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Trente-quatre ans après

 

Analyse institutionnelle et pédagogie (1971)

Contribution Ă  l’ouvrage collectif sous la direction d’Ahmed Lamihi et Gilles Monceau :

Institution et implication, l’œuvre de René Lourau

Ă©ditions Syllepse, 2002.

 

 

 

 

Peu de temps après la rentrĂ©e, assez souvent, je place dans l’armoire de ma salle un dossier qui contient divers documents, tracts, textes et brochures qui ont prĂ©cĂ©dĂ©, accompagnĂ© et suivi mai-juin 1968. Ceux que ça intĂ©resse parmi les Ă©lèves peuvent ainsi consulter, lire. Il est rare que cela ne provoque pas quelques questions ! Les documents les plus lus sont les rapports des « commissions Â» qui avaient travaillĂ© dans les lycĂ©es de la rĂ©gion parisienne ; et la surprise principale des Ă©lèves est de constater que les problèmes qui y sont Ă©voquĂ©s (les relations profs-Ă©lèves, les notes, les mĂ©thodes de travail, l’orientation, les programmes, les examens, etc.) sont toujours, plus de trente ans maintenant plus tard, rigoureusement les mĂŞmes que les leurs...

Je suis toujours un peu surpris, dans les dĂ©bats qui agitent les intellectuels Ă  propos de l’école, par ce qu’on pourrait appeler l’immobilitĂ© des arguments, jointe Ă  l’ignorance de ce qui se passe rĂ©ellement sur le terrain et plus prĂ©cisĂ©ment dans la classe mĂŞme, dans le processus central par lequel sont supposĂ©s se transmettre les savoirs. Selon certaine littĂ©rature, tous les maux actuels de l’école seraient directement issus des influences pernicieuses de Mai 68, des « utopies Â» glorifiant la spontanĂ©itĂ© juvĂ©nile, de la destruction de l’autoritĂ© « lĂ©gitime Â» des maĂ®tres, de la critique des effets sĂ©lectifs de l’enseignement, du nivellement par le bas des exigences disciplinaires (au deux sens de l’adjectif : ordre et savoir !), du « pĂ©dagogisme Â» envahissant… Bref, comme d’habitude, les jĂ©rĂ©miades se suivent et se ressemblent : « On donne le bac Ă  tout le monde, le niveau baisse, les Ă©lèves ne savent plus lire ni Ă©crire Â», etc. ! Certes, çà et lĂ , après 68, des « expĂ©riences Â» diverses ont eu lieu qui donnaient quelques motifs Ă  ces critiques. La « non-directivitĂ© obligatoire Â» (Fernand Oury) fut bien responsable de quelques dĂ©gâts ! Mais le prĂ©tendu « laxisme Â» n’affecta guère qu’une très infime minoritĂ© de classes ou d’établissements.

