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RENCONTRES CITOYENNES DE ROMANS

 

 

Rencontres Citoyennes de Romans

avril 1997

 

Bernard Defrance,

professeur de philosophie. [1]

 

 

Pardonnez-moi mais je trouve qu’on ruisselle de bons sentiments, et ça me laisse un peu sur ma faim. D’un cĂ´tĂ© ou de l’autre : sociĂ©tĂ© mondiale de coopĂ©ration, le bien commun, “ LibertĂ©, ÉgalitĂ©, FraternitĂ© â€ť, s’écouter les uns les autres, accĂ©der Ă  l’autonomie, Ă  la citoyennetĂ©, tout ça est très bien mais j’ai envie, en parodiant Philippe Meirieu [2] dans le titre d’un de ses premiers livres, de dire : oui, LibertĂ©, ÉgalitĂ©, FraternitĂ©, très bien mais comment ?

Parce que, tant que nos analyses et nos prescriptions ne dĂ©bouchent pas sur des moyens d’action concrets qu’on puisse mettre en Ĺ“uvre effectivement dans nos quartiers ou dans nos Ă©coles, je crois que toutes nos analyses sont vouĂ©es Ă  une certaine forme de rĂ©pĂ©titivitĂ© et j’ai l’impression, pardonnez-moi, d’entendre des choses qu’on entendait dĂ©jĂ , s’agissant de l’école par exemple, lors du colloque d’Amiens en 1967, ce qui n’est peut-ĂŞtre pas si vieux, après tout… En fĂ©vrier 68, j’étais responsable avec d’autres d’un mouvement de jeunesse, nous avions rĂ©uni 400 lycĂ©ens Ă  Charenton, uniquement des lycĂ©ens de la rĂ©gion parisienne, et les questions Ă©taient : les relations avec les professeurs, la violence Ă  l’école ou au lycĂ©e, la compĂ©tition, les notes, l’élimination des plus faibles ou des plus “ mauvais â€ť (si dans une classe il y a un premier, il y a forcĂ©ment un dernier…). Les lycĂ©ens, ce sont des questions de ce genre qu’ils se posaient dĂ©jĂ . Les documents de l’époque n’ont pas pris une ride.

Les bonnes intentions : très bien. Mais ce que j’aimerais, c’est qu’on commence Ă  dĂ©cortiquer un peu les moyens et je remercie Zarina Khan parce que, quelles que soient les critiques qu’on peut apporter Ă  son travail, il ne s’agit pas ici “ d’intentions â€ť mais de travail fait “ avec â€ť.

Alors en ce qui me concerne, je travaille avec des Ă©lèves de classes terminales, techniques industrielles notamment (enfin je travaillais jusqu’à ce qu’un incident rĂ©cent m’amène Ă  ĂŞtre suspendu provisoirement… [3]), et je travaille Ă©galement avec des jeunes de banlieue, dans la vraie banlieue : la citĂ© des Bosquets Ă  Montfermeil, entre autres lieux, oĂą j’interviens toutes les semaines depuis plus de vingt ans.

Les jeunes, quel avenir construire ? Je leur pose parfois cette question, comment vous voyez-vous dans 10 ou 20 ans ? RĂ©ponse de Philippe, un de mes Ă©lèves : « Dans 20 ans, je ne me vois pas, je me vois mort Â». RĂ©ponse d’HervĂ©, Ă©crite cette fois : « Je crois qu’il sera de plus en plus difficile de faire des enfants Ă  notre Ă©poque et dans l’avenir, si ça continue comme ça. Faire un enfant me demandera beaucoup de rĂ©flexion : savoir si lui-mĂŞme pourra assurer son avenir, ne pas en faire un enfant, un adulte Ă©tant obligĂ© de voler, mendier ou mĂŞme de vivre Ă  ma charge jusqu’à l’âge de 40 ans et pire, peut-ĂŞtre qu’un jour il me dira en tĂŞte Ă  tĂŞte : “ Papa, pourquoi vous m’avez conçu toi et maman si c’est pour vivre dans un monde aussi pourri, oĂą le seul moyen actuel pour les  jeunes de reculer la date fatidique du chĂ´mage est de faire des Ă©tudes longues (sous entendu, de vivre en parasite) ? â€ť Mais je crois que ce sera pire, ce sera une nouvelle guerre puisque c’est pour les gouvernements le seul moyen de rĂ©gler les grandes crises : il n’y a qu’à regarder le passĂ©, notre histoire. Alors, faire un enfant qui risque de naĂ®tre dans ces conditions, je dis : non. Â» [4]

