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L’APPRENTISSAGE DE LA CITOYENNETÉ DANS L’ÉCOLE

L’APPRENTISSAGE DE LA CITOYENNETÉ DANS L’ÉCOLE [1]

 

 

 

Je suis professeur dans un lycée technique, en classes terminales, où l’on a affaire à des adolescents, plutôt à des jeunes adultes, qui ont entre 16 et 20 ans.

 

Qu’en est-il de la construction de la citoyennetĂ© Ă  l’école ? Sujet donnĂ© au bac, il y a trois ans dans l’acadĂ©mie de CrĂ©teil, en philosophie : « Peut-on s’opposer Ă  la loi ? Â» Les 122 candidats qui avaient choisi ce sujet rĂ©pondent tous, sous des formes variĂ©es : « On peut toujours s’opposer Ă  la loi du moment que l’on ne se fait pas prendre Â» ! Et il s’agit de citoyens, d’élèves qui, dans ces sĂ©ries techniques, sont dĂ©jĂ  majeurs, pour la plus grande partie d’entre eux. Évidemment, on peut s’interroger sur cette rĂ©ponse…

 

J’ajoute que je suis depuis deux ans Ă  mi-temps comme professeur dans ces sĂ©ries des classes terminales, sĂ©ries qui n’ont que deux heures de philosophie par semaine, l’autre mi-temps Ă©tant occupĂ© par la formation des professeurs dans l’AcadĂ©mie de CrĂ©teil, oĂą, avec un groupe, on est appelĂ© dans des collèges, des lycĂ©es ou des lycĂ©es professionnels oĂą il existe des problèmes de violence, des conflits, pour des formations concernant prĂ©cisĂ©ment cette question de la construction de la loi. Par ailleurs, j’exerce une activitĂ© associative, bĂ©nĂ©vole : je travaille depuis longtemps dans des quartiers dits “ chauds â€ť ou sensibles de la Seine-Saint-Denis oĂą j’habite, et cela fait quinze ans que je tiens une permanence hebdomadaire Ă  la citĂ© des Bosquets Ă  Montfermeil, oĂą, actuellement, une quarantaine d’enfants est privĂ©e d’école, sur dĂ©cision du maire, en toute illĂ©galitĂ©, sous prĂ©texte que les parents ne peuvent pas fournir qui une quittance de loyer, qui un titre de sĂ©jour, etc. C’est quand mĂŞme intĂ©ressant de signaler que Montfermeil fait partie de la RĂ©publique française et que le maire est devenu dĂ©putĂ© quand celui dont il Ă©tait le supplĂ©ant est devenu ministre. Je voudrais dĂ©dier mes propos Ă  ces quarante enfants.

 

Cette activitĂ© associative me permet, entre autres choses, de comprendre parfois la violence de certains jeunes : celui qui, par exemple, depuis sa naissance, voit sa mère monter les huit Ă©tages deux ou quatre fois par jour, avec les courses, parce que l’ascenseur est en panne, et que d’ailleurs, mĂŞme quand il marche, on ne le prend pas parce qu’on ne veut pas se retrouver coincĂ© dedans pendant deux heures en attendant que les pompiers veuillent bien venir, et Ă  condition qu’ils puissent arriver jusque lĂ  sans se faire caillasser, eh bien, ce gamin, dès qu’il sait lire, et qu’il fait la traduction pour ses parents en regardant la quittance de loyer, lorsqu’il s’aperçoit que ses parents paient 80 F par mois de charges d’ascenseur, arrivĂ© Ă  18 ans, il ne peut pas avoir le mĂŞme rapport Ă  la loi que des gens Ă©levĂ©s dans des conditions “ normales â€ť. Ce n’est mĂŞme pas sĂ»r d’ailleurs que les conditions “ normales â€ť soient formatrices de la citoyenneté…

 

Les enjeux de la formation à la citoyenneté à l’école deviennent une question qui, dans l’urgence, apparaît de plus en plus évidente, et qui en vient à conditionner la réalisation des autres missions de l’école. La question de la socialisation, de l’éducation, de l’accès à la citoyenneté, de la construction de la loi, aujourd’hui nous pouvons savoir qu’elles conditionnent, qu’elles sont préalables à la construction des savoirs, à l’instruction et à la formation.

 

Tout Ă  l’heure vous avez employĂ© une expression qui est tout Ă  fait courante. Vous avez dit que « pour nous, la culture c’est le rempart contre l’obscurantisme Â». C’est justement cette espĂ©rance des “ Lumières â€ť qui s’est effondrĂ©e au XXe siècle. Les constructeurs des camps de concentration Ă©taient sortis des meilleures Ă©coles d’ingĂ©nieurs d’Allemagne : ils avaient rĂ©ussi Ă  l’école. Si j’en avais le pouvoir, je rendrais obligatoire, pour tout enseignant, la lecture d’un tout petit livre d’un Ă©crivain allemand, Alfred Andersch, Le père d’un assassin, chez Gallimard. Dans ces 80 pages, l’auteur raconte un souvenir d’école, le rĂ©cit d’une heure de cours de grec lorsqu’il Ă©tait en 4e au lycĂ©e de Munich dans les annĂ©es 20 : le proviseur de cet Ă©tablissement vient inspecter son professeur, très rapidement, il prend sa place, interroge les Ă©lèves, etc. Pourquoi ce titre ? Parce que ce proviseur, fin hellĂ©niste, grammairien subtil, humaniste distinguĂ©, avait un fils et qu’il s’appelait Himmler… Le plus grand philosophe du siècle, Heidegger, a sa carte au parti nazi jusqu’en 45. Nous dĂ©couvrons, aujourd’hui, que le savoir et la culture, sans l’éducation, sans la formation Ă  la citoyennetĂ©, sans la loi, sont encore plus nocifs, nuisibles, que l’ignorance ou l’incompĂ©tence. Le numĂ©ro deux du Front national, M. MĂ©gret, est sorti de l’école la plus prestigieuse de notre système Ă©ducatif : l’école Polytechnique. Donc la question se pose : qu’est-ce que c’est que d’être un bon Ă©lève ?

 

Les trois missions de l’école sont : instruire, former et Ă©duquer. Instruire : produire des gens aussi savants et cultivĂ©s que possible ; former : produire des gens aptes Ă  comprendre les exigences de l’insertion professionnelle, dĂ©velopper les capacitĂ©s propres Ă  s’insĂ©rer socialement et professionnellement. Instruction et formation : il s’agit de missions inachevables, infinies, qui ne peuvent pas ĂŞtre “ bouclĂ©es â€ť. Lorsqu’on croit boucler les programmes, il s’agit bien entendu d’une illusion. Nous ignorons beaucoup plus des choses que nous n’en connaissons. On entre lĂ  dans une tache infinie, et dont la rĂ©alisation, de mĂŞme que la formation, n’est pas nĂ©cessaire, au sens juridique du terme : j’ai le droit Ă  18 ans d’être analphabète. Je n’irai pas en prison parce que je ne sais ni lire ni Ă©crire. Bien entendu, nous connaissons tous le poids de l’illettrisme ou de l’analphabĂ©tisme dans les causes de l’exclusion sociale : j’aurai des difficultĂ©s considĂ©rables dans mon existence, mais au moins je ne peux pas ĂŞtre mis en cause, je ne peux pas ĂŞtre traĂ®nĂ© devant le tribunal parce que je ne sais ni lire ni Ă©crire. Je n’irai pas non plus en prison parce que je suis chĂ´meur…

 

Donc, en ce qui concerne les deux premières missions de l’école, l’instruction et la formation, l’État a dĂ©cidĂ©, les contribuables ont dĂ©cidĂ© d’offrir la possibilitĂ© aux enfants, Ă  tous les enfants de s’instruire et de se former : chaque annĂ©e, 21 600 F. pour un Ă©colier, 35 700 F. pour un collĂ©gien, 45 800 F. pour un lycĂ©en, et en tout, de l’âge de trois ans au bac, 500 000 F. Bien entendu, s’ils ne s’instruisent pas, s’ils ne se forment pas, ils ne peuvent pas ĂŞtre mis en cause pĂ©nalement. Ce qui implique, par exemple, consĂ©quence immĂ©diate et pratique, que dans le registre des punitions, je n’ai pas le droit de punir un Ă©lève qui n’a pas fait son devoir ou qui n’a pas appris sa leçon… On pourrait très bien imaginer, d’un point de vue juridique, que si des parents s’avisaient de contester une punition pour ce motif devant le tribunal administratif, la punition  serait annulĂ©e. Ce n’est pas moi qui le dis, bien entendu, ce sont les lois de la RĂ©publique, qui imposent de distinguer clairement ce qui relève du pĂ©nal et ce qui relève du civil.

