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L’institution de la loi à l’école : pourquoi, comment

L’institution de la loi Ă  l’école : pourquoi, comment ?

Bernard DEFRANCE

Professeur de philosophie

Bernard Defrance

Je suis professeur de philosophie dans le nord de la Seine-Saint-Denis, Ă  Stains, et par ailleurs un des responsables de la section française de DĂ©fense des Enfants International, et militant de longue date, depuis 1968, dans des associations de quartier, pour aider les habitants des quartiers « chauds Â» de la Seine-Saint-Denis - j’habite Livry-Gargan depuis 1969 - Ă  s’organiser pour la dĂ©fense de leurs droits.

Pour illustrer mon propos, je vous livre quelques exemples. Un garçon qui, depuis sa naissance, voit sa mère monter les six Ă©tages de son immeuble trois fois par jour avec les courses parce que l’ascenseur ne fonctionne pas, et qui constate des charges de 80 francs par mois pour l’entretien de l’ascenseur sur la quittance de loyer, n’a pas le mĂŞme rapport Ă  la loi, arrivĂ© Ă  18 ans, que des individus Ă©levĂ©s dans des conditions « normales Â».

Un de mes Ă©lèves n’a pu se prĂ©senter aux Ă©preuves du baccalaurĂ©at il y a deux ans, car cela supposait qu’il traverse une citĂ© en pleine « embrouille Â» avec la sienne : il ne souhaitait pas « risquer sa peau pour un diplĂ´me Â». L’annĂ©e suivante, je suis intervenu auprès de la direction dĂ©partementale de la sĂ©curitĂ© publique afin qu’elle exerce une surveillance discrète : cet Ă©lève a eu son bac. L’expĂ©rience associative extĂ©rieure Ă  l’école m’a beaucoup aidĂ© dans mon travail ; ma formation de philosophie m’a Ă©galement Ă©tĂ© très utile pour sortir du bavardage et constater ce qu’il en est du droit, de la justice et des règles qui nous permettent de vivre ensemble, au plus près du terrain.

Les premières questions que se posent les jeunes et qu’ils posent aux adultes sont les suivantes : quel sens donnez-vous Ă  votre existence ? Faites-vous ce que vous dites ? ObĂ©issez-vous Ă  la loi que vous nous imposez ? Autant de questions qui nous renvoient Ă  notre propre rapport Ă  la loi. Parler du rapport Ă  la loi des jeunes, c’est d’abord parler du rapport Ă  la loi de la majoritĂ© des adultes. La phrase de Montesquieu « Ce n’est point le peuple naissant qui dĂ©gĂ©nère, il ne se perd que lorsque les hommes faits sont dĂ©jĂ  corrompus Â» tĂ©moigne que ces lamentations et ces jĂ©rĂ©miades sur les incivilitĂ©s des jeunes ne sont pas nouvelles, elles traversent les siècles. Cela nous renvoie Ă  nos propres difficultĂ©s et responsabilitĂ©s d’adultes par rapport Ă  la structuration du « vivre ensemble Â» et Ă  l’articulation de nos libertĂ©s propres. Cela suppose que nous sortions d’un certain nombre de lieux communs. Le premier d’entre eux est le fameux adage que nous infligeons tous aux jeunes dès que la manifestation de leur Ă©nergie juvĂ©nile nous dĂ©range : « Ta libertĂ© s’arrĂŞte oĂą commence celle des autres Â». Cet adage entĂ©rine l’état de violence et de compĂ©tition sociale. Un enfant ne peut grandir qu’en accroissant ses champs d’actions et ses prises sur le monde ; suivre cet adage suppose que l’on ne peut grandir qu’au dĂ©triment de l’autre, donc dans la violence. Si nous continuons Ă  penser le rapport Ă  la loi, et le rapport Ă  l’autre, dans ce type de maxime qui signe notre dĂ©bilitĂ© d’adulte, ne nous Ă©tonnons pas des rĂ©sultats que cela peut produire. Autre maxime courante : « La peur du gendarme est le commencement de la sagesse Â». Or, la peur du gendarme est la destruction de la sagesse. D’ailleurs, de qui devrait avoir peur ce gendarme, et qu’est-ce qui nous garantit que le gendarme est sage ? Si cette maxime Ă©tait vraie, il n’y aurait pas de sagesse possible. Ces maximes structurent très profondĂ©ment le rapport Ă  l’autre et le rapport Ă  la loi. Dans les associations de quartier, dans la vie infantile et juvĂ©nile, on dĂ©couvre des choses qui sont en contradiction avec les discours moralisants, les discours institutionnels, notamment ceux de l’école. Ce qui est important dans les quartiers est de ne pas se laisser marcher sur les pieds, de ne pas ĂŞtre la victime, et donc d’entrer dans l’illusion de l’affirmation de soi au travers d’un jeu de rapport de forces pour ne pas perdre la face. Le petit caĂŻd de quartier qui, par des trafics divers, règne dĂ©risoirement sur quelques rues, impose sa loi qui n’est pas bien diffĂ©rente de celle que les 200 cabinets financiers internationaux qui règlent l’économie mondiale appliquent Ă  toute la planète. Les leçons qu’ils peuvent en tirer sont identiques, du point de vue moral, Ă  celles que nos bons Ă©lèves tirent de leurs passages dans les classes prĂ©paratoires qui leur permettent d’acquĂ©rir les diplĂ´mes leur donnant la possibilitĂ© d’imposer leur loi aux autres.

