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Entretien avec Jacques Trémintin

paru dans Le journal de l’Animation, n° 30, juin-juillet 2002,

(avec quelques coupes, ici version complète)

 

 

 

 

C.A. : Vous cĂ´toyez chaque annĂ©e des centaines de jeunes âgĂ©s de 17 Ă  20 ans, voire plus. Pouvez-vous nous dresser un tableau de cet âge qu’on dit trop souvent dĂ©lurĂ© et insouciant, plus prĂ©occupĂ© par la fĂŞte que par la rĂ©alitĂ© ? Comment le percevez-vous ?

 

B.D. : Je voudrais dire d’abord que ce n’est pas parce qu’on « cĂ´toie Â» des centaines de jeunes chaque annĂ©e qu’on peut en avoir une perception exacte. Mieux vaudrait pour une rĂ©ponse la plus exacte possible interroger les sociologues, ce que je ne suis pas. Et j’ai tendance Ă  prendre chaque jeune, garçon ou fille, pour un cas particulier. Les dispositifs de mes « cours Â» ne me conduisent pas Ă  des analyses globales : chaque parole y est singulière, chaque texte tĂ©moigne d’une histoire particulière, irrĂ©ductible Ă  toute autre histoire particulière. En plus, mes Ă©lèves, dans le nord de la Seine-Saint-Denis, sont issus de toute la planète. Et cela pose des problèmes extrĂŞmement stimulants. « DĂ©lurĂ©s et insouciants Â» ? Non pas vraiment, ou alors ce n’est qu’une apparence, une manière de ne pas toujours vivre dans les questions insolubles. C’est une des raisons pour lesquelles ils n’aiment pas forcĂ©ment mes « cours Â» : rĂ©flĂ©chir Ă  plusieurs sur le bien et le mal dans sa propre vie… C’est risquĂ© ! et moi aussi je cours des risques… Bon, je vais me laisser aller quand mĂŞme Ă  quelques Ă©lĂ©ments d’analyse, mais qui ne valent que pour les Ă©lèves que je rencontre dans le nord du « neuf cube Â». Ils sont porteurs, il me semble, de trois lignes de violence : dans le quartier, dans l’école, et aussi la violence dont ils sont les hĂ©ritiers. La dernière d’abord, la violence Ă  laquelle leurs parents en Ă©migrant leur ont permis d’échapper, celle de la misère de leurs pays d’origine, ou de la guerre : c’est Toufik qui raconte les Ă©meutes en Kabylie et le sort fait Ă  des amis arrĂŞtĂ©s ; c’est Guislaine qui ne sait pas si oncles, tantes ou cousins, dont le village a Ă©tĂ© ravagĂ© par la guerre civile, sont encore vivants ; c’est Chafique qui sĂ©journe pour les vacances chez son oncle et sa tante Ă  Karikal et la petite sĹ“ur d’une des servantes meurt Ă  huit ans d’une maladie qui aurait pu peut-ĂŞtre ĂŞtre soignĂ©e, mais faute d’argent… ; c’est Gaye qui dĂ©couvre qu’il est le fruit d’un mariage forcĂ© et dont la mère est morte quand il avait trois ans ; c’est Willy qui est haĂŻtien d’origine, ce sont les deux sĹ“urs jordaniennes, le garçon capverdien, etc.. Quand vous avez dans la mĂŞme classe un turc musulman et un kurde, un juif et plusieurs arabes, trois vietnamiens dont un bouddhiste, le deuxième chrĂ©tien et le troisième musulman, une fille d’origine serbe et un garçon d’origine croate, etc., vous vous rendez compte alors de ce Ă  quoi, aujourd’hui, l’école pourrait effectivement servir : apprendre Ă  vivre ensemble et se parler. Mais je ne connais de leurs histoires que quelques cas sur les cent cinquante Ă©lèves que j’ai en moyenne chaque annĂ©e. Parce que : comment parler Ă  l’école ? C’est la deuxième ligne de violence : comment parler Ă  celui qui vous juge, le professeur, devant les autres ? Qui note et dĂ©cide, en fin de compte, des orientations ? Mes Ă©lèves de terminales sont vraiment divisĂ©s, en eux-mĂŞmes et entre eux. Ils peuvent se ressentir comme des survivants de la sĂ©lection scolaire, et du coup en redemandent ! Des cours magistraux Ă  Ă©crire sous la dictĂ©e, ingurgiter et rĂ©gurgiter… et puis ceux qui se lassent, ne parviennent plus Ă  sortir des engluements de la vie quotidienne, s’absentent, comme s’ils Ă©taient lassĂ©s, au terme du cursus, d’avoir tenu jusque lĂ  ! Je ne parle pas ici de « la violence Ă  l’école Â», je parle de la violence de l’école. Et Ă  cela s’ajoute la violence du quartier : malheur aux faibles dans la jungle des groupes et petites mafias locales ! Sans parler de la « super-bande Â» que constitue trop souvent la police… Violences elles-mĂŞmes directement issues des silos construits pendant les « trente glorieuses Â» pour stocker la main d’œuvre au moindre coĂ»t possible. Vous voyez la complexitĂ© de ces nĹ“uds de violences, d’angoisses et de rĂ©signations, sur lesquels viennent se plaquer toutes les sĂ©ductions mĂ©diatiques, les corruptions des plus hauts dĂ©cideurs, les emprises marchandes et publicitaires, et les rĂŞves de « lofts Â» paradisiaques…