 

La rĂ©alisation donc de ses deux premières fonctions n’est pas nĂ©cessaire juridiquement. En revanche, la troisième fonction de l’école, l’éducation, l’accès Ă  la citoyennetĂ©, n’est plus du tout facultative. Celui qui, arrivĂ© Ă  18 ans, prĂ©tendrait ignorer les lois qui nous gouvernent – « nul n’est censĂ© ignorer la loi Â», c’est un principe indiscutable, bien entendu –, qui nous permettent de vivre ensemble sans violence, se verrait privĂ©, sous des formes diverses, de tout ou partie de sa libertĂ©. Donc, cette troisième mission de l’école n’est pas facultative, et de ce fait, elle devient la première mission, celle sur laquelle, en effet, peuvent alors seulement se construire des savoirs authentiques et une formation efficace.

 

En quoi consiste donc cette Ă©ducation Ă  la citoyennetĂ© ? Je vais prendre un exemple : dans mes cours de philosophie, j’ai l’habitude de partir de ce que les Ă©lèves racontent de leur existence quotidienne et de leurs souvenirs. J’ai travaillĂ© dans des classes Freinet, lorsque j’étais professeur en École normale d’instituteurs, mais je n’ai les Ă©lèves que deux heures par semaine au lieu de six heures par jour, et du coup je ne peux guère mettre en place dans mes “ cours â€ť que ce que on appelle dans ces classes coopĂ©ratives le “ quoi de neuf ? â€ť, la causette du matin. Et donc, quelquefois, j’obtiens que les Ă©lèves Ă©crivent leurs “ histoires â€ť, quelquefois aussi nous prenons le temps de mettre en forme ces textes, de les imprimer sous forme de brochures, dont un exemplaire est dĂ©posĂ© au CDI et l’autre remis au proviseur par les deux dĂ©lĂ©guĂ©s.

 

Peut-ĂŞtre que l’éducation Ă  la citoyennetĂ© est prĂ©cisĂ©ment faite pour Ă©viter, par exemple, ce qu’écrit SĂ©bastien, dans la mesure du possible. Je lis son texte : « En CM2, lorsque j’étais enfant, la classe Ă©tait partagĂ©e en plusieurs petits groupes : un Ă©lève exclu par ces groupes, qui Ă©tait assez rachitique, issu d’une famille pauvre, ses deux parents Ă©tant au chĂ´mage, se retrouvait souvent seul. Il Ă©tait donc notre victime favorite [ce “ donc â€ť nous a occupĂ© un bon moment, en philosophie]. Les moqueries et blagues cuisantes l’assaillaient, la masse d’élèves m’attirait [on est dans la physique], l’engrenage [la mĂ©canique] me “ forçait â€ť Ă  rĂ©agir comme les autres [SĂ©bastien met des guillemets : il doit lui venir un doute, il se dit que peut-ĂŞtre il aurait pu essayer de...]. Sa scolaritĂ© devait ĂŞtre un enfer. Il y a deux ans j’ai appris qu’il Ă©tait dĂ©cĂ©dĂ© au cours d’une crise d’asthme. Après cet Ă©vĂ©nement, j’ai longtemps regrettĂ© d’avoir fait partie de cette majoritĂ© : la majoritĂ© a toujours tort… Â» [2]. Fort intĂ©ressant pour introduire une rĂ©flexion sur ce qu’on entend par “ dĂ©mocratie â€ť. Est-ce que la dĂ©mocratie c’est seulement la loi de la majoritĂ© ? Comment puis-je m’assurer que majoritĂ© et vĂ©ritĂ© coĂŻncident ? Comment puis-je m’assurer que le groupe majoritaire n’est pas une coalition soudĂ©e – et ce qui est soudĂ©, ça ne bouge plus, c’est le contraire de ce qui est articulĂ© – au dĂ©triment de la victime Ă©missaire, de l’exclu, du marginal ?

 

Alerte : s’il y a des enseignants parmi vous, et que vous constatez que dans votre classe ou dans votre Ă©tablissement cela “ tourne rond â€ť, essayez de voir pourquoi, et qui paie… Le marginal n’est pas “ en marge â€ť du tout : il est au centre, au point d’équilibre invisible qui permet Ă  nos groupes, associations, institutions, etc. de “ tourner rond â€ť, dans une “ bonne ambiance â€ť. En 30 ans de mĂ©tier, je n’ai rencontrĂ© que deux classes – et j’ai eu des annĂ©es Ă  10 classes, 350 Ă©lèves – oĂą le phĂ©nomène de la “ tĂŞte de turc â€ť ne jouait pas. Et lorsqu’on le dĂ©couvre, c’est quelquefois trop tard...

 

VoilĂ  donc une dimension de l’éducation Ă  la citoyennetĂ© dont la finalitĂ© apparaĂ®t avec Ă©vidence : essayer de diminuer – et je ne dis pas de supprimer – la violence dans l’existence quotidienne des enfants et de leur permettre de comprendre que c’est en leur pouvoir de la diminuer au moins partiellement, et quand on ne le peut pas, on peut au moins le dire, et quelquefois, le cours de philosophie apparaĂ®t comme Ă©tant, de mĂŞme que la classe Freinet, le lieu de parole sans lequel s’intĂ©rioriseraient dĂ©finitivement les rĂ©signations.

 

ValĂ©rie : « Je me souviens de mes quatre affreuses annĂ©es passĂ©es au collège : j’étais, dans une classe d’environ 20 Ă©lèves, celle qui prenait les coups et les moqueries Â». Ici c’est la victime elle-mĂŞme qui parle. « Mes camarades, aussi bien les garçons que les filles, me harcelaient Ă  longueur de journĂ©e et me provoquaient sans cesse dans la cour de rĂ©crĂ©ation et cherchaient la bagarre. J’essayais de me dĂ©fendre, soutenue par une seule amie. J’étais souvent obligĂ©e de me battre, ou plus exactement de me dĂ©fendre, pour ne pas finir Ă  l’infirmerie ou Ă  l’hĂ´pital. MĂŞme en cours on n’arrĂŞtait pas de se moquer de moi. De la plaisanterie la moins Ă  la plus mĂ©chante. J’en prenais plein les dents. Ces moqueries perpĂ©tuelles perturbaient mes Ă©tudes : il Ă©tait très difficile pour moi de suivre les cours. Toute cette agitation autour de moi n’avait pas l’air de perturber le moins du monde les professeurs, ni mĂŞme de les sensibiliser. Ils se dĂ©sintĂ©ressaient totalement de mon sort, et au conseil de classe ils se contentaient de constater qu’il existait effectivement des Ă©lĂ©ments perturbateurs dans cette classe [...]. Pendant ces quatre annĂ©es de collège, la seule idĂ©e d’aller en cours tous les matins me terrorisait Â».

 

Première exigence de la formation Ă  la citoyennetĂ© et la construction Ă  la loi : faire en sorte que les enfants puissent aller Ă  l’école sans avoir peur ! Et peut-ĂŞtre aussi, faire en sorte que les enseignants puissent aller Ă  l’école, dans un certain nombre de lieux, sans avoir peur, eux aussi. Parce que, bien entendu – et les Ă©thologues ou les dompteurs l’expliqueraient mieux que moi –, nous connaissons les effets de la peur dans le dĂ©clenchement de l’agression et de la violence. Comment diminuer les effets ? Dans ce cas prĂ©cis, ValĂ©rie n’a pas oubliĂ© les violences subies au collège, mais aujourd’hui elle sait que son texte, qui a Ă©tĂ© publiĂ© quelque part [3], peut ĂŞtre entendu par un certain nombre de professeurs qui tout Ă  coup peuvent se poser des questions. Son expĂ©rience devient utile.