Tous les ans je demande Ă  mes Ă©lèves, principalement de sections technologiques industrielles ou tertiaires, de raconter leurs souvenirs et itinĂ©raires scolaires, de les Ă©crire. Ils sont entrĂ©s Ă  l’école maternelle après 68. Je rĂ©sume un mètre cube, Ă  peu près, de textes. Ce qui est premier c’est la violence. L’école est une zone de non-droit. Tout y passe : les coups de règles sur les doigts, les fessĂ©es culs nus, les bagarres en cours de rĂ©crĂ©ation, les coups de sifflet et mises en rang, les lignes Ă  copier ou les verbes Ă  conjuguer Ă  tous les temps, les moqueries et le mĂ©pris des enseignants Ă  l’égard des Ă©lèves, l’impossibilitĂ© de parler puisque « de toute façon les profs ont toujours raison Â», les six ou huit heures de rang assis, les savoirs et les devoirs sans signification d’utilitĂ© ou de plaisir, l’arbitraire gĂ©nĂ©ral et massif de la notation, les orientations complètement hasardeuses et imposĂ©es, le temps morcelĂ© et l’espace anonyme, l’entassement homogène, la dĂ©possession de soi dans la soumission Ă  une logique institutionnelle incomprĂ©hensible, et plus banalement l’alternance sans cesse rĂ©pĂ©tĂ©e entre le silence religieux du cours dictĂ© sous le chantage aux « interros Â» et le bavardage gĂ©nĂ©ralisĂ© dans le cours du prof qui parle tout seul. École-caserne ou Ă©cole sans loi, et souvent les deux ensemble, d’une heure Ă  l’autre ! Quelquefois, un enseignant dĂ©passĂ© permet Ă  la meute de se « dĂ©fouler Â», un autre rĂ©gresse en fumant un joint avec ses Ă©lèves ou en couchant avec, cas rares qui, lorsqu’ils sont connus, ont le mĂ©rite de fournir un peu de copie aux journalistes. Certes, on trouvera aussi, dans des classes, des Ă©tablissements, des enseignants acharnĂ©s Ă  donner sens Ă  l’école, la pĂ©dagogie du projet, des travaux de groupes, de l’aide individualisĂ©e, des dĂ©lĂ©guĂ©s-Ă©lèves dont la fonction est prise au sĂ©rieux par les adultes, la pĂ©dagogie Freinet et institutionnelle persistant dans le primaire, etc., mais dans combien des lieux d’école ? 5%, 10% ?

Cependant, Ă  entendre les dĂ©plorations sur le « niveau Â», je ne peux m’empĂŞcher de faire remarquer aux chers collègues que les Ă©lèves de ces sĂ©ries ne seraient jamais, du temps oĂą nous Ă©tions nous-mĂŞmes au lycĂ©e, parvenus en classes terminales... La critique de l’École ne peut faire oublier qu’elle permet tout de mĂŞme Ă  un nombre de plus en plus important d’enfants d’accĂ©der Ă  des savoirs et des savoir-faire qui leur seraient restĂ©s inaccessibles il y a moins d’un demi-siècle. Le jeu de balançoire n’a pas cessĂ© et il a commencĂ© bien avant 68 (l’exclusion de Freinet, c’était avant la guerre...). Oscillation perpĂ©tuelle qui n’intĂ©resse d’ailleurs qu’une infime partie des acteurs de l’institution (combien d’enseignants lisent des ouvrages ou des revues concernant leur profession ? 1% ? 5% ?). On continue obstinĂ©ment Ă  ferrailler sur des questions qui sont rĂ©glĂ©es depuis longtemps et la logique impitoyable du « ou bien/ou bien Â» continue Ă  sĂ©vir : autoritĂ© ou laxisme, contrainte ou permissivitĂ©, savoir ou pĂ©dagogie, instruction ou Ă©ducation... Pourquoi s’étonner des malaises ?

