L’institution
de la loi à l’école : pourquoi, comment ?
Bernard DEFRANCE
Professeur
de philosophie
Bernard Defrance
Je suis professeur de
philosophie dans le nord de la Seine-Saint-Denis, Ă Stains, et par ailleurs un
des responsables de la section française de Défense des Enfants International, et
militant de longue date, depuis 1968, dans des associations de quartier, pour
aider les habitants des quartiers « chauds » de la Seine-Saint-Denis
- j’habite Livry-Gargan depuis 1969 - à s’organiser pour la défense de leurs
droits.
Pour illustrer mon
propos, je vous livre quelques exemples. Un garçon qui, depuis sa naissance,
voit sa mère monter les six étages de son immeuble trois fois par jour avec les
courses parce que l’ascenseur ne fonctionne pas, et qui constate des charges de
80 francs par mois pour l’entretien de l’ascenseur sur la quittance de loyer,
n’a pas le même rapport à la loi, arrivé à 18 ans, que des individus élevés
dans des conditions « normales ».
Un de mes élèves n’a
pu se présenter aux épreuves du baccalauréat il y a deux ans, car cela
supposait qu’il traverse une cité en pleine « embrouille » avec la
sienne : il ne souhaitait pas « risquer sa peau pour un
diplôme ». L’année suivante, je suis intervenu auprès de la direction
départementale de la sécurité publique afin qu’elle exerce une surveillance
discrète : cet Ă©lève a eu son bac. L’expĂ©rience associative extĂ©rieure Ă
l’école m’a beaucoup aidé dans mon travail ; ma formation de philosophie
m’a également été très utile pour sortir du bavardage et constater ce qu’il en
est du droit, de la justice et des règles qui nous permettent de vivre ensemble,
au plus près du terrain.
Les premières
questions que se posent les jeunes et qu’ils posent aux adultes sont les
suivantes : quel sens donnez-vous Ă votre existence ? Faites-vous ce
que vous dites ? Obéissez-vous à la loi que vous nous imposez ?
Autant de questions qui nous renvoient Ă notre propre rapport Ă la loi. Parler
du rapport à la loi des jeunes, c’est d’abord parler du rapport à la loi de la
majorité des adultes. La phrase de Montesquieu « Ce n’est point le peuple
naissant qui dĂ©gĂ©nère, il ne se perd que lorsque les hommes faits sont dĂ©jĂ
corrompus » témoigne que ces lamentations et ces jérémiades sur les
incivilités des jeunes ne sont pas nouvelles, elles traversent les siècles.
Cela nous renvoie à nos propres difficultés et responsabilités d’adultes par
rapport à la structuration du « vivre ensemble » et à l’articulation
de nos libertés propres. Cela suppose que nous sortions d’un certain nombre de
lieux communs. Le premier d’entre eux est le fameux adage que nous infligeons
tous aux jeunes dès que la manifestation de leur énergie juvénile nous
dérange : « Ta liberté s’arrête où commence celle des autres ».
Cet adage entérine l’état de violence et de compétition sociale. Un enfant ne
peut grandir qu’en accroissant ses champs d’actions et ses prises sur le
monde ; suivre cet adage suppose que l’on ne peut grandir qu’au détriment
de l’autre, donc dans la violence. Si nous continuons à penser le rapport à la
loi, et le rapport à l’autre, dans ce type de maxime qui signe notre débilité
d’adulte, ne nous étonnons pas des résultats que cela peut produire. Autre
maxime courante : « La peur du gendarme est le commencement de la
sagesse ». Or, la peur du gendarme est la destruction de la sagesse.