 

L’expĂ©rience de Germain me permet de lui dire par exemple qu’il n’y a pas de fatalitĂ© dans les violences ou injustices subies : « C’était en cours de français, en 5e. Ma professeur n’arrivait pas Ă  terminer une phrase. Elle cherchait ses mots, et l’écoutant attentivement, je lui ai sorti le mot qu’elle avait sur le bout de la langue. Elle me regarda, me demanda mon carnet, et me colla deux heures. La cause : “ Non-respect Ă  son professeur â€ť. En voulant discuter, elle menaça de m’en coller deux autres. Le pire fut le soir, oĂą j’ai dĂ» expliquer la situation Ă  mon paternel. Il n’entendit que les mots “ non-respect â€ť et “ colle â€ť, et la correction qu’il m’infligea m’atteignit surtout au moral. Je fis mes deux heures. Cette histoire eut lieu en 85. Je me suis vraiment demandĂ© dans quel monde je vivais. On ne peut vraiment pas vivre dans la soumission Â». Germain est mon Ă©lève en 1992 et, pendant sa deuxième annĂ©e prĂ©paratoire Ă  un BTS, en 1994, il manifeste contre le projet de “ contrat d’insertion professionnelle â€ť, lance un caillou au mauvais moment, et se rĂ©colte un mois de prison avec sursis devant le Tribunal correctionnel de Paris. Très intĂ©ressant pour sa formation civique : il a pu observer – et subir – au cours de sa garde-Ă -vue un certain nombre de scènes instructives... Mais il n’y a pas de fatalitĂ© : « Je  me suis demandĂ© dans quel monde je vivais... Â», c’est la question philosophique par excellence, la question du sens. J’ai donc pu lui dire, en cours de philosophie, que ce jour-lĂ , en cinquième, il Ă©tait entrĂ© en philosophie. Les choses que nous considĂ©rons comme Ă©videntes, banales, lorsqu’on dit : « Oui ça a toujours Ă©tĂ© comme ça, on n’y peut rien, les profs ça a toujours raison, forcĂ©ment, donc il n’y a qu’à se soumettre si on ne veut pas avoir d’ennuis Â» ; toute cette logique, qui fait que si je suis bon Ă©lève, si je suis dans une famille oĂą on a compris l’intĂ©rĂŞt des diplĂ´mes pour pouvoir Ă  son tour imposer sa loi aux autres et les soumettre, après avoir soi-mĂŞme Ă©tĂ© soumis, eh bien, toutes ces Ă©vidences, toutes ces banalitĂ©s, pour Germain, ce jour lĂ , elles se sont effondrĂ©es : « Dans quel monde vivons-nous ? Â» Eh bien, d’une certaine manière, c’est une chance qu’il a eue. Il va pouvoir retourner ce qu’il a vĂ©cu comme nĂ©gatif en positif, il est vrai, parce que, quelques annĂ©es plus tard, il trouve un lieu oĂą parler : lorsque Germain a racontĂ© cette histoire, je lui ai demandĂ© de l’écrire. Et elle aussi va ĂŞtre publiĂ©e [4]. Ce qui est assez amusant est que, quelque temps plus tard, il y a eu un stage au collège d’oĂą il venait et que, lorsque j’ai lu ce texte, ça a provoquĂ© un effet intĂ©ressant…

 

Parlons maintenant de l’environnement de l’école et des parents. Éduquer veut dire « faire sortir de Â» : e-ducere, en latin, conduire hors de… De quoi s’agit-il ? De faire sortir les enfants de quoi ? Il faut, pour que je rentre dans un processus d’appropriation des connaissances, que la reconnaissance ait prĂ©cĂ©dĂ© le travail de connaissance, et que la classe soit d’abord un lieu de reconnaissance avant d’être un lieu de connaissance. Il faut que je sois Ă  peu près en sĂ©curitĂ©, que je n’aie pas peur en allant Ă  l’école bien sĂ»r, et que je sois Ă  peu près assurĂ© de ma propre identitĂ© pour pouvoir courir le risque de sortir de moi, d’aller Ă  la rencontre des autres. Exister, « sortir de soi Â» : ex-sistere, se tenir hors de soi, en latin ; sortir de sa propre identitĂ© pour pouvoir rencontrer celle de l’autre et les faire entrer en interaction mutuelle.

 

On est toujours pris, Ă  propos de l’école, dans ce dĂ©bat interminable du “ ou bien – ou bien â€ť. Il y a un certain nombre d’éminents collègues, et les philosophes brillent dans ce registre, qui disent : « Je ne veux pas considĂ©rer les enfants comme des enfants, je les considère comme des Ă©lèves. Je n’ai pas Ă  les considĂ©rer autrement que comme des Ă©lèves. Je n’ai pas Ă  tenir compte de leurs diffĂ©rences, de leur histoire personnelle et singulière, de leur caractère particulier, de ce qu’ils subissent Ă  l’extĂ©rieur. L’école c’est le lieu du savoir, de la raison pure... Â» Ils ignorent ainsi ce qui fait la spĂ©cificitĂ© du travail pĂ©dagogique, le travail du temps. Ă€ l’autre pĂ´le de la fausse alternative, il y a la seule prise en compte des originalitĂ©s individuelles, des caractères singuliers, la valorisation des cultures, qui interdit l’accès Ă  l’universel. Mais je ne peux pas valoriser tous les aspects des diffĂ©rentes cultures Ă  l’école : je ne peux les valoriser qu’à partir du moment oĂą ces traits culturels acceptent d’en passer par le crible de la critique. Et il y a aujourd’hui des Ă©lĂ©ments culturels qui – parce qu’ils remontent au religieux, au sens anthropologique du terme – demandent Ă  ĂŞtre travaillĂ©s, et toute la question est de savoir comment on va s’y prendre pour les travailler, Ă  l’école, seul lieu oĂą cela est possible pour les enfants.

 

Éduquer : faire sortir du familial, de l’identitaire, du communautaire, des particularismes, des bandes de quartier, etc., pour pouvoir courir le risque de rencontrer l’autre. Et pour pouvoir courir le risque de la rencontre de l’autre, de la construction de l’universel, il faut que je sois dans une certaine sĂ©curitĂ© personnelle, persuadĂ© de la validitĂ©, de la valeur de ma propre identitĂ© personnelle, et pas seulement de la valeur de mes attaches culturelles, identitaires, de mes origines sociales, ethniques, religieuses…

 

Il y a une diffĂ©rence fondatrice, fondamentale entre les diffĂ©rents lieux de socialisation de l’enfant : le familial, l’institutionnel et l’associatif. Vous avez dit que les enfants ont besoin des lieux distincts pour grandir, pour se former. Lorsqu’on parle de lieux distincts, il faut comprendre en quoi consiste cette non-confusion des rĂ´les entre un centre socioculturel, la famille – d’abord et en premier lieu – et l’école. Il y a lĂ  des choses qu’on a souvent tendance Ă  confondre. D’une certaine manière, il faut que l’école soit fermĂ©e pour qu’elle puisse s’ouvrir. Il n’y a que ce qui est fermĂ© qui peut s’ouvrir. C’est la mĂŞme dialectique que celle de l’identitĂ© et de l’altĂ©ritĂ©. LĂ  aussi on peut dĂ©noncer les fausses contradictions entre les idĂ©ologies de l’école “ sanctuaire â€ť et de l’école “ ouverte â€ť Ă  tous les vents (et oubliant sa fonction de rĂ©sistance aux pressions ethniques, racistes, mĂ©diatiques, publicitaires, voire maffieuses dans certains quartiers, ou “ consumĂ©ristes â€ť de la part de certaines familles “ aisĂ©es â€ťâ€¦) . Heureusement que ma classe est fermĂ©e lorsque ValĂ©rie Ă©crit : «  …Si je tiens Ă  vous faire part de ce qui suit, c’est tout d’abord parce que le souvenir me pèse, et ensuite, parce que mes “ parents â€ť parviendront tĂ´t ou tard Ă  me faire cĂ©der. Ainsi ils pourraient expliquer la situation Ă  leur avantage si je ne prenais pas la prĂ©caution de laisser quelque chose. Que ceci vous semble très curieux, je vous demande de conserver cette lettre. Je ne me sens pas en sĂ©curitĂ©. J’ai peur de lâcher prise Â». Alors, heureusement que les portes de ma classe sont fermĂ©es !

 

Et on en entend d’autres bien sĂ»r, par exemple lorsque Guillaume explique que l’alcoolisme de son père le soir Ă  la maison ça commence Ă  bien faire… Il faut avoir crĂ©Ă© dans l’école les conditions pour que les paroles de ce type puissent se faire entendre. Ici il s’agissait d’une lettre : ValĂ©rie l’a Ă©crite en avril 1994, elle est maintenant en deuxième annĂ©e de BTS, elle n’a toujours pas lâchĂ© prise. Je lui ai seulement indiquĂ© le dispositif pour qu’elle puisse saisir elle-mĂŞme le juge pour enfants, comment les services sociaux pouvaient lui procurer un logement en dehors de sa famille, etc. Et nous ne sommes pas dans les milieux dĂ©favorisĂ©s ou marginaux, on est dans les lotissements de Seine-&-Marne, dans les pavillons confortables, le père est pilote de ligne...