J’ai eu, hasard et chance, la possibilitĂ© d’échapper Ă  ces oscillations. Ce que je pensais dĂ©jĂ  du système Ă©ducatif en 1968 n’a pas variĂ© et se serait mĂŞme plutĂ´t radicalisĂ©... Ă€ cette diffĂ©rence près que j’ai eu la possibilitĂ© de rencontrer les Ĺ“uvres de quelques praticiens permettant de discerner quelques lueurs dans la complexitĂ© de ce qui se passe dans une classe. Je ne me souviens plus de la tĂŞte de ceux qui tenaient le stand : en ce 22 juin 1968, je prends quelques tracts sur une table dans la cour de la Sorbonne et j’achète Vers une pĂ©dagogie institutionnelle. Mais, Ă  cette Ă©poque glorieuse, je m’intĂ©ressais surtout aux rapports entre la RĂ©volution et le Royaume de Dieu : malgrĂ© le 30 mai, je m’acharnais, avec quelques autres. Nous Ă©tions dans l’eschaton, la fin de l’histoire. AoĂ»t fut difficile : les chars russes en TchĂ©quoslovaquie, le pompidolisme en France, couvraient nos Ă©nergies d’une chape de plomb. Comment faire ? Je ne me suis rendu compte que bien plus tard de ce que nous avions enterrĂ© en Mai, c’est-Ă -dire, très prĂ©cisĂ©ment, les millĂ©narismes, ces joyeuses funĂ©railles se cĂ©lĂ©brant encore dans le langage mĂŞme, religieux et marxiste, des  millĂ©narismes. J’étais « pion Â», maĂ®tre d’internat ; mon passage du lycĂ©e Hoche Ă  Versailles au lycĂ©e technique d’Aulnay-sous-Bois me fit changer de monde : comment « maintenir l’ordre Â» ? Ă€ Versailles, aucun problème, exceptĂ© les bizutages de dĂ©but d’annĂ©e : les classes prĂ©pas travaillent... Ambiance diffĂ©rente Ă  Aulnay : je dĂ©couvre que l’on peut parler avec les Ă©lèves, et que leurs histoires sociales, familiales, scolaires, donnent tout Ă  coup une certaine consistance aux statistiques de la sĂ©lection Ă  l’école et aux analyses de Bourdieu et Passeron et, plus tard, de Baudelot et Establet.

Maintenir l’ordre ? Je dĂ©cide de ne plus avoir recours Ă  une quelconque menace de punition mais seulement Ă  la parole : discussions et conciliabules interminables au dortoir. Nous nous donnons des règles, je constitue, avec une cinquantaine de mes propres bouquins, une bibliothèque, je remplace la sonnerie du matin par du Mozart, je commence Ă  demander aux Ă©lèves d’écrire... Je dĂ©couvre progressivement la possibilitĂ© d’échapper Ă  l’alternative sĂ©vĂ©ritĂ©/laxisme. Et  lorsque je reçois, en 1972, mon affectation en École Normale d’instituteurs, je rouvre AĂŻda Vasquez et Fernand Oury : quitte Ă  devoir enseigner la psychopĂ©dagogie Ă  de futurs instituteurs, alors que je n’ai aucune idĂ©e de ce qui se passe Ă  l’école primaire, autant se renseigner auprès de ceux qui racontent et publient ce qu’ils font. Je peux aussi mesurer le gouffre entre ce que je lis, le fonctionnement des classes Â« pĂ©dagogie institutionnelle–techniques Freinet Â», et les classes « ordinaires Â», principalement les classes dites « d’application Â», oĂą les normaliens sont supposĂ©s apprendre leur mĂ©tier. Et je me dis que le plus simple est peut-ĂŞtre d’essayer de transposer ce que les instituteurs Freinet font avec les enfants : textes libres, imprimerie, conseil, etc. Sauf que justement ces mĂ©thodes rendent le travail beaucoup plus complexe que de rĂ©citer des manuels de psychologie de l’enfant… Sur la question du « ou bien/ou bien Â», je dĂ©couvre, contre certaines idĂ©ologies de la non-directivitĂ© mal comprise, et contre les partisans de la loi et de l’ordre, que la question est d’abord de savoir ce qui fonde lĂ©gitimement les règles dans le fonctionnement de la classe, que le pouvoir du maĂ®tre n’est pas son pouvoir mais celui des règles dĂ©cidĂ©es en commun, que l’effort est au service du plaisir, que l’ordre est au service de la libertĂ©, que la lecture, l’écriture et le calcul sont les outils de tous les autres savoirs et qu’il est absurde d’en faire des apprentissages sĂ©parĂ©s de ce Ă  quoi ils servent ; et que, donc, en ce qui concerne justement ces apprentissages, tout le travail de l’enseignant consiste en la crĂ©ation de situations (les « circonstances Â» de Fernand Deligny), ou l’utilisation de celles qui se prĂ©sentent, dans lesquelles l’enfant pourra dĂ©couvrir simultanĂ©ment les plaisirs et les exigences liĂ©s Ă  l’acquisition des savoirs : si les savoirs augmentent les pouvoirs, ils peuvent alors prendre sens, et les règles – y compris celles qui peuvent paraĂ®tre arbitraires, comme celles de l’orthographe – ne sont plus des obstacles mais des points d’appui pour la libertĂ© (d’expression Ă©crite s’agissant de l’orthographe).

