La construction de la loi au lycée
La
caractéristique principale des actions menées en lycée en vue de
l’apprentissage de la citoyenneté est qu’elles concernent généralement ce qu’on
pourrait appeler des fonctions “ périphériques ” par rapport à la
fonction centrale du lycée qui est de préparer l’obtention du
baccalaurĂ©at : les textes officiels qui autorisent les lycĂ©ens Ă
constituer des associations, publier des journaux, animer des clubs, prendre
diverses responsabilités, sont abondants. En revanche peu de lycéens se
saisissent de ces droits. Sans doute savent-ils que leur exercice est tout Ă
fait secondaire par rapport aux enjeux de ce que l’on vient faire au
lycée : essayer, par le “ sésame ” du bac, de s’ouvrir plus de
chances de poursuivre des études, d’obtenir un diplôme supérieur, et donc
d’échapper aux fatalités du chômage. Et le livret scolaire d’un élève ne
mentionnera pas, par exemple, qu’il s’est occupé d’animer un club de poésie ou
de défense des droits de l’homme… Et d’ailleurs, puisque l’essentiel de
l’évaluation se réduit encore à la notation, comment pourrait-on
“ noter ” de telles activités ?
Or, pour les lycéens qui s’y engagent, il s’agit bien là d’occasions
de prises de responsabilités, de développement des capacités d’initiatives, de
compréhension des exigences de la vie associative et démocratique,
c’est-à -dire, dans les rapports à autrui, de l’articulation des droits et des
devoirs – sans parler du développement de qualités peu sollicitées dans
l’enseignement proprement dit : imagination, créativité, travail d’équipe,
conduite Ă leur terme de projets personnels et collectifs. Ce qui a un rapport
évident avec la citoyenneté. Ce n’est certes pas une règle générale – voilà un
sujet d’enquête pour les sociologues ! –, mais assez souvent, il
semble que les lycéens qui prennent ces initiatives vivent des tensions entre
les exigences proprement scolaires et la réalisation de ces projets, et
manifestent des tendances au non conformisme scolaire et social. On se souvient
de ce célèbre film
où le drame se noue à partir du moment où, entrant en dernière année, le héros
principal se voit signifier par son père l’interdiction de s’occuper du journal
de l’institution, puis de jouer un rôle dans une pièce de théâtre : tout
ceci ne compte pas pour l’obtention du diplôme ! C’est une des analyses
possibles du film : le heurt des logiques institutionnelles et
associatives ; les “ associations ” pouvant être tolérées par
l’institution (le journal, le théâtre), ou clandestines (les réunions nocturnes
Ă la grotte), mais se situant en tout cas en opposition aux normes scolaires ou
au conformisme familial. La contradiction aboutira au suicide du hĂ©ros, Ă
l’expulsion d’un élève et du professeur – lequel s’est révélé incapable de
déclencher la “ motivation ” de ses élèves autrement qu’en jouant des
registres de la séduction, incapable de protéger le héros, par exemple en
convoquant le père pour lui signifier que le rôle joué par son fils au théâtre
serait “ évalué ” scolairement ! C’est-à -dire en réintroduisant
par une sorte de subterfuge la logique institutionnelle dans la logique
associative, subterfuge qui trouverait ici sa justification dans
l’urgence .
L’éducation à la citoyenneté apparaît bien le plus souvent au lycée
comme un “ à -côté ” secondaire, juxtaposé aux apprentissages
disciplinaires, voire en contradiction avec. Il est significatif de constater
que dans les règlements intérieurs, très généralement, l’énumération des
“ droits ” des lycéens porte précisément sur les activités associatives
(clubs, journaux, etc.), non obligatoires par définition, tandis que
l’énumération des “ devoirs ” porte sur les exigences
institutionnelles liées aux apprentissages (à commencer par l’obligation de
présence aux cours). D’un côté les activités autonomes, non obligatoires, et de
l’autre, les activités contraintes, hétéronomes. Si bien que se constitue une
séparation nette entre l’accessoire (les droits) et l’essentiel (les
devoirs – le même mot signifiant les normes de comportement et les tâches
scolaires). Cette coupure remonte loin : Ă la naissance mĂŞme de la
démocratie, puisque l’on sait que chez les grecs l’exercice des responsabilités
politiques suppose le loisir, la scholè,
et que le citoyen libre ne “ travaille ” pas. Encore aujourd’hui,
toutes proportions gardées, les responsabilités associatives et politiques ne
peuvent s’exercer qu’en dehors du temps de travail, ce qui explique la
sur-représentation chez les élus des professions libérales ou des salariés qui
peuvent relativement maîtriser leur temps de travail (les enseignants, par
exemple…). De même retrouvera-t-on au lycée – à vérifier par nos
sociologues ! –, dans les activités associatives, beaucoup plus
d’élèves des séries générales que des séries technologiques : pas seulement
pour des raisons d’ordre culturel mais aussi tout simplement parce que les
horaires sont plus lourds dans les filières technologiques et professionnelles
qu’en séries générales.
