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Le Progrès, journal de l’Ain

Le Progrès, journal de l’Ain

Mardi 24 février 1998

 

 

 

 

 

 

La violence à l’école, parlons-en !

 

Les discussions sont ouvertes ce soir par le GFEN avec les enseignants, parents, lycéens, éducateurs. Parmi les intervenants, Bernard Defrance, professeur de philosophie et auteur d’ouvrages sur la violence à l’école et aussi la violence de l’école.

 


Les manifestations de violence Ă  l’école, des Ă©tudes de cas rĂ©els et surtout des analyses sur la naissance de la violence seront au cĹ“ur des discussions proposĂ©es ce soir par le GFEN, Groupe Français d’Éducation Nouvelle. Sur le thème de “ la violence et la construction de la loi Ă  l’école â€ť, le dĂ©bat est ouvert Ă  tous les enseignants, parents, lycĂ©ens, Ă©ducateurs de quartier au 42, rue Charles Robin Ă  partir de 20h 15.

Professeur de philosophie en région parisienne, auteur d’études sur la violence à l’école, Bernard Defrance est invité à parler de son expérience et de ses analyses sur les phénomènes de violence. Petit avant-goût des observations de Bernard Defrance, qui avait déjà animé à Bourg, en juin, un débat sur ce même thème.

 

– La violence Ă  l’école, est-ce un phĂ©nomène nouveau ? Pourquoi en parle-t-on tant aujour-d’hui ?

– Bernard Defrance : Ce n’est pas du tout un phĂ©nomène rĂ©cent. Il y a des rĂ©cits historiques, par exemple des Ă©meutes au lycĂ©e Louis-le-Grand en 1883 qui avaient Ă©tĂ© rĂ©primĂ©es par deux escouades de sergents de ville. La violence entre les jeunes d’une manière gĂ©nĂ©rale a Ă©tĂ© dans le passĂ© beaucoup plus forte qu’elle ne l’est aujourd’hui. Mais nous devenons beaucoup plus sensibles au phĂ©nomène et ça c’est un progrès.

Quand on envoyait les gamins dans les usines, les mines, les filatures Ă  l’âge de 10-12 ans, bien entendu, la violence adolescente se faisait moins remarquer ! La violence se passait en dehors de l’école. Et dans les annĂ©es cinquante encore, vous aviez 10 Ă  20% d’une classe d’âge qui passait en sixième, et aujourd’hui, 100% y entrent.. Cette violence qui se passait en zone urbaine ou dans les champs, elle se passe aujourd’hui Ă  l’école. Ça choque plus puisque les enfants sont censĂ©s y ĂŞtre sous la surveillance des adultes.

– Ă€ partir de quels comportements parle-t-on de violence ?

– Je dirais qu’il y a violence quand le comportement de quelqu’un fait souffrir quelqu’un d’autre. Mais il faut graduer l’analyse : une bagarre dans la cour, ce n’est pas la mĂŞme chose qu’un viol. Les incivilitĂ©s, le chewing-gum dans un trou de serrure, le bavardage incessant, c’est une sorte de violence Ă  bas bruit, ressentie comme une violence par les individus, mise en exergue aujourd’hui.

– Comment expliquer que des comportements agressifs ou inciviques apparaissent parfois avec de très jeunes enfants ?

– Je crois que les enfants ne font qu’imiter les adultes. Les enfants sont violents pour imiter leurs parents. Il suffit de prendre sa voiture et d’observer le comportement de l’automobiliste moyen. Il suffit d’observer le comportement moyen des adultes moyens et les minuscules incivilitĂ©s et illĂ©galitĂ©s qui tissent le quotidien. Les discours, la moralisation, c’est très bien, mais ça n’a aucune efficacitĂ© si les enfants s’aperçoivent que c’est en contradiction avec le comportement de ceux qui tiennent ces discours.

– L’école est-elle victime de la violence ou porte-t-elle une part de responsabilitĂ© ?