 

Donc, il y a lĂ  des choses qui sont fondamentales : que les lieux dans lesquels les enfants sont amenĂ©s Ă  grandir soient distincts et que les fonctions  soient clairement distinctes. On vit Ă  l’école assez souvent dans une sorte d’illusion. Et cela a Ă©tĂ© d’ailleurs pour une part une illusion des pĂ©dagogies “ nouvelles â€ť que de croire qu’on pouvait d’un coup de baguette magique passer de la juxtaposition d’individus qui sont lĂ  rassemblĂ©s par les hasards de l’existence, de l’adresse, de leur itinĂ©raire scolaire et de la profession des parents, de croire donc que ce rassemblement pouvait d’emblĂ©e, par un coup de baguette magique, constituer une “ communautĂ© â€ť, et cette idĂ©ologie communautaire est passĂ©e des pĂ©dagogies nouvelles aux circulaires officielles… Or, une Ă©cole ce n’est pas une communautĂ©, malgrĂ© les incantations moralistes des règlements intĂ©rieurs dans leurs prĂ©ambules : « La communautĂ© scolaire Â» ou « Ă©ducative Â»â€¦ Dans une communautĂ©, les gens se choisissent mutuellement. Les gens se rassemblent dans une association, dans une communautĂ©, pour rĂ©aliser ensemble un but commun qu’ils se sont donnĂ© librement. Et la rĂ©alisation de ce but suppose que chacun des Ă©lĂ©ments qui composent le groupe concourent Ă  la rĂ©alisation du but (un orchestre, une Ă©quipe de foot, …). Alors que, dans une classe, l’élève X assis Ă  cĂ´tĂ© de l’élève Y, X peut Ă©chouer, Y peut rĂ©ussir. Nous sommes dans une situation qui n’est pas celle d’une communautĂ©, mais celle d’une sociĂ©tĂ©. Dans les associations, nous nous choisissons par sympathie, par affinitĂ©s, par communautĂ© – justement – d’intĂ©rĂŞts. La prĂ©gnance des liens affectifs est dominante par rapport aux procĂ©dures. Bien entendu, si je veux jouer au basket avec mes copains, il faut que nous soyons d’accord sur les règles du basket. Mais si je ne supporte plus mes copains, je change d’équipe et je vais voir ailleurs. Ou je change de sport, et ainsi de suite. Si l’entraĂ®neur ne me plaĂ®t plus, je change. Mais si le prof ne me plaĂ®t pas, je ne peux pas changer ! Et l’école n’est pas du tout de ce point de vue une association : elle est une institution. Elle n’est pas une communautĂ©, elle est une sociĂ©tĂ©. Et dans une sociĂ©tĂ©, les règles de droit sont les seuls Ă©lĂ©ments qui permettent de rĂ©gler prĂ©cisĂ©ment les rapports entre les individus.

 

Ce n’est pas la sympathie, l’affectivitĂ©, la gentillesse, etc. qui vont rĂ©gler les rapports, ce sont les règles de droit. Tout Ă  l’heure vous avez Ă©voquĂ© les « mots interdits Â». On pourrait se demander pourquoi il y a des mots interdits. Ça nous arrive, nous, dans la conversation, dans la polĂ©mique, de dire : « Mais vous ne savez pas ce que vous dites ! Â». Nous utilisons sans arrĂŞt ces mots interdits. Les professeurs, vis-Ă -vis des Ă©lèves : « Tu ne sais pas ce qui tu dis Â», « Tu n’as pas appris ta leçon ! Â», etc. Il y a des mots interdits non seulement par gentillesse, parce qu’il faut ĂŞtre gentil, sympathique, ouvert Ă  la relation, et toute cette sorte de choses, mais parce que le Code PĂ©nal, par exemple, rĂ©prime l’injure publique ou la diffamation ! Les dispositifs sociaux et les règles de droit sont faits pour obliger celui qui ne veut pas entendre — ou celui qui ne peut pas entendre — Ă  entendre. Dans la classe institutionnelle, au moment du conseil, celui qui ne veut pas entendre les autres devient muet : les sourds deviennent muets. Si je ne veux pas entendre l’autre, alors je perds le droit Ă  la parole. Et il y a des règles prĂ©cises. Le prĂ©sident de sĂ©ance dira Ă  celui qui bavarde avec son voisin au moment oĂą c’est un autre qui a la parole : « Untel, gĂŞneur Â», et au deuxième “ gĂŞneur â€ť, il est exclu de la rĂ©union (pas du groupe, ni de la classe…). Et perdre la parole au conseil, c’est-Ă -dire au moment oĂą on règle les comptes, au moment oĂą je vais entendre parler de moi, alors que j’ai perdu le droit Ă  la parole et que les autres vont critiquer tout mon comportement, alors lĂ  cela devient très dur. On n’est pas lĂ  au stade de la plaisanterie “ non directive â€ť. On est dans l’apprentissage de la loi. On est dans la construction de la loi dans ces classes.

 

Une sociĂ©tĂ© est rĂ©glĂ©e par des règles de droit. Et bien entendu, dans le cas de l’élève X qui Ă©choue, et l’élève Y qui est Ă  cĂ´tĂ© et qui, lui, rĂ©ussit, je pourrai dire Ă  l’élève X : « Il faut faire des efforts Â», « Il faut apprendre tes leçons Â», « Il faut travailler si tu veux rĂ©ussir dans la vie Â», etc. Mais qu’est-ce qui m’empĂŞche Ă©galement, puisque nous sommes dans le droit, d’interpeller l’élève Y en lui disant : « Tu ne vois pas que ton camarade est en train d’échouer ? Tu ne peux pas lui donner un coup de main ? Â» et si l’élève X refuse de partager ce qu’il sait avec celui qui ne sait pas encore : non-assistance Ă  personne en danger ! Le travail coopĂ©ratif ne se construit pas par gentillesse, ni mĂŞme par intention politique, il se construit par la mise en Ĺ“uvre des principes Ă©lĂ©mentaires du droit, par la mise en pratique effective de la loi.

 

La question du droit c’est cela : bagarre dans la cour de rĂ©crĂ©ation, et cette fois-là  SaĂŻd, en classe de 3e, 15 ans, Ă©lève moyen, y a Ă©tĂ© vraiment trop fort ! De loin, il voit son petit frère, 11 ans, en sixième, se faire agresser par un plus grand. Son sang ne fait qu’un tour. Il se prĂ©cipite et massacre l’agresseur du petit frère : 17 points de suture, 8 jours d’hospitalisation. Le conseil de discipline devient inĂ©vitable et SaĂŻd ira terminer sa troisième dans un autre collège. C’est la principale de l’établissement qui nous fait ce rĂ©cit, dans un stage de formation, et elle va nous fournir toutes les informations permettant de comprendre la violence de SaĂŻd. Ă€ ses yeux, le petit frère est le chĂ©ri de sa mère, car dans la culture maghrĂ©bine, Ă  11 ans, avant la pubertĂ©, on est encore du cĂ´tĂ© des femmes… Le grand frère en est extrĂŞmement jaloux, d’autant plus que lui il est sĂ©vèrement puni par le père Ă  coups de ceinture Ă  chaque bĂŞtise qu’il fait. On voit bien d’oĂą vient la violence de SaĂŻd : l’agresseur du petit frère est en train de lui faire ce que lui, SaĂŻd rĂŞve de faire au petit frère ! Et lorsque nous avons des pulsions inavouables Ă  l’égard des personnes qui nous sont proches, nous essayons de compenser par divers surcroĂ®ts d’affectivitĂ© apparente… SaĂŻd : non, ce n’est pas vrai, je ne suis pas jaloux du petit frère, la preuve, je le dĂ©fends. RĂ©sultat : je me fais exclure du collège parce que j’ai dĂ©fendu mon petit frère. LĂ , ça devient de plus en plus dur ! Et l’exclusion est vue ici par les “ Ă©ducateurs â€ť comme la seule mesure possible (SaĂŻd a dĂ©jĂ  un lourd passĂ© dans le collège…), peut ĂŞtre pour lui une chance d’échapper Ă  son Ă©tiquette, d’être coupĂ© du petit frère, et comme il n’est pas vraiment “ mauvais â€ť Ă©lève, peut-ĂŞtre, “ en faisant un effort â€ť, pourra-t-il passer en seconde de lycĂ©e…

Et donc, dans ce stage, j’ai posĂ© la question, non pas sous l’angle des questions psycho-familiales, scolaires ou disciplinaires, mais sous l’angle juridique : est-ce que quelqu’un a dit Ă  SaĂŻd que, dans un premier temps, il avait eu non seulement raison d’intervenir pour faire cesser l’agression dont son petit frère Ă©tait victime, donc qu’il en avait le droit, mais qu’en plus il en avait le devoir ? Les journaux sont pleins de rĂ©cits de cet ordre : j’ai Ă©tĂ© agressĂ© sur le quai du mĂ©tro devant 300 personnes, personne n’a bougé…Une de mes Ă©lèves, Nadine : « J’étais Ă  la sortie du lycĂ©e. Il y avait lĂ  plusieurs centaines de personnes, des Ă©lèves, des parents, un samedi midi, qui attendaient les cars. Je me suis fait blesser, dĂ©pouiller. Personne n’a bougĂ© Â» [5]. Blessures graves. Hospitalisation. RĂ©Ă©ducation. Non-assistance Ă  personne en danger.

