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Paru dans le dossier en ligne du « Café Pédagogique » sur la violence à l’école, le 5 février 2003

Paru dans le dossier en ligne du « CafĂ© PĂ©dagogique Â» sur la violence Ă  l’école, le 5 fĂ©vrier 2003

 

CafĂ© PĂ©dagogique : Vous dites qu’apprendre la loi, c’est apprendre Ă  obĂ©ir aux objectifs de construction de la loi et non s’y soumettre passivement.

Beau projet.

Mais concrètement, comment envisagez-vous cet apprentissage dans le cadre scolaire ?

 

Bernard Defrance : Beau projet ? Non, ce n’est pas exactement un « projet Â», rien Ă  voir avec une quelconque « utopie Â» : ça se fait depuis longtemps dans les classes coopĂ©ratives, organisĂ©es selon les principes et les mĂ©thodes de la pĂ©dagogie institutionnelle. Voir les milliers de pages Ă©crites par les praticiens qui racontent et analysent ce qu’ils font au lieu de « faire la leçon Â» Ă  leurs collègues (Freinet, Oury, le GRPI du 93, et bien d’autres). Le citoyen n’est pas seulement celui qui obĂ©it Ă  la loi, parce qu’il en a compris la rationalitĂ© et/ou la moralitĂ©, c’est aussi celui qui l’élabore avec les autres citoyens. Et donc, Ă  l’école, le futur citoyen a Ă  apprendre Ă  obĂ©ir Ă  la loi et donc Ă  la faire avec les autres futurs citoyens, avec l’aide des citoyens de plein droit que sont (supposĂ©s ĂŞtre) les enseignants. « Concrètement Â» ? Je n’aime pas bien cet adverbe : sous-entendu, les thĂ©oriciens sont bien gentils mais… Rien n’interdit Ă  un praticien de rĂ©flĂ©chir au sens de ce qu’il fait et d’essayer d’en construire la thĂ©orie. Ici, il s’agit de mise en pratique de la loi, et « concrètement Â» de (faire) comprendre que toute interdiction qui n’est pas simultanĂ©ment autorisation n’a pas de sens. Je peux raconter ? Dans mes cinq classes de terminales, je mène une bataille sans fin contre le bavardage : je fais taire, impitoyablement, le bavard… pour qu’il puisse parler, en totale libertĂ©. Et s’il n’ose pas parler, par peur de passer pour un « bouffon Â» – ils ont quinze ans d’école derrière eux â€“, il peut toujours Ă©crire, et s’il ose signer, on peut publier, après correction. Ce n’est pas notĂ© : ne pas confondre correction et notation.

 

ObĂ©ir, en effet, c’est le contraire de se soumettre (c’est du Rousseau que je vous rĂ©cite lĂ ), et symĂ©triquement exercer son autoritĂ© dans un groupe est totalement incompatible avec imposer son pouvoir sur ce groupe. Ce ne sont pas des formules abstraites. Cela correspond Ă  la mise en pratique des principes du droit. Je raconte encore : surprise de Nathalie quand, alors qu’une de ses camarades est absente, je refuse de lui donner la copie corrigĂ©e de cette camarade pour qu’elle la lui transmette ; pourquoi ? Parce que le droit positif français interdit la communication Ă  un tiers d’un document administratif nominatif, ce que j’explique ; et certains alors de raconter les humiliations de la remise publique des devoirs, avec les notes et commentaires… Je n’ai besoin ici d’aucun « moyen supplĂ©mentaire Â» pour respecter la loi.

 

Pour dĂ©couvrir que les devoirs sont la consĂ©quence des droits, il importe de ne pas inverser la logique d’apprentissage : la plupart du temps (voyez tous les règlements intĂ©rieurs : c’est du concret !) les devoirs sont prĂ©sentĂ©s comme des contraintes (et non comme des obligations) de l’institution, tandis que les droits sont renvoyĂ©s au facultatif du bĂ©nĂ©volat associatif. On continue Ă  confondre la sanction (Ă©valuation des savoirs acquis) et la punition (consĂ©quence lĂ©gale d’un comportement illĂ©gal). Et il est vrai que, dans les faits, les notes constituent la vraie « punition Â», dĂ©terminant les orientations et la menace d’exclusion sociale…

 