Quand on pose la question aux jeunes : comment voyez-vous l’avenir ? Eh bien, ils ne le voient pas. Et notre responsabilitĂ© d’éducateur ça va ĂŞtre, non pas de leur dire : « Mais si, tout n’est pas tout noir Â», Ă  celui qui est au bord du suicide [5], lui dire : « Ne te suicide pas tout de suite, il va y avoir des choses intĂ©ressantes Ă  vivre dans l’existence Â». Si nous nous contentons de ce type de discours, ça leur rentre par une oreille et ça ressort par l’autre : « Cause toujours... Â»

Quelle est donc la situation ? Quel avenir construire quand on est jeune ?

La première question, c’est en effet celle que pose HervĂ© : comment allons-nous Ă©viter la guerre, pas seulement la guerre entre les nations, entre les peuples qui n’a pas cessĂ© depuis le dĂ©but du siècle ? Mais aussi comment Ă©viter la violence dans les cours de rĂ©crĂ©ation, dans les classes, dans les Ă©coles, dans les entreprises, dans la ville, les quartiers, dans la rue ?

Une petite citation littĂ©raire, parce qu’on n’a pas beaucoup de temps et que les poètes, les romanciers ont cette qualitĂ© de nous faire comprendre en peu de mots un certain nombre de choses que les sociologues, les psychologues, voire les philosophes mettent beaucoup de temps Ă  dĂ©plier. De Claude Simon, dans La route  des Flandres [6], le hĂ©ros, Georges, parle avec son père : « â€¦Et son père parlant toujours, comme pour lui-mĂŞme, parlant de ce comment s’appelait-il philosophe qui a dit que l’homme ne connaissait que deux moyens de s’approprier ce qui appartient aux autres, la guerre et le commerce, et qu’il choisissait en gĂ©nĂ©ral tout d’abord le premier parce qu’il lui paraissait le plus facile et le plus rapide et ensuite, mais seulement après avoir dĂ©couvert les inconvĂ©nients et les dangers du premier, le second c’est-Ă -dire le commerce qui Ă©tait un moyen non moins dĂ©loyal et brutal mais plus confortable, et qu’au demeurant tous les peuples Ă©taient obligatoirement passĂ©s par ces deux phases et avaient chacun Ă  son tour mis l’Europe Ă  feu et Ă  sang avant de se transformer en sociĂ©tĂ© anonyme de commis voyageurs comme les Anglais mais que guerre et commerce n’étaient jamais l’un comme l’autre que l’expression de leur rapacitĂ© et cette rapacitĂ© elle-mĂŞme la consĂ©quence de l’ancestrale terreur de la faim et de la mort, ce qui faisait que tuer voler piller et vendre n’étaient en rĂ©alitĂ© qu’une seule et mĂŞme chose un simple besoin celui de se rassurer, comme les gamins qui sifflent et chantent fort pour se donner du courage en traversant une forĂŞt la nuit, ce qui expliquait pourquoi le chant en chĹ“ur faisait partit au mĂŞme titre que le maniement d’armes ou les exercices de tir du programme d’instruction des troupes parce que rien n’est pire que le silence… Â»

Les jeunes que nous avons aujourd’hui dans nos classes, devant nous, dans les quartiers, dans les citĂ©s, sont des jeunes qui viennent de la guerre et qu’ils n’ont pas connue. J’appartiens Ă  cette première gĂ©nĂ©ration nĂ©e en 1945, trop tard pour avoir participĂ© Ă  la guerre d’AlgĂ©rie, qui n’aura pas, pour la première fois dans notre histoire, probablement depuis avant VercingĂ©torix, connu de guerre dans sa propre existence [7]. Et cette situation est tout Ă  fait nouvelle, mais c’est uniquement sur cette minuscule portion de la planète que constitue la pointe occidentale de l’Europe : Ă  une heure d’avion de chez nous, les guerres continuent Ă  dĂ©chirer les peuples. Et les enfants de ces guerres sont dans nos classes. Donc, quel avenir construire dans la mondialisation ?

 

Je crois qu’il nous faut repartir véritablement de zéro.