Il est difficile de faire comprendre aux Ă©lèves dont nous avons la responsabilitĂ© que « leur libertĂ© commence lĂ  oĂą commence celle de l’autre Â», et que tout le travail consiste Ă  articuler nos libertĂ©s et non pas Ă  les opposer. Je pense Ă  Hichame qui avait dĂ©missionnĂ© en fĂ©vrier 1998 du lycĂ©e Utrillo après avoir Ă©tĂ© condamnĂ© Ă  un an de prison avec sursis et 10 000 francs d’amende pour complicitĂ© de vol de voiture et tentative de meurtre. Il Ă©tait impliquĂ© dans des trafics divers jusqu’au jour oĂą des « lascars Â» l’ont frappĂ© parce qu’il s’était aventurĂ© sur leur territoire : la logique de ces trafics est celle de la conquĂŞte des marchĂ©s. Il a alors dĂ©cidĂ© de se venger avec quatre « mecs Â» de sa citĂ©. Ils ont volĂ© une voiture et une expĂ©dition a Ă©tĂ© organisĂ©e pour aller tirer sur les « concurrents Â». Quelques jours plus tard, ils ont Ă©tĂ© arrĂŞtĂ©s par la police. Dans sa lettre d’adieu Ă  la classe, il a Ă©crit : « Le jour du jugement est arrivĂ©, je m’en suis tirĂ© avec un an de prison avec sursis, cinq ans d’interdiction de permis de conduire, une amende de 10 000 francs, l’interdiction de quitter le territoire sans autorisation du juge, et je dois tous les mercredis signer ma feuille au commissariat. Je m’en sors bien. Mais lors du jugement, j’ai revu le mec sur qui on avait tirĂ©, il est paralysĂ© Ă  vie, et ça, je m’en souviendrai toute ma vie mĂŞme si je ne sais pas si ce sont mes balles qui l’ont touchĂ©. (…) Si je peux me permettre de donner un conseil Ă  la soi-disant caillera, c’est d’arrĂŞter de foutre la merde, d’arrĂŞter de rendre fous leurs parents, de travailler Ă  l’école et de profiter de la vie. Avec toutes mes conneries, j’ai failli perdre mes parents, mon père me calculait presque plus, ma mère prenait des cachets pour dormir, j’ai failli perdre ma meuf plusieurs fois Â». Il m’a demandĂ© de lire cette lettre Ă  la classe. Ce tĂ©moignage permet de comprendre ce qu’il en est de la morale, d’un certain nombre de logiques : de la prĂ©dation, de la concurrence, du marchĂ© ; et des violences dans lesquelles on se trouve pris malgrĂ© soi.