Ma deuxième chance fut de rencontrer Francis, et Anne-Marie qui y Ă©tait directrice, Imbert, au moment de la fusion des deux Écoles Normales de Châteauroux : enfin la mixitĂ© dans la formation des maĂ®tres ! Il venait de publier un livre[1] Ă©crit avec, entre autres auteurs, quatre normaliennes qui y racontaient et y analysaient leurs essais d’introduction du « conseil Â» dans des classes primaires pendant un stage en responsabilitĂ© de trois mois. J’y retrouvais mes prĂ©occupations : comment la formation des instituteurs pouvait-elle leur ouvrir des champs pratiques et thĂ©oriques qui permettent d’échapper Ă  l’oscillation ? La question centrale Ă©tait celle de la genèse du pouvoir dans la classe et de l’institution de mĂ©diations autorisant le dĂ©sir et le travail : textes libres, imprimerie, journal scolaire, correspondance, conseil… J’eus aussi la possibilitĂ© de travailler dans des classes coopĂ©ratives : tout Ă  fait fascinant de voir des enfants de six-huit ans travailler librement, organiser jour après jour les emplois du temps et de l’espace, apprendre Ă  dĂ©cider des activitĂ©s et des règles, gĂ©rer leur budget, apprendre Ă  rĂ©gler leurs conflits par la parole, dans une atmosphère de curiositĂ© perpĂ©tuellement en Ă©veil, de recherche incessante, d’expĂ©rimentation et de tâtonnements, dans les activitĂ©s artistiques, techniques et scientifiques. Si cela Ă©tait possible avec des enfants « ordinaires Â» d’un quartier ordinaire, comment alors expliquer l’échec scolaire ? Pourquoi ces mĂ©thodes n’étaient-elles pas utilisĂ©es partout ?