Quand on dit qu’il n'y a plus de repères, plus de morale, qu’on a perdu les rĂ©fĂ©rences, qu’il n’y a plus de grandes espĂ©rances, que les grands rĂ©cits se sont effondrĂ©s, que les grandes explications du monde sont dĂ©sormais vides de sens, on a l’habitude en effet de dĂ©plorer cette situation. Eh bien, ce que peut dire, par exemple un professeur de philosophie dans une classe terminale ordinaire de lycĂ©e aujourd’hui en banlieue dans les sĂ©ries de technologies industrielles, ce qu’il peut dire, c’est que cette perte radicale est une chance. Les “ repères â€ť sont perdus ? Tant mieux. Parce qu’alors il va falloir reconstruire, y compris l’école, l’école rĂ©publicaine. Les auteurs de la rafle du VĂ©l.-d’Hiv. avaient bĂ©nĂ©ficiĂ©, dans cette Ă©cole rĂ©publicaine, de “ leçons de morale â€ť tous les matins… Les rĂ©sistants aussi, d’ailleurs, ce qui nous permet d’éviter la simplification. Cette Ă©cole rĂ©publicaine a Ă©tĂ© contemporaine de deux guerres mondiales (une guerre de trente ans plus exactement) qui ont probablement fait plus de victimes que toutes les guerres qui avaient prĂ©cĂ©dĂ© jusque lĂ  dans toute l’histoire de l’humanitĂ©.

 

Donc, comment reconstruire ? Comment construire ? Comment instruire ? Comment instituer dans l’école, dans l’espace de la classe, dans l’espace du quartier, de la ville, dans nos institutions, dans nos associations, comment construire ce qui n’a probablement, chez un certain nombre de jeunes dont nous avons la responsabilitĂ©, jamais Ă©tĂ© construit ? Qu’est-ce qui est dĂ©truit aujourd’hui, ou qui n’est pas construit ou dont la construction est rendue extrĂŞmement difficile ? Ce sont ces repères [8] fondamentaux, ces catĂ©gories fondamentales qui structurent le sujet lui-mĂŞme dans son rapport aux autres : le temps, l'espace, la loi.

La première destruction est celle du rapport au temps :

Je n’ai pas le temps de creuser cette question du rapport au temps, sur le morcellement imposé par l’école, la famille et la ville. Et vous venez d’entendre le texte d’Hervé qui dit la peur de faire des enfants dans les conditions historiques actuelles, l’impossibilité de se projeter dans l’avenir.

La destruction du rapport Ă  l’espace :

LĂ  aussi je n’ai pas le temps de dĂ©ployer la question. David, un autre de mes Ă©lèves, m’explique que le soir, quand il travaille dans sa chambre, dans son HLM Ă  Coulommiers (ça n’est pas une citĂ© particulièrement en dĂ©rĂ©liction !), il peut savoir si, dans l’appartement d’à cĂ´tĂ©, c’est un homme ou une femme qui est en train de pisser, ça ne fait pas le mĂŞme bruit ! Ça fait 12 ans que ça dure… Écrasement des espaces, oĂą tout ce qui devrait relever de l’intimitĂ© la plus personnelle se trouve collectivisĂ© de force et oĂą tout ce qui pourrait donner lieu Ă  activitĂ©s associatives choisies ne peut pas l’être faute de structures, y compris matĂ©rielles, qui permettraient la rencontre de l’autre, une rencontre choisie et non imposĂ©e par des architectes, par exemple, qui ont construit cette citĂ© en un jour et deux nuits grâce aux machines Ă  tracer [9] parce que, bien sĂ»r, il fallait enlever le marchĂ©, et qui vont conditionner pendant 50 ou 100 ans l’existence de dizaines de milliers d’habitants [10].