Mes 150 Ă©lèves de terminale du lycĂ©e Utrillo sont, en quelque sorte, porteurs d’une première ligne de violence, une violence qu’ils vivent Ă  l’extĂ©rieur de l’établissement scolaire, dans les citĂ©s, dans les quartiers. Il y a une corrĂ©lation claire entre le taux d’occupation des logements et l’échec scolaire ; plus le logement est surpeuplĂ© et moins la rĂ©ussite devient possible. Cette violence extĂ©rieure est due aux conditions d’habitat. J’ai Ă©voquĂ© les ascenseurs, mais il faudrait parler de la vĂ©rification des charges locatives, de la gestion des agences immobilières qui font fortune grâce Ă  la pĂ©nurie de logement (40 000 demandes de logements prioritaires en Seine-Saint-Denis !). Dans les journaux, on entend parler de voitures volĂ©es mais pas du mode de gestion des bailleurs ; cela a des consĂ©quences directes sur le comportement des jeunes dont nous avons la responsabilitĂ©. Sur cette violence, viennent se plaquer les sĂ©ductions mĂ©diatiques et les rĂŞves de « loft Â» paradisiaque. L’école pourrait essayer d’aider ces jeunes Ă  y rĂ©flĂ©chir pour ne pas en ĂŞtre trop victimes.

Hichame avait Ă©crit son texte en cours de philosophie. Qu’est ce qui rend possible l’écriture ? Il va de soi que si le juge avait eu connaissance de ce texte, ce n’est pas un an avec sursis mais trois ou quatre ans fermes comme les autres, qui ne l’avaient pas chargĂ©, qu’il aurait eu. Il y a lĂ  quelque chose qui peut nous aider Ă  comprendre comment il est possible d’instituer la loi Ă  l’école, en articulation avec la construction des savoirs.

La deuxième ligne de violence est celle dont l’école elle-mĂŞme est la cause. Mes Ă©lèves se ressentent comme des survivants de la sĂ©lection scolaire. Quelquefois, quand on interroge ces Ă©lèves arrivĂ©s en terminale sur leur absentĂ©isme scolaire, en dehors de toute tentation moralisante ou coercitive, ils rĂ©pondent qu’ils sont fatiguĂ©s. Il a fallu tellement prendre sur soi pour bien travailler Ă  l’école, pour ravaler les humiliations imposĂ©es aux bons Ă©lèves que quelques-uns, lorsqu’ils arrivent en terminale, commencent Ă  ĂŞtre fatiguĂ©s. Le premier problème dans les collèges et les lycĂ©es est celui des incivilitĂ©s permanentes qui entraĂ®nent le dĂ©sarroi des professeurs non prĂ©parĂ©s ; je passe moi-mĂŞme 80 % du temps Ă  Ă©tablir les conditions minimales de la parole, en classe de terminale.

Par ailleurs, moins de 10 % des Ă©lèves choisissent leurs orientations. Ces orientations se font Ă  l’aveugle et reprĂ©sentent la vĂ©ritable punition Ă  l’école. Elles sont le jugement que portent leurs professeurs sur leur propre travail et qui va dĂ©terminer l’ensemble de leur engagement, de leur insertion sociale et professionnelle. Une grande majoritĂ© de ces Ă©lèves sont dans la demande scolaire : « Monsieur, faites-nous cours, que nous puissions Ă©crire sous la dictĂ©e, que nous puissions rĂ©gurgiter après avoir ingurgitĂ© Â». VoilĂ  comment la construction des savoirs se trouve dĂ©naturĂ©e, sinon rendue impossible par les modes institutionnels de fonctionnement actuels de l’école.

