Paru dans l’hebdomadaire La Vie, n° 2974, 29 août 2002,
(avec quelques coupes, ici version complète).
L’école hors la loi ?
On le sait,
aujourd’hui : il n’y a pas de réponses possibles aux phénomènes de
violences et d’incivilités à l’école sans une éducation, dès la maternelle, aux
exigences du vivre ensemble. Et cela suppose que les deux voies par lesquelles
l’humanité, depuis l’aube des temps, essaie de régler la violence puissent être
reparcourues par chacun des enfants de manière active. La première voie c’est
le jeu, c’est-à -dire la culture : nous savons transformer l’énergie qui
est à l’œuvre dans les pires formes de violences en manifestations les plus
hautes de la culture, et cela donne les tragiques grecs, Shakespeare, Mozart,
Goya…, et aussi les investigations les plus fines des mystères de l’univers
dans les sciences, l’ingéniosité la plus extrême dans les conquêtes de la
technique : recherche de l’efficacité, de la vérité, de la beauté. Nous
offrons l’école à nos enfants pour qu’ils entrent à leur tour dans ces
aventures infinies des techniques, des arts et des sciences.
La deuxième voie, étroitement intriquée à la première, est
l’institution progressive des principes du droit et de la justice. À séparer
ces deux voies le risque est immense – c’est la leçon majeure du 20e
siècle et de ses barbaries les plus extrêmes – de voir la raison se mettre
au service des passions les plus destructrices. Or, notre Ă©cole, du point de
vue de la loi, fonctionne encore trop souvent en contradiction avec les
principes élémentaires du droit. Et donc, si nous voulons que nos élèves
d’aujourd’hui puissent apprendre à relever les défis qui les attendent,
c’est-à -dire, dans le laps de temps de leur existence, à décider de la
poursuite ou non de l’aventure commencée il y a trois millions et demi d’années
à peu près, alors la question de l’articulation entre la construction des
savoirs et l’institution de la loi à l’école devient la toute première question
de nos sociétés.
Et il ne faut pas croire qu’il s’agit de vastes questions
insolubles : c’est dans le concret le plus quotidien de la classe que les
principes du droit peuvent structurer les apprentissages et les créations. Soit
deux exemples de ces principes, devenus (non sans mal) indiscutables au fil de
l’histoire humaine :
-
nul ne peut se faire justice Ă soi-mĂŞme : si, Ă
l’école, on exige des enfants qu’ils renoncent à la violence dans les
micro-litiges et conflits de la vie quotidienne, qu’ils apprennent à avoir
recours à la médiation d’un tiers non impliqué plutôt qu’à la vengeance, cela
suppose évidemment que les adultes montrent l’exemple et que ce principe de la
médiation devienne obligatoire par l’institution d’une instance qui fixe
punition et réparation pour les infractions au règlement scolaire (ce que les
textes officiels autorisent aujourd’hui en France mais ne rendent pas encore
obligatoire) ;
-
nul ne peut être juge et partie : si c’est
l’enseignant qui juge des résultats chez les élèves de son propre enseignement,
on obtient un effet de répétition en miroir, c’est-à -dire – y compris par
les courts-circuits de la « pompe » ou du « racket » aux
devoirs – que les processus de confrontation aux exigences de recherche de
la vérité, c’est-à -dire l’instruction elle-même, se transforment en processus
de recherche de la conformité à ce que l’on croit que le maître attend comme
réponse… et donc il devient là aussi nécessaire d’inventer des dispositifs qui
permettent d’évaluer les compétences acquises par d’autres experts que ceux qui
ont été en charge des apprentissages.
Les perversions induites dans la relation pédagogique par la
transgression quasi-permanente à l’école de ces deux principes sont extrêmement
profondes. Les tâches à accomplir deviennent des devoirs,
l’interrogation se pervertit en interrogatoire, l’examen en mise en
examen, les notes ne sont pas basses ou élevées mais bonnes ou mauvaises,
et les élèves eux-mêmes deviennent bons ou mauvais… Les rapports
de soutien, d’entraînement dans les aventures de la connaissance et des
savoirs, dans les joies de la découverte et les risques de l’invention, rôle
qui est celui du maître, devant et non pas au-dessus, se transforment en
rapports de forces où l’exercice du pouvoir sur la classe empêche
l’exercice de l’autorité dans la classe et où la soumission se
substitue à l’obéissance.
Les dégâts sont incommensurables : quel est exactement le rapport
à la loi dont les adultes donnent l’exemple aux jeunes ? Quelle peut-être
la portée de nos « leçons de morale », quand la loi des jungles
économiques et urbaines envahit l’existence de millions d’enfants et
d’adolescents qui n’ont pour repères que ces exemples aux plus hauts niveaux
des responsabilités économiques et politiques d’anciens bons élèves obsédés par
la poursuite effrénée des pouvoirs et des corruptions qui vont avec, si, en
plus, l’école, dans son fonctionnement institutionnel, contredit les
principes élémentaires du vivre ensemble ? Il y a urgence à ce que l’école
ne reste pas une zone de non-droit, destructrice de la citoyenneté et
productrice de violence.