Et, pour en revenir Ă  SaĂŻd, pourquoi doit-il ĂŞtre puni ? Parce qu’il s’est laissĂ© dĂ©border par sa propre violence, il est allĂ© au-delĂ  de la violence de neutralisation, violence policière, au sens lĂ©gitime du mot, strictement nĂ©cessaire pour stopper l’agression. Il a massacrĂ© l’agresseur. Il a basculĂ© dans la bavure, bavure qui doit ĂŞtre punie. Est-ce que quelqu’un a Ă©galement dit, Ă  SaĂŻd et Ă  l’agresseur, que c’est bien l’agresseur qui a commencĂ© ? Il faut marquer symboliquement sa responsabilitĂ© première, plus importante que celle de SaĂŻd. Et enfin, qui, dans l’instruction de l’affaire, a mis en cause les “ bons Ă©lèves â€ť qui faisaient cercle autour et qui criaient – vous connaissez bien la scène ! â€“ : « Du sang ! Du sang ! Â», « Vas-y, tue-le ! Â», ces bons Ă©lèves qui jouissent sadiquement du spectacle et qui n’interviennent pas ? Leur responsabilitĂ©, au sens juridique du terme – ce n’est pas moi qui parle, c’est le Code pĂ©nal – est plus importante que celle de l’agresseur du petit frère et que celle de SaĂŻd qui, lui, au moins, intervient. Et donc, si on applique la peine maximale Ă  SaĂŻd, l’exclusion, qu’est-ce qu’on fait vis-Ă -vis des autres dont la responsabilitĂ© est plus importante ? Évidemment, dans ce stage, la principale me regardait, un peu ahurie, et disait : « Mais ça devient très compliquĂ© ! Â» Oui, la construction de la loi, c’est très compliquĂ© si on ne veut pas se payer de mots, moraliser, rester aveugle aux violences rĂ©elles et cachĂ©es, si on veut Ă©lever les enfants dans la vĂ©ritĂ©, et pas dans les passe-droits, dans l’art de se faufiler, pas dans l’art de transgresser les règles sans avoir Ă  les remettre en question, les discuter, et les appliquer tant qu’elles n’ont pas Ă©tĂ© changĂ©es. Si on veut Ă©lever les enfants autrement que dans la conception très française selon laquelle l’application du règlement devient une punition en elle-mĂŞme.

 

Il y a lĂ  des choses fondamentales qui se jouent dans le quotidien vĂ©cu Ă  l’école par des millions d’enfants, vĂ©cu qui constitue une sorte d’éducation civique cachĂ©e qui a beaucoup plus de poids et qui dĂ©termine beaucoup plus fortement le comportement futur adulte que tous les discours plus ou moins moralisants et que les cours d’instruction civique. Je peux toujours faire recopier tel ou tel article de la DĂ©claration des Droits de l’Homme ou de la Convention internationale des Droits de l’Enfant : ça n’empĂŞchera pas les règlements de compte dans les recoins obscurs de la cour de rĂ©crĂ©ation loin de mon regard… C’est dans la structure mĂŞme de l’établissement, dans le quotidien de la classe, que les enfants peuvent alors expĂ©rimenter ce qu’il en est d’une sociĂ©tĂ© rĂ©glĂ©e par le droit, et cela, quelles que soient les origines ethniques, culturelles, religieuses, etc..

 

Il y a au fondement du droit un certain nombre de principes, qui sont des principes négatifs, en ce sens qu’ils ne me disent pas ce qu’il faut que je fasse, sur le mode de valeurs positives, mais seulement ce que je n’ai pas le droit de faire. On peut les énumérer, et au regard de chacun de ces principes, se demander ce qu’il en est de leur respect ou non dans l’école.

 

Je vais prendre deux ou trois exemples pour montrer que nous avons encore Ă  l’école quelques progrès Ă  faire : en effet, comment Ă©duquer Ă  la citoyennetĂ©, si on ne respecte pas ces principes ?

 

La loi est la mĂŞme pour tous. Bien entendu, lorsque je dis cela en classe, les Ă©lèves ricanent… Il n’y a qu’à regarder la tĂ©lĂ©vision : les passe-droits, les privilèges (le privilège c’est une “ loi privĂ©e â€ť, une absence de loi, une nĂ©gation de la loi), les corruptions… Mais justement la tĂ©lĂ© n’en parle que lorsqu’ils sont dĂ©noncĂ©s et poursuivis ! Reste qu’il n’y a pas beaucoup de diffĂ©rences entre la “ morale â€ť d’un gamin qui se fait prendre sur le fait et qui “ nie l’évidence â€ť et celle d’un ministre de la RĂ©publique qui ment publiquement, et qui sait d’ailleurs que tout le monde sait qu’il ment devant le tribunal. La morale est la mĂŞme : c’est le rayon d’action qui change !

Lorsque je dis que la loi est la mĂŞme pour tous, remarquons le temps du verbe : le prĂ©sent de l’indicatif, mais un prĂ©sent normatif. Et si nous posons comme principe que la loi est la mĂŞme pour tous, c’est que justement elle ne l’est pas encore, et que nous avons Ă  travailler pour qu’elle le soit, pour qu’elle le devienne. Mais alors, que se passe-t-il dans l’école si j’arrive en retard (mĂŞme s’il y a parfois un petit malin pour me demander si j’ai un “ billet de retard â€ťâ€¦) : rien. Alors que l’élève, lui, non seulement doit expliquer son retard, mais doit le justifier.

 

Ces principes du droit ne se discutent pas puisqu’ils sont prĂ©cisĂ©ment ce qui permet qu’il y ait une discussion. Ce qui permet la discussion ne se discute pas. Il s’agit justement de comprendre cela, non seulement par des cours et des discours, mais par la pratique mĂŞme de la pĂ©dagogie en classe. Je vais prendre un autre exemple : l’autre jour, en manière de plaisanterie, un Ă©lève en injurie un autre. Il l’avait dit suffisamment Ă  haute voix pour que je l’entende. Toujours sur le ton de la plaisanterie, je m’adresse Ă  celui qui avait prononcĂ© cette injure Ă  l’égard de son camarade, et je lui demande : « Qu’est-ce que tu viens de dire lĂ  ? Â» RĂ©ponse immĂ©diate : « Mais monsieur, ce n’est pas Ă  vous que je parlais ! Â» Je lui fais remarquer que je ne me suis pas doutĂ© une seule seconde que c’était moi qu’il injuriait : « Si tu m’avais insultĂ©, moi, ça aurait Ă©tĂ© moins grave que vis-Ă -vis de ton camarade Â». Il me regarde effarĂ©, sans comprendre. Et pourtant c’est Ă©vident ! En matière d’injure publique, et aussi bien pour n’importe quel comportement dĂ©lictueux ou criminel, le Code pĂ©nal prĂ©voit une gradation dans les responsabilitĂ©s. S’il s’agit d’une agression, par exemple, commise par un majeur Ă  l’égard d’un mineur, c’est beaucoup plus lourdement sanctionnĂ© que si la victime Ă©tait elle-mĂŞme majeure. Nous avons des degrĂ©s de gravitĂ© : le plus grave, disons degrĂ© de gravitĂ© 4, agression d’un majeur Ă  l’égard d’un mineur ; ensuite, degrĂ© de gravitĂ© 3, agression d’un majeur sur un autre majeur ; degrĂ© de gravitĂ© 2, un mineur Ă  l’égard d’un autre mineur (c’est la bagarre de cour de rĂ©crĂ©) ; degrĂ© de gravitĂ© 1, le moins grave, mineur Ă  l’égard d’un majeur. Cependant, il ne faut pas oublier qu’à l’intĂ©rieur de chacun de ces quatre degrĂ©s de responsabilitĂ© il y a des nuances. Prenons le degrĂ© 1, mineur Ă  l’égard d’un majeur : s’il s’agit d’un athlète de 16 ans et d’une petite vieille qui se fait voler ses Ă©conomies, ce n’est pas la mĂŞme chose que si c’est un Ă©lève qui disjoncte et flanque un coup Ă  son professeur... Ă€ l’intĂ©rieur de cette gradation, les magistrats ont un travail Ă©norme Ă  faire d’évaluation et d’instruction prĂ©cises de la situation. Mais, dans l’ordre gĂ©nĂ©ral, les quatre niveaux demeurent et le Code pĂ©nal prĂ©voit bien l’excuse de minoritĂ©, avec la progressivitĂ© : en dessous de 13 ans, en droit français, entre 13 et 16 ans, entre 16 et 18 ans. Et donc, si un Ă©lève en injurie ou en agresse un autre, surtout plus petit que lui, il devrait ĂŞtre puni plus sĂ©vèrement que s’il avait agressĂ© un professeur, par exemple… Qu’en est-il dans les faits ? Le principe – indiscutable – qui veut que, pour un mĂŞme acte, un mineur est moins lourdement sanctionnĂ© qu’un majeur, se trouve ici bafouĂ©.