Écrasement du temps, Ă©crasement de l’espace, destruction du rapport Ă  la loi : depuis sa naissance, nĂ© Ă  la citĂ© des Bosquets, Ahmed voit sa mère monter tous les jours, quatre fois par jour, les escaliers parce que les ascenseurs sont en panne. Il a aujourd’hui 18 ans. Et dès qu’il a appris Ă  lire, Ă  compter, Ă  Ă©crire, il a commencĂ© Ă  faire la traduction pour ses parents de ce qu’il y avait sur la quittance de loyer : et il voit tous les mois 60 Ă  120 F. de charges d’ascenseurs. ArrivĂ© Ă  18 ans, bien entendu, il ne peut pas avoir le mĂŞme rapport Ă  la loi que vous et moi. C’est aussi simple que cela. Quand des gamins balancent des cailloux dans une vitrine pour la piller ou brĂ»lent trois voitures, les consĂ©quences financières, les coĂ»ts sociaux de leur excitation, de leur colère ou de leur violence n’ont aucune espèce de commune mesure avec les coĂ»ts entraĂ®nĂ©s par la fabrication de ces ghettos de banlieue par des auteurs et gestionnaires, identifiables et identifiĂ©s, par exemple, pour la citĂ© des Bosquets Ă  Montfermeil, le cabinet Letellier, 176 rue de Rivoli Ă  Paris..., syndic qui gère la citĂ© depuis trente ans et dont personne n’a jamais sĂ©rieusement contrĂ´lĂ© les comptes [11]. Destruction du rapport au temps, Ă  l’espace, Ă  la loi, puisque la “ loi â€ť des petits caĂŻds de  banlieue, des petits dealers, des petits trafiquants dans les bizness est en effet la mĂŞme que celle de ces 200 cabinets financiers internationaux qui règlent l’économie de la planète : simplement, si leur “ morale â€ť est la mĂŞme, leur rayon d’action n’est pas le mĂŞme.

Destruction du rapport Ă  l’argent :

Quand on nous dit que, dans telle citĂ©, il y a 40 % de la population au chĂ´mage, il faut voir que, dans les 60 % qui restent, celui qui a dĂ©crochĂ© un job se fait “ foutre de sa gueule â€ť par les autres : « Tu as Bac + 2 et maintenant tu livres des pizzas... Â» Un de mes amis, qui travaille dans un des dispositifs d’insertion-jeunes, trouve un job pour un jeune qui lui demande : « C’est payĂ© combien ? Â» et l’animateur rĂ©pond : « C’est 5 ou 6 000 F. Â» Et l’autre, très sĂ©rieusement : « Par jour ? Â» Dès l’âge de 12 ou 13 ans, on peut commencer Ă  dire aux parents : « ArrĂŞtez de faire “ chier â€ť sinon je sèche l’école, on vous sucre les allocs et comment vous payez le loyer ? Â»

Et, du coup, destruction du rapport au travail :

On ne voit pas d’adultes travailler, y compris Ă  l’école puisque les enseignants ne travaillent pas, ils font travailler. Si, il y a une deuxième catĂ©gorie d’adultes qu’on voit travailler Ă  l’école, ce sont les femmes de mĂ©nage qui passent la serpillière dans les couloirs ou qui dĂ©collent les chewing-gums sous les tables. Et lĂ , dans un certain nombre de lieux Ă©ducatifs bien intentionnĂ©s, on donne des “ punitions Ă©ducatives â€ť, par exemple des travaux d’intĂ©rĂŞt gĂ©nĂ©ral, comme dans le lycĂ©e de mon fils, lycĂ©e parfaitement bourgeois et paisible, oĂą lorsqu’on est puni, on balaye la cour. Ce qui signifie que balayer la cour est une punition et que donc celui qui fait cela toute sa vie, le “ technicien de surface â€ť, par une fatalitĂ© sociale inexplicable, est puni toute sa vie : un peu de difficultĂ©s dans l’identification Ă  l’adulte travailleur dans ces conditions… [12]

La destruction du rapport aux images :

La sidĂ©ration [13], je n’insiste pas lĂ -dessus, il y a une commission sur la communication, c’est-Ă -dire la communication qui n’est pas une communication prĂ©cisĂ©ment, mais une entreprise de sidĂ©ration. Et peut-ĂŞtre que la construction du dĂ©sir, c’est justement le contraire de la sidĂ©ration, la dĂ©sidĂ©ration.