Ce clivage entre les sphères de l’autonomie et de l’hétéronomie se
justifierait par le fait que l’autorité de la vérité, de la science, ou de la
compétence, ne saurait se discuter démocratiquement : « On ne peut pas discuter avec un prof ! »,
puisqu’il est savant et l’élève ignorant… Ce qui explique que l’autre aspect de
la formation à la citoyenneté, qui fait de plus en plus l’objet d’efforts
importants de la part des conseillers d’éducation, l’exercice de la fonction de
délégué, n’aboutit le plus souvent qu’à une caricature de la représentation
démocratique. Puisque le nœud de cette fonction est la participation aux
conseils de classe et qu’il s’agit du moment institutionnel où sont jugés les
élèves par leurs propres professeurs, au nom de l’expertise qu’ils détiennent,
comment intervenir, sinon pour solliciter (poliment) l’indulgence en faveur de
camarades rencontrant des “ problèmes ” personnels quelconques ?
La tâche du délégué de classe est une tâche impossible : celle d’un avocat
qui demande les circonstances atténuantes… Elle montre la confusion qui règne
généralement dans les conseils de classe : s’agit-il de valider le niveau
de compétences atteint par un élève à un moment donné ? Alors les
considĂ©rations personnelles, pseudo-psychologiques ou familiales n’ont pas Ă
intervenir dans cette validation, sans parler des graves infractions à la déontologie
la plus élémentaire qui voient parfois la vie privée des élèves étalée au grand
jour. Ou bien s’agit-il d’une évaluation pédagogique interne au travail de la classe ? Alors ces évaluations
doivent être réciproques, mettre en cause aussi bien les comportements des
élèves que celui des professeurs, viser des améliorations du fonctionnement de
la classe et, évidemment, ne pas être portées sur des bulletins ou livrets qui
seront quasiment rendus publics et détermineront les décisions d’orientation ou
influenceront les jurys d’examen.
Plus grave encore parce qu’elle touche l’école dans sa fonction
première, la deuxième conséquence de ce clivage entre la loi et les savoirs est
de dénaturer les savoirs eux-mêmes. Pour faire vite, on pourrait dire que le
cours magistral (y compris dans les déguisements pseudo-dialogués de la
“ devinette ”) est fait pour ne
pas transmettre les savoirs, en interdire l’appropriation par le plus grand
nombre : il maintient une structure, non pas de transmission, mais de révélation, au sens religieux du terme
(ne pas s’étonner s’il y a “ peu d’élus ” !). Or, l’art, la
science et la philosophie supposent aussi le loisir, c’est-à -dire la suspension de l’obligation de résultats.
Pour s’en tenir aux sciences, leur apprentissage exige d’en passer par le doute, l’incertitude, la discutabilité,
la réfutabilité : l’ouverture
des savoirs, inachevés et inachevables, entre en contradiction avec les
prétentions de clôture incarnées dans le “ programme ” en vue de
l’examen.
