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Intervention

Intervention du 8 décembre 1998

6e journée annuelle du Moulin Vert

Bernard Defrance

professeur de philosophie

 

 

 

Je travaille dans un lycĂ©e, au cĹ“ur donc de l’institution Éducation Nationale, peut-ĂŞtre un peu loin de toutes les questions que vous vous posez… Mais je suis Ă©galement engagĂ© dans des actions associatives de quartier, en Seine-Saint-Denis : dans l’organisation de consommateurs, de locataires, de copropriĂ©taires et d’usagers dont je fais partie – je tiens quatre permanences de renseignements juridiques par semaine –, nous essayons d’aider les habitants pour que leurs droits au quotidien soient dĂ©fendus et respectĂ©s. Les rĂ©flexions que je vais vous proposer ont donc une double origine  : ce que j’entends de mes Ă©lèves dans mes classes, lorsqu’ils s’autorisent Ă  parler et Ă©crire, et aussi ce que j’entends des habitants de nos quartiers dits “ chauds â€ť. Quatre Ă©lĂ©ments de rĂ©flexion principaux donc, qui seront forcĂ©ment ici dessinĂ©s Ă  grands traits, chacun d’entre eux mĂ©riterait Ă  lui seul toute une journĂ©e…

 

1. Sur l’espace privĂ© et l’espace public : dans les “ silos Ă  main d’œuvre â€ť construits industriellement pendant les “ trente glorieuses â€ť, on constate un vĂ©ritable Ă©crasement des espaces de la vie familiale et personnelle. Tout ce qui fait partie de la vie intime se trouve en quelque sorte collectivisĂ© de force. Chacun profite des scènes de mĂ©nage rituelles, du chien qui aboie toute la journĂ©e, de la chaĂ®ne hi-fi, etc. En revanche, tout ce qui pourrait donner lieu Ă  rencontres choisies entre voisins autour d’une activitĂ© de loisir ou associative quelconque est rendu très difficile par l’absence de structures ou d’équipements collectifs.

La question du privĂ© et du public est celle de l’articulation des espaces (et des temps), celle des “ passages â€ť, des sas, des espaces de transition, dans la libertĂ© d’ouvrir ou fermer sa porte. L’absence de ces moments et lieux de transition est extrĂŞmement destructrice des personnes. C’est la mĂŞme logique Ă  l’école, la difficultĂ© extrĂŞme de distinguer les moments oĂą l’école doit ĂŞtre fermĂ©e et oĂą elle doit pouvoir s’ouvrir. Quand, par exemple, ValĂ©rie m’adresse cette lettre : « â€¦ Si je tiens Ă  vous faire part de ce qui suit c’est tout d’abord parce que le souvenir me pèse et ensuite parce que “ mes parents â€ť parviendront tĂ´t ou tard Ă  me faire cĂ©der. Ainsi, ils pourraient expliquer la situation Ă  leur avantage, si je ne prenais la prĂ©caution de laisser quelque chose. Que ceci vous semble très curieux, je vous demande de conserver cette lettre, je ne me sens pas en sĂ©curitĂ©, j’ai peur de lâcher prise… Â» [1], heureusement que les portes de ma classe sont bien fermĂ©es et que les parents n’ont pas de droit de regard sur ce qui se dit ou s’écrit dans cette classe. J’ai indiquĂ© Ă  ValĂ©rie les moyens que notre sociĂ©tĂ© met Ă  la disposition des enfants qui souffrent, elle est allĂ©e voir le juge pour enfants qui a pris les mesures nĂ©cessaires pour qu’elle puisse surmonter ce Ă  quoi elle Ă©tait affrontĂ©e dans sa famille et qu’elle “ ne lâche pas prise â€ť.

