Rétablir la loi dans les
cités ? Chiche !
Depuis que nos banlieues
" flambent " à intervalles réguliers, nombreux sont les
acteurs et analystes (travailleurs sociaux, magistrats, enseignants,
sociologues, hommes politiques de tous bords...) qui réclament le
" retour de la loi " dans des secteurs où l'économie
parallèle des bizness et de la drogue
permet, nous dit-on, à des quartiers de survivre économiquement, où la police
elle-même ne pénètre pas, sinon sans de multiples précautions.
Le travail
accompli dans des départements très touchés par les phénomènes de violence (Ã
l'école par exemple, mais pas seulement), par la disparition des repères
légaux, notamment chez les plus jeunes, montre qu'il est possible de faire
reculer significativement la délinquance, tout au moins de permettre aux jeunes
de (re)construire leur rapport à la loi. On peut ici faire référence au travail
du parquet des mineurs de Bobigny en lien avec l'Inspection académique de
Seine-St-Denis, au travail de l'association Justice et Ville dans le
Val-de-Marne, du parquet de l'Essonne, des dispositifs GASPAR dans le Nord et
celui des centaines de Comités d'environnement sociaux ou des Commissions
communales de prévention de la délinquance, partout en France. L'énergie de
centaines d'acteurs obscurs (administrateurs, enseignants, policiers,
éducateurs, magistrats, militants associatifs...) commence ainsi à bien porter
ses fruits, même si les résultats restent fragiles, à la merci de telle
initiative intempestive ou déclaration provocatrice d'élus locaux, telle
circulaire inapplicable de tel ministre ou des effets incontrôlés par leurs
supérieurs hiérarchiques de comportements policiers encore inacceptables, ou
encore, plus banalement, de tels incidents graves, par exemple d'un meurtre à l'occasion
d'un règlement de comptes, suivi des habituelles rumeurs et échauffourées...
Cependant,
malgré cette relative efficacité, un élément essentiel est très souvent oublié
dans les analyses et actions de terrain. Cet oubli s'explique par le fait que la
plupart des intervenants (magistrats, policiers notamment) se focalisent, par
spontanéité professionnelle, sur les questions qui relèvent du pénal : la
drogue, les agressions diverses, les rackets, les trafics en tout genre, les
incendies criminels, etc. Or, si on veut effectivement le rétablissement du
droit dans les banlieues, il importe de ne pas se limiter aux questions d'ordre
pénal, mais de prendre en compte également toutes les questions qui relèvent du
civil, principalement dans les pratiques quotidiennes d'un certain nombre de
propriétaires et de professionnels de l'immobilier qui mènent impunément leurs
opérations depuis des années, tablant sur l'ignorance de leurs droits chez
l'immense majorité des locataires de " grands ensembles ",
et même dans la gestion de certains offices HLM, devenus outils du clientélisme
politique local. Les exemples foisonnent dont les militants des associations de
quartier sont les témoins trop souvent impuissants par suite de l'indifférence,
malgré les intentions affichées et les textes, des
" décideurs " de toutes sortes.
M. X. habite
le 16ème arrondissement à Paris, il possède une vingtaine
d'appartements dans une " cité-ghetto " ; pendant plus
de vingt ans il a calculé sur les quittances de ses locataires un
" droit de bail " de 3% (au lieu de 2,5) : il explique aux
responsables de l'association de locataires que c'était pour
" arrondir "... Telle société financière, domiciliée au
Liechtenstein, assigne un de ses locataires pour non-paiement de loyers ;
le locataire, handicapé, ne parlant pas français, produit les quittances
régulièrement délivrées dès la première audience, il faudra encore trois
audiences au juge pour se rendre à l'évidence que les loyers ont bien été payés
et débouter la société : plus d'un an de démarches, d'angoisse dans la famille,
de difficultés considérables pour les militants de l'association des locataires
à calmer le fils aîné tout à fait décidé à aller " foutre le
feu " au siège de l'agence, plus huit mois d'attente pour obtenir
copie du jugement qu'il faut encore faire signifier par huissier... M. D.,
polyhandicapé en fauteuil, 9ème  étage : il n'est pas sorti de chez lui depuis plus de neuf
mois, l'ascenseur est en panne, le kinésithérapeute et l'infirmière refusent
d'escalader les étages ; l'aîné de ses enfants a quinze ans et son
comportement à l'école laisse quelque peu à désirer : agressivité, injures aux
professeurs... Mme I. paie régulièrement ses loyers, 3 800 F. par mois : pas de