L’apprentissage de la loi suppose donc sa mise en pratique : que se passe-t-il, dans les faits, quand je perds mon sang-froid et que je flanque une claque Ă  un Ă©lève (ça n’arrive jamais bien sĂ»r… : « le bon maĂ®tre saura, par une autoritĂ© juste mais ferme, etc. Â», vous connaissez le discours) ? Dans un cas sur dix, les parents qui surprotègent le prĂ©cieux chĂ©ri vont protester et Ă©ventuellement me traĂ®ner en justice oĂą, neuf fois sur dix, ils seront dĂ©boutĂ©s ; dans un cas sur dix, ils viennent me trouver en me demandant de taper plus fort parce qu’eux-mĂŞmes ne savent plus quoi faire de leur voyou ; et dans huit cas sur dix, il ne se passe rien. Que se passe-t-il, en revanche, si un Ă©lève, perdant lui aussi son sang-froid, me frappe ? Dans l’heure qui suit, grève des collègues, titres dans les journaux, les sociologues de la « violence Ă  l’école Â» s’abattent sur les plateaux de tĂ©lĂ©vision, signalement au parquet des mineurs, dĂ©clarations ministĂ©rielles, dĂ©lĂ©gations, et bien sĂ»r, pour le gamin, conseil de discipline et exclusion. La loi dit que, pour un mĂŞme acte dĂ©lictuel ou criminel, un mineur est moins lourdement puni qu’un majeur, puisque, prĂ©cisĂ©ment comme non encore citoyen de plein droit, il n’est pas encore complètement tenu au principe selon lequel nul n’est censĂ© ignorer la loi. Si l’école fonctionne Ă  l’envers de ce principe indiscutable, ne vous Ă©tonnez pas des rĂ©sultats. Est-ce assez concret ? remise des copies, règlements, punitions ?

 

Encore un exemple concret, tenez : un vol a Ă©tĂ© commis, le coupable ne se dĂ©nonce pas (Ă©videmment !), que faire ? Les textes de juillet 2000 interdisent la punition collective (ce qui ne veut pas dire qu’ils soient appliquĂ©s). RĂ©ponse : impossibilitĂ© de la punition collective, pas seulement parce que nul ne peut ĂŞtre puni pour un acte qu’il n’a pas commis ou dont il n’est pas complice, mais parce qu’en punissant un innocent on risque d’en faire un futur coupable (« quitte Ă  ĂŞtre puni autant que ce soit pour quelque chose ! Â»), ce qui risque de propager l’épidĂ©mie. Impossible aussi de « fermer les yeux Â» et de ne rien faire : c’est inciter la ou les victimes Ă  se faire justice Ă  elles-mĂŞmes (« on m’a volĂ© mon vĂ©lo, j’en vole un autre… Â»), ou Ă  se rĂ©signer (ce qui est pire). Donc :

1.                            casser la loi du silence et les effets pervers des rumeurs : rendre publics les faits, affiches, texte distribuĂ© Ă  tous (il n’y a pas que les Ă©lèves qui sont susceptibles de voler…), interventions du CPE ou du prof principal dans les heures de vie de classe, signaler que plainte officielle a Ă©tĂ© dĂ©posĂ©e ; un tableau anonymĂ© des infractions et incivilitĂ©s diverses peut ĂŞtre diffusĂ© rĂ©gulièrement (par semaine, par mois…), avec les mesures prises ;

2.                            important en effet, que plainte officielle soit dĂ©posĂ©e, mĂŞme si elle n’aboutit pas (ne serait-ce que pour l’exactitude des chiffres de la dĂ©linquance !) ; ce qui suppose un travail habituel (et prĂ©alable : mĂŞme s’il n’est jamais trop tard pour commencer…) de partenariat avec la police qui permet de proportionner l’intervention et les investigations Ă  la gravitĂ© de l’acte ; ne pas oublier non plus de faire jouer l’assurance civile de la victime ;

3.                            garantir Ă  chacun la possibilitĂ© de dire ce qu’il sait ou croit savoir sous le sceau du secret (de l’instruction !), pendant l’enquĂŞte ;

4.                            mesures et dispositifs de prĂ©vention : casiers individuels et surveillĂ©s oĂą l’on peut dĂ©poser objets de valeur (les profs sont priĂ©s de laisser leurs portables dans leurs casiers pendant les cours !) ; on ne se promène pas ostensiblement avec 10 000 F de fringues sur le dos ; une coopĂ©rative d’achats permet de s’assurer que tous disposent de la mĂŞme calculatrice… ; les garages Ă  deux-roues sont surveillĂ©s, etc. ;

5.                            si la punition ne peut pas ĂŞtre collective, la rĂ©paration en revanche peut l’être : chacun peut librement marquer sa condamnation de tels faits et sa solidaritĂ© avec la victime du vol en versant librement une contribution pour cette rĂ©paration (c’est l’équivalent de ce qui a Ă©tĂ© introduit en droit français en son temps par Badinter avec l’institution d’une Commission d’indemnisation des victimes, qui peut se substituer au coupable insolvable ou inconnu, pour le versement des dommages civils – c’est le contribuable qui est ici solidaire de la victime)[1] ;

6.                            plus profondĂ©ment, et en amont, la question du vol met en jeu la structuration du rapport Ă  l’autre : institution progressive des distinctions entre ce qui est Ă  moi, ce qui est Ă  toi et ce qui nous est, Ă  certains moments rĂ©glĂ©s, d’usage ou de consommation commune : cela commence Ă  la maternelle ! et par le corps mĂŞme : le viol est atteinte au corps, le vol est atteinte aux extensions symboliques, culturelles et techniques de ce corps.