Le plus difficile à comprendre dans l’analyse de ce qui se passe
quotidiennement au lycée – mais cela commence bien avant, dès l’école
maternelle… – est la simultanéité
de deux processus apparemment contradic-toires, en réalité étroitement
liés : d’une part, la séparation, le clivage entre l’apprentissage des
savoirs et celui du “ vivre ensemble ”, qui fait que le plus instruit
peut aussi être le plus “ immoral ”, et, d’autre part, la confusion
de ce qu’on appellerait en termes juridiques les registres civil et pénal, qui
fait qu’une note basse devient mauvaise,
une tâche à accomplir un devoir, et
une sanction une punition. Dès lors, la libido
dominandi (la “ frime ”, les jeux de prestance, jusqu’aux plus
hauts niveaux de la science…) peut trouver à s’investir dans la “ réussite ”
scolaire, qui risque de ne se conquérir qu’au prix de la négation de l’autre,
ce qui pervertit doublement les savoirs et la citoyenneté. Cette confusion-séparation s’oppose à la
nécessaire distinction-articulation
des savoirs et de la loi que l’école a pour tâche précisément d’instituer dans
ses fonctionnements les plus ordinaires et quotidiens. Difficile,
évidemment ! D’autant que cette complexité se double d’une deuxième
exigence, celle de considérer l’enfant comme sujet de droit, sans pour autant
le traiter prématurément en citoyen : le travail pédagogique se définit
précisément par ce travail du temps, cette tension entre le déjà (sujet de droit) et le pas encore (citoyen) qui définit le statut d’élève, et c’est à nier le temps (« tuer le temps… », « surtout
pas d’histoires… ») que s’emploient les logiques de la violence
institutionnelle et de son image inversée dans certaines tentatives de
pédagogies “ libertaires ” ou dites prétendument non-directives. Où
l’on retrouve ici la double et symétrique “ aliénation religieuse ”
(au sens anthropologique de l’adjectif) dans l’hypostasie de l’état présent (ou
plutôt passé idéal-mythique – voir nos “ intégristes
républicains ”) de l’institution, ou dans le “ tout
tout-de-suite ” eschatologique négateur de l’histoire.
Ces tentations de la négation du temps se retrouvent dans un
troisième niveau de complexité, celui par lequel, devant les risques de
l’imprévisibilité, s’instaure la réduction du temps, précisément, à l’espace.
Déjà visible dans les fausses clôtures du programme et de l’examen, qui visent
à transformer l’avenir en passé et ainsi faire échapper cet avenir aux risques
de la liberté en l’écrivant
(l’écriture permet le passage de la pensée du temps à l’espace), on retrouve
cette confusion entre les logiques spatiales et temporelles dans la plupart des
pseudo-débats qui agitent les plus grands esprits ; par exemple, sur
l’oscillation entre ouverture et fermeture : la question ne se règle pas
par les clôtures ou ouvertures spatiales mais par l’institution des moments où
l’école doit être fermée et ceux où elle doit s’ouvrir ; si l’école doit
être fermée c’est pour qu’elle puisse
s’ouvrir. De mĂŞme cette confusion entre l’espace et le temps est-elle Ă
l’origine de la confusion entre la règle
qui détermine l’usage des lieux et la loi
qui interdit les comportements régressifs pour ouvrir les voies de la liberté
(citoyenne) : dans la classe, je fais taire le bavard pour qu’il puisse parler.
La question centrale est donc bien d’instituer dans le travail
pédagogique l’articulation entre la construction des savoirs et celle de la
loi. Et cela va bien au-delà de l’instauration (ou de la restauration…) de
l’éducation civique, de “ l’heure de morale civique ” en classe de
première. Ces mesures ne seront que des “ gadgets ” supplémentaires,
signe de la peur des responsables
– à tous les niveaux, du ministre au professeur – devant la montée
des “ incivilités ”, c’est-à -dire du simple fait que les élèves
persistent à bavarder sans s’occuper de ce que l’enseignant récite de son
bureau. Si l’on souhaite former à la citoyenneté cela suppose la mise en
pratique de la loi dans les fonctionnements centraux de la classe, de l’école.
À commencer par les principes élémentaires du droit qui restent trop souvent
bafoués dans la pratique quotidienne : la loi est la même pour tous, un
majeur est plus sévèrement puni qu’un mineur pour une même infraction, nul ne
peut se faire justice Ă soi-mĂŞme, nul ne peut ĂŞtre juge et partie. J’ai dĂ©jĂ
développé ailleurs
les conséquences en terme de transformations des fonctionnements
institutionnels qu’entraînerait une telle mise en application des principes
Ă©lĂ©mentaires du droit. Il en va de la structuration des savoirs, du rapport Ă
l’autre, de la création
de l’universel et finalement de l’émergence du sujet autonome dans l’acte éducatif.
Bernard Defrance.