Mais je ne pouvais cependant m’empĂŞcher d’éprouver une certaine frustration : si je travaillais rĂ©gulièrement dans les classes primaires, il ne s’agissait pour autant pas de « mes Â» classes… J’étais toujours en position, soit de quasi-inspection des normaliens (malgrĂ© mes ruses s’agissant de leur Ă©valuation) lorsqu’ils y effectuaient leurs stages, soit d’invitĂ© par les militants Freinet. Et mĂŞme si les « cours Â» Ă  l’École Normale s’inspiraient des « mĂ©thodes actives Â», ils Ă©taient toujours sous-tendus par la future position de « maĂ®tre Â», et il m’était toujours difficile d’assumer la position de celui qui dit ce qu’il faut faire avec les enfants en classe sans jamais pouvoir le faire lui-mĂŞme… Et ce me fut finalement un plaisir de me retrouver en lycĂ©e technique, avec « mes Â» classes. Et comme je l’avais fait avec Oury et Vasquez pour me renseigner sur ce que l’on pouvait faire Ă  l’école primaire, je me suis mis Ă  chercher des tĂ©moignages, rĂ©cits, monographies et analyses de praticiens dans le secondaire. C’est ainsi que j’ai dĂ©couvert, en 1978, l’autre courant de la pĂ©dagogie institutionnelle, par le livre de RenĂ© Lourau, Analyse institutionnelle et pĂ©dagogie, qui Ă©tait publiĂ© depuis 1972. Et c’était Ă©videmment le rĂ©cit de sa tentative de pĂ©dagogie « dĂ©mocratique Â» en lycĂ©e Ă  Aire-sur-l’Adour qui m’intĂ©ressait le plus. D’autant que, l’expĂ©rience s’étant dĂ©roulĂ©e en 1963-64, je me rendais compte que c’était l’annĂ©e mĂŞme oĂą je redoublais ma première, et du coup j’avais tendance dans ce rĂ©cit Ă  m’identifier Ă  tel ou tel des Ă©lèves dont Lourau dĂ©crivait les attitudes et rĂ©actions : dommage ! je n’avais pas rencontrĂ© un tel professeur… Nous Ă©tions quatre ou cinq de la mĂŞme classe (en seconde, mes deux premières et la terminale) Ă  nous rĂ©unir deux heures chaque semaine Ă  l’aumĂ´nerie du lycĂ©e pour analyser ce qui se passait dans la classe du point de vue des relations profs-Ă©lèves et entre Ă©lèves, Ă  nous interroger sur le sens de ce qu’on nous apprenait, la justesse des notes, la justice du rĂ©gime disciplinaire, la question des orientations. M’en est restĂ© ce schĂ©ma essentiel propre Ă  l’action catholique et dont j’ai dĂ©couvert plus tard qu’il caractĂ©risait aussi l’éducation populaire : voir, juger, agir. Le deuxième temps (« juger Â»), dès le lycĂ©e, prit rapidement une tournure politique, au grand dam de certains (pas tous) aumĂ´niers ou Ă©vĂŞques, ce qui nous permit de tenir notre place dans les Ă©vĂ©nements qui allaient prĂ©cĂ©der, constituer et suivre 1968. Et dès mai 1967, Ă©tudiant en philo Ă  Nanterre et maĂ®tre d’internat au lycĂ©e Saint-ExupĂ©ry de Mantes-la-Jolie, j’avais pu observer la quasi-Ă©meute lycĂ©enne qui avait failli aboutir au lynchage du proviseur ! La violence Ă  l’école, dĂ©jà…

Ă€ relire aujourd’hui, plus de trente ans après, le livre de RenĂ© Lourau, c’est Ă  une redoutable impression de quasi-stagnation de toutes les questions alors posĂ©es dans les lycĂ©es que je dois faire face. Et pas seulement dans les lycĂ©es. L’idĂ©e fondatrice, Ă  savoir que, en deçà – ou au-delĂ  ? – des techniques pĂ©dagogiques, des sociologies de l’éducation, de l’analyse des idĂ©ologies Ă  l’œuvre dans les programmes et manuels, bref de toute la pensĂ©e et des pratiques critiques de l’éducation, la nĂ©cessaire mise Ă  jour des dĂ©terminations institutionnelles qui entĂ©rinent le rapport « maĂ®tre-Ă©lèves Â» comme matrice politique reste plus que jamais un chantier ouvert. D’une certaine manière, l’école se trahit elle-mĂŞme : le mot mĂŞme d’élève n’a jamais encore pris son vrai sens – sauf prĂ©cisĂ©ment dans quelques-unes des situations dĂ©crites et analysĂ©es par RenĂ© Lourau et quelques autres encore aujourd’hui. Quel est ce sens ? Je pars du texte d’un des Ă©lèves de RenĂ© en 1963 :

Cette expĂ©rience, menĂ©e Ă  un train assez rapide puisqu’en trois mois on en est arrivĂ© presque Ă  son apogĂ©e, a Ă©tĂ© rĂ©ussie. Elle nous a apportĂ© des Ă©lĂ©ments capitaux : le sens des responsabilitĂ©s, la franchise d’opinion, la mise en valeur de soi-mĂŞme (quand, par exemple, on propose une chose que tout le monde approuve, ce qui prouve que l’on n’est pas un imbĂ©cile), la bonne entente entre camarades (car quoi que puissent dire certains, avant l’expĂ©rience on ne se rĂ©unissait jamais en rĂ©crĂ©ation pour parler d’un sujet commun), le sentiment d’être un maillon formant la chaĂ®ne, l’avantage de mieux nous connaĂ®tre entre copains et de mieux connaĂ®tre le professeur en Ă©gal.