 

Toutes ces questions sont Ă©videmment Ă  travailler en Ă©quipe pĂ©dagogique : et si on s’en tient aux symptĂ´mes sans s’attaquer aux causes, Ă©videmment, on renforce ce que l’on voulait enrayer ; « sanctuarisez Â» l’école et vous multipliez les « attaques Â» qu’elle a Ă  subir (voir les faits divers rĂ©cents Ă  Goussainville). Le mĂ©decin ne s’interdit Ă©videmment pas les traitements « symptomatiques Â» mais il cherche aussi Ă  s’attaquer aux causes de la maladie… Et il limite les antibiotiques qui renforcent la rĂ©sistance des germes !

 

CafĂ© PĂ©dagogique : Vous dites aussi l’importance, pour prĂ©venir une expression de la violence qui nuirait Ă  tous, de proposer au jeune un cadre lui permettant d’utiliser sa propre violence dans un projet qu’il choisit : pensez-vous que les nouvelles organisations pĂ©dagogiques que sont les ItinĂ©raires de DĂ©couvertes, les Projets PĂ©dagogiques Ă  Caractère Professionnel et les Travaux Personnels EncadrĂ©s peuvent ĂŞtre une des rĂ©ponses permettant aux jeunes de sublimer leur violence naturelle ?

 

Bernard Defrance : Bon, lĂ  aussi, les lieux communs nous trahissent : je ne propose pas de « cadre Â». Si vous posez un cadre, il y aura toujours du « hors-cadre Â», de l’exclu. Si vous posez une « limite Â» (ou un « repère Â» : très Ă  la mode en ce moment, voyez les bĂŞtises – meurtrières â€“ des nostalgiques de l’école-caserne), vous incitez aux jouissances de sa transgression. La « loi du père Â» confondue avec la coercition et le chantage… Bon. Je propose non pas de « cadrer Â» la violence (qui n’est pas du tout « naturelle Â» et encore moins « fondatrice Â», ne pas confondre violence et pulsion de vie) mais de la structurer (sublimer en effet) : pour la station debout, et les plaisirs de la rencontre de l’autre, le squelette est plus efficace que la carapace ou la coquille.

 

Vous dĂ©finissez lĂ  l’école, c’est-Ă -dire l’offre faite aux gĂ©nĂ©rations montantes de s’approprier les significations donnĂ©es au monde et Ă  l’histoire dans l’extraordinaire variĂ©tĂ© des cultures par les gĂ©nĂ©rations adultes (l’école est conservatrice, heureusement) et d’entrer Ă  leur tour dans les aventures infinies des techniques, des arts et des sciences (l’école prĂ©pare les enfants Ă  affronter des questions dont les adultes ignorent encore tout, et Ă  utiliser des savoirs qui ne sont pas encore produits – la totalitĂ© des savoirs et savoir-faire doublent, nous dit-on, Ă  peu près tous les quatre ans, pas très pratique pour construire un « programme Â» ! voyez la bĂŞtise incommensurable des polĂ©miques actuelles sur le programme de philosophie).

 

Il est probable en effet que toute la culture est rĂ©ponse Ă  la violence, utilisation de son Ă©nergie en Ă©nergie crĂ©atrice. Les plus hautes (ou profondes !) crĂ©ations culturelles sont des histoires Ă©pouvantables : de quoi nous parlent les tragiques grecs, Shakespeare, Mozart, Goya, Eisenstein ? De guerres, meurtres, tortures, viols, incestes… Les tournantes de banlieue, oui, et aussi les viols de l’armĂ©e française en AlgĂ©rie. Les rackets ? oui, et aussi les responsables de telle sociĂ©tĂ© de travaux publics blanchis des truquages des marchĂ©s, tel haut personnage de la RĂ©publique acquittĂ©. Ces « dĂ©cideurs Â», anciens bons Ă©lèves, sont des gangsters autrement redoutables (et je ne prends lĂ  que des exemples français) que nos petits – et dĂ©risoires â€“ « caĂŻds Â» de banlieue. La seule traduction possible des Ă©nergies de refus d’un monde absurde (70% de la population de la planète est analphabète) est en effet dans l’action civique, politique et culturelle. C’est grâce Ă  l’école que le petit d’homme peut (devrait pouvoir) apprendre Ă  jouer la violence. L’apprentissage de l’articulation de nos libertĂ©s dans les crĂ©ations des arts, techniques et sciences. C’est la vieille leçon de Deligny : « Fais-les jouer ! fais-les jouer, fais-les jouer…» [2]