Enfin, destruction du rapport Ă  l’autre : on pourrait Ă©piloguer, mais je n’ai pas le temps. Destruction du rapport Ă  l’autre et donc Ă  soi-mĂŞme, Ă  sa propre libertĂ© : « En CM2 lorsque j’étais enfant la classe Ă©tait sĂ©parĂ©e en plusieurs groupuscules et un Ă©lève exclu par ces groupes, qui Ă©tait assez rachitique et issu d’une famille pauvre, ses deux parents Ă©tant au chĂ´mage, se trouvait souvent seul. Il Ă©tait donc notre victime favorite : les moqueries, les blagues cuisantes l’assaillaient, la masse d’élèves m’attirait, l’engrenage me forçait Ă  rĂ©agir comme les autres, sa scolaritĂ© devait ĂŞtre un enfer. Il y a deux ans, j’ai appris qu’il Ă©tait dĂ©cĂ©dĂ© d’une crise d’asthme, et après cet Ă©vĂ©nement, j’ai longtemps regrettĂ© d’avoir fait partie de cette majoritĂ© : “ La majoritĂ© a toujours tort â€ť Â» [14] SĂ©bastien, excellent Ă©lève en terminale Ă©lectrotechnique. [15]

 

Alors, dans cette situation de disparition des repères fondateurs de l’existence, quelles propositions ?

Quel est notre travail dans les Ă©coles et les quartiers ? Ă€ l'Ă©cole, c’est permettre l’articulation de la loi et des savoirs : comment l’institution Ă©cole, qui n’est pas une association, la sociĂ©tĂ© Ă©cole, qui n’est pas une communautĂ© (les gens dans une association, dans une communautĂ©, se choisissent les uns les autres, alors qu’à l’école je suis amenĂ© Ă  travailler avec des gens que je n’ai pas choisis : je n’ai pas choisi mes Ă©lèves, ils ne m’ont pas choisi, ils ne se sont pas choisis entre eux et c’est prĂ©cisĂ©ment cette situation de juxtaposition qui est formatrice de la citoyennetĂ© â€“ il ne faut pas confondre les logiques associatives et les logiques institutionnelles), dans cette logique de sociĂ©tĂ© et d’institution, comment va-t-on pouvoir articuler la construction des savoirs et celle de la loi ? Et, d’une certaine manière, dans une cage d’escalier d’HLM, c’est exactement la mĂŞme chose : on n’a pas choisi ses voisins, il faut cependant apprendre Ă  coexister, et peut-ĂŞtre Ă  coopĂ©rer et se dĂ©fendre ensemble, par exemple pour faire cesser les abus en matière de calculs de charges ou obtenir une insonorisation efficace [16].

Ce qui va rĂ©gler les rapports entre les individus est de l’ordre du droit. Nous ne savons plus ce que sont les valeurs, les repères, ce que c’est que la morale [17], mais nous savons au moins qu’il y a un certain nombre de principes qui, eux, sont indiscutables puisqu’ils sont prĂ©cisĂ©ment ce qui permet qu’il y ait discussion. Simplement, l’inconvĂ©nient est que ces principes, qui sont de l’ordre de l’éthique et non pas de l’ordre de la morale, sont des principes purement nĂ©gatifs qui me disent ce que je n’ai jamais le droit de faire pour que prĂ©cisĂ©ment je puisse “ faire â€ť, mais qui ne me disent pas ce qu'il faut que je fasse. Principes qui correspondent Ă  des interdits fondateurs qui rendent possible la parole, l'humanitĂ©, tout ce que je ne peux pas discuter puisque c’est prĂ©cisĂ©ment ce qui permet qu’il y ait discussion.

 

Ce sont ces principes qui fondent notre droit positif, et les rapports entre les enfants depuis la classe maternelle sont fondĂ©s [18] sur ces principes Ă©lĂ©mentaires du droit. Mais vous voyez alors que ça devient très compliquĂ©, parce qu’il faut examiner nos institutions et nous apercevoir qu’elles fonctionnent encore selon des modèles, au sens anthropologique du terme, religieux, oĂą tous les pouvoirs sont concentrĂ©s en une seule main. On est encore, Ă  l’école, sous le rĂ©gime de l’Un, de l’unique, du maĂ®tre Ă  bord, seul après Dieu dans sa classe ou sur le navire, et donc il y a lĂ  Ă  introduire dans le fonctionnement institutionnel, un certain nombre de modifications qui sont tout Ă  fait possibles aujourd’hui et qui ne coĂ»teraient d’ailleurs pas un sou au budget de l’Éducation Nationale.