 

C.A. : Quels sont les soucis et les inquiĂ©tudes majeurs qui dominent chez ces jeunes ?

 

B.D. : La question majeure est : que vais-je pouvoir faire de ma vie ? Dans les amours, le travail, vais-je devoir mener la vie rĂ©signĂ©e que mènent les adultes dans leur quasi-totalitĂ© ? De la « thune Â» ! VoilĂ  le souci majeur…

 

C.A. : Le monde des adultes nourrit des inquiĂ©tudes face Ă  la jeunesse : existe-t-il un pĂ©ril jeune ?

 

B.D. : HĂ©las non, ce n’est qu’une infime minoritĂ© qui s’agite, ou alors ce sont des manifestations rituelles au rythme du renouvellement d’une gĂ©nĂ©ration lycĂ©enne, tous les quatre ans. Le pĂ©ril est plutĂ´t chez les dĂ©cideurs ! Combien de morts par an dans les accidents du travail ou les maladies professionnelles, sur les routes, les accidents domestiques (qui font deux fois plus de victimes que la route), les suicides, la pollution… Infiniment plus que dans les actes de dĂ©linquance et les crimes : oĂą est la vraie insĂ©curitĂ© ?

 

C.A. : En quoi l’Éducation Nationale devrait-elle Ă©voluer pour rĂ©pondre aux aspirations des lycĂ©ens ?

 

B.D. : Ça ne concerne pas que les lycĂ©ens. Le travail d’articulation de la construction des savoirs avec l’institution de la loi doit commencer dès la maternelle. Et l’essentiel, du point de vue de la loi, de l’apprentissage du vivre ensemble, est d’abord que l’institution respecte et mette en pratique les principes Ă©lĂ©mentaires du droit. J’ai dĂ©veloppĂ© tout cela ailleurs[1]. La question essentielle du lycĂ©en est : vais-je ĂŞtre jugĂ© (on dit « Ă©valuĂ© Â») Ă  ma juste valeur ? Et donc les notes sont-elles justes ? Toutes les Ă©tudes de docimologie, constamment confirmĂ©es, montrent Ă  quel point les Ă©valuations sont arbitraires et n’ont Ă  peu près aucune espèce de signification quant aux capacitĂ©s rĂ©elles d’un Ă©lève quelconque. Or c’est sur les notes, en dernier ressort, que se joue son destin. Je demande au moins que ce ne soit pas le mĂŞme qui enseigne et qui juge ensuite les rĂ©sultats de son propre enseignement. Aucune des rĂ©formes plus ou moins timides ou avortĂ©es qui se succèdent ne touche Ă  ce point central. Il va falloir s’y mettre…

 

C.A. : Certains Ă©voquent l’instauration d’une prĂ©-majoritĂ© ? Qu’en pensez-vous ?