bail écrit, le propriétaire ne délivre ni reçu, ni quittance, donc pas
d'allocation logement ; le propriétaire vend l'appartement comme
" libre de toute occupation " Ã la mairie du lieu qui
préempte en vue de la réhabilitation et le maire assigne la locataire devenue
" squatter "... La femme de M. O. est malade : impossible
de continuer à demeurer au rez-de-chaussée avec la porte de l'appartement qui
s'ouvre juste en face de l'escalier qui descend à la cave où s'entassent les
poubelles des douze étages, d'où odeurs, rats, cafards, etc., mais impossible
aussi d'obtenir un échange de logement demandé depuis quatre ans ; ils ont
cinq enfants, l'aîné est en terminale de lycée et me raconte ses fantasmes (lui
aussi) d'incendie…
Ahmed,
dix-huit ans, lui, passe à l'acte : il sera heureusement neutralisé juste au
moment où il se préparait à mettre le feu aux liquides inflammables qu'il vient
de répandre dans l'entrée des bureaux des assistantes sociales ; le père est Ã
la retraite, ressources mensuelles 5400 F., loyer 3800 F., auxquels il faut
ajouter 1000 F. au versement desquels l'a condamné le tribunal pour des
arriérés de régularisation de charges dont personne (et surtout pas un expert
qui aurait facilement pu être désigné par le tribunal...) n'est allé vérifier
les justifications chez le propriétaire, qui, de toute façon, aurait renvoyé Ã
l'agence gestionnaire, laquelle, de toute façon, aurait renvoyé au syndic de la
copropriété, lequel, de toute façon, aurait renvoyé à la société de chauffe, Ã
la société chargée des relevés de compteurs d'eau, à la société chargée de
l'entretien des ascenseurs, à la société chargée de l'entretien des parties
communes et des espaces " verts " ! Précisons aussi que la dette
de la famille augmente bien sûr, malgré les 1000 F. scrupuleusement payés
tous les mois entre les mains de l'huissier, puisque les charges locatives
réelles dépassent régulièrement et de loin les provisions : une nouvelle
procédure est en route. Quand, à la sortie du lycée, les copains d'Ahmed
l'invite à boire un pot, Ahmed refuse : on ne peut pas éternellement se faire
payer le pot en question par les autres… et quand, pour la énième fois, son
père revient du bureau des assistantes sociales les mains vides, il passe Ã
l'acte. Ahmed est bien coupable de tentative d'incendie et de destruction
d'édifice public, mais les policiers qui viendront éventuellement l'arrêter
ignorent évidemment absolument tout des subtilités des distinctions entre
provisions pour charges et charges réelles, et ne s'occupent pas de savoir
comment une famille peut vivre avec 600 F. Quant à l'assistante sociale qui a
tout de même obtenu quelques " secours ", son travail
aboutira à remplir avec de l'argent public, c'est-à -dire celui des
contribuables, les caisses d'un syndic ou de sociétés diverses dont personne ne
contrôle les comptes.
Faut-il poursuivre
la litanie ? Si, encore un exemple : ces deux cités alimentées jusque
là par la même chaudière urbaine ont été privées de chauffage pendant plusieurs
mois ; les assemblées générales de copropriétaires (dont très peu habitent
les cités) ont décidé la suppression pure et simple du chauffage collectif. Il
est vrai que, même si cette décision était nulle, la majorité des deux-tiers
requise n'ayant pas été atteinte, la société de chauffe n'aurait pas allumé le
chauffage étant donné le montant des dettes accumulées… Mais l'installation des
chauffages individuels (des convecteurs électriques dans des appartements
délabrés et non isolés !) dépendait alors des bailleurs privés, puisqu'il
s'agissait de travaux dans les parties privatives : ces bailleurs renvoyaient
aux agences chargées de la gestion, lesquelles renvoyaient au syndic, lequel
renvoyait à l'entreprise choisie (composée de deux personnes pour plus de six
cents logements…). Certaines factures d'électricité ont quadruplé, les impayés
se sont multipliés et s'ensuivent les inévitables coupures…
Bref, la
violence ne tombe pas du ciel. Et l'action de quelques voyous organisés, ou de
quelques fanatiques religieux, ne peut véritablement prendre effet que sur ce
terrain " favorable ", entretenu par tous ceux qui ont une
responsabilité directe ou indirecte dans ces situations, et qui, sans vergogne,
les utilisent pour leurs profits électoraux, de carrière, ou leur profit tout
court. Mais comment, par exemple, mettre en cause légalement un maire (entre autres responsables…) qui n'assume pas
ses responsabilités en matière d'hygiène et de santé publique ?