 

Il y a des principes Ă©lĂ©mentaires indiscutables. L’école est la première sociĂ©tĂ© dans laquelle on met les enfants sans leur demander leur avis dès l’âge de 3 ans et la dernière sociĂ©tĂ© dans laquelle ils ont le droit d’être ignorants. J’ai le droit Ă  l’école d’être ignorant parce que prĂ©cisĂ©ment je viens y apprendre, pas seulement les savoirs, mais aussi la loi. En dessous de 18 ans, il y a l’excuse de minoritĂ©. J’ai lĂ©gitimement le droit d’ignorer la loi, jusqu’à l’âge de 13 ans, et, entre 13 ans et 16 ans, 16 et 18, il y a une progressivitĂ© prĂ©vue par le code pĂ©nal. J’ai le droit d’être ignorant et donc les fautes, les peines, les dĂ©lits, les crimes que je peux commettre seront moins lourdement punis que si j’étais majeur : ce n’est qu’à partir de 18 ans que nul n’est censĂ© ignorer la loi.

Est-ce que les règlements intĂ©rieurs dans les lycĂ©es prĂ©voient par exemple des peines plus lourdes pour un majeur que pour un mineur ? Si ça n’est pas le cas, le règlement intĂ©rieur ne tient pas compte de notre loi rĂ©publicaine et il faut le modifier en consĂ©quence. Ce sont lĂ  des choses très simples. Dès demain, lorsque vous serez retournĂ©s dans votre Ă©tablissement scolaire, vous pouvez inscrire cette nĂ©cessaire progressivitĂ© dans votre règlement intĂ©rieur, puisqu’on parle d’éducation Ă  la citoyennetĂ©. Autre exemple : qu’est-ce qui se passe lorsque je perds mon sang froid et que je flanque une paire de claques Ă  un gamin â€“ Ă§a n’arrive jamais, bien sĂ»r…[19] ? Il ne se passe rien. Il y a mĂŞme des parents qui viennent me trouver en me disant de frapper plus fort car eux ne peuvent plus rien faire… Et que se passe-t-il si un Ă©lève me flanque une claque ? Conseil de discipline et exclusion [20]. Quand nous entendons parler de violence Ă  l’école, quand des collègues se mettent en grève, 9 fois sur 10 c’est parce qu’un des leurs a Ă©tĂ© agressĂ© d’une manière ou d’une autre : quand, dans un collège, un Ă©lève sera-t-il plus sĂ©vèrement puni pour avoir attaquĂ© un plus petit que lui que pour avoir attaquĂ© un professeur ? Il est plus grave que tu t’amuses Ă  suspendre les petits de sixièmes au portemanteau que de m’injurier, moi, ou de me cracher dessus : moi, j’ai tous les moyens qu’il faut pour rĂ©tablir mon droit, ce qui n'est pas le cas du plus faible que toi… Si tu t’attaques Ă  plus petit que toi, tu seras plus lourdement puni. Ce n’est pas moi qui dis ça, c’est le code pĂ©nal : je demande qu’on applique la loi Ă  l’école.

 

Autres principes : nul ne peut ĂŞtre juge et partie, nul ne peut se faire justice Ă  lui-mĂŞme. Je ne peux donc pas punir moi-mĂŞme un Ă©lève qui m’aurait injuriĂ©, sinon, nous sommes dans l'ordre de la vengeance et non de la punition. MĂŞme si ma punition est objectivement mesurĂ©e, juste, proportionnĂ©e Ă  l’acte pour celui qui l’a mĂ©ritĂ©e, Ă©tant donnĂ© que c’est le mĂŞme qui a Ă©tĂ© atteint par l’injure ou par le dĂ©sordre et qui punit, nous sommes dans l’ordre de la vengeance, nous oublions ce principe indiscutable du droit et nous favorisons des rĂ©gressions Ă  des stades antĂ©rieurs mĂŞme Ă  l’invention de la loi dite du “ talion â€ť qui obligeait au moins Ă  l’égalitĂ© dans les torts rĂ©ciproques subis, progrès capital par rapport Ă  l’ordre de la vengeance. Parce qu’on sait le dire aux bagarreurs dans la cour de rĂ©crĂ©ation ; soit un Ă©lève qui a cassĂ© la gueule Ă  un autre : « Mais pourquoi tu lui a tapĂ© dessus ? – Parce qu’il m’a traitĂ© â€“ Tu n’a pas le droit de te faire justice Ă  toi-mĂŞme â€“ Très bien, mais le prof quand je le traite, c’est lui qui me punit… Â» [21].