D’ailleurs, de qui devrait avoir peur ce gendarme, et qu’est-ce qui nous
garantit que le gendarme est sage ? Si cette maxime était vraie, il n’y
aurait pas de sagesse possible. Ces maximes structurent très profondément le
rapport à l’autre et le rapport à la loi. Dans les associations de quartier,
dans la vie infantile et juvénile, on découvre des choses qui sont en
contradiction avec les discours moralisants, les discours institutionnels,
notamment ceux de l’école. Ce qui est important dans les quartiers est de ne
pas se laisser marcher sur les pieds, de ne pas ĂŞtre la victime, et donc
d’entrer dans l’illusion de l’affirmation de soi au travers d’un jeu de rapport
de forces pour ne pas perdre la face. Le petit caĂŻd de quartier qui, par des
trafics divers, règne dérisoirement sur quelques rues, impose sa loi qui n’est
pas bien différente de celle que les 200 cabinets financiers internationaux qui
règlent l’économie mondiale appliquent à toute la planète. Les leçons qu’ils
peuvent en tirer sont identiques, du point de vue moral, Ă celles que nos bons
élèves tirent de leurs passages dans les classes préparatoires qui leur
permettent d’acquérir les diplômes leur donnant la possibilité d’imposer leur
loi aux autres.
Il est difficile de
faire comprendre aux élèves dont nous avons la responsabilité que « leur
liberté commence là où commence celle de l’autre », et que tout le travail
consiste à articuler nos libertés et non pas à les opposer. Je pense à Hichame
qui avait démissionné en février 1998 du lycée Utrillo après avoir été condamné
à un an de prison avec sursis et 10 000 francs d’amende pour complicité de vol
de voiture et tentative de meurtre. Il était impliqué dans des trafics divers
jusqu’au jour où des « lascars » l’ont frappé parce qu’il s’était
aventuré sur leur territoire : la logique de ces trafics est celle de la
conquête des marchés. Il a alors décidé de se venger avec quatre
« mecs » de sa cité. Ils ont volé une voiture et une expédition a été
organisée pour aller tirer sur les « concurrents ». Quelques jours
plus tard, ils ont été arrêtés par la police. Dans sa lettre d’adieu à la
classe, il a écrit : « Le jour du jugement est arrivé, je m’en suis
tiré avec un an de prison avec sursis, cinq ans d’interdiction de permis de
conduire, une amende de 10 000 francs, l’interdiction de quitter le territoire
sans autorisation du juge, et je dois tous les mercredis signer ma feuille au
commissariat. Je m’en sors bien. Mais lors du jugement, j’ai revu le mec sur
qui on avait tiré, il est paralysé à vie, et ça, je m’en souviendrai toute ma
vie même si je ne sais pas si ce sont mes balles qui l’ont touché. (…) Si je peux
me permettre de donner un conseil à la soi-disant caillera, c’est d’arrêter de
foutre la merde, d’arrĂŞter de rendre fous leurs parents, de travailler Ă
l’école et de profiter de la vie. Avec toutes mes conneries, j’ai failli perdre
mes parents, mon père me calculait presque plus, ma mère prenait des cachets
pour dormir, j’ai failli perdre ma meuf plusieurs fois ». Il m’a demandé
de lire cette lettre à la classe. Ce témoignage permet de comprendre ce qu’il
en est de la morale, d’un certain nombre de logiques : de la prédation, de
la concurrence, du marché ; et des violences dans lesquelles on se trouve
pris malgré soi.
Mes 150 élèves de
terminale du lycée Utrillo sont, en quelque sorte, porteurs d’une première
ligne de violence, une violence qu’ils vivent à l’extérieur de l’établissement
scolaire, dans les cités, dans les quartiers. Il y a une corrélation claire
entre le taux d’occupation des logements et l’échec scolaire ; plus le
logement est surpeuplé et moins la réussite devient possible. Cette violence
extérieure est due aux conditions d’habitat. J’ai évoqué les ascenseurs, mais
il faudrait parler de la vérification des charges locatives, de la gestion des
agences immobilières qui font fortune grâce à la pénurie de logement
(40 000 demandes de logements prioritaires en Seine-Saint-Denis !).
Dans les journaux, on entend parler de voitures volées mais pas du mode de
gestion des bailleurs ; cela a des conséquences directes sur le
comportement des jeunes dont nous avons la responsabilité. Sur cette violence,
viennent se plaquer les séductions médiatiques et les rêves de « loft »
paradisiaque. L’école pourrait essayer d’aider ces jeunes à y réfléchir pour ne
pas en ĂŞtre trop victimes.