Ce texte clĂ´t le rĂ©cit de l’expĂ©rience, et je ne peux pas ne pas rappeler les deux indications de RenĂ© Lourau qui l’encadrent : Une opinion individuelle… …celle du dernier de la classe. Et il est vrai qu’à cette Ă©poque les Ă©lèves Ă©taient classĂ©s, et au lycĂ©e Alain-Fournier de Bourges, les professeurs revĂŞtaient leurs robes pour la distribution des prix… Voici donc que le dernier de la classe parle de l’égalitĂ© avec le professeur, qui, lui, n’est pas classĂ© puisqu’il classe… Ce n’est pas d’abord une question pĂ©dagogique que pose la pratique de RenĂ© Lourau : dans cette classe, les Ă©lèves se sont trouvĂ©s Ă  traverser une situation micro-politique, oĂą il s’agissait d’exercer, pour ce qu’il en Ă©tait de leur rayon d’action, un partage du pouvoir. Toutes les situations qui suivront – Nanterre, 1968-1970 – seront une reprise de ce schĂ©ma initial : comment vivre la matrice de la classe, du groupe de formation, de sorte que les logiques qui s’y dĂ©velopperont permettront d’en sortir ? La critique dĂ©cisive du « groupisme Â», de la clĂ´ture pĂ©dagogique, trouve ici sa pleine actualitĂ©, mĂŞme si les rĂ©fĂ©rences historiques ont dĂ©sormais basculĂ© : ce n’est plus contre la sociĂ©tĂ© institutrice que peut se dĂ©ployer le travail de l’instituteur, de l’instituant contre l’instituĂ©. D’autres forces sont dĂ©sormais Ă  l’œuvre, autrement plus puissantes que celles que dĂ©crivait RenĂ©, parce que l’économique n’a plus besoin d’État. Il n’y a pas et il n’y aura sans doute pas d’écoles « Vivendi Â», parce que dans la maĂ®trise et la diffusion des savoirs, des divertissements, des diversitĂ©s culturelles (sans exceptions !), des jeux, des formations, des recyclages, des encyclopĂ©dies, des Ĺ“uvres, point n’est besoin de lieux spĂ©cifiques. Mais le rapport essentiel Ă  la culture sera perdu puisqu’elle sera vendue et non partagĂ©e.

Ce que nous dĂ©noncions en 1968 c’était la perversion de l’autoritĂ© en pouvoir, de l’obĂ©issance en soumission. Le glissement qui fait inscrire dans l’inconscient institutionnel – le surmoi ? – le rapport hiĂ©rarchique – de classe ? – du savoir comme outil de pouvoir, de domination d’un sur d’autres privait de sens le mot mĂŞme d’élève, puisqu’il ne fallait surtout pas que l’élève s’élève Ă  la maĂ®trise, faisant disparaĂ®tre le maĂ®tre en tant que maĂ®tre dans l’égalitĂ© conquise –, que le mot Ă©cole prenne enfin son sens de loisir… Tout ceci demeure, certes : les archaĂŻques et les identitaires ont encore de beaux rĂ©flexes de survie, hĂ©roĂŻques, et dans leurs crispations mĂŞmes prĂ©cipitent la chute de ce qu’ils prĂ©tendent « dĂ©fendre Â». Mais les « pĂ©dagogues Â» ne sont guère mieux lotis, Ă  voir toutes leurs rĂ©elles ingĂ©niositĂ©s micro-locales dĂ©tournĂ©es et avalĂ©es par les puissances rĂ©elles qui dĂ©truisent la planète : « L’école est finie, cela signifie non seulement la fin du dialogue, de la pĂ©dagogie contractuelle, mais la fin de l’institution elle-mĂŞme, en tant que rouage socialisateur de la sociĂ©tĂ©. La rĂ©action actuelle contre les formes nouvelles apparues en 1968 ne saurait ĂŞtre retour pur et simple au passĂ©. L’histoire ne change pas de cours aussi facilement que l’on change de chemise, mĂŞme si des retournements brusques, des coups de frein presque imprĂ©visibles, semblent nier la dialectique des Ă©vĂ©nements. Le retour Ă  l’institution indiscutĂ©e et indiscutable est un fantasme, une superstition passĂ©iste. Â» Depuis 1971, oĂą ces lignes sont Ă©crites, avons-nous avancĂ© ? PlutĂ´t reculĂ© me semble-t-il, puisque l’école ne serait mĂŞme plus une institution (oĂą pourrait encore se dĂ©ployer le combat de l’instituant et de l’instituĂ©) mais se rĂ©duirait Ă  une organisation bureaucratique des flux d’élèves, machine Ă  trier (Molinier, Dubet), dans laquelle les stratĂ©gies consumĂ©ristes (Ballion) Ă©toufferaient les savoirs, et oĂą les leçons de morale (rebaptisĂ©es apprentissage de la citoyennetĂ©) et le rappel Ă  la loi permettraient la rĂ©duction des sauvageons…