– Elle porte une responsabilitĂ© importante. D’abord il y a les infractions Ă©videntes au règlement de l’école : quand un maĂ®tre d’école utilise la règle, un coup de pied au cul, une paire de claques ou des sanctions abusives, il est en contradiction lui-mĂŞme avec les textes rĂ©glementaires qui norment les punitions.

Mais il y a plus subtil, plus profond : l’école, dans le rĂ´le qu’elle impose aux enseignants – et lĂ  les victimes sont aussi bien les adultes que les enfants –, est une zone de non-droit. Par exemple, un conseiller d’éducation explique Ă  un bagarreur qui a tapĂ© sur l’autre parce qu’il l’avait “ traitĂ© â€ť, qu’on n’a pas le droit de se faire justice Ă  soi-mĂŞme. Sauf que l’élève, au cours prĂ©cĂ©dent, s’est fait punir directement par son professeur : les enseignants sont les seuls adultes capables de transgresser le principe Ă©lĂ©mentaire de droit que nul ne peut se faire justice Ă  soi-mĂŞme ni ĂŞtre juge et partie.

– Concrètement, des profs se font agresser par des Ă©lèves et ne sont pas pour autant des profs qui cherchent Ă  nier les droits des Ă©lèves !

– Dans la logique de victimisation, il y a un effet retard. Si la maĂ®tresse de maternelle vous a flanquĂ© une dĂ©culottĂ©e devant tous vos camarades, ce n’est pas tout de suite que vous allez vous venger. Ce sera peut-ĂŞtre plus tard, quand vous tomberez sur une jeune prof dĂ©butante. Bien entendu cette prof ne sait pas que la violence a des causes largement antĂ©rieures. Si l’école Ă©tait un lieu oĂą les jeunes pouvaient parler… Quand mes Ă©lèves de terminales me racontent ce qu’ils ont vĂ©cu en primaire, je me rends compte de cette violence. L’élève violent a toujours, toujours, lui-mĂŞme subi des violences.

L’école doit être le lieu où l’on peut différer la violence, la réfléchir, la travailler, la transformer en culture – toute notre littérature, notre culture est pétrie de violences.

– Quand un enseignant est confrontĂ© dans l’immĂ©diat Ă  la violence, quelle est sa compĂ©tence ?

– Il a d’abord une compĂ©tence policière : il doit interrompre un acte violent, dĂ©lictueux, dans la limite de ses moyens, comme n’importe quel citoyen. Sinon c’est de la non-assistance Ă  personne en danger. Dans sa fonction de professeur, il va ensuite ĂŞtre chargĂ© d’expliciter, de faire parler. Dans ma classe je fais taire les bavards pour qu’ils puissent parler. LĂ  apparaĂ®t la seconde dimension. Si l’école ne remplissait pas ce rĂ´le-lĂ , elle manquerait Ă  sa mission d’instruction, de formation et d’éducation.

– Vous essayez de favoriser la rĂ©flexion et la parole. Mais n’y a-t-il pas un moment oĂą il est dĂ©jĂ  trop tard pour certains Ă©lèves ?

– Pour une minoritĂ© d’élèves probablement, très peu nombreux, il faut penser Ă  des dispositifs de dĂ©rivation, de mise Ă  l’écart provisoire. Mais il faut que toute mesure d’exclusion soit en mĂŞme temps une mesure d’inclusion. Il faut exclure pour que l’élève puisse rĂ©intĂ©grer ce groupe ou un autre oĂą il sera reconnu. Les racines de la violence remontent parfois extrĂŞmement loin. LĂ , il y a des mesures mĂ©dicales, psychothĂ©rapiques mais aussi pĂ©dagogiques Ă  prendre.