La question donc du privĂ© et du public pose donc celle des transitions, des “ clĂ©s â€ť, des moments de sas, de respiration. Par exemple Ă  l’école : un de mes Ă©lèves avait Ă  supporter un surnom ridicule et c’est son meilleur copain qui, une fois de trop, l’appelle ainsi ; il lui court après, le massacre et aussitĂ´t fond en larmes… ; sonnerie, cours de maths : « Sortez vos cahiers, untel au tableau… Â», pas de transition, de possibilitĂ© de rĂ©cupĂ©ration, pas de “ sas â€ť. Fondamentalement, pas de moments, de temps oĂą la construction de la personnalitĂ© puisse ĂŞtre assez solide pour pouvoir courir le risque d’aller Ă  la rencontre de l’autre. Il ne s’agit pas ici de limites, de cadres ou de “ repères â€ť, comme on dit trop vite aujourd’hui : il s’agit de structuration interne. Pardonnez-moi cette mĂ©taphore qu’on pourrait critiquer comme un peu “ biologisante â€ť, mais l’évolution des ĂŞtres vivants elle-mĂŞme dĂ©jĂ  fait passer des carapaces, coquilles et Ă©cailles aux squelettes : la rencontre de l’autre n’est possible que si le “ dur â€ť s’intĂ©riorise en structure souple d’articulations. Et donc comment penser l’organisation institutionnelle pour qu’elle prĂ©serve et favorise cette structuration interne ?

 

2. Deuxième rĂ©flexion : il me semble que, dans certaines conditions de vie familiales, Ă©conomiques, urbaines et sociales aujourd’hui, c’est plutĂ´t l’absence de violence qui devrait nous Ă©tonner que certains comportements violents ou dĂ©viants. On peut se demander lĂ©gitimement par quel miracle certaines situations peuvent ĂŞtre supportĂ©es par les populations qui y sont plongĂ©es. Encore un exemple de cet Ă©crasement de l’espace dont je viens de parler : il s’agit d’une femme, dans une citĂ© de Seine-Saint-Denis, qui va se coucher le soir et va d’abord se laver les dents dans sa salle de bain, et, tout Ă  coup, coup de sonnette furieux, c’est la voisine qui l’engueule : « Allez vous laver les dents dans votre cuisine ! Â» De l’autre cĂ´tĂ© de la cloison la voisine entend tout des bruits… Entre le privĂ©, l’intime, et le public, il pourrait y avoir l’associatif, la rencontre de l’autre quand on l’a dĂ©cidĂ©, et donc l’organisation entre eux de ceux qui sont soumis aux mĂŞmes conditions matĂ©rielles intolĂ©rables. Ce sont bien les capacitĂ©s de rĂ©signation qui sont Ă©tonnantes. Un de mes Ă©lèves : « L’internat dĂ©truit l’ambiance d’une classe, c’est un rassemblement forcĂ© d’élèves qui sont dans l’obligation de vivre en collectivitĂ© : de se regarder en se levant et se regarder en se couchant. Â» [2] Pourquoi n’y a-t-il pas plus de manifestations de rĂ©sistance violente Ă  ces situations banales ? Au passage, les Ă©ducateurs peuvent se rendre compte que tel ou tel comportement violent qui semble dirigĂ© contre eux ne s’adresse pas Ă  eux en tant que personne en rĂ©alitĂ©, et qu’ils peuvent ĂŞtre amenĂ©s Ă  subir des agressions dont les origines remontent fort loin dans l’histoire du jeune.

 