La troisième ligne de violence est celle dont ils sont porteurs par rapport Ă  l’histoire. A Stains, j’ai la chance d’avoir des Ă©lèves originaires de toute la planète. Tous ces Ă©lèves ont une histoire. C’est Gaye, malien d’origine, qui dĂ©couvre qu’il est le fruit d’un mariage forcĂ©. Yavuz raconte comment son père, turc d’origine kurde, a passĂ© 48 heures coincĂ© sous la banquette arrière d’une camionnette. Chafique revient de vacances passĂ©es en Inde oĂą une petite fille qui aurait pu ĂŞtre soignĂ©e est morte. Il conclut son rĂ©cit en disant : « Depuis ce jour, je dĂ©teste l’argent quand il ne sert qu’à faire des hommes de plus en plus riches et des pauvres de plus en plus pauvres, et qui, par consĂ©quent, souffrent. Je me rends compte que nous vivons comme des rois par rapport Ă  ceux qui souffrent de la guerre, de la pauvretĂ©, du racisme et d’autres choses qui font du monde un enfer pour certains. Par contre, nous, nous vivons bien tranquilles, mĂŞme si c’est un peu difficile parfois Â». Je prĂ©cise qu’il habite une des citĂ©s les plus « pourries Â» de Stains. Ghislaine, originaire du Congo, raconte que son village d’origine a Ă©tĂ© ravagĂ© par la guerre civile et ne sait pas si ses oncles et tantes sont encore vivants, « ils errent sur les routes, avec des millions de rĂ©fugiĂ©s ; j’essaie de ne pas y penser, il n’y a que ça Ă  faire. J’imagine que mes proches marchent. Tout ça pour une histoire de pĂ©trole et de pouvoir, je n’ai plus de pays. Â»

L’enjeu de l’articulation de la construction des savoirs, ce que l’on vient faire Ă  l’école, apprendre, s’ouvrir Ă  tous les champs possibles de la culture humaine, les arts, les sciences, les techniques, est dĂ©cisif. Nous sortons d’un siècle oĂą les plus hauts degrĂ©s de savoir, de culture, de compĂ©tence se sont mis au service des pires barbaries. Un four crĂ©matoire est un outil technique très compliquĂ© ; c’est très difficile de brĂ»ler un corps, les gens qui conçoivent et rĂ©alisent ce type d’appareils sortent des meilleures Ă©coles d’ingĂ©nieurs, ce sont de bons Ă©lèves. Lorsque nous nous rendons compte que la culture peut se mettre au service des pires formes de violence, c’est l’école qui se trouve touchĂ©e dans son cĹ“ur, dans sa première fonction d’instruction. Si le savoir s’instrumentalise en outil de pouvoir, alors l’école n’est plus l’école.

Il importe de ne pas seulement s’interroger Ă  propos des voyous de banlieues, ces gamins et ces filles de quatrième techno qui grimpent sur les tables et pissent dans la corbeille. Il s’agit aussi de s’interroger sur les bons Ă©lèves des classes prĂ©paratoires : qu’apprennent-ils ? Pourquoi apprennent-ils ? Quel est le sens de leur prĂ©sence et de leur insertion dans la sociĂ©tĂ© ? Comment aider les jeunes Ă  s’insĂ©rer dans les systèmes de production de richesses, de biens, de services utiles Ă  tous ? Quelles sont les exigences de cette insertion si au plus haut niveau de rĂ©ussite du système Ă©ducatif l’insertion elle-mĂŞme se trouve complètement pervertie par rapport au sens qu’elle devrait avoir ?

J’ai eu la chance d’être nommé, dès 1971, en École Normale d’instituteurs. J’ai pu travailler avec des classes maternelles et primaires où les instituteurs instituent la loi, apprennent aux enfants, jour après jour, à organiser le temps et l’espace, à se donner les outils matériels, culturels et institutionnels de leur liberté. Le travail de Francis Imbert, en Seine-Saint-Denis avec les institutrices de classes maternelles, publié aux éditions ESF, montre qu’il ne s’agit pas d’utopie, mais d’expériences menées depuis des dizaines d’années et qui sont possibles aujourd’hui, sans que l’on ait besoin de doubler le budget de l’Éducation Nationale.