 

Bon, alors vous me posez la question de savoir si les IDD, les PPCP et les TPE – Ă  quoi il faudrait ajouter toutes les « journĂ©es Â» ou semaine de ceci ou de cela (de l’holocauste, du sida, de l’amitiĂ© franco-allemande, de la presse Ă  l’école, de la femme, etc.) â€“ peuvent ĂŞtre utiles Ă  la structuration des Ă©nergies Ă  l’œuvre dans la violence. Je n’en sais rien. La seule chose que je peux dire est que je regrette que les IDD continuent Ă  entĂ©riner les divisions entre techniques, arts et sciences, que les PPCP risquent d’être une fois de plus, comme l’ont Ă©tĂ© d’autres dispositifs dans le passĂ©, rĂ©servĂ©s aux cancres et aux agitĂ©s, et que les TPE au lycĂ©e, pour intĂ©ressants qu’ils soient, ne mobilisent les lycĂ©ens que dans la mesure oĂą ils y voient un moyen d’échapper, en partie, au couperet et Ă  l’arbitraire (scandaleux en effet) du bac. Ne vous y trompez pas : je suis tout Ă  fait pour le dĂ©veloppement de ces nouvelles mesures (d’ailleurs inventĂ©es par des enseignants qui n’attendaient pas les circulaires officielles pour modifier leurs pratiques). Mais encore une fois, tout ceci ne sera que cautère sur jambe de bois si le primaire ne se transforme pas radicalement dans ses principes et ses mĂ©thodes – et, encore une fois, des milliers d’instituteurs, sans plus de moyens que les autres, ont depuis belle lurette montrĂ© que c’était possible.

 

Une des sources principales de la violence, c’est l’angoisse de l’avenir, qui se manifeste alors par le court-circuit de l’immĂ©diatetĂ©, dans l’instrumentalisation de l’autre comme objet de jouissance. Mais qui instrumentalise d’abord ? Les pĂ©dophiles ne sont pas seulement lĂ  oĂą nous les dĂ©signe la rubrique des faits divers : que font les publicitaires ? Ă  quelles conduites suis-je tenu si je veux rĂ©ussir l’examen ou l’entretien d’embauche ? celles qui caractĂ©risent la prostitution. Cette rĂ©duction de l’enfant et de l’adolescent comme objet de la jouissance magistrale provoque en effet la rĂ©sistance violente de quelques gamins et la rĂ©signation massive de tous les autres (ce n’est pas la violence qui est inquiĂ©tante, c’est l’absence de violence).

 

L’immense tension de l’humanitĂ©, vers l’habiletĂ© dans les techniques, vers la beautĂ© dans les arts, vers la vĂ©ritĂ© dans les sciences : par quels dispositifs pouvons-nous permettre aux enfants d’en dĂ©couvrir les joies ? Si nous oublions qu’il y a du plaisir dans la violence – lĂ  au moins on ne s’ennuie pas ! â€“ et que la reconnaissance prĂ©cède la connaissance, l’école n’est pas encore l’école. D’ailleurs, spontanĂ©ment, les gamins, que je viens de sĂ©parer parce qu’ils se battaient dans la cour de rĂ©crĂ©ation, rĂ©inventent cette rĂ©ponse du jeu (c’est-Ă -dire de la culture) : « On rigole, M’sieur ! on rigole… Â» Ă€ moi de reconnaĂ®tre celui ou celle qui ne jouait pas vraiment, la victime Ă©missaire, et de permettre dans le parlement de la classe, le lieu oĂą l’on parle, la purge (si vous voulez faire savant vous pouvez dire catharsis) et le rĂ©glage de cette violence.

 

 



[1] Voir l’utilisation de ce dispositif par un CPE d’internat dans : Bernard Defrance, Le droit dans l’école, Labor, p. 28 ; voir aussi la monographie « Histoire de vol Â», publiĂ©e dans Bernard Defrance, La violence Ă  l’école, Syros, p. 122/127, reprise dans Fernand Oury et Marguerite ThĂ©baudin, PĂ©dagogie institutionnelle, Matrice, et dans Francis Imbert et le GRPI, MĂ©diations, institutions et loi dans la classe, ESF.

 

[2] Graine de crapules, réédité avec Les vagabonds efficaces et autres textes, chez Dunod.


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