3. Troisième rĂ©flexion : ce sont aujourd’hui les structures Ă©lĂ©mentaires de la socialisation qui sont en pĂ©ril. Comment grandir aujourd’hui ? Pas seulement dans les quartiers difficiles, mais partout ailleurs. Ce sont les structurations du rapport Ă  l’espace, au temps, au travail, Ă  la loi, Ă  l’autre finalement, qui sont de plus en plus difficiles pour les jeunes aujourd’hui : courts-circuits de la jouissance recherchĂ©e immĂ©diatement, Ă©crasement de l’espace et du temps, impossibilitĂ© de prendre de la distance, de s’initier au dĂ©tour, Ă  la diffĂ©rence (au sens de “ diffĂ©rer â€ť), la banalisation du face Ă  face duel. En certains lieux, il suffit de regarder un adolescent pour qu’il se sente agressĂ©. Vous pouvez arriver Ă  l’âge de 18 ans sans avoir jamais vu un adulte travailler. Comment s’identifier Ă  un adulte travailleur, qui peut donner sens Ă  son travail et en parler ? Dans un certain nombre de nos institutions Ă©ducatives, on cherche Ă  donner des punitions “ intelligentes â€ť, Ă©ducatives : par exemple comme dans le lycĂ©e oĂą Ă©tait mon fils, oĂą il y avait des “ TUC â€ť, travaux d’utilitĂ© collective, et l’élève puni balayait la cour ! Vous voyez tout de suite l’effet produit sur le jeune, surtout si sa mère est femme de mĂ©nage ! Il y aurait donc des gens, par une fatalitĂ© sociale inĂ©luctable, punis toute leur vie… Il y a en effet des tâches nobles et des tâches ignobles, et n’importe quel gamin le sait depuis la maternelle, puisque les dames de service et les maĂ®tresses sont les seuls adultes qu’on y rencontre (de mĂŞme que plus tard les enseignants et les agents). Quand les adultes ne peuvent prĂ©senter des modèles d’identification suffisamment structurant, c’est-Ă -dire ni “ nuls â€ť ni “ parfaits â€ť, ne pas s’étonner de l’absence de projet et de dĂ©sir qui marque tant de jeunes aujourd’hui. Je n’ai pas le temps de dĂ©velopper, il faudrait analyser aussi les effets destructeurs de la sidĂ©ration devant les images mĂ©diatiques, le rapport magique Ă  l’argent, les difficultĂ©s de la sexualitĂ© (et l’extrĂŞme difficultĂ© des adultes Ă  rendre compte de leur propre rapport Ă  l’image, Ă  l’argent, Ă  la sexualitĂ©, etc.). C’est toujours cette question, muette ou non, que nous adressent les enfants et les jeunes : « Ce que vous dites, vous le faites ? Â» La “ morale â€ť ici est de peu de secours…

 