Quand un Ă©lève me rend un texte de fureur au lieu d’une dissertation, quand il Ă©crit : « J’en ai marre de cette sociĂ©tĂ© pourrie par l’argent, j’ai envie de casser la gueule Ă  mon père, etc. », j’écris en marge : « Moi aussi j’en ai marre… et maintenant qu’est-ce qu’on fait ? Â» Il faut savoir quelle est l’énergie Ă  l’œuvre dans le refus que manifeste la violence. Si les Ă©ducateurs ne sont pas capables d’entendre cela, de comprendre, de prendre d’abord le parti de l’élève et de la reprendre, cette Ă©nergie, dans leurs propres pratiques, les jeunes irrĂ©ductibles ne pourront pas comprendre le plaisir qu’on peut avoir Ă  apprendre, le plaisir qu’on peut avoir Ă  vivre avec l’autre.

– La violence s’explique quand mĂŞme par des phĂ©nomènes très extĂ©rieurs Ă  l’école.

– Oui. Il y a ce qui peut se passer en famille par exemple – 95% des maltraitances subies par les enfants le sont en famille. Mais quand il n’y a qu’une seule ligne de causes, il y a rarement violence. Il y a violence quand il y a conjonction entre une vie urbaine, sociale, associative, inexistante, dĂ©gradĂ©e, quand les seules associations sont les bandes de quartier et quand les familles ont des problèmes. Les familles n’ont pas dĂ©missionnĂ© ! Il y a des familles qui ont Ă©tĂ© licenciĂ©es de leurs responsabilitĂ©s par des conditions sociales et Ă©conomiques terrifiantes. Quand vous ĂŞtes femme de mĂ©nage en banlieue, que vous avez deux heures de trajet pour aller faire le mĂ©nage dans des bureaux entre six heures le soir et vingt-trois heures, vous n’êtes pas lĂ  en effet quand les enfants rentrent de l’école !

Et quand cela se joint Ă  un fonctionnement scolaire hors-droit, oĂą règne la sĂ©lection, les “ tais-toi ! â€ť, “ Ă©coute â€ť, “ Ă©cris â€ť, que l’enfant se sent exclu au fur et Ă  mesure de sa scolaritĂ©, qu’il se retrouve en 4e techno, que l’horizon se bouche, il y a lĂ  quelque chose qui peut dĂ©clencher la violence.

– Ne chargez-vous pas trop l’école ?

– Si je la pointe, c’est parce que, dans la situation actuelle et sans plus de moyens, nous pourrions, en procĂ©dant Ă  quelques changements institutionnels clairs, contribuer Ă  une meilleure formation Ă  la citoyennetĂ©.

D’une part, qu’on respecte le principe que nul ne peut ĂŞtre juge et partie. C’est-Ă -dire que ce ne soit pas le mĂŞme qui enseigne et qui juge les rĂ©sultats de cet enseignement. Un collègue a fait ça dans une des classes les plus terribles de l’Essonne. Il a dit aux Ă©lèves : « Tous les deux mois, de manière anonyme, vous ferez un contrĂ´le sur table. Ces notes seront les seules portĂ©es sur les bulletins. Le reste du temps, je suis votre entraĂ®neur… Â», 95% des bavardages, crachats, etc. ont disparu : simplement parce qu’il avait distinguĂ© clairement les situations de contrĂ´le et d’apprentissage, de droit Ă  l’erreur. L’école, c’est le lieu oĂą j’ai le droit d’être ignorant. C’est la distinction entre le civil et le pĂ©nal, la distinction entre l’obligation de moyens et l’obligation de rĂ©sultats.

Pour les comportements, rien n’empêche aussi d’instituer une commission de discipline, une sorte de tribunal d’instance qui siège toutes les semaines, et qui peut être saisie par n’importe quel acteur de l’établissement des abus de droit dont il estime être victime et relevant du règlement de l’établissement.

Libérer les professeurs de cette obligation d’avoir à sélectionner leurs propres élèves, libérer les professeurs de cette espèce de rôle quasi-divin où tous les pouvoirs sont réunis en une seule personne, ça libérerait des énergies fantastiques.

 

propos recueillis par Fabienne Python.


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