 

B.D. : On en parle surtout pour essayer de pouvoir incarcĂ©rer les jeunes dĂ©linquants dès dix ou treize ans ! Quand on sait ce qu’est la prison (ou les « centres fermĂ©s Â», c’est la mĂŞme chose). En rĂ©alitĂ© cette prĂ©-majoritĂ© doit se dĂ©cliner dans tous les registres, civils, pĂ©naux et civiques. Mais c’est une question extraordinairement complexe : il y a des pays oĂą majoritĂ©s civile et pĂ©nale sont dĂ©couplĂ©es (18 ans pour la majoritĂ© civile et 21 ans pour la majoritĂ© pĂ©nale, par exemple). Et donc il faudrait passer en revue tous les actes de la vie ordinaire et civique pour fixer les seuils oĂą l’exercice d’un droit quelconque s’articule Ă  la conscience du devoir qui en est la consĂ©quence. LĂ  aussi l’école, non pas comme lieu dĂ©mocratique, mais comme temps d’apprentissage de la dĂ©mocratie, aurait un rĂ´le essentiel Ă  jouer. Et elle le peut : voyez toutes les classes coopĂ©ratives, notamment, qui n’ont pas plus de « moyens Â» que les autres !

 

C.A. : Que devrait ĂŞtre une sociĂ©tĂ© qui ferait une place aux quinze-vingt ans ?

 

B.D. : Une sociĂ©tĂ© qui rĂ©inventerait des systèmes d’initiation Ă  la vie rĂ©elle : que dans cette tranche d’âge, toutes les expĂ©riences humaines, multiples et variĂ©es, soient possibles. J’ai dĂ©jĂ  proposĂ© qu’à cet âge-lĂ , pendant deux ou trois ans, avant Ă©ventuellement de poursuivre des Ă©tudes, chaque jeune puisse vivre, en grandeur rĂ©elle, des dizaines d’expĂ©riences professionnelles Ă  tous les Ă©chelons de la division du travail, des engagements associatifs, des expĂ©riences culturelles, des participations Ă  la vie institutionnelle et politique, faire des voyages, etc. Ce temps d’expĂ©rimentation prĂ©cèderait l’engagement dans d’éventuelles Ă©tudes ou un mĂ©tier, ceci couplĂ© avec un crĂ©dit Ă©ducation pour toute l’existence. Les adultes sont devenus incapables de donner l’initiation aux jeunes, et, du coup, ils se la donnent entre eux, dans ce qu’il est convenu d’appeler les comportements Ă  risques. Parce que n’importe quel jeune doit pouvoir « s’éprouver lui-mĂŞme Â», comme disait Descartes, avant de s’engager dans la durĂ©e, dans un mĂ©tier, dans un amour… Vous savez, ils vont avoir Ă  rĂ©soudre, dans le laps de temps de leur existence, dans tous les domaines techniques, scientifiques, politiques, des questions dont nous n’avons mĂŞme pas encore idĂ©e, nous leurs « Ă©ducateurs Â», et qui mettent en jeu la survie mĂŞme de l’espèce humaine. Et ils le savent. Ils savent quelles sont les impuissances, les lâchetĂ©s dĂ©risoires des adultes… Montesquieu, tenez, après Descartes : « Ce n’est point le peuple naissant qui dĂ©gĂ©nère, il ne se perd que lorsque les hommes faits sont dĂ©jĂ  corrompus. Â»



[1] Cf. Le droit dans l’école, Ă©d. Labor ; Sanctions et discipline Ă  l’école, Ă©d. Syros.


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