 

Autre principe : nul ne peut se faire justice Ă  lui-mĂŞme. Mais, dans la classe, lorsqu’un Ă©lève m’injurie, ou plus simplement s’agite et ne fait pas ce que j’ai prescrit, c’est moi qui punis. Et donc, mĂŞme si la punition est juste, Ă©quilibrĂ©e, rationnelle, respectueuse de l’arrĂŞtĂ© de 1887 qui interdit les châtiments corporels ou humiliants, mĂŞme dans ces cas-lĂ , l’autre, l’enfant, ne peut percevoir cette punition que comme la vengeance de celui dont l’autoritĂ© a Ă©tĂ© momentanĂ©ment bafouĂ©e. Nous sommes dans l’absence de “ distinction des pouvoirs â€ť, au sens de Montesquieu, entre lĂ©gislatif, exĂ©cutif et judiciaire. Et si les pouvoirs sont confondus dans la classe, c’est-Ă -dire s’ils sont encore – au sens anthropologique du terme – d’essence religieuse, si le pouvoir est un, monarchique, effectivement il n’est pas possible de construire la citoyennetĂ© dans cette structure institutionnelle. Je peux ĂŞtre très habile, je peux ĂŞtre formĂ© Ă  la psychologie des groupes, je peux ĂŞtre formĂ© Ă  l’écoute, Ă  la relation, je peux avoir dĂ©veloppĂ© des compĂ©tences pĂ©dagogiques tout Ă  fait remarquables, il n’en reste pas moins que, dans cette situation de non-sĂ©paration, de non-distinction des pouvoirs, cette habiletĂ© psychologique ou pĂ©dagogique n’aboutit qu’à enrober la pilule et Ă  faire apparaĂ®tre cette confusion des pouvoirs comme d’autant plus banale, ordinaire et acceptable. Alors que, en droit, pour ce qui est de la formation Ă  la citoyennetĂ©, elle est inacceptable.

 

Nul ne peut ĂŞtre juge et partie : autre formulation du mĂŞme principe. Ce n’est pas le magistrat qui a Ă©tĂ© cambriolĂ© qui va juger son propre cambrioleur. Dans un match de foot, l’arbitre ne peut ĂŞtre en mĂŞme temps l’entraĂ®neur de l’une de deux Ă©quipes, ce n’est pas possible. Il n’y a pas de match. Or, dans la classe, c’est moi qui enseigne et c’est moi qui juge les rĂ©sultats de cet enseignement. RĂ©sultat : pour peu que les Ă©lèves sachent Ă  peu près Ă  quoi ça sert d’obtenir des diplĂ´mes, au lieu de chercher Ă  construire les savoirs, de comprendre les exigences de la recherche de la vĂ©ritĂ©, ils vont chercher Ă  deviner ce que j’ai derrière la tĂŞte, ils vont se conformer Ă  ce qu’ils croient que j’attends d’eux : « Qu’est-ce qu’il veut que je rĂ©ponde ? Qu’est-ce que je vais mettre sur cette copie qui va “ faire bien â€ť et me permettra d’avoir une bonne note ? Â»â€¦ Cette attitude est très profondĂ©ment ancrĂ©e chez les Ă©lèves. MĂŞme dans les situations de “ conversation â€ť ordinaire ! Par exemple, l’autre jour, un Ă©lève nous raconte une histoire. Je lui demande de mettre son rĂ©cit par Ă©crit, je lui donne une feuille, et au moment d’écrire, il me demande : « Qu’est-ce que vous voulez que je mette ? Â»â€¦ Et je lui rĂ©ponds Ă©videmment que je ne “ veux â€ť rien, que je lui demande simplement d’écrire cette histoire, sinon on va l’oublier, comme s’il s’agissait d’une lettre Ă  un copain. Quand je formule ces demandes (qui ne sont pas des ordres…), les Ă©lèves s’inquiètent souvent, en dĂ©but d’annĂ©e, de savoir si leur texte va ĂŞtre corrigĂ©, notĂ©, etc..

Nul ne peut être juge et partie, sauf à l’école, où l’élève est soumis à un pouvoir indiscutable. Le ministre en personne ne peut pas me faire changer une note que je mets sur une copie. Même le tribunal administratif. Le juge ne peut qu’ordonner, si une erreur matérielle a été prouvée, une nouvelle correction par un collègue, qui, bien entendu, par solidarité corporatiste, confirmera ma note…

 

On ne peut pas Ă©duquer Ă  la citoyennetĂ© dans cette situation-lĂ  oĂą il n’y a pour l’enfant et pour le jeune, quelles que soient ses origines, aucun recours – et du cĂ´tĂ© des parents encore plus – contre les dangers de ce pouvoir unique, non sĂ©parĂ©, dont les fonctions ne sont pas articulĂ©es. Je fais une proposition : l’instauration d’une commission de discipline dans les Ă©tablissements, qui tranche dans les conflits et litiges et qui fixe les punitions et rĂ©parations ; commission qui pourrait siĂ©ger toutes les semaines, par exemple, comme un tribunal d’instance ou de police. Je connais des Ă©tablissements qui fonctionnent ainsi : le professeur n’a pas le droit de punir lui-mĂŞme ; certes, il doit intervenir pour faire cesser l’infraction, mais c’est une fonction “ policière â€ť, qui appartient Ă  tout citoyen, et le policier arrĂŞte le dĂ©linquant, il ne le juge pas. Le professeur ne peut que dĂ©fĂ©rer l’élève devant la commission.

 

 

Et du coup, n’importe quel acteur de l’établissement pourrait saisir cette commission, les Ă©lèves Ă©galement donc, et les femmes de mĂ©nage… MickaĂ«l est indignĂ© : « J’étais en première E. Nous avions un compte rendu des travaux pratiques de physique Ă  rendre. Un copain, Fabien, avait oubliĂ© de le faire. Je lui ai donc passĂ© le mien : il l’a recopiĂ© texto. Nous avons donc rendu le mĂŞme devoir au professeur. Le prof les a corrigĂ©s. RĂ©sultat des courses : moi, MickaĂ«l, 2 sur 20 ; Fabien, 16 sur 20. Je ne comprends pas !  [6]. Alors je lui demande s’il a Ă©tĂ© voir le professeur : « Mais oui, je lui ai demandĂ© pourquoi j’avais eu 2 Â». Le prof l’a envoyĂ© balader. Je lui ai demandĂ© s’il lui avait dit qu’une copie identique Ă  la sienne avait Ă©tĂ© notĂ©e 16. (Je lui avais d’abord demandĂ© de me donner la photocopie des deux copies corrigĂ©es, car j’avais du mal Ă  y croire : j’ai la photocopie des deux copies identiques). Alors il me dit : « Ă‰videmment non ! Je ne lui ai pas dit ! Sinon Fabien se serait retrouvĂ© avec un zĂ©ro ! Puisqu’il a copiĂ© sur moi… – Et toi aussi ! Pour complicité… Et donc le seul moyen pour que justice soit rĂ©tablie, c’est d’aller voir le prof, et de lui dire : “ Ok, on a copiĂ© tous les deux, on a zĂ©ro, cette question Ă©tant rĂ©glĂ©e, comment vous notez ? â€ť Â» C’est ça le droit. Obliger Ă  entendre celui qui ne veut pas entendre. Mais il n’y a aujourd’hui, dans nos Ă©tablissements, aucune procĂ©dure de recours pour les Ă©lèves victimes de ce genre de situation. La rĂ©paration ne dĂ©pend que de la “ bonne volontĂ© â€ť du professeur, seul juge, de ses capacitĂ©s de “ comprĂ©hension â€ť, de ses aptitudes psychologiques Ă  se remettre en question et reconnaĂ®tre ses erreurs. Mais une institution ne peut pas fonctionner Ă  la “ bonne volontĂ© â€ť, et s’il faut attendre, pour que l’école Ă©duque Ă  la citoyennetĂ©, que tous les enseignants deviennent parfaits, on risque d’attendre longtemps.