Comment rĂ©pondre Ă  cette urgence de la construction de savoirs et de l’institution de la loi dans leur articulation ? C’est la vieille question des hommes de la Renaissance, « science sans conscience n’est que ruine de l’âme Â» pour Rabelais, ou encore « tĂŞte bien faite vaut mieux que tĂŞte bien pleine Â» pour Montaigne. On a longtemps interprĂ©tĂ© cette dernière phrase comme mettant en opposition le contenu des savoirs et les mĂ©thodes pĂ©dagogiques qui permettent d’y accĂ©der. En rĂ©alitĂ©, ce que disent Montaigne et Rabelais, c’est qu’un savoir qui n’est pas structurĂ© par une Ă©thique est meurtrier. Le savoir sans la loi peut devenir meurtrier ; quant Ă  la loi, sans le savoir, elle est impuissante. Il s’agit lĂ  de l’urgence de l’école : parvenir Ă  articuler ces deux Ă©lĂ©ments, pas dans les actions pĂ©riphĂ©riques, pas dans le club socio-Ă©ducatif, pas dans le journal lycĂ©en, mais dans les actes mĂŞme d’instruction, d’apprentissage. Il existe de nombreux textes aujourd’hui, exprimĂ©s dans les règlements intĂ©rieurs, dans lesquels on constate une disjonction entre les devoirs qui concernent la sphère institutionnelle, et les droits des Ă©lèves qui concernent la sphère associative et facultative. Ne nous Ă©tonnons pas des rĂ©sultats quant au degrĂ© de citoyennetĂ© des adultes moyens. Comme je le rappelais ce matin Ă  des Ă©lèves de première, ma classe n’est pas une association, c’est une institution. Je n’ai pas choisi mes Ă©lèves, ils ne se sont pas choisis entre eux et ne m’ont pas choisi. De mĂŞme, je n’ai pas choisi mes voisins de palier, ni mes collègues de travail. L’apprentissage du vivre ensemble ne s’opère pas seulement dans les lieux associatifs, pĂ©riphĂ©riques par rapport au cĹ“ur mĂŞme de l’institution, mais dans le cours de maths, dans l’atelier d’électronique ou de techniques commerciales. Si cette articulation des droits et des devoirs n’est pas faite, si les devoirs sont prĂ©sentĂ©s comme impĂ©ratifs premiers, il se produit une inversion, sinon une perversion, du rapport Ă  sa propre libertĂ©. S’accepter soi-mĂŞme comme sujet libre est la première difficultĂ©.

Arriver Ă  l’heure, Ă©couter le cours, travailler, n’est pas discutable. Dès que j’entre en classe, dans le mode de fonctionnement actuel, un rapport de force s’installe. Moi-mĂŞme, en tant que professeur, je crains de ne pas « tenir Â» mes Ă©lèves : je suis alors tentĂ© de confondre l’exercice de mon pouvoir sur ce groupe avec l’exercice de mon autoritĂ© dans ce groupe. La difficultĂ© essentielle est de comprendre le caractère contradictoire et incompatible de l’exercice du pouvoir sur un groupe et de l’exercice de l’autoritĂ© dans un groupe. Si la loi n’est pas d’abord autorisation, dont l’interdiction n’est que la consĂ©quence, elle ne peut avoir aucun sens. Dans ma classe, je fais taire le bavard pour qu’il puisse parler, je calme l’agitĂ© pour qu’il puisse agir : le bavardage est la destruction de la parole, l’agitation est le contraire de l’action.

Un ancien Ministre de l’Éducation nationale, devenu Ministre de l’IntĂ©rieur, avait dit que « donner la parole aux Ă©lèves en classe, c’est ne la donner qu’à ceux qui savent dĂ©jĂ  la prendre. Â» Autrement dit, il n’est pas question de donner la parole Ă  ceux ne savent pas parler puisqu’ils ne savent pas le faire. Quant Ă  ceux qui savent dĂ©jĂ  parler, ce n’est pas la peine de leur donner la parole puisqu’ils savent dĂ©jĂ  parler !… C’est mĂ©connaĂ®tre les mĂ©canismes fondamentaux de l’apprentissage : « pour apprendre Ă  faire quelque chose, on doit faire ce que l’on ne sait pas encore faire Â». On doit donner la parole aux Ă©lèves justement parce qu’ils ne savent pas la prendre ; quant Ă  ceux qui savent la prendre par une imprĂ©gnation mĂ©diatique ou familiale, ils savent comment parler pour ne rien dire et donner l’illusion de la parole.