Hichame avait Ă©crit son
texte en cours de philosophie. Qu’est ce qui rend possible l’écriture ? Il
va de soi que si le juge avait eu connaissance de ce texte, ce n’est pas un an
avec sursis mais trois ou quatre ans fermes comme les autres, qui ne l’avaient
pas chargĂ©, qu’il aurait eu. Il y a lĂ quelque chose qui peut nous aider Ă
comprendre comment il est possible d’instituer la loi à l’école, en
articulation avec la construction des savoirs.
La deuxième ligne de
violence est celle dont l’école elle-même est la cause. Mes élèves se
ressentent comme des survivants de la sélection scolaire. Quelquefois, quand on
interroge ces élèves arrivés en terminale sur leur absentéisme scolaire, en
dehors de toute tentation moralisante ou coercitive, ils répondent qu’ils sont fatigués. Il a fallu tellement prendre sur
soi pour bien travailler à l’école, pour ravaler les humiliations imposées aux bons
élèves que quelques-uns, lorsqu’ils arrivent en terminale, commencent à être
fatigués. Le premier problème dans les collèges et les lycées est celui des
incivilités permanentes qui entraînent le désarroi des professeurs non
préparés ; je passe moi-même 80 % du temps à établir les conditions
minimales de la parole, en classe de terminale.
Par ailleurs, moins de
10 % des Ă©lèves choisissent leurs orientations. Ces orientations se font Ă
l’aveugle et représentent la véritable punition à l’école. Elles sont le
jugement que portent leurs professeurs sur leur propre travail et qui va
déterminer l’ensemble de leur engagement, de leur insertion sociale et
professionnelle. Une grande majorité de ces élèves sont dans la demande
scolaire : « Monsieur, faites-nous cours, que nous puissions écrire
sous la dictée, que nous puissions régurgiter après avoir ingurgité ».
Voilà comment la construction des savoirs se trouve dénaturée, sinon rendue
impossible par les modes institutionnels de fonctionnement actuels de l’école.
La troisième ligne de
violence est celle dont ils sont porteurs par rapport à l’histoire. A Stains,
j’ai la chance d’avoir des élèves originaires de toute la planète. Tous ces
élèves ont une histoire. C’est Gaye, malien d’origine, qui découvre qu’il est
le fruit d’un mariage forcé. Yavuz raconte comment son père, turc d’origine
kurde, a passé 48 heures coincé sous la banquette arrière d’une camionnette.
Chafique revient de vacances passées en Inde où une petite fille qui aurait pu
être soignée est morte. Il conclut son récit en disant : « Depuis ce
jour, je déteste l’argent quand il ne sert qu’à faire des hommes de plus en
plus riches et des pauvres de plus en plus pauvres, et qui, par conséquent,
souffrent. Je me rends compte que nous vivons comme des rois par rapport Ă ceux
qui souffrent de la guerre, de la pauvreté, du racisme et d’autres choses qui
font du monde un enfer pour certains. Par contre, nous, nous vivons bien
tranquilles, même si c’est un peu difficile parfois ». Je précise qu’il
habite une des cités les plus « pourries » de Stains. Ghislaine,
originaire du Congo, raconte que son village d’origine a été ravagé par la
guerre civile et ne sait pas si ses oncles et tantes sont encore vivants,
« ils errent sur les routes, avec des millions de réfugiés ; j’essaie
de ne pas y penser, il n’y a que ça à faire. J’imagine que mes proches
marchent. Tout ça pour une histoire de pétrole et de pouvoir, je n’ai plus de
pays. »
L’enjeu de
l’articulation de la construction des savoirs, ce que l’on vient faire Ă
l’école, apprendre, s’ouvrir à tous les champs possibles de la culture humaine,
les arts, les sciences, les techniques, est décisif. Nous sortons d’un siècle
où les plus hauts degrés de savoir, de culture, de compétence se sont mis au
service des pires barbaries. Un four crématoire est un outil technique très
compliqué ; c’est très difficile de brûler un corps, les gens qui
conçoivent et réalisent ce type d’appareils sortent des meilleures écoles
d’ingénieurs, ce sont de bons élèves. Lorsque nous nous rendons compte que la
culture peut se mettre au service des pires formes de violence, c’est l’école
qui se trouve touchée dans son cœur, dans sa première fonction d’instruction.