Il faut donc que les Ă©ducateurs se comportent en citoyens. Introduire dans les Ă©tablissements, ça ne coĂ»te pas un sou, une commission de discipline, un tribunal hebdomadaire, une instance : c'Ă©tait la proposition 124 du Nouveau Contrat pour l’École de François Bayrou. Instance de mĂ©diation, qui aurait dĂ» ĂŞtre mise en place dans tous les Ă©tablissements â€“ c’est ce que prĂ©voyait le texte â€“ Ă  la rentrĂ©e 94 ! Et cette instance de mĂ©diation, il faut qu’elle soit, quand la mĂ©diation a Ă©chouĂ©, une instance de jugement : pour rĂ©gler la violence, nous avons dĂ©cidĂ©, dans notre histoire, après les stades de la vengeance et du talion, d’avoir recours Ă  un tiers non impliquĂ© dans le litige ou l’infraction, pour dĂ©cider des punitions et des rĂ©parations.

Nul ne peut ĂŞtre juge et partie : je ne peux donc pas juger des rĂ©sultats de mon propre enseignement. Si je juge les Ă©lèves auxquels j’ai moi-mĂŞme enseignĂ©, eh bien les Ă©lèves intelligents vont deviner ce que j’ai derrière la tĂŞte et se conformer Ă  ce qu’ils croient que j’attends d’eux et donc la recherche de la vĂ©ritĂ©, qui dĂ©finit l’école dans sa fonction d'instruction, se transforme en recherche de la conformitĂ©. Jusqu’aux plus hauts niveaux de la science, n’importe quel thĂ©sard rajoute Ă  sa bibliographie des bouquins qu’il considère comme parfaitement nuls, mais dont l’auteur est le petit copain de celui qui siège au jury… Ainsi avance la science… [22] Les effets de conformitĂ©, de soumission au lieu d’obĂ©issance, les effets de pouvoir au lieu d’autoritĂ©, sont effectivement destructeurs de l’éducation Ă  la citoyennetĂ© dans l’école.

 

Alors, j’achève. Les propositions, vous les avez dĂ©jĂ  entendues : que la validation des savoirs et des compĂ©tences acquises soient confĂ©rĂ©e par d’autres que ceux qui enseignent aux Ă©lèves, qu’il y ait une instance de jugement et de mĂ©diation dans les Ă©tablissements scolaires. Ça ne rĂ©soudra pas les problèmes Ă©conomiques, ça ne rĂ©soudra pas le chĂ´mage, la dĂ©rĂ©liction de nos sociĂ©tĂ©s, mais au moins, si l’école n’est pas responsable et si nous les enseignants ne sommes pas responsables du chĂ´mage, nous sommes en partie responsables de la manière dont les enfants dont nous avons la responsabilitĂ© vont se retrouver au chĂ´mage, c’est-Ă -dire se laisser dĂ©truire par cette situation ou au contraire, s’efforcer, avec les autres, de rester debout, citoyens. Il y a urgence.

 

Je conclus Ă  nouveau sur une citation, du romancier amĂ©ricain Russell Banks, qui, dans son livre De beaux lendemains [23], relate l’histoire d’une petite bourgade du nord-est des États-Unis, oĂą un autocar de ramassage scolaire s’est englouti Ă  la suite d’un accident dans une fondrière et les trois-quarts des enfants sont morts. Il fait parler les diffĂ©rents protagonistes : ici, c’est l’avocat qui est venu proposer ses services aux familles, non pas par esprit de lucre, mais par rĂ©volte personnelle. Cet avocat dit : « D’ailleurs, les gens de Sam Dent (c'est le nom du village) ne sont pas uniques. Nous avons tous perdus nos enfants. Pour nous, c’est comme si tous les enfants d’AmĂ©rique Ă©taient morts. Regardez-les, bon Dieu â€“ violents dans les rues, comateux dans les centres commerciaux, hypnotisĂ©s devant la tĂ©lĂ©. Dans le courant de mon existence, il s’est passĂ© quelque chose de terrible qui nous a ravi nos enfants. J’ignore si c’est la guerre du ViĂŞt-Nam, la colonisation sexuelle des gosses par l’industrie (les pĂ©dophiles ne sont pas seulement lĂ  oĂą nous les dĂ©signe la rubrique des faits divers des journaux, ils sont sur les murs publicitaires tous les jours), ou la drogue, ou la tĂ©lĂ©, ou le divorce, ou le diable sait quoi. J’ignore quelles sont les causes et quels sont les effets ; mais les enfants ont disparu, ça je le sais. Alors, essayer de les protĂ©ger, ce n’est guère qu’un exercice complexe de refus. Â» Et notre travail, prĂ©cisĂ©ment, dans l'Ă©cole et dans la ville, consiste en l'organisation de cet exercice complexe de refus. Je vous remercie.