Un travail extrêmement important doit être accompli dans nos classes pour l’institution des principes du droit. Ces principes sont très simples et sont devenus indiscutables car ils permettent la discussion.

« La loi est la mĂŞme pour tous Â». Sans cela, il s’agirait de lois « privĂ©es Â», de privilèges. Comment des adultes pourraient-ils prĂ©tendre imposer une loi qu’ils ne respectent pas eux-mĂŞmes ? Il ne s’agit pas de faire un discours moralisant imposant aux adultes de respecter la loi toujours et partout. Aucun d’entre nous n’est un citoyen parfait. Le citoyen est peut-ĂŞtre d’ailleurs celui qui sait qu’il ne l’est jamais suffisamment : c’est l’un des paradoxes de la dĂ©mocratie que de n’être jamais achevĂ©e. Quand je suis amenĂ©, pour une raison intentionnelle ou accidentelle, Ă  transgresser la loi, j’en assume les consĂ©quences.

« Nul n’est censĂ© ignorer la loi Â» est un principe indiscutable qui signifie que nul n’est censĂ© ignorer qu’il y a application d’une loi dès lors que son action implique autrui. Avant de conduire ma voiture, il faut que je fasse la preuve de la maĂ®trise de l’objet technique qu’est le vĂ©hicule ainsi que de la connaissance des règles qui me permettent de circuler librement. Le code de la route autorise la circulation, les interdictions sont les consĂ©quences de cette autorisation. Les Ă©lèves ont parfois du mal Ă  comprendre que l’interdiction du bavardage n’est que la consĂ©quence, tout Ă  fait technique, de la libertĂ© impĂ©rative pour chacun de parler. La loi est l’outil qui nous permet d’articuler nos libertĂ©s. Si je veux dĂ©couvrir les plaisirs que je viens chercher dans telle ou telle activitĂ© avec les autres, je suis obligĂ© d’agir pour le plaisir de l’autre. La nature mĂŞme de l’activitĂ© m’oblige Ă  comprendre que mon plaisir s’accroĂ®t du plaisir de l’autre, que ma libertĂ© s’augmente de la libertĂ© de l’autre. Il est important de construire les mĂŞmes logiques dans le cours de mathĂ©matiques ou l’atelier de technologie et de faire comprendre que les savoirs peuvent s’échanger, se partager, s’accroĂ®tre les uns les autres, et non pas servir de moyens de distinction, de prestance, de pouvoir, d’écrasement de l’autre.