 

La construction de la citoyennetĂ©, la construction de la loi chez les enfants c’est moins aujourd’hui une question de valeurs – les “ valeurs rĂ©publicaines â€ť, respect de l’autre, tolĂ©rance, etc. –, qu’une question d’institution du droit : ce qui m’intĂ©resse aujourd’hui c’est d’obliger celui qui n’est pas tolĂ©rant Ă  ĂŞtre tolĂ©rant. Celui qui ne veut pas Ă©couter l’autre, et prendre conscience de son existence, Ă  y ĂŞtre obligĂ©. C’est ça le droit. Si mon propriĂ©taire ne veut pas faire les travaux qui lui incombent dans l’appartement que je lui loue, je lui envoie une lettre recommandĂ©e. S’il ne retire pas la lettre recommandĂ©e, je lui envoie une sommation interpellative par voie d’huissier. Il faut bien qu’il rĂ©ponde ! Et s’il continue Ă  ne pas rĂ©pondre, ce sera le Tribunal, avec dommages et intĂ©rĂŞts, etc. Dans un État de droit, il y a des procĂ©dures, et il importe alors – puisque l’école n’est ni une association, ni une famille, ni une communautĂ© – que dans l’école nous introduisions les règles Ă©lĂ©mentaires du droit dans son fonctionnement ordinaire.

 

Tout Ă  l’heure Mme Ney disait que l’adulte doit donner une image solide aux enfants, avoir une parole forte, etc. Le problème c’est qu’il y a aussi des adultes qui ne donnent pas une image très solide, qui n’ont pas une parole forte : j’ai le droit, quand je suis adulte, de bafouiller, d’être mal foutu, et j’ai aussi le droit comme professeur d’être timide, etc. Et pour autant, j’ai aussi le droit d’être protĂ©gĂ© contre Ă©ventuellement ma propre violence et protĂ©gĂ© de la violence des autres. Mme Ney a parfaitement raison bien sĂ»r, mais en mĂŞme temps je sais que cette image du professeur parfait, de l’adulte parfait est une image mythique : on peut s’efforcer d’y tendre, bien sĂ»r, se former quand on est prof, mais nous savons que la diffĂ©rence entre l’adulte et l’adolescent, c’est que l’adulte sait qu’il n’est pas adulte, alors que l’adolescent est encore dans l’espoir de devenir un jour adulte.

 

Ă€ 18 ans, mes Ă©lèves en tĂ©moignent souvent quand je leur pose la question, lorsqu’on accède Ă  la majoritĂ©, on s’aperçoit que ça ne change rien dans les pouvoirs sociaux rĂ©els, et c’est ce qui explique d’ailleurs que si un jeune n’a pas de pouvoirs sociaux rĂ©els, Ă  commencer dans l’école, le lycĂ©e, il peut ĂŞtre tentĂ© d’expĂ©rimenter, en dehors des rĂ©seaux de surveillance scolaire, mĂ©dicaux, familiaux, voire judiciaires, toute une sĂ©rie de situations, oĂą il cherche Ă  se sentir exister, dans les interstices, dans les failles des “ surveillances â€ť, et on voit bien aujourd’hui ce vide de l’adolescent, cette vie monotone, plate, rythmĂ©e par quelques expĂ©riences paroxystiques rĂ©gulières, par la musique par exemple, mais aussi parfois dans la drogue ou la violence.

Toutes les “ conduites Ă  risque â€ť sont signe de l’impuissance, de l’impossibilitĂ© des adolescents et des jeunes, au moment d’entrer dans la vie, d’éprouver leur propre pouvoir dans le rĂ©el : « De quoi suis-je capable au moment oĂą je deviens adulte, jusqu’oĂą je peux aller ? Â», et donc, parfois, on frĂ´lera les bords de la loi. Évidemment, si j’ai eu depuis le dĂ©but de mon existence l’expĂ©rience des jungles et des violences (les ascenseurs en panne, les citĂ©s…), si j’ai eu l’expĂ©rience d’une Ă©cole, qui devrait ĂŞtre le lieu oĂą je dĂ©couvre que les relations humaines sont possibles, mais que malheureusement, dans les Âľ des cas, c’est Ă©galement lĂ  aussi la loi de la jungle, masquĂ©e, sous les oripeaux de l’acquisition de la culture et du savoir qui ne servent que d’instruments de pouvoir et d’élimination et de sĂ©lection, effectivement, arrivĂ© Ă  18 ou 20 ans, c’est un peu difficile… Le miracle finalement, c’est que beaucoup arrivent quand mĂŞme Ă  construire le rapport aux autres !

 

Après tout, la plupart d’entre nous, nous respectons la loi ! Mais nous sommes marquĂ©s, par les tentations de la rĂ©signation… C’est plus difficile d’entrer dans le processus d’élaboration de la loi que de se soumettre, se rĂ©signer. Et voilĂ  l’efficacitĂ© des pĂ©dagogies coopĂ©ratives, institutionnelles, c’est que le (futur) citoyen, dans ces classes, n’y apprend pas seulement Ă  obĂ©ir Ă  la loi, il apprend aussi Ă  la faire avec les autres, en apprenant Ă  distinguer tous les niveaux de règles : ce qui se discute, ce qui ne se discute pas, ou ce qui ne se discute pas encore. Si je ne suis pas d’accord avec telle disposition du Code pĂ©nal, par exemple sur l’usage de drogues, eh bien, j’essaie de m’associer avec les autres citoyens qui partagent mon avis pour essayer de faire modifier la loi. Mais ce n’est pas dans ma classe que le Code pĂ©nal se discute, ça viendra plus tard. En revanche, dans la classe, on peut discuter et dĂ©cider des règles techniques de travail et de comportement. Les règles morales, les valeurs auxquelles nous nous rĂ©fĂ©rons : ces valeurs morales ont le droit de s’exprimer, les valeurs auxquelles nous croyons, ou auxquelles les parents croient, nous pouvons en parler, sauf que, si nous pouvons en parler c’est que prĂ©cisĂ©ment nous avons dĂ©cidĂ© de nous interdire la violence (le principe Ă©thique de l’interdit de la violence), nous nous interdisons de vouloir imposer ces valeurs aux autres par la violence.

 

Nous sommes dans une sociĂ©tĂ© pluraliste. Nous sommes dans une sociĂ©tĂ© multiculturelle. Nous savons que les rĂ©fĂ©rents des uns et des autres sont diffĂ©rents et donc, Ă  partir de lĂ , il s’agit d’organiser les conditions de la parole et de l’élaboration d’une loi commune. D’oĂą le fait que l’éducation civique aujourd’hui ce n’est pas l’inculcation, la leçon de “ morale â€ť. Les auteurs de la rafle du Vel-d’Hiv allaient Ă  l’école rĂ©publicaine, et tous les matins ils avaient leçon de morale. Les rĂ©sistants aussi d’ailleurs… Donc, ce n’est pas de leçon morale dont il s’agit. Il ne s’agit pas de contenu positif dans les valeurs. Il s’agit d’organiser la possibilitĂ© pour des sujets qui se rĂ©fèrent Ă  des valeurs diffĂ©rentes de se rencontrer, de se parler. La construction Ă  la citoyennetĂ© se construit aujourd’hui non pas sur l’acquisition de valeurs, sur la transmission de valeurs, dont plus personne ne sait d’ailleurs aujourd’hui ce qu’elles signifient exactement, devant l’effondrement de “ grands rĂ©cits â€ť explicatifs, religieux ou politiques. Dans la disparition des transcendances, nous sommes renvoyĂ©s Ă  notre libertĂ© : il faut, en effet, interdire (“ dire entre â€ť nous) ce qu’il convient de faire ou ne pas faire, et donc crĂ©er les conditions de la parole, en termes de construction du droit, de procĂ©dures juridiques, crĂ©er les conditions qui vont faire que nous allons Ă  nous parler au lieu de nous taper dessus.

 

QUESTIONS

 

Sur la question de “ l’assistance Ă  personne en danger â€ť dans la classe.

 

On peut institutionnaliser cette obligation de l’assistance en personne en danger dans la classe. La règle est que si un Ă©lève rĂ©ussit, il donne un coup de main Ă  ceux qui rĂ©ussissent moins bien. Selon Bachelard : quand j’apprends quelque chose, il faut que je sois placĂ© immĂ©diatement en position d’avoir Ă  le retransmettre Ă  d’autres. C’est ce principe essentiel de partage, d’échange, de rĂ©ciprocitĂ© que rĂ©alisent les classes coopĂ©ratives et le “ mouvement des rĂ©seaux d’échanges rĂ©ciproques de savoirs â€ť. Dès que j’apprends quelque chose je dois ĂŞtre capable de le transmettre Ă  d’autres. Je ne peux pas vivre en parasite. Si je suis dans la classe dans une situation de rĂ©ception uniquement, si je ne suis pas placĂ© en situation oĂą je vais devoir donner Ă  mon tour, il n’y a pas construction du savoir, puisque la recherche de la conformitĂ© ce n’est pas la recherche de la vĂ©ritĂ©, et d’autre part il n’y a pas construction de la loi puisque j’apprends Ă  me soumettre Ă  quelqu’un et non Ă  obĂ©ir Ă  la loi. Soumission et obĂ©issance sont incompatibles. C’est contradictoire. « Ils n’obĂ©issent pas Â» : heureusement qu’ils ne m’obĂ©issent pas ! Ce n’est pas Ă  moi qu’il faut obĂ©ir. C’est Ă  la loi dont je suis porteur et Ă  laquelle je suis moi-mĂŞme tenu. Et porteur par dĂ©lĂ©gation, provisoirement.