Si le savoir s’instrumentalise en outil de pouvoir, alors l’école n’est plus
l’école.
Il importe de ne pas
seulement s’interroger à propos des voyous de banlieues, ces gamins et ces
filles de quatrième techno qui grimpent sur les tables et pissent dans la
corbeille. Il s’agit aussi de s’interroger sur les bons élèves des classes
préparatoires : qu’apprennent-ils ? Pourquoi apprennent-ils ?
Quel est le sens de leur présence et de leur insertion dans la société ?
Comment aider les jeunes à s’insérer dans les systèmes de production de
richesses, de biens, de services utiles Ă tous ? Quelles sont les
exigences de cette insertion si au plus haut niveau de réussite du système
éducatif l’insertion elle-même se trouve complètement pervertie par rapport au
sens qu’elle devrait avoir ?
J’ai eu la chance
d’être nommé, dès 1971, en École Normale d’instituteurs. J’ai pu travailler
avec des classes maternelles et primaires oĂą les instituteurs instituent la
loi, apprennent aux enfants, jour après jour, à organiser le temps et l’espace,
à se donner les outils matériels, culturels et institutionnels de leur liberté.
Le travail de Francis Imbert, en Seine-Saint-Denis avec
les institutrices de classes maternelles, publié aux éditions ESF, montre qu’il ne s’agit pas
d’utopie, mais d’expériences menées depuis des dizaines d’années et qui sont
possibles aujourd’hui, sans que l’on ait besoin de doubler le budget de l’Éducation
Nationale.
Comment rĂ©pondre Ă
cette urgence de la construction de savoirs et de l’institution de la loi dans
leur articulation ? C’est la vieille question des hommes de la
Renaissance, « science sans conscience n’est que ruine de l’âme »
pour Rabelais, ou encore « tête bien faite vaut mieux que tête bien
pleine » pour Montaigne. On a longtemps interprété cette dernière phrase
comme mettant en opposition le contenu des savoirs et les méthodes pédagogiques
qui permettent d’y accéder. En réalité, ce que disent Montaigne et Rabelais,
c’est qu’un savoir qui n’est pas structuré par une éthique est meurtrier. Le
savoir sans la loi peut devenir meurtrier ; quant Ă la loi, sans le
savoir, elle est impuissante. Il s’agit là de l’urgence de l’école :
parvenir à articuler ces deux éléments, pas dans les actions périphériques, pas
dans le club socio-éducatif, pas dans le journal lycéen, mais dans les actes même
d’instruction, d’apprentissage. Il existe de nombreux textes aujourd’hui,
exprimés dans les règlements intérieurs, dans lesquels on constate une
disjonction entre les devoirs qui concernent la sphère institutionnelle, et les
droits des élèves qui concernent la sphère associative et facultative. Ne nous
étonnons pas des résultats quant au degré de citoyenneté des adultes moyens.
Comme je le rappelais ce matin à des élèves de première, ma classe n’est pas
une association, c’est une institution. Je n’ai pas choisi mes élèves, ils ne
se sont pas choisis entre eux et ne m’ont pas choisi. De même, je n’ai pas choisi
mes voisins de palier, ni mes collègues de travail. L’apprentissage du vivre
ensemble ne s’opère pas seulement dans les lieux associatifs, périphériques par
rapport au cœur même de l’institution, mais dans le cours de maths, dans
l’atelier d’électronique ou de techniques commerciales. Si cette articulation
des droits et des devoirs n’est pas faite, si les devoirs sont présentés comme
impératifs premiers, il se produit une inversion, sinon une perversion, du
rapport à sa propre liberté. S’accepter soi-même comme sujet libre est la
première difficulté.