« Nul n’est censĂ© ignorer la loi Â» n’est vrai qu’à partir de la majoritĂ© civile et pĂ©nale. Ce principe n’est pas valable pour la quasi-totalitĂ© des enfants scolarisĂ©s. Si je vais Ă  l’école, c’est que je suis ignorant ; si les ignorances sont punies Ă  l’école, l’école n’a donc plus de sens. Je suis ignorant non seulement des savoirs mais aussi de la loi qui structure l’égalitĂ© entre les hommes. On me met Ă  l’école Ă  l’age de trois ans pour dĂ©couvrir cette deuxième valeur permise par l’interdit de la violence et de l’idolâtrie (la confusion entre sujet et objet), sans me demander mon avis, pour dĂ©couvrir l’égalitĂ©. Dans la famille, je ne peux pas dĂ©couvrir l’égalitĂ© ; les parents, les oncles, les tantes, les grands frères et l’interdit de l’inceste me permettent de dĂ©couvrir ma singularitĂ© de sujet libre. L’interdit de l’inceste ouvre Ă  la libertĂ© du sujet ; Ă  l’école, c’est l’interdit de la violence, l’obligation de se parler qui ouvre Ă  l’égalitĂ©. En effet, il y a des Ă©gaux, des garçons et des filles du mĂŞme âge qui sont lĂ  pour les mĂŞmes finalitĂ©s. Parmi eux, il y a un « Ă©gal Â» particulier, le maĂ®tre ou la maĂ®tresse, qui ressemble beaucoup Ă  papa ou Ă  maman, mais que je peux arriver Ă  Ă©galer, voire Ă  dĂ©passer dans son expertise. Cette Ă©galitĂ© visĂ©e entre maĂ®tre et Ă©lèves est structurĂ©e par la dĂ©nivellation qui existe entre maĂ®tre et Ă©lève, dĂ©nivellation destinĂ©e Ă  s’abolir. « Ă‰cole Â» en grec signifie « loisir Â», c’est le lieu oĂą je ne suis pas soumis Ă  l’obligation de rĂ©sultats qui sera en vigueur dans la vie professionnelle, c’est le temps du droit Ă  l’erreur, c’est le temps que nous avons dĂ©cidĂ© d’offrir aux enfants Ă  la fin du XIXe siècle, et dont ne bĂ©nĂ©ficient pas encore 300 millions d’enfants dans le monde. Il y avait 30 000 Ă  40 000 enfants qui dorment dans la rue Ă  Paris Ă  la fin du XIXe siècle, comme c’est le cas aujourd’hui dans les faubourgs de Bogota ou d’ailleurs. Il m’arrive de dire Ă  mes Ă©lèves, surtout s’ils ont des difficultĂ©s de relations avec eux, qu’il ne faut pas qu’ils oublient que leurs parents ont traversĂ© les frontières et les ocĂ©ans, ont couru des risques considĂ©rables dans leur propre existence, peut-ĂŞtre justement pour leur permettre d’échapper au sort de ces 300 millions d’enfants Ă  travers la planète. Ă€ la fin de l’annĂ©e, s’ils ont leur bac, ils feront partie du 1 % de la population mondiale qui a un diplĂ´me universitaire ; de mĂŞme qu’il n’y a que 1 % de la population mondiale qui a accès Ă  un ordinateur.

L’articulation du savoir et de la loi dans l’école nous oblige à repenser les modes de fonctionnement institutionnel encore en vigueur dans l’école.

« Nul ne peut ĂŞtre puni pour un acte dont il n’est pas l’auteur ou le complice Â». Or, c’est une logique qui a sĂ©vi dans l’histoire humaine depuis longtemps ; certains sont coupables non pas de ce qu’ils ont commis mais de ce qu’ils sont : blanc ou noir, Juif, ArmĂ©nien ou Tutsi. Lorsqu’un professeur inflige une punition collective Ă  la classe, cela signifie que l’élève est puni parce qu’il fait partie de cette classe et non pas parce qu’il a commis un acte rĂ©prĂ©hensible. En classe de terminale S, il y a trois ans, mes Ă©lèves s’étaient plaints d’avoir eu deux heures de colle collective imposĂ©es par un professeur d’histoire excĂ©dĂ© par le comportement de la majoritĂ© des Ă©lèves qui ne suivaient pas le cours. Je leur ai demandĂ© pourquoi ils n’avaient pas signalĂ© quels Ă©taient les Ă©lèves qui ne participaient pas au bavardage et au chahut gĂ©nĂ©ral. Il ne s’agissait pas de dĂ©noncer les coupables mais de dĂ©signer les innocents, c’est-Ă -dire ne pas laisser punir ceux qu’ils savaient ĂŞtre innocents. Certes, ils Ă©taient contents de dĂ©couvrir cette similitude de nature entre cette dĂ©risoire punition collective et les gĂ©nocides du XXe siècle, et donc le caractère illĂ©gitime de la punition. Le droit positif français n’oblige jamais le citoyen ordinaire Ă  dĂ©noncer le coupable d’un acte dĂ©lictueux ou criminel dont il aurait connaissance. Et enfin la punition collective a enfin Ă©tĂ© explicitement interdite dans les règlements et circulaires de l’Education nationale en juillet 2000. Il existe bien sĂ»r un dĂ©calage entre l’existence de cette circulaire et son application…