Rétablir la loi dans les cités ? Chiche ! Mais alors
qu'on aille effectivement jusqu'au rétablissement effectif du droit. Les
" hommages " ministériels à l'action des associations
d'habitants ne suffisent pas, surtout quand ils s'accompagnent de mesures
diverses de contrôle bureaucratique ou de restrictions financières qui
aboutissent à l'étranglement de ces mêmes associations et au découragement de
leurs militants. Lorsque nous contrôlons les comptes d'un syndic ou d'une
société HLM, lorsque nous permettons que soient enrayées des procédures
interminables et coûteuses aboutissant aux expulsions, lorsque nous animons des
soirées de formation sur les rapports entre locataires et propriétaires,
lorsque nous obtenons des remboursements de trop-perçu de charges (c'est quand
même étonnant qu'en bientôt trente ans d'action de quartier, je n'ai pas connu
un seul exemple de vérifications de charges locatives qui n'ait abouti à un
remboursement aux locataires !), nous faisons autant pour la prévention de
la délinquance que tous les dispositifs divers mis en place par des policiers,
des magistrats ou des élus. Mais rien de ce travail ingrat et obscur n'est
aujourd'hui reconnu. Et l'on s'étonne… Combien coûte une seule intervention des
forces de police dans une cité pour le rétablissement de l'ordre ? En
combien de temps aura été prise la décision de cette dépense ? En ce qui
nous concerne, par comparaison, nous avons dû nous
" battre " deux ans de bureaux en commissions, élaborer
plus de dix fois le même dossier, pour obtenir le financement d'un réseau
d'entraide scolaire, nous voir refuser le financement des programmes de
formation aux droits de la vie quotidienne, le maigre financement obtenu étant
aujourd'hui remis en cause par suite d'un changement de procédures
administratives ! On s'étonnera de l'écœurement des jeunes et de ses
conséquences…
Il est
parfaitement clair aujourd'hui que la violence dans les cités est organisée par tous ceux qui ont une
responsabilité directe ou indirecte, consciente ou inconsciente, dans les
situations qui engendrent ces violences, depuis le simple agent immobilier de
quartier qui fait fortune sur la pénurie de logements (quarante mille demandes
prioritaires en Seine-St-Denis !), jusqu'aux décideurs politiques aux
niveaux les plus élevés, en passant par les fonctionnaires de tous rangs
aveugles aux causes réelles de ces violences, et qui vous tiennent des discours
moralistes (les enseignants - pas
tous ! - et les travailleurs sociaux - pas tous ! - sont grands spécialistes de
" morale "…). La perte de l'esprit civique, la fameuse
" absence de repères ", ce ne sont pas les jeunes des cités
qui en donnent les exemples les plus graves aujourd'hui ! Quelle
différence entre un gamin qui " nie l'évidence " devant un
enseignant ou un policier et un (ancien) ministre de la République qui ment
délibérément et publiquement devant un tribunal ? Quelle différence entre
tel petit trafiquant de quartier et tel banquier dont les contribuables doivent
éponger les opérations douteuses ? Aucune, si ce n'est leurs rayons
d'action respectifs !
Et l'on
aimerait donc que les énergies considérables développées par certains en vue de
la formation à la citoyenneté s'adressent aussi à ceux qui ne voient pas plus
loin que leur maigre bout de pouvoir technocratique, à ceux qui se révèlent
incapables de réfléchir à autre chose qu'à leur petit destin électoral
dérisoire, à ceux aussi qui, issus du terreau associatif, font carrière de
" notables " et causent de colloques en commissions prétendant parler
au nom de populations avec lesquelles ils ont perdu tout contact réel, à ceux
qui, plus simplement, tous les jours, donnent l'exemple édifiant des
corruptions en tout genre ou des minuscules et dérisoires illégalités dont se
tisse la vie ordinaire de l'adulte ordinaire, que les enfants et les jeunes
perçoivent parfaitement bien. Que ceux qui prétendent " rétablir la
loi " dans les cités commencent par se demander ce qu'il en est de
leur propre rapport à la loi et ce qu'ils font pour qu'elle soit effectivement
respectée dans toutes ses dimensions.
Bernard
Defrance,
professeur
de philosophie,
responsable
de la Confédération Syndicale du Cadre de Vie en Seine-St-Denis.