[1] Notes ajoutées à la correction de l’enregistrement, paru dans La mondialisation, un défi pour les citoyens, Troisièmes rencontres citoyennes de Romans, Ligue de l'Enseignement, Bruno Leprince éditeur, 1998.

[2] Apprendre, oui, mais comment ?, ESF Ă©diteur.

[3] Voir la réédition chez Syros, septembre 1997, avec une préface de Jean-Toussaint Desanti et une lettre à mes élèves de mai 1997, du livre paru en 1992, chez Quai Voltaire, Le plaisir d’enseigner.

[4] Hervé Klékot, texte publié dans La planète lycéenne, Syros, 1996, p. 51.

[5] Deuxième ou première, on ne sait pas très bien, cause de mortalitĂ© chez les 15-25 ans : voir Marie Choquet et Sylvie Ledoux, Adolescents, INSERM 1995.

[6] Éditions de Minuit, 1960, p. 33.

[7] Mais je n’ai que 52 ans…

[8] Au sens quasiment mathĂ©matique !

[9] Cf. Paul Virilio, “ La charrette des condamnĂ©s Ă  vivre â€ť, dans Alternatives non-violentes, n° 38, septembre 1980, citĂ© dans Bernard Defrance, La violence Ă  l’école, Syros, 1988, p. 31-33, rĂ©Ă©d. 1997, p.38-40.

[10] Silos à main d’œuvre, où des millions d’existences sont quotidiennement, silencieusement (ce n’est pas la violence qui est étonnante c’est l’absence de violence…), talées, comme on le dit de fruits entassés…

[11] Et qui n’a qu’une très faible probabilitĂ© de se faire contrĂ´ler l’identitĂ© dans la rue… Que fait la police ?

[12] Sans parler des conséquences sur la famille si le père ou la mère sont balayeur ou femme de ménage…

[13] Cf. Francis Imbert, “ La question du sujet, enjeu d’une Ă©ducation Ă  la citoyennetĂ© â€ť, notamment le paragraphe “ L’emprise de l’image â€ť, dans l’ouvrage collectif Éducation Ă  la citoyennetĂ©, colloque en Seine-Saint-Denis, Ă©ditions Magnard, 1996, p. 35-48.

[14] Comment s’assurer que majoritĂ© et vĂ©ritĂ© coĂŻncident dans une dĂ©mocratie ? Qui dĂ©cide : le citoyen ou l’expert ?

[15] Sébastien Plura, texte publié dans La planète lycéenne, Syros, 1996, p. 146.

[16] Au lieu de dĂ©charger les stress subis dans les comportements agressifs entre voisins, les querelles de voisinage : combien de jeunes tuĂ©s chaque annĂ©e au pied des tours parce qu’ils discutent entre copains ?

[17] Et mĂŞme la simple “ politesse â€ť ! Voir le dĂ©veloppement de ce qu’on appelle les “ incivilitĂ©s â€ť.

[18] Devraient être fondés…

[19] Voir Bernard Defrance, Sanctions et discipline à l’école, Syros, 1993.

[20] Et, de plus en plus, signalement au Procureur de la République…

[21] Dialogue imaginaire bien sĂ»r : la quasi-totalitĂ© des Ă©lèves (et des parents) n’imaginent mĂŞme pas que le professeur puisse ĂŞtre dans son tort en punissant lui-mĂŞme un tort dont il aurait Ă©tĂ© victime lui-mĂŞme.

[22] Michel Serres : « Le maĂ®tre peut donc exercer sa maĂ®trise sur les objets de son art ou de son expertise, jamais sur les autres hommes, Ă©lèves ou autres : sinon rien ne le distingue d’un gangster. Â» Atlas, Julliard, 1994.

[23] Éditions Actes-Sud.


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