre les produits respectifs des impĂ´ts « aveugles Â» (essentiellement la TVA) et des impĂ´ts sur le revenu fait de notre système fiscal un des plus archaĂŻques de tous les pays dĂ©veloppĂ©s, injustices reconnues par le système lui-mĂŞme qui permet aux salariĂ©s de dĂ©duire des abattements de leurs revenus en pseudo-compensation de l’impossibilitĂ© oĂą ils se trouvent de frauder sur leurs dĂ©clarations, comme le font les professions libĂ©rales, les artisans, les commerçants et les agriculteurs. Tant que la fiscalitĂ© locale ne tiendra pas compte des revenus, tout transfert de compĂ©tences de l’État aux collectivitĂ©s locales ne pourra qu’aggraver cette inĂ©galitĂ© des citoyens devant l’impĂ´t. On attend toujours, Ă  chaque vote de la loi de finances par le Parlement, qu’un recours devant le Conseil  constitutionnel aboutisse Ă  la censure gĂ©nĂ©rale de ladite loi eu Ă©gard Ă  cette entorse majeure et rĂ©pĂ©tĂ©e chaque annĂ©e au principe constitutionnel d’égalitĂ© devant la loi.

 

Dans l’Éducation nationale, la troisième raison du refus des transferts de compĂ©tences envisagĂ©s tient Ă  l’aggravation des conditions de cohĂ©rence des Ă©quipes Ă©ducatives dans les Ă©tablissements scolaires et bassins de formation. DĂ©jĂ , aujourd’hui, on sait quelles sont les difficultĂ©s de constitution de ces Ă©quipes avec les sĂ©parations instituĂ©es entre les tâches d’instruction et d’éducation et les tâches domestiques. C’est dès l’école maternelle que s’intĂ©riorise chez tous les enfants, futurs citoyens, la violence des divisions sociales du travail entre tâches nobles et ignobles : les fonctions Ă©conomiques et domestiques ne sont toujours pas considĂ©rĂ©es comme partie intĂ©grante de l’action pĂ©dagogique. Introduire une double (comme c’est dĂ©jĂ  le cas Ă  l’école primaire aujourd’hui) voire triple ou quadruple hiĂ©rarchie de responsabilitĂ©s dans un mĂŞme Ă©tablissement, avec la dĂ©pendance de personnels selon leurs statuts et fonctions entre l’État, la rĂ©gion, le dĂ©partement et la commune, ne peut qu’aboutir Ă  l’aggravation des difficultĂ©s, voire Ă  l’impossibilitĂ© totale de constitution de l’équipe Ă©ducative : ce qui marquera encore plus profondĂ©ment les enfants en inscrivant de manière encore plus indĂ©lĂ©bile qu’aujourd’hui la fatalitĂ© des hiĂ©rarchies sociales.

 

La quatrième raison enfin est bien connue elle aussi : les actuelles inĂ©galitĂ©s gĂ©ographiques, financières et culturelles de l’offre d’éducation persistent ; combien de places (et de quelles filières) par exemple, par rapport Ă  la population, sont ouvertes en lycĂ©e, en ville et en banlieue ? Combien coĂ»tent respectivement (dans la mĂŞme rĂ©gion…) un lycĂ©en de La Courneuve (93) et un lycĂ©en d’Henri IV (Ă  Paris) ? Quel sociologue nous superposera un jour les cartes du prix du terrain, de l’habitat dĂ©gradĂ©, du chĂ´mage, de la dĂ©linquance et de l’offre Ă©ducative ? Compenser ces inĂ©galitĂ©s, constitutives de zones de concentration d’échecs scolaires et de sĂ©grĂ©gations sociales, supposerait des pĂ©rĂ©quations fiscales (voir ci-dessus) aux effets sans doute dĂ©vastateurs Ă©lectoralement parlant, Ă©tant donnĂ© l’état de sous-dĂ©veloppement de la conscience civique du citoyen moyen et des « Ă©lites Â» de ce pays.

 

Les « dessous Â» des projets actuels sont fort simples : la peur devant les dĂ©fis de la dĂ©mocratie locale. Les logiques binaires perverses jouent, ici comme en d’autres domaines, Ă  fond : ou bien l’État, ou bien les collectivitĂ©s locales. Personne ne semble s’aviser de ce qu’une vĂ©ritable dĂ©centralisation des pouvoirs suppose l’établissement de cahiers des charges contrĂ´lables garantissant l’égalitĂ© des citoyens par l’impĂ´t, par la pĂ©rĂ©quation financière dans les investissements et pour l’égalitĂ© d’accès aux services publics, notamment d’éducation : plus on dĂ©centralise, plus il faut se donner les moyens de garantir centralement l’égalitĂ©.

 

Bernard Defrance,

professeur de philosophie,

lycée Maurice Utrillo, Stains, Seine-Saint-Denis.


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