« Nul ne peut ĂŞtre mis en cause pour un acte qui ne porte tort qu’à lui-mĂŞme. Â» On ne punit plus le suicide dans nos sociĂ©tĂ©s. Sous l’ancien RĂ©gime, le suicidĂ© faisait l’objet d’un procès, on dĂ©signait un tuteur pour parler en son nom, la famille Ă©tait frappĂ©e d’ostracisme, les biens Ă©taient confisquĂ©s, l’enterrement religieux Ă©tait interdit, condamnant Ă  la damnation Ă©ternelle. Certes, on ne punit plus le suicide, mais on continue de punir l’usage de drogue alors que certaines formes de toxicomanie sont des suicides ralentis. Et donc l’application de ce principe interdit Ă  l’école de punir le dĂ©sintĂ©rĂŞt, les « mauvais Â» rĂ©sultats scolaires.

« Nul ne peut se faire justice Ă  soi-mĂŞme Â» et « nul ne peut ĂŞtre juge et partie Â» sont deux aspects du mĂŞme principe, l’un du cĂ´tĂ© du pĂ©nal, l’autre du cĂ´tĂ© du civil. Or, dans la classe, je ne suis pas seulement « l’entraĂ®neur Â» de mes Ă©lèves, leur ouvrant les champs de la culture, mais aussi leur juge. Si c’est moi qui enseigne et qui juge ensuite les rĂ©sultats de ces enseignements, les Ă©lèves vont se rĂ©partir entre trois catĂ©gories.

Certains élèves comprennent ou devinent ce que j’ai derrière la tête, surtout s’ils sont renseignés par des redoublants sur mes petites manies… Ils ont compris qu’il faut passer par la soumission au maître pour pouvoir à leur tour, en ayant acquis des diplômes qui permettent de s’imposer aux autres, s’inscrire dans la hiérarchie de la division sociale du travail.

A l’autre extrémité de l’arc social, il y a ceux qui, sans le savoir eux-mêmes, refusent d’entrer dans ce jeu hypocrite de la soumission, et qui risquent la marginalisation avec toutes les conséquences que cela peut avoir dans la vie sociale et le rapport à la loi.

Au centre, la masse intermĂ©diaire des Ă©lèves fait ce qu’il faut pour ne pas avoir d’ennuis, comme le racket aux devoirs ou la « pompe Â» organisĂ©e…

En classe de terminale, bien que les Ă©lèves aient un examen Ă  passer, j’ai un pouvoir au travers de ce que j’écris dans le livret, celui de « casser Â», comme ils disent, un Ă©lève. Ce travail de la recherche de la beautĂ© dans les arts, de la recherche de la vĂ©ritĂ© dans les sciences, de la recherche de l’efficacitĂ© dans les techniques se trouve perverti en recherche de la pure et simple conformitĂ©. Ce gigantesque effort de connaissances qui caractĂ©rise l’humanitĂ© et qui n’a aucune finalitĂ© professionnelle directe mais qui fait de nous des ĂŞtres humains va se trouver aboli dans sa signification mĂŞme. De mĂŞme, lorsque j’entre en classe et que j’ai tendance Ă  confondre l’exercice de mon pouvoir sur ce groupe et l’exercice de mon autoritĂ© dans le groupe, les Ă©lèves tendent Ă  confondre l’obĂ©issance et la soumission. Celui qui obĂ©it aux logiques de la construction des savoirs ne se soumet pas. Celui qui se soumet n’obĂ©it pas, il est dans la guerre interindividuelle : il n’obĂ©it Ă  la loi que par peur de l’autre, il est dans l’hĂ©tĂ©ronomie, il n’a pu construire son autonomie d’adulte.

 

Si nous voulons effectivement instituer la loi Ă  l’école, alors c’est Ă  cette structuration des relations par les principes du droit que nous sommes dĂ©sormais impĂ©rativement conduit. Et les enjeux sont considĂ©rables, il ne s’agit pas de « rĂ©duire Â» les voyous de banlieue, il s’agit de l’éducation citoyenne de tous les Ă©lèves. Peut-on Ă©galement espĂ©rer que les enseignants se comportent eux aussi en citoyens ?


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