Arriver à l’heure,
écouter le cours, travailler, n’est pas discutable. Dès que j’entre en classe,
dans le mode de fonctionnement actuel, un rapport de force s’installe.
Moi-même, en tant que professeur, je crains de ne pas « tenir » mes
élèves : je suis alors tenté de confondre l’exercice de mon pouvoir sur ce groupe avec l’exercice de
mon autorité dans ce groupe. La
difficulté essentielle est de comprendre le caractère contradictoire et
incompatible de l’exercice du pouvoir sur un groupe et de l’exercice de
l’autorité dans un groupe. Si la loi n’est pas d’abord autorisation, dont
l’interdiction n’est que la conséquence, elle ne peut avoir aucun sens. Dans ma
classe, je fais taire le bavard pour qu’il puisse parler, je calme l’agité pour
qu’il puisse agir : le bavardage est la destruction de la parole,
l’agitation est le contraire de l’action.
Un ancien Ministre de
l’Éducation nationale, devenu Ministre de l’Intérieur, avait dit que « donner
la parole aux élèves en classe, c’est ne la donner qu’à ceux qui savent déjà la
prendre. » Autrement dit, il n’est pas question de donner la parole à ceux
ne savent pas parler puisqu’ils ne savent pas le faire. Quant à ceux qui savent
déjà parler, ce n’est pas la peine de leur donner la parole puisqu’ils savent
déjà parler !… C’est méconnaître les mécanismes fondamentaux de
l’apprentissage : « pour apprendre à faire quelque chose, on doit
faire ce que l’on ne sait pas encore faire ». On doit donner la parole aux
élèves justement parce qu’ils ne savent pas la prendre ; quant à ceux qui
savent la prendre par une imprégnation médiatique ou familiale, ils savent
comment parler pour ne rien dire et donner l’illusion de la parole.
Un travail extrĂŞmement
important doit être accompli dans nos classes pour l’institution des principes
du droit. Ces principes sont très simples et sont devenus indiscutables car ils
permettent la discussion.
« La loi est la
même pour tous ». Sans cela, il s’agirait de lois « privées »,
de privilèges. Comment des adultes pourraient-ils prétendre imposer une loi
qu’ils ne respectent pas eux-mêmes ? Il ne s’agit pas de faire un discours
moralisant imposant aux adultes de respecter la loi toujours et partout. Aucun
d’entre nous n’est un citoyen parfait. Le citoyen est peut-être d’ailleurs
celui qui sait qu’il ne l’est jamais suffisamment : c’est l’un des
paradoxes de la démocratie que de n’être jamais achevée. Quand je suis amené,
pour une raison intentionnelle ou accidentelle, à transgresser la loi, j’en
assume les conséquences.
« Nul n’est censé
ignorer la loi » est un principe indiscutable qui signifie que nul n’est
censé ignorer qu’il y a application d’une loi dès lors que son action implique
autrui. Avant de conduire ma voiture, il faut que je fasse la preuve de la
maîtrise de l’objet technique qu’est le véhicule ainsi que de la connaissance
des règles qui me permettent de circuler librement. Le code de la route
autorise la circulation, les interdictions sont les conséquences de cette
autorisation. Les élèves ont parfois du mal à comprendre que l’interdiction du
bavardage n’est que la conséquence, tout à fait technique, de la liberté
impérative pour chacun de parler. La loi est l’outil qui nous permet
d’articuler nos libertés. Si je veux découvrir les plaisirs que je viens
chercher dans telle ou telle activité avec les autres, je suis obligé d’agir
pour le plaisir de l’autre. La nature même de l’activité m’oblige à comprendre
que mon plaisir s’accroît du plaisir de l’autre, que ma liberté s’augmente de
la liberté de l’autre. Il est important de construire les mêmes logiques dans
le cours de mathématiques ou l’atelier de technologie et de faire comprendre
que les savoirs peuvent s’échanger, se partager, s’accroître les uns les
autres, et non pas servir de moyens de distinction, de prestance, de pouvoir, d’écrasement
de l’autre.