4. Enfin, dernière rĂ©flexion : comment l’école peut-elle contribuer Ă  l’apprentissage du vivre ensemble ? Lorsqu’on n’est pas dans une structure associative, mais institutionnelle, oĂą les individus ne se choisissent pas rĂ©ciproquement autour de valeurs ou d’activitĂ©s communes, le seul moyen de rĂ©gler les relations rĂ©side dans les règles du droit. Avec cette difficultĂ© supplĂ©mentaire par rapport aux autres institutions qu’à l’école, parce qu’elle est moment d’apprentissage et donc d’ignorance lĂ©gitime, il s’agit prĂ©cisĂ©ment d’instituer et non d’imposer la loi. Comment l’école peut-elle permettre de sortir du religieux, au sens anthropologique du mot, oĂą tous les pouvoirs restent concentrĂ©s en une seule main ? Pourquoi je n’arrive pas Ă  ĂŞtre le professeur idĂ©al dĂ©crit dans la littĂ©rature psychopĂ©dagogique ? Parce que je dois encore aujourd’hui assumer tous les rĂ´les, c’est-Ă -dire Ă  la fois d’entraĂ®neur et de juge de mes propres Ă©lèves, sans parler des exigences du maintien de l’ordre… Et donc la recherche de la vĂ©ritĂ© se pervertit en recherche de la conformitĂ© : « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir mettre sur cette copie qui va faire plaisir Ă  mon prof ? Â», Ă  mon juge ? Comment deviner ce que le professeur a derrière la tĂŞte ? Or, nul ne peut ĂŞtre “ juge et partie â€ťâ€¦ De mĂŞme, nul ne peut se faire justice Ă  lui-mĂŞme : et pourtant, je peux punir moi-mĂŞme l’élève qui m’a injuriĂ© ou qui me dĂ©sobĂ©it. Le code pĂ©nal prĂ©voit – heureusement – l’excuse de minoritĂ© qui veut que pour un mĂŞme acte dĂ©lictueux ou criminel, un mineur soit moins lourdement puni qu’un majeur. Or, que se passe-t-il Ă  l’école si je perds mon sang-froid et que je gifle un Ă©lève ? Quasiment rien ! Et que se passe-t-il si un Ă©lève me frappe ? Passage en conseil de discipline, exclusion, et aujourd’hui, signalement au parquet des mineurs. Peut-ĂŞtre faudrait-il – et vous voyez ici l’immense chantier de travail qui s’ouvre – que notre Ă©cole, si elle prĂ©tend former des citoyens, cesse de fonctionner Ă  l’envers du code pĂ©nal et de bafouer les principes Ă©lĂ©mentaires du droit. Que les enfants puissent dĂ©couvrir Ă  l’école, par la mise en pratique progressive des règles de droit, ce qu’il en est du rapport Ă  l’autre, la manière dont il peut se structurer dans la dĂ©couverte progressive que ma libertĂ© ne s’arrĂŞte pas lĂ  oĂą commence celle de l’autre mais qu’elle commence lĂ  oĂą commence celle de l’autre. Ce qui permet alors de prĂ©server les espaces et temps de solitude, d’intimitĂ©, pour, grâce aux temps et espaces de transition, accepter de courir les risques de la rencontre d’autrui, l’accès Ă  la citoyennetĂ©, Ă  l’espace public oĂą j’apprends pas seulement Ă  obĂ©ir Ă  la loi mais aussi Ă  la faire avec les autres citoyens. Cela passe par toute une sĂ©rie de dispositifs que j’ai vu mettre en Ĺ“uvre dans des classes coopĂ©ratives et que j’ai reconnu dans plusieurs des documents prĂ©paratoires Ă  votre journĂ©e de rĂ©flexion et qui racontent ce que vous faites dĂ©jĂ  en ce sens dans vos institutions et Ă©tablissements. Ce n’est pas facile.

 

Au fond, et pour conclure – mais vous voyez que cette conclusion est une introduction en rĂ©alitĂ© –, ce sont bien, en deçà mĂŞme des conditions de la socialisation, les conditions de l’humanisation qui sont en jeu. Dans la famille, l’enfant dĂ©couvre un interdit majeur, l’interdit de l’inceste, qui le fait accĂ©der Ă  son autonomie et sa libertĂ© de sujet. Ă€ l’école il dĂ©couvre deux autres interdits, ceux de la violence (l’obligation Ă  la parole pour rĂ©gler les conflits) et de l’idolâtrie (l’interdiction de prendre un objet pour un sujet ou un sujet pour un objet), qui lui permettent de dĂ©couvrir l’égalitĂ© avec les autres sujets (y compris les enseignants Ă  la hauteur duquel ils sont invitĂ©s Ă  s’élever – c’est pourquoi en ce lieu l’enfant ou l’adolescent s’appelle un Ă©lève). Et enfin, dans les associations de toute sorte, il dĂ©couvre l’interdit du parasitisme : l’obligation, s’il veut se faire plaisir dans les activitĂ©s qu’il choisit d’y mener, d’agir Ă©galement pour le plaisir des autres dans l’articulation de leurs savoir-faire et de leur crĂ©ativitĂ© ; cet interdit du parasitisme, l’obligation Ă  donner et pas seulement Ă  recevoir, leur permet de dĂ©couvrir ce que dĂ©signe peut-ĂŞtre le troisième terme de notre devise rĂ©publicaine, la fraternitĂ©.

Je vous remercie.



[1] Cf. La planète lycéenne, Syros éd., 1996, p. 50-51.

[2] Cf. La violence à l’école, Syros, 7e éd., 1997, p. 57.


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