 

Question sur les amalgames entre religion et culture musulmane.

 

Je crois que les religions, les cultures d’origine, sont d’autant plus des facteurs de conflits que ceux qui en sont porteurs en sont ignorants : c’est l’ignorance de leur propre culture, de leur propre religion qui fait les “ intĂ©gristes â€ť. Je peux saisir comme une chance pĂ©dagogique de rencontrer dans ma classe une fille qui porte le voile, car je vais pouvoir, par exemple, lire St-Paul, le chapitre 11 de l’ÉpĂ®tre aux Corinthiens : « La femme doit ĂŞtre voilĂ©e parce que, si l’homme est la gloire de Dieu, la femme, elle, est la gloire de l’homme Â» ! Et je peux expliquer en classe ce qu’il en est de la soumission des femmes aux hommes autour du bassin mĂ©diterranĂ©en et dans les trois monothĂ©ismes. Il n’y a qu’à l’école que je peux entendre ce qu’il en est vraiment de la culture dont je suis porteur. Lorsque quelqu’un me dit qu’il est musulman, je lui demande s’il est chiite, sunnite, ismaĂ©lite... Neuf fois sur dix il me regarde, interloquĂ©, et il va pouvoir apprendre ce qu’il est, et Ă©ventuellement, pourquoi pas, se trouver confortĂ© dans sa propre identitĂ©, il va dĂ©couvrir les richesses de sa propre religion, de sa propre culture, en acceptant de comprendre les exigences de la critique et de la construction de l’universel.

Mais, Ă©videmment, si deux jours avant que j’ai prĂ©vu de donner ces explications, parce que j’ai une fille voilĂ©e dans ma classe, on a mis cette fille Ă  la porte en la faisant passer en conseil de discipline, elle ne pourra pas entendre ces explications ! Vous avez aujourd’hui un certain nombre de gens qui, sous couvert de dĂ©fendre la RĂ©publique et la laĂŻcitĂ©, enfreignent un des principes fondateurs de la laĂŻcitĂ© et de la RĂ©publique qui est que « Nul ne peut ĂŞtre mis en cause pour un acte dont il n’est pas responsable, dont il n’est pas l’auteur personnellement Â». Je suis puni parce que j’appartiens Ă  une communautĂ©. Je suis puni pour ce que je suis, et non pas pour ce que je fais. VoilĂ  l’élĂ©ment intolĂ©rable, qui permet en effet aux nazis de massacrer les juifs. Dans le racisme, c’est la similitude qu’on refuse. C’est le fait que l’autre soit, comme moi, un homme qui est refusĂ©. C’est la similitude, ce n’est pas la diffĂ©rence qui est refusĂ©e dans le racisme. Ă€ partir de lĂ , il y a quelque chose de tout Ă  fait radical : lorsqu’on exclut une fille qui porte le voile de l’école, mĂŞme si elle a une part de dĂ©cision personnelle dans le fait de porter le voile, c’est très exactement comme si on punissait un enfant Ă  cause des mauvais traitements que ses parents lui feraient subir ! Si elle porte le voile par obĂ©issance, par soumission aux injonctions de sa communautĂ©, de sa religion, etc., mĂŞme si nous estimions que le voile est une atteinte intolĂ©rable Ă  la dignitĂ© de la femme, mĂŞme si les lois de la RĂ©publique l’interdisait, la fille mineure ne pourrait pas ĂŞtre punie personnellement Ă  cause de sa soumission aux membres majeurs de sa communautĂ© qui lui imposeraient tel ou tel comportement. Et j’ai des polĂ©miques absolument fĂ©roces avec d’excellents amis qui considèrent que les dĂ©cisions des magistrats ordonnant la rĂ©intĂ©gration des filles voilĂ©es dans l’école et mĂŞme, dans un cas, ordonnant 50 000 F de dommages et intĂ©rĂŞts, sont des dĂ©cisions scandaleuses, qui portent atteinte Ă  la laĂŻcitĂ©, Ă  l’autoritĂ© de professeurs, etc. Quelqu’un a intitulĂ© son article « Des juges contre la RĂ©publique Â» [7]. Non : ce sont des professeurs qui sont, lĂ , contre la RĂ©publique. Parce qu’ils ne supportent pas le spectacle d’une femme voilĂ©e. Mais moi non plus je ne le supporte pas ! Je ne le supporte pas, en effet, mais tant que les lois de la RĂ©publique ne considèrent pas que le port d’un voile est interdit, au mĂŞme titre qu’une croix gammĂ©e, par exemple, je ne peux pas l’interdire. Je peux en revanche m’associer avec d’autres citoyens pour essayer de changer les lois de la RĂ©publique sur ce point, en nous rĂ©fĂ©rant par exemple Ă  la Convention internationale des Droits de la femme. On parle du voile, mais il y a quand mĂŞme d’autres signes qui sont autrement plus mutilants pour la personne. Est-ce qu’il va falloir que je vĂ©rifie que mes filles n’ont pas Ă©tĂ© excisĂ©es quand elles entrent dans ma classe ? C’est autrement plus grave que de porter le voile, et c’est rĂ©primĂ© par le Code pĂ©nal ! Est-ce qu’il va falloir que je vĂ©rifie les casiers judiciaires de mes Ă©lèves et exclure ceux qui auraient enfreint les lois de la RĂ©publique ? Et depuis quand la privation d’école serait-elle une peine prĂ©vue par le Code ? Il y a lĂ  une nĂ©gation complète de ce qu’est l’école : le temps  [8] offert par l’État Ă  tous de construire les savoirs, la loi, l’universel.

Revenons au principe fondateur : un mineur ne peut pas ĂŞtre condamnĂ© parce qu’il obĂ©it Ă  ceux auxquels il est soumis juridiquement jusqu’à sa majoritĂ©. Je ne peux pas punir quelqu’un pour un acte commis par un autre. Sans cela il n’y a pas d’individualisme dĂ©mocratique possible, il n’y a pas de responsabilitĂ© personnelle possible, et donc il n’y a pas de communautĂ© possible, parce que, qu’est-ce que c’est qu’une communautĂ© qui ne serait pas constituĂ©e d’abord de personnes ? Et que serait une sociĂ©tĂ© oĂą je ne pourrais travailler qu’avec ceux que j’aime bien ? Ou avec lesquels je suis d’accord ? Eh non, justement, ce qui dĂ©finit la sociĂ©tĂ© qu’est l’école, c’est que j’y apprends Ă  travailler avec des gens qui sont diffĂ©rents de moi, que je ne suis pas obligĂ© de les aimer, et justement, parce qu’ils sont diffĂ©rents de moi, nous allons nous dĂ©couvrir mutuellement dans nos richesses respectives, construire ensemble les conditions de la rencontre humaine.

 

Bernard Defrance.



[1] Intervention dans le séminaire du CIEMI (Centre d’Informations et d’Études sur les Migrations Internationales), janvier-mars 1996, texte de l’enregistrement revu par l’auteur, notes ajoutées pour la publication dans Migrations Société, vol. 8, n° 46-47, juillet-octobre 1996, 46, rue de Montreuil, 75011 Paris.

[2] Sébastien Plura, 16 octobre 1993, texte publié dans Pratiques corporelles, n° 102, mars 1994.

[3] ValĂ©rie Piedeloup, communication Ă  l’AssemblĂ©e GĂ©nĂ©rale des “ Groupes de Soutien au Soutien â€ť (AGSAS), Paris, 9-10 octobre 1993.

[4] Germain RĂ©my, dans " L’humour dans la classe ? Attention… ", Savoir(s) en rire, ouvrage collectif sous la direction de Hugues Lethierry, Ă  paraĂ®tre chez De BĹ“ck, 1er volume.

[5] Nadine n’a pas Ă©crit son histoire, mais d’autres le font : voir par exemple, textes de Ludovic Dindin, StĂ©phanie Bocquet et Yann Alleaume dans “ Jouer et dĂ©jouer la violence â€ť, Pratiques Corporelles, n° 102, mars 1994.

[6] MickaĂ«l PĂ©cheux, dans “ Conseils Ă  un professeur dĂ©butant… â€ť, Revue de Psychologie de la Motivation, n° 18, 2e semestre 1994.

[7] Guy Coq, LibĂ©ration du 11 octobre 1995 ; cf. ma rĂ©ponse dans le Journal du Droit des Jeunes (16, passage Gatbois, 75012 Paris), n° 153, mars 1996 : “ Des professeurs contre la RĂ©publique â€ť.

[8] École : scholè, en grec, c’est-Ă -dire loisir.


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