« Nul n’est censé
ignorer la loi » n’est vrai qu’à partir de la majorité civile et pénale.
Ce principe n’est pas valable pour la quasi-totalité des enfants scolarisés. Si
je vais à l’école, c’est que je suis ignorant ; si les ignorances sont
punies à l’école, l’école n’a donc plus de sens. Je suis ignorant non seulement
des savoirs mais aussi de la loi qui structure l’égalité entre les hommes. On
me met à l’école à l’age de trois ans pour découvrir cette deuxième valeur
permise par l’interdit de la violence et de l’idolâtrie (la confusion entre
sujet et objet), sans me demander mon avis, pour découvrir l’égalité. Dans la
famille, je ne peux pas découvrir l’égalité ; les parents, les oncles, les
tantes, les grands frères et l’interdit de l’inceste me permettent de découvrir
ma singularité de sujet libre. L’interdit de l’inceste ouvre à la liberté du
sujet ; à l’école, c’est l’interdit de la violence, l’obligation de se
parler qui ouvre à l’égalité. En effet, il y a des égaux, des garçons et des
filles du même âge qui sont là pour les mêmes finalités. Parmi eux, il y a un « égal »
particulier, le maĂ®tre ou la maĂ®tresse, qui ressemble beaucoup Ă papa ou Ă
maman, mais que je peux arriver à égaler, voire à dépasser dans son expertise.
Cette égalité visée entre maître et élèves est structurée par la dénivellation
qui existe entre maître et élève, dénivellation destinée à s’abolir.
« École » en grec signifie « loisir », c’est le lieu où je
ne suis pas soumis à l’obligation de résultats qui sera en vigueur dans la vie
professionnelle, c’est le temps du droit à l’erreur, c’est le temps que nous
avons décidé d’offrir aux enfants à la fin du XIXe siècle, et dont
ne bénéficient pas encore 300 millions d’enfants dans le monde. Il y avait
30 000 Ă 40 000 enfants qui dorment dans la rue Ă Paris Ă la fin du XIXe
siècle, comme c’est le cas aujourd’hui dans les faubourgs de Bogota ou
d’ailleurs. Il m’arrive de dire à mes élèves, surtout s’ils ont des difficultés
de relations avec eux, qu’il ne faut pas qu’ils oublient que leurs parents ont
traversé les frontières et les océans, ont couru des risques considérables dans
leur propre existence, peut-être justement pour leur permettre d’échapper au
sort de ces 300 millions d’enfants à travers la planète. À la fin de l’année,
s’ils ont leur bac, ils feront partie du 1 % de la population mondiale qui a un
diplôme universitaire ; de même qu’il n’y a que 1 % de la population
mondiale qui a accès à un ordinateur.
L’articulation du
savoir et de la loi dans l’école nous oblige à repenser les modes de
fonctionnement institutionnel encore en vigueur dans l’école.
« Nul ne peut
être puni pour un acte dont il n’est pas l’auteur ou le complice ». Or,
c’est une logique qui a sévi dans l’histoire humaine depuis longtemps ;
certains sont coupables non pas de ce qu’ils ont commis mais de ce qu’ils
sont : blanc ou noir, Juif, Arménien ou Tutsi. Lorsqu’un professeur
inflige une punition collective à la classe, cela signifie que l’élève est puni
parce qu’il fait partie de cette classe et non pas parce qu’il a commis un acte
répréhensible. En classe de terminale S, il y a trois ans, mes élèves s’étaient
plaints d’avoir eu deux heures de colle collective imposées par un professeur
d’histoire excédé par le comportement de la majorité des élèves qui ne
suivaient pas le cours. Je leur ai demandé pourquoi ils n’avaient pas signalé
quels étaient les élèves qui ne participaient pas au bavardage et au chahut
général. Il ne s’agissait pas de dénoncer les coupables mais de désigner les
innocents, c’est-à -dire ne pas laisser punir ceux qu’ils savaient être
innocents. Certes, ils étaient contents de découvrir cette similitude de nature
entre cette dérisoire punition collective et les génocides du XXe
siècle, et donc le caractère illégitime de la punition. Le droit positif
français n’oblige jamais le citoyen ordinaire à dénoncer le coupable d’un acte
délictueux ou criminel dont il aurait connaissance. Et enfin la punition
collective a enfin été explicitement interdite dans les règlements et
circulaires de l’Education nationale en juillet 2000. Il existe bien sûr un
décalage entre l’existence de cette circulaire et son application…
« Nul ne peut
être mis en cause pour un acte qui ne porte tort qu’à lui-même. » On ne
punit plus le suicide dans nos sociétés. Sous l’ancien Régime, le suicidé
faisait l’objet d’un procès, on désignait un tuteur pour parler en son nom, la
famille était frappée d’ostracisme, les biens étaient confisqués, l’enterrement
religieux Ă©tait interdit, condamnant Ă la damnation Ă©ternelle. Certes, on ne
punit plus le suicide, mais on continue de punir l’usage de drogue alors que
certaines formes de toxicomanie sont des suicides ralentis. Et donc l’application
de ce principe interdit à l’école de punir le désintérêt, les « mauvais »
résultats scolaires.