La leçon de ce livre de RenĂ© Lourau ? Que sans inspiration politique la pĂ©dagogie est gestion de la misère culturelle, que sans inspiration pĂ©dagogique la politique n’est que violence pure, et que sans Ă©thique – et plaisir, au sens d’Épicure, le vieux maĂ®tre du Jardin – les deux, politique et pĂ©dagogie, perdent tout sens humain. Et, au fond, c’est bien cet Ă©lève citĂ© plus haut – le dernier de la classe – qui livre la clĂ© permettant d’échapper aussi bien Ă  l’illusion politique qu’à l’illusion pĂ©dagogique : « â€¦en trois mois on est arrivĂ© presque Ă  son apogĂ©e Â». Dans cette expĂ©rience presque rĂ©ussie, s’évitent les pièges de l’achèvement, de la clĂ´ture, de la rĂ©ussite mĂŞme. Je recommence tout dès que j’entre en classe… pour en sortir, ce Ă  quoi m’invitent les Ă©lèves eux-mĂŞmes, traversĂ©s qu’ils sont, jusque dans leur chair, dans ces quartiers nord de la Seine-Saint-Denis, par toutes les violences de la planète et de l’histoire.

Un dernier mot : je n’avais jamais eu l’occasion de rencontrer personnellement RenĂ© Lourau, jusqu’à ce mois de janvier 1997, oĂą, Ă  la suite d’une des pĂ©ripĂ©ties de mes cours qui avait dĂ©frayĂ© la chronique, il m’avait Ă©crit que ma rĂ©ponse Ă  la « devinette Â» des Ă©lèves (« Je suis Sophie mais je ne suis pas Sophie : qui suis-je ? Â») Ă©tait restĂ©e platonicienne (« son amoureux Â») et que les Ă©lèves m’avaient, en me dĂ©pouillant des derniers masques de l’instituĂ© et de l’idĂ©alisme, brutalement ramenĂ© Ă  la rĂ©ponse cynique (« son chien Â») ! Et il m’avait alors invitĂ© Ă  parler avec ses Ă©tudiants, dans son propre cours… Restent la suspension de la mort, en train (le « train assez rapide Â» du dernier de la classe…), en transport, en mouvement, et l’inachevĂ© inĂ©vitable de l’analyse et de l’action, qui lui donnent un de leur sens : il n’y a pas d’essence de l’école dans le ciel des idĂ©es, seulement quelques rĂ©ponses prĂ©caires auxquelles nous oblige chaque petit d’homme qui veut grandir.

 

 

Bernard Defrance,

professeur de philosophie,

lycée Maurice Utrillo, Stains, Seine-Saint-Denis.



[1] Sous la direction de Francis Imbert, Le groupe-classe et ses pouvoirs, Armand Colin, 1973.


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