« Nul ne peut se
faire justice à soi-même » et « nul ne peut être juge et
partie » sont deux aspects du même principe, l’un du côté du pénal,
l’autre du côté du civil. Or, dans la classe, je ne suis pas seulement
« l’entraîneur » de mes élèves, leur ouvrant les champs de la
culture, mais aussi leur juge. Si c’est moi qui enseigne et qui juge ensuite
les résultats de ces enseignements, les élèves vont se répartir entre trois
catégories.
Certains élèves
comprennent ou devinent ce que j’ai derrière la tête, surtout s’ils sont
renseignés par des redoublants sur mes petites manies… Ils ont compris qu’il
faut passer par la soumission au maître pour pouvoir à leur tour, en ayant
acquis des diplômes qui permettent de s’imposer aux autres, s’inscrire dans la
hiérarchie de la division sociale du travail.
A l’autre extrémité de
l’arc social, il y a ceux qui, sans le savoir eux-mêmes, refusent d’entrer dans
ce jeu hypocrite de la soumission, et qui risquent la marginalisation avec
toutes les consĂ©quences que cela peut avoir dans la vie sociale et le rapport Ă
la loi.
Au centre, la masse
intermédiaire des élèves fait ce qu’il faut pour ne pas avoir d’ennuis, comme
le racket aux devoirs ou la « pompe » organisée…
En classe de
terminale, bien que les élèves aient un examen à passer, j’ai un pouvoir au
travers de ce que j’écris dans le livret, celui de « casser », comme
ils disent, un élève. Ce travail de la recherche de la beauté dans les arts, de
la recherche de la vérité dans les sciences, de la recherche de l’efficacité
dans les techniques se trouve perverti en recherche de la pure et simple
conformité. Ce gigantesque effort de connaissances qui caractérise l’humanité
et qui n’a aucune finalité professionnelle directe mais qui fait de nous des
ĂŞtres humains va se trouver aboli dans sa signification mĂŞme. De mĂŞme, lorsque
j’entre en classe et que j’ai tendance à confondre l’exercice de mon pouvoir
sur ce groupe et l’exercice de mon autorité dans le groupe, les élèves tendent
à confondre l’obéissance et la soumission. Celui qui obéit aux logiques de la
construction des savoirs ne se soumet pas. Celui qui se soumet n’obéit pas, il
est dans la guerre interindividuelle : il n’obéit à la loi que par peur de
l’autre, il est dans l’hétéronomie, il n’a pu construire son autonomie
d’adulte.
Si nous voulons
effectivement instituer la loi à l’école, alors c’est à cette structuration des
relations par les principes du droit que nous sommes désormais impérativement
conduit. Et les enjeux sont considérables, il ne s’agit pas de « réduire »
les voyous de banlieue, il s’agit de l’éducation citoyenne de tous les élèves.
Peut-on également espérer que les enseignants se comportent eux aussi en
citoyens ?